1L’ouvrage de Bessy s’inscrit dans un programme de recherche au long cours sur la thématique des droits de propriété intellectuelle (DPI), entamé par l’auteur il y a trois décennies. Véritable mine d’information pour le lecteur, ce travail, très solidement documenté, s’appuie sur une méthode originale et interdisciplinaire, bien que son ancrage théorique principal se trouve dans l’économie des conventions. Après être revenus plus en détail sur le contenu de cet ouvrage, nous proposerons des axes de réflexion et de débat que suscitent une lecture du point de vue de la théorie de la régulation.
2Observant la croissance des demandes de brevets depuis une quarantaine d’années et l’extension du champ de la brevetabilité, Bessy propose de décrire les transformations du système des DPI. Au-delà de la simple description de ces transformations, l’auteur cherche à mettre l’accent sur les effets des transformations du système des DPI sur « la répartition des fruits de la créativité des travailleurs » (p. 17). Il soutient la thèse selon laquelle les DPI, initialement créés pour protéger le créateur, se sont retournés contre lui et ont rendu possible son « expropriation ». Combinant économie, droit et sociologie, l’auteur structure son argumentaire en six chapitres.
- 1 Pour une définition des communs, se référer à Coriat (2015).
3Le premier chapitre rappelle les grandes lignes des controverses économiques autour du bien-fondé et des limites du système de brevet, dont l’extension à de nouveaux domaines et notamment aux communs1 (comme l’illustre la question de la brevetabilité du vivant) ravive les débats entre deux pôles antagoniques. D’un côté, les défenseurs des DPI considèrent que ceux-ci constituent des mécanismes d’incitation à l’innovation qui apportent une récompense et une protection légitime aux créateurs (tant que s’applique un principe de proportionnalité), et soutiennent le recours à un marché des DPI. De l’autre, les auteurs les plus critiques à l’égard des DPI insistent sur le fait qu’il n’existe pas de preuve empirique du caractère incitatif du système de brevet ou de ses effets sur la productivité, et plaident pour la suppression progressive des DPI. Une position intermédiaire consiste quant à elle à considérer que l’utilité sociale des brevets dépend des secteurs considérés : quand l’innovation nécessite des investissements importants, le brevet apparaît comme un dispositif adapté. Dès ce premier chapitre, Bessy met en regard ces controverses économiques avec les approches juridiques des DPI. Il rappelle que, dans le système de brevet créé en 1791 après la Révolution française, l'individu est considéré comme propriétaire de ses inventions, au même titre qu’il est propriétaire de sa terre. Cette conception d’une possible « propriété » intellectuelle (PI) a cependant fait l’objet de nombreuses contestations au cours des siècles suivants, au point que la loi de 1844 n’y fait plus référence. Ce n’est qu’à la fin du xxe siècle avec, pour le cas français, la création du Code de la propriété intellectuelle en 1992, que le droit civil a consacré la notion de propriété intellectuelle, celle-ci venant se substituer à celle de « droits » intellectuels. En somme, ce premier chapitre est marqué par un effort d’historicisation et une volonté d’ancrer les réflexions sur les DPI au croisement de l’économie et du droit.
