L’autrice remercie Eric Magnin, Sylvie Ferrari et Laurène Mahy pour leurs commentaires sur une version antérieure de ce texte. Elle remercie également les rapporteurs anonymes, les porteurs du numéro spécial et le comité de rédaction pour leurs lectures attentives et leurs commentaires.
1Les politiques de protection et de gestion des ressources naturelles n’ont pas le même contenu au niveau local et au niveau global. Par exemple une aire marine protégée peut être en même temps site d’intérêt international, gérée par l’État et utilisée comme zone de pêche par les communautés locales. C’est pourquoi l’articulation entre régimes internationaux, nationaux et comportements locaux est au cœur de la gouvernance de la biodiversité. Ce défi concerne les cadres institutionnels et les processus de prise de décision, la manière dont ils sont mis en place, leur transparence, ainsi que les relations entre les différents niveaux de pouvoir. L’État est central dans le fonctionnement des structures de gouvernance des biens communs et les niveaux supérieurs d’action sont souvent nécessaires pour que les niveaux inférieurs fonctionnent correctement (Mansbridge, 2013 ; Jones, 2001). Cependant, la littérature sur les biens communs environnementaux a peu examiné le rôle de l’État. Les efforts théoriques et analytiques dans ce domaine tendent souvent à montrer l’importance des usagers locaux et les institutions auto-organisées qui gèrent ces biens au niveau local. Comme le souligne Agrawal (2001), cette focalisation de l’analyse sur l’échelle locale tend à ignorer le vaste contexte dans lequel les cas étudiés s’inscrivent et sont façonnés. Si la relation entre l’économie et l’environnement est historiquement variable, toute décision environnementale est ainsi susceptible d’être le produit d’une configuration particulière d’institutions (formelles et informelles), à différentes échelles (locale, nationale ou mondiale) dans un contexte spécifique (Zuindeau, 2007 ; Adger et al., 2003). L’objet de cet article est d’étudier la gouvernance locale des ressources naturelles dans le contexte particulier de dynamiques institutionnelles et socio-économiques d’un pays de l’ex-bloc socialiste, la Bulgarie. Plus précisément, l’étude porte sur les arrangements institutionnels de gouvernance de l’aire maritime protégée (AMP) de Kaliakra, située sur la côte de la mer Noire bulgare. Le présent article, qui s’appuie sur un premier travail privilégiant le niveau local (Nenovska, 2022a), s’intéressera ici davantage aux aspects macro qui structurent ce système.
- 1 Boyer (2015) distingue cinq formes institutionnelles : le rapport salarial, le rapport monétaire, (...)
2North nous rappelle que « l’histoire compte » et que les choix institutionnels dépendent de la trajectoire d’un pays (North, 1990). Il en va de même des performances actuelles des dispositifs de conservation de la nature. L’héritage structurel et culturel qui façonne la relation actuelle entre l’homme et la nature en Bulgarie est important pour comprendre le cadre institutionnel local dans les réserves marines. Or, l’appréhension du rapport social à la nature (nommé ici RSEN) constitue précisément un défi relativement récent au sein des approches régulationnistes, lequel conduit à se demander s’il s’agit d’une sixième forme institutionnelle1 ou simplement d’un ensemble de dispositifs institutionnel. Nous n’entrerons pas dans ce débat dans le cadre de cet article, tout en espérant fournir quelques pistes de réflexion.
3Notre démarche consiste ici à analyser les arrangements institutionnels au niveau local, en s’appuyant sur les travaux en termes de systèmes socio-écologiques (SSE) d’Elinor Ostrom, pour pouvoir ensuite les articuler à un cadre macro-économique global (Figure 1). La recherche sur les questions relatives à la meilleure façon de gérer les ressources naturelles suppose l’étude de systèmes complexes qui ne se prêtent pas à un niveau d’analyse unique que l’on jugerait optimal ni à une échelle particulière. « Ce qui est un système entier à un niveau est une partie d’un système à un autre niveau », écrit Ostrom (2005 : p. 11-12). Comprendre un système socio-écologique à un seul niveau et à une seule échelle ne permet pas de comprendre le système dans sa totalité. Ainsi, un système de ressources naturelles peut évoluer au fil du temps à travers divers régimes de propriété formels et informels ou être soumis à une combinaison de ces régimes à un moment donné (Selsky & Memon, 1995). Ce système est complexe, multi-niveaux et interfère entre plusieurs domaines (social, économique, culturel et écologique) à différentes échelles spatiales.
- 2 Sur ce point, le lecteur peut se reporter au numéro spécial de la Revue de la régulation consacré (...)