4Le brevet et les DPI en général font ainsi l’objet d’usages et d’interprétations différentes selon les époques considérées. C’est dans cette perspective que Bessy débouche dans le second chapitre sur l’idée que « l’institution du brevet repose à chaque époque sur différentes conventions de valorisation » (p. 54). Avant de décrire ces quatre conventions, nous pouvons noter que l’auteur s’appuie sur un cadre analytique dynamique, dans lequel les conventions de valorisation émergent de façon endogène par le jeu des acteurs concernés. Ceux-ci convergent spontanément et collectivement vers une convention de valorisation des DPI, dans la mesure où cette convention réduit l’incertitude et facilite leur coordination. Les acteurs procèdent cependant à un « usage stratégique » des conventions, les débordant afin de faire émerger « de nouvelles opportunités de profit » (p. 55) et, ce faisant, une nouvelle convention dominante. La première convention de valorisation décrite par l’auteur correspond au xviiie siècle et repose sur le « statut privilégié de l’inventeur », à la fois auteur et propriétaire de l’invention. Ici, le brevet est appréhendé comme un dispositif permettant de récompenser le travail (et le génie) de l’inventeur en le protégeant temporairement des imitateurs et en lui conférant un statut social particulier, tout en l’incitant à dévoiler ses secrets de fabrication afin de constituer progressivement un domaine public. Ainsi, « la valeur du brevet dépend essentiellement de sa reproductibilité » (p. 57). Au xixe siècle, et plus franchement à partir de la loi de 1844 actant la séparation de l’inventeur et du déposant, une seconde convention de valorisation émerge et le brevet devient la matérialisation du pouvoir de marché de l’industriel. Le brevet sert désormais à valoriser le patrimoine technologique de l’entreprise afin d’asseoir son avantage concurrentiel, tout en générant des revenus au travers de la politique de licences, dont les tarifs déterminent maintenant la valeur des brevets. Avec la troisième convention de valorisation, le brevet est appréhendé comme un outil de la stratégie industrielle. Il devient alors un signal et une monnaie d’échange. D’une part, en signalant l’adoption de certaines technologies, le brevet est utilisé pour affirmer le positionnement de l’entreprise et donc comme un moyen de dissuader les concurrents potentiels d’entrer dans une course au brevet. D’autre part, le brevet devient un moyen de nouer des alliances et des coopérations, notamment par des échanges croisés de licence. La quatrième et dernière convention de valorisation insiste sur la financiarisation des DPI. Les brevets, en tant qu’actifs immatériels, prennent une place centrale dans la valorisation des entreprises et deviennent des outils de spéculation. L’estimation de leur valeur est alors progressivement standardisée par des spécialistes, tandis que la création d’un marché des brevets a vocation à assurer la liquidité de ces actifs.
5Dans les chapitres 3 et 4, l’auteur met l’accent sur le rôle de ceux qu’il appelle les « intermédiaires du droit » dans la politique des DPI et la construction d’un marché des brevets. Le chapitre 3 montre que ces intermédiaires regroupent un ensemble d’acteurs comme les conseils en propriété intellectuelle, les avocats spécialisés ou encore les experts en propriété intellectuelle et les examinateurs des offices. Bessy déploie une analyse fine et dynamique de la division du travail entre ces intermédiaires au fil de l’histoire. Surtout, il adopte une « conception endogène de la norme juridique » (p. 87) dans laquelle l’activité stratégique des intermédiaires du droit (extension des DPI, plaidoyer pour le développement de juridictions spécialisées, etc…) contribue à fabriquer et à complexifier le droit de la PI, tout en « rendant incontournables leurs prestations » (p. 114). Le chapitre 4 entend poursuivre cette réflexion en montrant comment les intermédiaires du droit ont fabriqué le droit européen du brevet. Participant à la définition des conventions de brevetabilité, les intermédiaires juridiques ne sont pas des acteurs passifs : ils orientent, par leurs interactions, le processus de fabrication des règles juridiques en matière de brevets, mais aussi les conventions d’interprétation de ces règles.
6Les chapitres 5 et 6 s’attachent à montrer comment le droit de la PI affecte la dynamique interne des entreprises. Pour ce faire, le chapitre 5 permet en quelque sorte d’ouvrir la « boîte noire » des acteurs de l’innovation. L’auteur y décrit comment une organisation défaillante de l’innovation au sein de l’entreprise peut générer des litiges, notamment entre employeurs et inventeurs salariés, malgré des évolutions juridiques, à l’instar de la loi de 1978 censée modifier les pratiques et permettre de résoudre les conflits par des mécanismes de conciliation paritaire. À partir d’une analyse de 123 jugements des tribunaux de grande instance rendus entre 2001 et 2018 et en recourant à une analyse factorielle des correspondances multiples, Bessy propose une typologie des principaux cas de litige entre employeurs et inventeurs salariés. Il distingue alors quatre types d’affaires à partir de quatre variables : la nature du litige, la taille de l’entreprise, son secteur d’activité et la catégorie de salarié. La nature du litige structure le premier axe et oppose les affaires de rémunération supplémentaire à celles qui portent sur le juste prix ou le classement de l’invention (c’est-à-dire le fait de savoir si elle est hors mission ou non). Le second axe quant à lui est structuré par la catégorie de salarié inventeur et oppose les ingénieurs aux professions intermédiaires et aux « managers de la recherche ». Le chapitre 6 qui clôture l’ouvrage cherche à élargir la réflexion sur l’expropriation du travail créatif. Il développe une conception plus large à la fois des « créateurs », intégrant notamment des créateurs se situant à la périphérie des entreprises, mais aussi des méthodes de captation des connaissances, au moyen par exemple de dispositifs plus diffus d’appropriation des savoir-faire des travailleurs (obligation de rédaction de manuels opératoires ou encore de livrets de bord). Ce chapitre, dans la mesure où il est plus généraliste que le précédent, se termine par la présentation de quatre conventions d’attribution des DPI à partir du croisement de deux dimensions : le degré de copropriété des actifs et l’importance des compensations financières en cas de cession des DPI. De cette manière, l’auteur cherche à insister sur la diversité des formes selon lesquelles se donne à voir sa thèse principale, celle d’une « expropriation » des travailleurs créatifs, dont ce livre cherche à dresser les contours.