4La configuration institutionnelle de la Bulgarie est assez complexe. Se concentrer uniquement sur le niveau local pourrait nous donner des indices précieux sur la situation de l’AMP de Kaliakra, mais négligerait d’autres éléments du cadre explicatif plus large. Ce dernier peut être considéré comme celui du capitalisme dépendant est-européen et plus particulièrement bulgare, caractérisé notamment par un État faible, avec une interférence du politique dans les affaires économiques et une relation paradoxale entre institutions formelles et informelles dans le processus d’organisation sociale2. En Bulgarie, nous observons une forte défaillance des institutions formelles dans le domaine de la gestion des ressources naturelles marines ainsi qu’une tension évidente entre les objectifs posés aux échelles locale, nationale et européenne. Une étude des périodes clefs de l’histoire bulgare nous a permis de résumer les caractéristiques de ce rapport à la nature par cinq attributs (Nenovska, 2022b) : i) un attachement à la nature marqué par un « patriotisme vert » ; ii) une remise en cause du statu quo politique par la mobilisation citoyenne en vue de la protection de la nature ; iii) une méfiance envers le pouvoir formel, l’État et ses institutions régulant les politiques de protection et d’usage des ressources naturelles ; iv) une volonté de déjouer les règles étatiques comme forme de comportement institutionnel privilégié ; v) la prédominance de l’informalité dans l’organisation des relations sociales à tous les niveaux. Ce contexte institutionnel et culturel du pays favorise l’émergence d’une autogestion des ressources marines au niveau local, susceptible de suivre son propre cours et d’évoluer parallèlement aux dispositifs formels. Pour illustrer ceci nous allons analyser le type d’arrangement institutionnel qui prend place au niveau local dans l’AMP de Kaliakra.
5Pour pouvoir cerner la complexité de cette problématique et ses enjeux, il convient d’étudier la conception des AMP en tant que biens communs complexes : c’est l’objet de la section I. La section II expose la méthodologie et le cadre d’analyse appliqué à l’étude de cas. Elle est suivie par les résultats et une discussion. Enfin, la section III propose une conclusion.
6L’objectif principal de toute aire marine protégée est la conservation des espèces et des habitats marins par le biais d’une réglementation d’accès et d’usage. Au niveau européen, les zones marines protégées « Natura 2000 » représentent un dispositif formel de conservation qui est essentiel pour protéger la biodiversité ainsi que les services que ces écosystèmes fournissent. La théorie économique standard tend à considérer l’analyse de ces zones de deux façons : comme outil de conservation des écosystèmes marins et comme outil de gestion de la pêche. La majorité de cette littérature économique se concentre sur leur évaluation en termes de succès (atteindre leurs objectifs de conservation) et plus précisément sur leurs coûts (de mise en œuvre, de contrôle, de non-usage, etc.) et bénéfices retirés (en termes de valeurs intrinsèques, par exemple) (Carter, 2003 ; Farrow, 1996 ; Sumaila & Charles, 2002). Si Milon (2000) décrit le « drame de la gouvernance du système marin » et affirme que l’écosystème possède à la fois des attributs marins et socio-économiques, qui doivent être analysés conjointement avec les dispositifs et structures institutionnels, les aspects institutionnels des AMP demeurent cependant peu étudiés.
7Savoir comment gérer durablement les ressources communes n’est pas une question nouvelle dans la littérature académique. Elle a été étudiée par de nombreux chercheurs qui s’accordent à dire que les ressources communes sont frappées par la « tragédie » décrite par Hardin (1968). Lorsque les ressources sont laissées en libre accès et sans cadre juridique approprié, on peut s’attendre à des conflits potentiels entre utilisateurs qui amènent à leur surexploitation, voire à leur destruction. En termes économiques, cette « tragédie » peut se produire lorsqu’un bien économique est à la fois rival dans sa consommation et non exclusif. Cette situation est inévitable à moins qu’une solution externe ne soit imposée. Deux possibilités classiques se présentent alors : un contrôle par l’État (gouvernance étatique stricte) ou un contrôle par le marché (privatisation).
8En réponse à ces conclusions provenant de la littérature standard, un grand nombre de chercheurs institutionnalistes soutiennent des arguments en faveur de l’existence d’une variété de solutions et d’arrangements institutionnels que les acteurs peuvent utiliser pour surmonter ce scénario de « tragédie » (Ostrom, 1990 ; Ostrom et al., 2002). Becker & Ostrom (2002) reconnaissent que les biens communs ont deux attributs : la difficulté d’exclure les bénéficiaires et la substractivité de leur utilisation. Selon eux, la valeur de ces ressources communes est donc liée à la possibilité d’exclusion des usagers de leur utilisation. Dans ce cas, cette exclusion de certains bénéficiaires peut être considérée comme une forme sociale d’organisation. Cette forme sociale est généralement appliquée aux ressources naturelles via une juridiction ou une institution particulière (formelle ou informelle) qui fixe les règles du jeu.