7Avec L’Expropriation par le droit, Bessy réussit un exercice particulièrement difficile, celui de l’interdisciplinarité, tout en faisant montre d’un ancrage profond dans l’économie des conventions. La lecture du livre suscite néanmoins de nombreuses réflexions dont il s’agira ici de faire état. Nous commencerons par faire quelques remarques générales qui questionnent la thèse centrale de l’auteur, celle de l’expropriation du travail créatif, puis nous avancerons l’idée que l’argument de l’auteur aurait gagné à s’appuyer sur une périodisation plus précise des formes de capitalisme.
8Pour engager la discussion sur la thèse de l’expropriation du travail créatif développée par Bessy, on peut commencer par noter qu’il ne nous indique pas clairement qui est exproprié. Les catégories utilisées par l’auteur pour situer qui subit cette expropriation sont floues. Il se réfère tantôt à l’expropriation des « travailleurs de l’innovation » (p. 18), tantôt à celle des « travailleurs créatifs » (p. 194). Ces catégories ne sont néanmoins pas rigoureusement définies. On sent à la lecture de l’ouvrage que l’auteur a cherché à avoir une conception la plus large possible des travailleurs créatifs, ne se limitant pas au cas des « inventeurs salariés » qu’il étudie en détail dans le chapitre 5. Il annonce d’ailleurs dès l’introduction étendre son analyse à « l’ensemble des créateurs travaillant à la périphérie des entreprises » (p. 22) et affirme en fin d’ouvrage avoir introduit « toutes les activités créatives » (p. 227). Le lecteur s’interroge cependant : où se situe la frontière entre un travailleur créatif et un travailleur non-créatif ? Qui est « créateur » et qui ne l’est pas ? Selon quel(s) critère(s) ? Ces interrogations sont particulièrement fortes quand l’auteur prend l’exemple des travailleurs qui gravitent autour des plateformes numériques. Un « travailleur du clic », qui réalise des tâches simples et répétitives au profit d’une plateforme comme Google est-il un « travailleur de l’innovation », un « créateur » ? Il semble que l’auteur assimile les travailleurs des industries innovantes (et ceux qui leur sont subordonnés) aux travailleurs créatifs, quand bien même leurs tâches ne sont pas directement créatives. Cela peut se justifier dans la mesure où l’innovation repose sur une organisation collective du travail au sein de l’entreprise. L’idée serait que, par exemple, sans les travailleurs du clic, le travail créatif de ceux qui développent des intelligences artificielles serait impossible. Si l’on part de ce principe selon lequel les travailleurs exerçant dans des « domaines d’activité créative » (p. 226) sont tous des travailleurs créatifs, quelles que soient leurs tâches concrètes, le problème définitionnel n’est pas résolu pour autant, il est simplement déplacé. En effet, selon ce principe, un travailleur réalisant des tâches simples et répétitives dans une entreprise innovante serait un travailleur de l’innovation, mais un autre travailleur réalisant rigoureusement les mêmes tâches dans une entreprise non innovante n’en serait pas un. Si l’innovation est bien le fruit d’un travail collectif au sein de l’entreprise, elle est aussi le résultat d’une division du travail entre les entreprises. Autrement dit, les entreprises innovantes ont besoin des autres entreprises, y compris celles qui n’innovent pas, pour pouvoir innover. Dans cette perspective, tant que l’on ne définit pas clairement la catégorie des « travailleurs de l’innovation », on peut in fine considérer que tous les travailleurs sont des « travailleurs de l’innovation ». Si telle est l’approche de l’auteur, pourquoi alors parler de « travailleurs créatifs » ou de « travailleurs de l’innovation » et pas simplement de « travailleurs » en général ?
- 2 Voir à ce propos Montalban (2012).