9Selon Boidin, Hiez & Rousseau (2008), la « notion de bien commun est loin d’être figée et de nombreux débats traversent les disciplines qui recourent à ce terme ». L’une des caractéristiques déterminantes est l’échelle à laquelle on observe ou analyse le bien commun. La distinction entre bien commun local et bien commun global est, en effet, nécessaire. Les biens communs à l’échelle locale incluent les pâturages, forêts, pêcheries, systèmes d’irrigation, réserves marines, etc. Ostrom les qualifie de « common-pool resources » (CPR), qui se distinguent par leur accès libre, mais dont l’usage par un grand nombre d’acteurs réduit la quantité disponible et les amène à être réglementés par des institutions spécifiques. Il est important de souligner qu’une même ressource peut être à la fois un CPR à l’échelle locale et un bien commun global à l’échelle planétaire (la biodiversité). La notion de bien public mondial est souvent utilisée pour qualifier ce type des biens communs planétaires, « patrimoine commun de l’humanité » (UNESCO, 1997).
10Une grande partie de la littérature relative aux biens communs conceptualise implicitement ou explicitement les ressources comme étant soumises à un seul type d’usage (Selsky & Creahan, 1996). Par exemple, on suppose que les zones de pêche sont utilisées exclusivement pour la pêche et les forêts exclusivement pour l’exploitation du bois. Pour autant, un écosystème est constitué de multiples ressources interdépendantes, mais il sera analysé en fonction d’une d’entre elles, considérée de manière isolée. Cependant, même si une population d’une espèce distincte pouvait être séparée de son contexte écologique, à mesure que les pressions démographiques et technologiques sur la ressource augmentent avec le temps, l’espèce devient de plus en plus sujette à des utilisations multiples (Selsky & Memon, 1995). Par exemple, une AMP peut être mise en place pour la protection d’une espèce particulière, ce qui n’empêche pas que d’autres activités économiques et/ou socioculturelles y prennent place (pêche d’autres espèces, tourisme, etc.). En conséquence, nous pouvons les qualifier de CPR à usages multiples ou « complexes » et les distinguer des CPR « simples », à usage unique.
11Il convient de rappeler les trois objectifs majeurs, et souvent concurrents, assignés aux AMP : la conservation de la biodiversité, la gestion des pêches et la promotion des usages récréatifs. On y trouve ainsi un mélange d’utilisations extractives et non-extractives, une pluralité de bénéficiaires, ainsi que la définition de règles et de limites menant à la possibilité d’exclusion. Par conséquent, une AMP à usages multiples peut être considérée comme un « CPR » complexe (Selsky & Memon, 1995) (Figure 1).
Figure 1. Développement de la conception d’une AMP comme CPR complexe
Légende : Conceptualisation du passage d’une zone en mer de libre accés à un bien commun complexe.
Crédits : l’autrice, d’après Makelworth et al. (2008).
12Les AMP, en tant que biens communs complexes, représentent des systèmes de ressources dont la multiplicité d’usages rend les arrangements institutionnels plus difficiles à formuler, à mettre en œuvre et à maintenir. Pour Ostrom, il ne s’agit pas d’identifier les grandes formes de propriété, telles que la propriété privée, la propriété commune ou la propriété publique, mais de montrer comment un régime spécifique peut être construit pour chaque situation particulière de CPR. La diversité des arrangements institutionnels est ce qui importe. Une gouvernance des arrangements institutionnels plus complexe est nécessaire lorsqu’un CPR devient complexe, c’est-à-dire lorsque ses utilisations se cumulent et/ou deviennent plus diverses et conflictuelles.