9Dans le même registre, on peut se demander qui exproprie les travailleurs. L’auteur évoque une expropriation du travail créatif par « les entreprises » (p. 17), avec la participation des intermédiaires du droit qui façonnent et mobilisent pour elles les outils juridiques de cette expropriation. Sans ouvrir la question de savoir s’il est pertinent de considérer que c’est l’« entreprise » en général ou plus spécifiquement les actionnaires qui exproprient le travail créatif, cette affirmation soulève des questions. Selon l’auteur, les DPI sont nés pour protéger le « créateur-propriétaire » et c’est la séparation progressive entre le créateur et le propriétaire de la création qui aurait permis l’expropriation des créateurs, devenus entre temps salariés, par les entreprises qui les emploie. Quand le créateur était propriétaire du brevet, avant l’émergence de la figure de l’inventeur salarié, il n’était certes pas exproprié, mais n’était-il pas lui-même un expropriateur en puissance dès lors qu’il employait de la main d’œuvre, s’appropriant une partie de la valeur créée par ses salariés ? Le point ici est qu’un créateur-propriétaire peut, dans l’absolu, exproprier davantage les travailleurs qu’il emploie qu’une entreprise titulaire de brevets fabriqués par ses salariés (si cette dernière ne verse pas de dividendes par exemple). Les DPI ne sont qu’un moyen de l’exploitation parmi d’autres. Ce raisonnement, qui replace la question de l’expropriation du travail créatif dans celle plus générale de l’exploitation du travail tout court par le capital pose la question de savoir quelle est la « juste » rémunération du travail créatif. En effet, on ne peut parler d’expropriation que quand un « créateur » ne perçoit pas en revenu l’intégralité de la valeur qu’il a créée au travers de son travail. À partir de quand ce créateur-propriétaire-employeur se rémunère-t-il au-delà de ce que vaut son propre travail créatif et commence à s’approprier la valeur créée par le travail de ses employés (non « créateurs ») ? Une telle interrogation prend pour point de départ une théorie de l’exploitation ancrée dans une théorie de la valeur travail. Or, si l’on suit l’idée de l’économie des conventions appuyée sur l’hypothèse mimétique d’Orléan, selon laquelle il n’y a pas de valeur substantielle (pas de valeur travail donc) mais seulement des valeurs autoréférentielles déterminées par des conventions sociales, la valeur du travail créatif ne peut pas échapper à cette règle générale. La valeur du travail créatif ne dépendra alors que de la convention de valorisation sous-jacente : il n’y a dans cette perspective pas de « juste » prix du travail créatif, il n’y a que des prix conventionnels, donc légitimes à un moment donné. À ce niveau d’abstraction, cela suggère que, si tout est affaire de conventions de valorisation, il n’y a jamais vraiment d’expropriation : le travailleur créatif est rémunéré selon la convention de valorisation en vigueur et le travail créatif n’a pas de valeur en soi, seulement celle que la convention du moment lui attribue. Il est en ce sens impossible de mesurer l’ampleur de cette expropriation puisque l'on ne dispose pas dans l’ouvrage d’information sur ce qu’est la « vraie » valeur du travail créatif, celle qui servirait de référence. Paradoxalement, en rejetant la théorie de la valeur travail et donc une théorie des prix à même de prendre en compte l’exploitation, on ne peut pas avoir de théorie robuste de l’expropriation du travail, travail « créatif » compris, ce qui est pourtant l’objet de l’ouvrage. Le cadre de l’économie des conventions suffit-il à traiter du sujet de l’expropriation des travailleurs que l’auteur entend étudier2 ?
10Au-delà du problème de la théorie de la valeur, cette question du juste prix du travail créatif interroge la philosophie de la justice qui sous-tend l’analyse de l’auteur, dans la mesure où il n’existe pas d’approche consensuelle et univoque de ce qui est juste. La justice distributive, au même titre que la justice en général, ne s’apprécie qu’à l’aune de principes de justice. Selon l’école de pensée retenue, ces principes diffèrent (Kymlicka, 2003). En effet, les tenants de l’école marxiste n’ont pas la même théorie de la justice que les utilitaristes, qui eux-mêmes diffèrent des libertariens. De plus, les divergences entre les écoles s’accompagnent de désaccords quant à la manière de rendre réelle, concrète, la justice. Dans la mesure où la thèse de l’expropriation du travail créatif suppose que la distribution des revenus tirés des DPI est injuste, il aurait été pertinent de préciser selon quels principes de justice une distribution alternative, dans laquelle le travail créatif ne serait pas injustement exproprié, pourrait être envisagée.