13Dès lors, la question de recherche principale dans les travaux d’Ostrom sur les biens communs est de savoir quand, comment et pourquoi les usagers des ressources s’autoorganisent. La deuxième question est de savoir dans quelle mesure ont-ils la capacité de mettre en place des institutions qui assurent la gestion durable de ces ressources. Pour répondre à ces questions, sa démarche consiste à élaborer une grille de lecture et d’analyse de variables dans un système socio-écologique complexe (Social and ecological systems ou SSE en français) (Ostrom, 2007 ; 2009). Dans cette grille d’analyse (cf. Annexe I), Ostrom propose initialement huit variables principales et plus de 53 variables de second degré, qui permettent d’identifier les conditions d’auto-organisation de la gestion des biens communs au niveau local. Ce cadre a été actualisé avec 56 variables au total (McGinnis & Ostrom, 2014). Il est important de mentionner qu’Ostrom laisse la possibilité d’additionner des variables comme d’identifier des variables du 3e degré ou plus si le contexte le justifie. De plus, le choix des variables au sein des 56 variables principales est libre pour mieux identifier celles qui sont les plus pertinentes dans les études de cas. Un des apports de l’analyse en termes de SSE est de pouvoir identifier comment les différentes parties de ce système interagissent pour créer une forme institutionnelle d’autogestion des ressources.
14Dans la conceptualisation générale du cadre ostromien, on distingue huit variables de premier ordre, telles que le système de ressources ([RS], par exemple, la pêche) et les unités de ressource ([RU], par exemple, les poissons) ou les acteurs (A) qui participent au système de gouvernance (GS). Ces variables de 1er degré sont connectées à d’autres variables, telles que , le contexte social (S), économique et politique ainsi qu’aux systèmes écologiques (ECO). Les liens de causalité entre les variables RS, RU, A et GS, sont, pour la plupart des auteurs, directs et facilement observables (McGinnis & Ostrom, 2014 ; Xie & Cirella, 2019 ; Potetee, Janssen & Ostrom, 2010 ; Epstein et al., 2013 ; Basurto et al., 2013). Comme le démontre Patelow (2018) dans son étude sur la fréquence d’utilisation des variables dans les travaux mobilisant cette grille d’analyse, les variables S (contexte social, économique et politique), I (interactions), R (résultats), ECO (écosystèmes connexes) sont les moins utilisées. Le plus souvent, les variables de contexte (S) sont limitées à l’échelle du secteur concerné (pêche, système d’irrigation, pâturage etc.) de la structure du marché et du contexte local et régional. Cependant, pour affiner la grille d’analyse, certaines de ces études ont procédé à l’ajout d’autres niveaux de variables (3e, 4e et plus) (Delgado-Serrano & Ramos, 2015 ; Epstein et al., 2013).
- 3 (S) se subdivise en développement économique (S1), tendances démographiques (S2) et stabilité poli (...)
15Dans le cadre original du SSE, les variables de contexte macro (S) sont considérées comme étant en dehors du SSE (Figure 2)3. Dans notre étude, nous proposons une extension de l’analyse de ces variables à travers le prisme du contexte qui les façonne et, plus précisément, à partir de l’échelle supérieure, notamment celle de l’État et du cadre institutionnel du pays. Delgado-Serrano et Ramos (2015) soulignent aussi que le cadre du SSE peut servir d’outil de planification politique, d’où la nécessité d’élargir les variables du contexte social, économique et politique (S) au-delà du niveau local. Selon Jones et al. (2011), il est nécessaire d’aborder les interactions des acteurs locaux avec le marché extérieur, l’État et d’autres structures qui les influencent, afin de comprendre les institutions de gouvernance des ressources naturelles dans leur intégralité. Une étude séparée de l’une ou l’autre de ces interactions donnerait une perspective parcellaire dans l’analyse de ce système complexe (Figure 2).
Figure 2. Conceptualisation et élargissement du cadre SSE
Légende : Le niveau local (« micro-state ») s’inscrit dans le cadre méso-macro du pays.
Crédits : l’autrice.
16Le cadre global, notamment l’État et le cadre institutionnel dans lequel ces variables existent et se manifestent, est souvent négligé. Selon Cumming et al. (2020), l’analyse portée par la grille du SSE, plutôt que d’additionner plus de variables au niveau micro-économique, doit plutôt repositionner ces variables en lien avec le niveau supérieur. L’explication des phénomènes observés au niveau local se trouve souvent dans les caractéristiques socio-culturelles et économiques observées au niveau global.
17Dans notre étude sur l’AMP de Kaliakra, nous avons utilisé le cadre d’analyse SSE et ses variables de deuxième niveau (Figure 3) comme bases de référence pour recueillir des informations. Nous considérons comme stock le système de ressources (RS) lui-même (la zone marine protégée) et comme unité de ressources (RU) extraites de ces zones, l’espèce mollusque invasive Rapana venosa. Le rapport socio-économique à ces zones et aux ressources reflète la complexité de ce système qui comporte à la fois des attributs biologiques et socio-économiques.
- 4 L’information concernant cette partie de l’étude est sensible, elle a été obtenue lors d’observati (...)
18En ce qui concerne les méthodes de collecte de données, nous avons procédé par une analyse documentaire, des observations participantes et des entretiens pour étudier les modèles d’interaction entre acteurs à différentes échelles (locale, nationale, internationale). Essentiellement qualitative, la partie empirique de notre recherche est une étude de cas avec une dimension historique. Nous nous sommes basés sur des sources secondaires pour étudier l’aspect historique et nous avons privilégié les entretiens et témoignages, ou encore l’observation, pour reconstituer les données de notre étude de cas. Les entretiens ont été réalisés auprès de scientifiques et de représentants du gouvernement des ONG ou encore des associations de pêcheurs. L’ensemble des entretiens et des observations ont été réalisés en langue bulgare, à l’exception de l’entretien E_IC#1 qui a été conduit en anglais. Une étude de la littérature grise a également été menée. À partir des observations participantes réalisées en 2017 et 2018 sur la côte de la mer Noire auprès des pêcheurs, des données importantes ont été obtenues concernant l’organisation informelle au niveau local. Cette implication au niveau local a permis d’identifier et de contextualiser, d’une part, les enjeux socio-économiques et, d’autre part, l’évidente contradiction entre, d’un côté, les objectifs des directives européennes « Oiseaux » et « Habitats » et, de l’autre, la situation de l’AMP, provenant du désalignement du cadre formel et du cadre informel dans ces zones4. La mise en relation de l’ensemble de l’information ainsi que la prise en compte du contexte institutionnel ont permis de révéler l’existence des formes d’auto-organisation lors de l’exploitation de ces ressources en dehors du cadre institutionnel formel. L’échelle d’analyse et les informations relatives ont été recensées dans le tableau ci-dessous
Tableau 1. Catégories descriptives des données
Echelle d’analyse |
Méthode de collecte |
Type des données |
Union Européenne |
Analyse documentaire Entretiens |
Législation Natura 2000 Directive Oiseaux Directive Habitats |
National |
Analyse documentaire Entretiens Rapports de travail Statistique officielle Analyse media/presse |
Législation nationale Règles de transposition des Directives Données socio-économiques Biophysiques et géographiques |
Local |
Entretiens Observation participante |
Données socio-économiques des acteurs/mode d’auto-organisation et coordination |
Crédits : élaboré par l’autrice.
19Nous avons procédé par différents types de questionnement repartis par thématiques, tout en suivant également les variables SSE : i) Niveau 1 : questions posées à des interlocuteurs spécifiques (par exemple, des questions relatives au [RS] ou à la variable [RU6], ont été posées à des acteurs adéquats) ; ii) Niveau 2 : questions générales posées sur l’étude de cas à chaque acteur ; iii) Niveau 3 : questions posées sur les résultats émergents des enquêtes. Ces questions ont émergé au cours de l’entretien ou à posteriori et concernent surtout les variables (S) (par exemple, sur l’organisation informelle). Certains acteurs ont été interviewés deux voire trois fois pendant la recherche, avec des questions de plus en plus ciblées (Niveau 3). Notre posture pendant les entretiens reposait sur un mélange de directivité et de souplesse afin de s’adapter aux propos du répondant, tout en lui laissant sa liberté de parole pour qu’il fournisse des informations riches et complètes.
- 5 La mer Noire se trouve dans un état de dégradation critique de la biodiversité, en raison de la su (...)
20En Bulgarie, les sites des AMP sont déclarés par le ministère de l’Environnement et des Eaux et suivent les directives de l’Académie bulgare des sciences, conformément à l’obligation imposée par l’Union européenne. Comme l’indiquent Konsulova et al. (2010), les AMP sont un outil précieux pour la conservation des habitats et de la biodiversité de la mer Noire5.
- 6 Il s’agit du grand dauphin (Tursiops truncatus ponticus), du dauphin commun (Delphinus delphis pon (...)
- 7 En janvier 2016, la Bulgarie a été condamnée pour non-respect des directives dans cette zone (Comm (...)
- 8 Écartés dès le début du processus, ces acteurs locaux ne pouvaient donc pas voir dans Natura 2 (...)