11Enfin, pour clôturer les discussions sur la thèse de l’expropriation du travail créatif défendue par Bessy, on notera qu’elle est parfois contredite (du moins partiellement) par l’auteur lui-même, particulièrement à la fin du dernier chapitre, portant sur « l’appropriation du travail créatif ». Dans le tableau 7 (p. 227), l’auteur présente quatre conventions d’attribution des DPI qui sont le résultat du croisement de deux dimensions pouvant prendre chacune deux valeurs : « le degré de copropriété des actifs intangibles » (fort/faible) et « l’importance de la compensation financière en cas de cession des DPI » (élevée/faible). Dans ce tableau, il n’y a donc qu’une seule configuration où le travailleur créatif est à proprement parler exproprié : celle où il n’est pas (ou faiblement) copropriétaire des actifs intangibles qu’il a participé à produire et où il n’est pas (ou faiblement) compensé financièrement en cas de cession des DPI. L’auteur prend alors l’exemple des « travailleurs des plateformes numériques ». Dans les trois autres configurations possibles, le travailleur créatif est copropriétaire des actifs et/ou compensé financièrement en cas de cession des DPI. N’y a-t-il pas un paradoxe à considérer que les travailleurs créatifs sont expropriés alors même que l’auteur donne des exemples de nombreuses situations dans lesquelles ceux-ci sont compensés financièrement (« ingénieur-chercheur des marchés internes d’entreprise »), copropriétaires des actifs (« makers, développeurs de logiciels libres »), ou les deux simultanément (« auteur, professionnel créatif, chercheur de la fonction publique ») ? On pourrait répondre à cette interrogation en disant qu’ils ne sont pas pleinement compensés, donc partiellement exproprié, mais on retombe alors sur le problème précédent du « juste » prix du travail créatif, problème qui semble insoluble dans un cadre conventionnaliste.
- 3 La note de bas de page 31 (p. 202) renvoie à « Boyer, 2006 », sans que le lecteur sache à quel tex (...)
12L’une des contributions les plus intéressantes de l’ouvrage de Bessy est la présentation des quatre conventions de valorisation des brevets dans le chapitre 2. Une piste d’approfondissement et de discussion pourrait consister à associer à chaque convention de valorisation une forme de capitalisme identifiée par l’école de la régulation. Si l’auteur fait une brève mention aux travaux de Boyer sur le fordisme dans une note de bas de page (p. 202)3, il ne mobilise pas ce courant théorique de manière substantielle. Bien sûr, c’est un exercice difficile que celui de la périodisation dans la mesure où plusieurs conventions peuvent se superposer dans le temps. Cependant, si l’on garde à l’idée qu’à chaque époque une convention de valorisation est dominante, l’exercice n’est pas impossible. Nous pouvons par ailleurs nous appuyer sur les éléments de datations déjà présents dans le texte, même si l’auteur utilise souvent des périodisations assez floues comme « la période contemporaine » (p. 212) dont il ne clarifie pas les contours.
- 4 Il est écrit dans le texte « loi de 1991 », mais il s’agit bien sûrement d’une coquille.
13La première convention de valorisation identifiée par l’auteur est celle du brevet comme statut privilégié de l’inventeur-fabricant. D’après l’auteur, cette convention est « sous-jacente à la loi de 17914 sur les brevets d’invention » (p. 56) et s’inscrit dans une conception individualiste inspirée de l’esprit des Lumières. Cette première convention s’affaiblit au xixe siècle et l’auteur note qu’un point d’inflexion majeur est matérialisé par « la loi de 1844 qui dissocie la personne de l’inventeur et celle du déposant » (p. 61). On dispose donc, dans l’ouvrage de Bessy, d’une datation assez précise de la période historique au cours de laquelle la première convention est dominante, à savoir la période qui s’étend de 1791 à 1844 pour le cas français. Cette période correspond sur le plan historique à une première vague d’industrialisation (Lévy-Leboyer, 1964) et s’achève, grosso modo, avec la « grande transformation » identifiée par Polanyi (1944), que l’on peut prendre comme point de départ du capitalisme à proprement parler. Dans cet esprit, on peut associer la première convention de valorisation des brevets identifiée par Bessy à un pré-capitalisme industriel.
14La seconde convention identifiée par l’auteur est celle du brevet comme pouvoir de marché de l’industriel. Bessy associe cette seconde convention à « l’émergence des grandes entreprises » et à « une division du travail qui conduit à une organisation collective de l’innovation » (p. 56). Cette seconde convention de valorisation correspond donc à l’entrée dans le capitalisme industriel à proprement parler puisque c’est « à partir du milieu du xixe siècle [que] le centre d’impulsion de l’économie devient l’industrie manufacturière » (Boyer, 2015). Cependant, on peut qualifier ce capitalisme industriel de concurrentiel, dans la mesure où « le degré de concentration du capital y est faible » (Boyer, 2015). Si les grandes entreprises émergent bien dans la seconde moitié du xixe siècle (Galvez-Béhar, 2022), celles-ci constituent encore l’exception plutôt que la règle et le capitalisme industriel concurrentiel est encore un capitalisme de petites unités productives entretenant des relations concurrentielles intenses. La figure de l’industriel est encore celle de l’entrepreneur-innovateur tel que décrit par Schumpeter dans The Theory of Economic Development (2008 [1911]) : les petites entreprises fondées par de nouveaux entrepreneurs sont à ce stade les unités motrices en matière d’innovation. On parle de « Schumpeter Mark I », à la suite de Nelson et Winter (1982) pour se référer à cette approche de l’innovation. Si le brevet symbolise bien, dans le capitalisme industriel concurrentiel, la « supériorité industrielle d’une entreprise » (p. 63), il ne s’agit à ce stade pas encore de grandes entreprises, plutôt d’entreprises grandissantes. Sous réserve de cet amendement, on peut associer la seconde convention identifiée par Bessy à la période du capitalisme industriel concurrentiel. Celle-ci s’étend de la seconde moitié du xixe siècle à la Première Guerre mondiale, l’entre-deux guerres marquant une période de transition vers une nouvelle forme de capitalisme (Boyer, 2015). En ce sens, on peut situer la période où la seconde convention de valorisation des brevets est dominante, si l’on souhaite se risquer à des datations, entre 1850 et 1918.
- 5 Voir Baudry & Chirat (2018)
15La troisième convention de valorisation identifiée par l’auteur est celle du brevet comme signal et monnaie d’échange. Ici, le brevet est envisagé comme un outil stratégique pour les « firme[s] multinationale[s] avec une unité spécifique consacrée à la R&D », qui permet de se positionner vis-à-vis de concurrents et de bâtir des collaborations (p. 63). Cette troisième convention de valorisation correspond donc à un capitalisme de grandes unités productives, dans lesquelles ce que Galbraith appelait en 1967 la « technostructure » a pris le pas sur l’entrepreneur en matière d’innovation. Selon ce dernier, le progrès technique et la complexification des processus productifs qui l’accompagne nécessitent un ensemble de connaissances complexes et spécialisées qu’un homme seul ne peut plus concentrer5. Cette organisation et cette gestion collective de l’innovation ont aussi été mises en avant par Schumpeter dans ses travaux plus tardifs (1942), et marque le passage à « Schumpeter Mark II » (Nelson & Winter, 1982). Dans une perspective régulationniste, ce capitalisme de grandes unités productives a été désigné sous le nom de fordisme ou de capitalisme industriel « administré » ou « monopoliste » (Boyer, 2015). La troisième convention identifiée par Bessy peut ainsi être associée à la période du capitalisme industriel monopoliste, que l’on situe généralement entre 1950 et 1970, moment où il va lui aussi entrer en crise et entamer une mutation.
- 6 Y compris le travail créatif qui prend place aux périphéries des entreprises et sur lesquelles Bes (...)