21La réserve marine de Kaliakra est classée comme zone Natura 2000, en vue du respect des directives « Habitats » 92/43 /CE et « Oiseaux » 2009/47/CE (précédemment 79/409/CE), avec des objectifs de protection spécifique de certaines espèces marines6. On rencontre aussi des activités humaines dans cette zone, notamment l’exploitation de ressources minérales (sable) et vivantes (chalutage de fond pour Rapana venosa et dragage pour Donax trunculus). ll existe ainsi un conflit entre les objectifs écologiques des sites marins Natura 2000 et les objectifs socio-économiques des activités de pêche au niveau local. Du fait de l’impossibilité d’un consensus entre les parties prenantes, la zone maritime de Kaliakra, depuis sa mise en place en 2015, ne dispose pas à ce jour de plan de gestion7. Un plan de gestion, élaboré par des scientifiques de l’Académie des sciences bulgares, de l’Institut d’océanologie de Varna, de l’Université de Sofia ainsi que des représentants de l’ONG Zeleni Balkani, a été proposé en juillet 2017, en vue d’une discussion avec le grand public et les acteurs locaux dans les deux collectivités concernées (Kavarna et Shabla). Quelques jours avant cette concertation, des articles hostiles à Natura 2000 sont cependant parus dans la presse locale. Selon les médias, les terres privées qui se trouvent dans des zones protégées allaient devenir inexploitables et leurs propriétaires allaient les perdre. La population locale développe alors une perception très négative des sites protégés Natura 2000, qu’elle voit comme une source de contraintes et un obstacle au développement de l’économie. Les scientifiques et les ONG sont décrédibilisés et perçus comme « une mafia verte » qui exploite des fonds de l’Union Européenne pour déclarer des sites protégés contre l’avis de la population locale8. Face aux fortes protestations de la population locale, la concertation prévue n’a pu se dérouler correctement et le plan de gestion de la réserve de Kaliakra n’a pas même été discuté.
Figure 3. Le cadre SSE et l’AMP de Kaliakra
Crédits : l’autrice, version modifieé de McGinnis & Ostrom (2014).
- 9 Pour une étude approfondie sur les médias et Natura2000 voir le travail de Vulcheva (2007) sur l’a (...)
22En septembre 2017, une association de pêcheurs et de producteurs locaux (National Association Bulgarian Black Sea [NABBS]) a demandé une révision des caractéristiques écologiques du site. Elle a saisi le Procureur national bulgare pour dénoncer une falsification du dossier Natura 2000 de Kaliakra par les scientifiques. D’après elle : « Les scientifiques et l’ONG Zeleni Blakani ont illégalement remplacé l’habitat West Pontic Peony Steppes (code 6290) par l’habitat prioritaire Ponto-Sarmatian Steppes avec le code 62C0. Pour connaître la vérité, il est nécessaire de prendre des explications auprès des ministres qui étaient charge pendant cette période, des chefs des directions et des experts, des chercheurs qui servent des intérêts étrangers et non bulgares ». La procédure est, à l’heure où parait cet article, toujours en cours. L’association dénonce un manque général d’information, voire une désinformation9 de la part de l’État sur les impacts écologiques et socio-économiques des AMP depuis leur création. De plus, il existe une imbrication entre secteur économique et l’Etat : certains représentants de l’État possèdent des bateaux de pêche ou des usines de transformation dans la région. Parallèlement, les activités auto-organisées de pêche, qui prévalent dans cette zone, endommagent les fonds marins et les habitats.
- 10 Notamment la destruction des habitats de la coquille Mytilus galloprovincialis, une espèce très im (...)
23L’introduction involontaire, à partir de la mer du Japon, de ce gastéropode s’est produite approximativement dans les années 1940. En 15 ans, il a colonisé l’ensemble de la mer Noire. Rapana venosa est une espèce invasive, connue pour ses impacts écologiques négatifs sur les habitats tout en jouant un rôle socio-économique positif. Dans la mer Noire bulgare, elle a été découverte pour la première fois à la fin des années 1950, avec une propagation dévastatrice en 2006-2007 (Micu & Todorova, 2007 ; Berov et al., 2020). Pendant cette période, les dommages qu’elle a causé aux écosystèmes marins se sont avérés considérables (Zaitsev & Ozturk, 2001)10.
- 11 Selon les données provenant du dernier rapport du ministère de l’Aquaculture et des Forêts (2019) (...)
- 12 Centre de presse de l’Agence, 2001.
- 13 Lors des entretiens, certains pêcheurs se sont montrés hostiles envers les usagers provenant d’aut (...)
24La capture, la transformation et l’exportation de ce mollusque ont commencé en Bulgarie au début des années 1990. Cette période est celle d’un changement systémique dans le pays, avec la chute du socialisme en 1989 et la transition vers l’économie de marché qui s’en est suivie. Aujourd’hui, la pêche au Rapana est devenue l’activité marine commerciale la plus importante sur la côte bulgare (elle représente jusqu’à 50 % du total des débarquements11). En raison de l’absence de demande régionale, l’espèce est principalement exportée au Japon, en Corée ou dans d’autres pays asiatiques (Janssen et al., 2014). En 2014, cette activité employait environ 1500 personnes, majoritairement des femmes en situation précaire travaillant dans les usines de transformation. Il faut mentionner, des années 1990 à nos jours, la grande préoccupation de la société civile et des citoyens pour l’impact du chalutage de fond sur l’environnement marin. Les questions de protection de la mer, des plages et des ressources marines sont de puissants facteurs de contestation du statu quo politique en Bulgarie. En raison de cette inquiétude croissante du public et sous la pression des scientifiques, le ministère de l’Environnement et des Eaux a mis en place une interdiction des techniques de chalutage de fond pour pêcher Rapana venosa en 2001. L’Agence nationale de la pêche et de l’aquaculture s’est opposée vivement à ces mesures. Elle a fait valoir, dans un communiqué officiel12, que « la pêche de ce mollusque n’était pas pleinement exploitée et qu’il fallait se concentrer sur le profit à court terme » qui en découle plutôt que de préserver les fonds marins.En raison d’un manque de procédures de contrôle, l’interdiction du chalutage n’a pas été appliquée de manière efficace. Dans la pratique, l’effort de pêche s’est poursuivi, bien qu’il ait été rendu illégal. En 2012, l’interdiction a été levée grâce aux efforts d’un important lobby d’entreprises et à l’appui de certains décideurs politiques. Face aux dégâts occasionnés par cette dérèglementation, une association locale de pêcheurs a plaidé en 2018 auprès du gouvernement et du ministère de l’Alimentation et de l’Agriculture en faveur d’une règlementation formelle de cette activité afin de limiter le nombre d’acteurs (en particulier non-locaux) présents dans le secteur et la dégradation des fonds marins13.
25En règle générale, ces acteurs non déclarés sont difficiles à comptabiliser, car ils se sont auto-organisés de manière informelle. Leur pratique est la suivante : ils se prêtent des bateaux et délimitent leurs zones de pêche à l’aide de grandes bouteilles flottantes. Le périmètre proche de la bouteille flottante est dit « zone réservée » pour la journée. Les acteurs respectent ces règles par un consensus informel et coopèrent souvent pour identifier les endroits où l’espèce s’est déplacée. Ce qui est pêché est directement laissé dans des sacs sur la plage et un autre acteur vient les récupérer pour les envoyer dans l’usine de transformation pendant la nuit. L’activité est encore à son stade initial de régulation, il n’existe pas de données précises nationales sur les captures de Rapana.
Les résultats (R) de l’arrangement institutionnel (régime de gouvernance) dans l’AMP de Kalikara sont résumés dans le tableau suivant
Tableau 2. Caractéristiques des arrangements institutionnels dans l’AMP de Kaliakra
Attributs |
AMP de Kaliakra |
Droits de propriété |
CPR et Gouvernement au nom du public de type « top-down » sans réel impact localement |
Règles formelles et instruments politiques d’usage et d’accès |
Restriction de zone ; restriction dans les techniques utilisées ; restriction saisonnière. Discontinuité entre zone terrestre et zone marine, cause de passage des navires commerciaux vers le port de Varna. |
Mesure de sanction (formelle) |
Amendes (non appliquées en réalité) |
Mesure de sanction (informelle) (usagers) |
Exclusion des nouveaux acteurs ; non-partage d’information sur l’emplacement des stocks de ressources ; non-location de bateaux ou de bouteilles d’oxygène |
Comportement de tricherie |
Filets illégaux ; non-respect des restrictions de zone ; fausse déclaration sur le nombre de prises |
Eléments distinctifs de l’action collective (I)- (R) |
Faible application de la loi par l’État et absence de surveillance ; absence de sanction appliquée. Comportement de recherche de rentes par des subventions européennes ; captation de l’État par les groupes d’intérêt et les lobbys privés. Ajustement des règles formelles aux conditions locales : les institutions informelles au niveau local ont tendance à s’opposer aux objectifs formels et créent des contradictions, politisation de l’activité économique (rapana), formation d’associations civiles de pêcheurs faisant pression sur l’État pour qu’il réglemente l’activité. Gouvernance non-efficace Performance écologique non-réussite |
Crédits : l'autrice.