16Cette dernière mutation a fait l’objet de plusieurs interprétations parmi les théoriciens de la régulation. La plus connue et la plus partagée décrit le passage à un capitalisme « financiarisé » (Aglietta, 1998) ou « financier » (Aglietta & Rébérioux, 2018), caractérisé par la « souveraineté actionnariale », impliquant de fortes exigences de rentabilité financière. Cette description du capitalisme post-fordiste concorde assez bien avec la quatrième convention de valorisation identifiée par Bessy, celle de la financiarisation. Cependant, un autre pan de la littérature régulationniste peut être mobilisé pour compléter l’association de la quatrième convention de valorisation au capitalisme financiarisé, à savoir la littérature sur le « capitalisme cognitif » (Fumagalli et al., 2019), entendu comme nouvelle forme de capitalisme, succédant au capitalisme industriel. Dieuaide, Paulre et Vercellone (2003, p. 4) définissaient le capitalisme cognitif comme une forme de capitalisme dans laquelle « l’accumulation porte sur la connaissance et sur la créativité, c’est-à-dire sur des formes d’investissement immatériel » et qui « implique une transformation majeure du rapport salarial et des formes de la concurrence ». Dans le capitalisme cognitif, « la captation des gains actuels ou futurs tirés des connaissances et des innovations est l’enjeu central de l’accumulation et joue un rôle déterminant dans la formation des profits ». Les droits de propriété y sont de prime importance « dans l’exercice individuel ou collectif de la créativité » et les stratégies des acteurs visent à leur accroître leur « capacité à s’impliquer dans un processus créatif et à en capter les bénéfices » (Dieuaide et al., 2003, p. 5). Apparaît ici clairement combien le cadre d’analyse forgé par les tenants de la thèse du capitalisme cognitif aurait pu s’avérer porteur pour mener à bien l’étude envisagée par Bessy à propos de l’expropriation du travail créatif6, et ce d’autant plus qu’elle est conjuguée avec celle du capitalisme financiarisé. D’ailleurs, rien n’interdit de considérer la forme de capitalisme actuelle comme un capitalisme à la fois cognitif et financiarisé, dans la mesure où les deux approches sont complémentaires. On peut ainsi associer la quatrième convention de valorisation à la période du capitalisme cognitif financiarisé, qui débute dans les années 1980 et qui est toujours en vigueur aujourd’hui.
- 7 Soit parce qu’il conserve des brevets en son nom propre, soit parce qu’il est actionnaire unique o (...)
17Nous pouvons maintenant revenir brièvement sur la thèse de Bessy à propos de l’expropriation du travail créatif à l’aune de cette périodisation régulationniste du capitalisme. Pour lui, c’est la possibilité de la séparation entre le créateur et le propriétaire des inventions qui pose les jalons de l’expropriation du travail créatif. Autrement dit, cela amène à considérer que seule la première convention de valorisation qu’il identifie correspond à une période où l’expropriation du travail créatif est absente, celle-ci devenant possible et plus courante avec la seconde convention de valorisation et se renforçant avec les troisième et quatrième conventions. Si l’on met cela en regard avec la périodisation régulationniste, on aboutit au constat que l’expropriation du travail créatif émerge avec le capitalisme industriel et, en fait, avec le capitalisme tout court. Ce constat corrobore l’idée avancée précédemment selon laquelle l’expropriation des travailleurs créatifs n’est que l’une des modalités de l’expropriation du travail en général. Cependant, la périodisation régulationniste peut nous permettre de pousser l’analyse un cran plus loin, et de proposer une analyse différente du phénomène d’expropriation du travail créatif. Dans le capitalisme industriel concurrentiel, nous avons suggéré précédemment que le créateur, encore souvent créateur-propriétaire7, pouvait tout à fait muter en créateur-expropriateur. Loin d’être lui-même exproprié, ce travailleur créatif indépendant pouvait devenir progressivement un capitaliste à mesure que son entreprise grandissait et s’approprier ainsi une partie de la valeur créée par les travailleurs qu’il emploie.
- 8 Catalano utilise la base de données des brevets de l’INPI et étudie un échantillon de 11 900 breve (...)
18Ce n’est qu’après la période du capitalisme industriel concurrentiel, c’est-à-dire pendant la période de transition et pendant la période du capitalisme industriel monopoliste, que l’entrepreneur innovateur disparait et que la technostructure s’y substitue, c’est-à-dire que l’ère des inventeurs salariés connaît son apogée. En effet, les travaux de Catalano (2022)8 montrent qu’au début du xxe siècle, les inventeurs indépendants sont encore à l’origine de 75 % des demandes de brevets en France, tandis qu’ils ne représentent plus que 40 % environ dans les années 1930 et 1940, et plus que 4 % sur la période allant de 1950 à 1980. Comment analyser le passage du capitalisme industriel concurrentiel au capitalisme industriel monopoliste ? Dans une perspective de conflit capital/travail, on peut considérer qu’alors que le créateur était plutôt du côté du capital, il devient partie intégrante du monde du travail. Contrairement au créateur-propriétaire, l’inventeur salarié ne peut que difficilement s’approprier individuellement les gains tirés de ses innovations. Pour la technostructure salariée, chaque membre est individuellement dépossédé des gains tirés des DPI. Mais dans la mesure où la période du capitalisme industriel monopoliste est marquée par un changement profond du partage de la valeur ajoutée (en faveur du travail et en défaveur du capital), les travailleurs sont en mesure de se réapproprier collectivement les gains de l’innovation, aboutissant à une situation paradoxale où à la dépossession individuelle répond donc une réappropriation collective des gains tirés des DPI (et non des DPI eux-mêmes), renforçant ainsi l’idée que l’innovation est un processus collectif et que tout travail est dans l’absolu créatif, puisque nécessaire à la réalisation des innovations. Si, bien sûr, une telle approche ne permet pas de traiter de cas comme ceux des auteurs ou des compositeurs, qui produisent des créations (inter-)individuelles, elle semble se tenir sur le plan de l’analyse macroéconomique.
- 9 Bessy note cependant à très juste titre que « le développement du modèle de la start-up fondée sur (...)
19Dès lors, que peut-on dire sur le passage au capitalisme cognitif financiarisé ? Si les conditions du partage de la valeur ajoutée se détériorent pour les travailleurs au profit du capital, ce qui suggère une moindre capacité pour les travailleurs (travailleurs créatifs compris) à s’approprier les gains de l’innovation, on constate aussi une sorte de retour de l’entrepreneur-innovateur ou, du moins, du créateur-propriétaire qui passe sous le radar de l’auteur. Bessy considère que la « dissociation entre créateurs et propriétaires des titres de DPI se développe dans un nombre croissant d’activités conduisant à des formes de captation ou d’usurpation des savoir-faire » (p. 195) ou encore que « l’histoire contemporaine témoigne d’une dissociation de plus en plus nette entre les professionnels créatifs et les titulaires des DPI » (p. 196). Cependant, Catalano montre qu’alors que la période du capitalisme industriel monopoliste était marquée par un recul notable de la part des inventeurs indépendants (4 %), ceux-ci représentent 14 % du total des demandes de brevets entre 1981 et 2019 (avec des années où ce pourcentage est particulièrement élevé, comme en 1994, où ils déposent 33 % des demandes de brevets). Catalano remarque aussi que 57 % des inventeurs indépendants ayant déposé un brevet ont ensuite créé une ou plusieurs entreprises, ce qui, selon lui, permet de qualifier ces inventeurs indépendants d’entrepreneurs innovateurs. Si l’on combine ces résultats (augmentation de la part des inventeurs indépendants et création d’entreprise), la période du capitalisme cognitif financiarisé semble bien marquée par un changement profond dans les attitudes entrepreneuriales qui s’apparente à un retour partiel des entrepreneurs innovateurs décrits par Schumpeter Mark I. L’hypothèse du retour de l’entrepreneur innovateur s’appuie sur celle du capitalisme cognitif : les salariés, grâce au renforcement de leurs capacités cognitives acceptent plus difficilement la subordination au travail, ce qui expliquerait un retour de l’entrepreneuriat, et notamment de l’entrepreneuriat innovant. Plus précisément, le capitalisme cognitif financiarisé semble s’apparenter à une situation de coexistence entre Schumpeter Mark I et Schumpeter Mark II. On peut tenter de comprendre cette évolution et cette coexistence en notant que, dans le capitalisme cognitif financiarisé, la propriété intellectuelle est un objet de spéculation. L’inventeur indépendant peut rapidement revendre à une grande firme son brevet (et souvent la start-up qu’il vient de créer), en cherchant à en tirer un bénéfice maximal9. Autrement dit, on peut voir dans cette situation une division du travail d’innovation où les grandes entreprises externalisent en partie l’activité de recherche et développement (contrairement à l’époque du capitalisme monopoliste), mais où les inventeurs n’exploitent pas non plus directement leurs inventions (contrairement à l’époque du capitalisme concurrentiel). En ce sens, le capitalisme cognitif financiarisé se présente comme une configuration tout à fait originale et ambivalente.
20L’ouvrage de Bessy nous offre une fresque passionnante sur la thématique des DPI. Son travail a pour point fort de mêler avec une grande habileté des méthodes aussi variées que les études statistiques empiriques, les entretiens, l’histoire du droit ou encore celle de la pensée économique. À l’échelle de l’ouvrage dans sa globalité, l’intérêt porté de manière continue et approfondie au rôle des intermédiaires du droit est tout à fait convaincant. Il ressort de notre lecture que le cadre conventionnaliste, bien que cher à l’auteur, présente des limites intrinsèques pour traiter de la thématique de l’expropriation du travail créatif. Pour finir, les travaux développés par l’école de la régulation pourraient être mobilisés pour renforcer la solidité de l’exposé ou à l’occasion de futures recherches.