26Dans les résultats de l’analyse de la variable (GS5), « règles opérationnelles », on observe un non-respect du zonage et des pratiques dans l’AMP, une auto-organisation de la pêche au Rapana venosa. Ces pratiques renvoient aux caractéristiques du rapport des Bulgares à la nature. Elles sont visibles, notamment dans la volonté de déjouer l’État et ses règles formelles, ainsi qu’à travers la forte présence de règles informelles entre usagers. La variable (GS2), « ONG », englobe aussi des caractéristiques du rapport à la nature (notamment i et ii, p.3). Il existe une forte méfiance envers les ONG environnementales et une forte mobilisation citoyenne concernant la protection de la biodiversité de la mer et des ressources marines contre les intérêts de l’État, de l’Union européenne et du secteur privé. Un des principaux résultats provient de la variable de second degré I6, « Activités de groupes de pression » (voir Annexe). Nous remarquons, pour celle-ci, une contradiction au niveau local : l’association « Bulgarian Black Sea Coast » a mené de nombreuses campagnes contre le réseau Natura 2000. Cela ne l’a pas empêché de recevoir plusieurs financements provenant de l’Union européenne pour sa mise en place et sa promotion auprès de la population locale. L’association « BG fish », qui regroupe la majorité des acteurs qui pêchent Rapana (y compris les usines de transformation), représente un puissant lobby auprès du gouvernement pour règlementer la pêche et limiter l’accès aux nouveaux utilisateurs. Une des raisons de cette demande de plus de réglementation est la possibilité de bénéficier des fonds européens pour la pêche et l’aquaculture.
- 14 Les données relatives au stock de Rapana sont peu précises et obsolètes. Les dernières estimations (...)
- 15 Selon la recommandation CGPM/42/2018/9, il est impératif que la Bulgarie enregistre l’espèce Rap (...)
27Ces arrangements au niveau local ont aussi eu des répercussions plus larges, notamment sur des organismes internationaux comme le Scientific, Technical and Economic Committee For Fisheries (STECF). Celui-ci est à l’origine des premiers rapports d’experts concernant les stocks d’espèces à haute valeur économique présentes sur les côtes bulgares après l’adhésion à l’Union européenne. En 2018, le comité a exigé une étude de l’état des stocks de Rapana en vue de développement rapide de l’activité14. Depuis, et en parallèle avec l’Académie des sciences Bulgare, il mène une étude sur les stocks de gastéropodes, compte tenu de l’importance commerciale de cette ressource15.
28En analysant ainsi les variables au niveau micro, leurs interactions (I) et leurs résultats (R) suivant le cadre du SSE, nous constatons l’échec des objectifs posés par Natura 2000 pour la zone de Kaliakra et l’auto-organisation des usagers autour de la pêche au Rapana. La dichotomie entre de jure et de facto ou « parcs sur papier » est systématique. Egalement pour la création d’associations de pêcheurs éphémères « sur papier », sans réelle activité, est courante car elle permet de bénéficier de fonds européens pour la promotion de la pêche et de l’aquaculture. Si le pays n’ignore pas les lois de l’UE, il refuse de les appliquer et crée ainsi des organisations à deux visages : l’un qui cherche à rassurer l’administration de l’UE sur la mise en place de ses politiques et l’autre qui cherche à déjouer ses règles et à satisfaire des intérêts privés, généralement proches du pouvoir. Nous avons pu constater le jeu ambigû ’des acteurs : des associations de pêcheurs de la côte de la mer Noire, qui sont subventionnées par les fonds européens, mais agissent en violation des mesures de protection des ressources ; un État bulgare, confronté au besoin immédiat de création d’emplois et de croissance économique et qui manque d’expertise et des moyens adéquats pour mettre en place des règles claires.
29L’AMP de Kaliakra est caractérisée par une organisation informelle de la pêche au Rapana et un manque de plan de gestion et de politiques adéquates de gouvernance, ce qui pèse très fortement sur les performances écologiques de l’AMP, voire même sur sa réussite. La zone est gérée de facon non-efficace, chaotique : elle témoigne d’un échec de « bonne gouvernance ». Conformément aux conclusions d’Ostrom (1990, p. 166) en matière d’analyse des défaillances institutionnelles, nous observons deux types de facteurs explicatifs (internes et externes) dans le cas de l’AMP de Kaliakra.
30Tout d’abord, l’échec semble résulter de facteurs internes liés à la situation (au niveau micro) des acteurs : un grand nombre d’entre eux sont difficilement identifiables ; un grand nombre des associations avec intérêts et moyens de pression divers (Tableau 3) ; les conditions socio-économiques sont difficiles dans la zone et induisent une forte dependance à la ressource ; les acteurs locaux sont opportunistes et cherchent à capter des flux financiers en provenance des institutions supra-nationales (fonds européens). En ce qui concerne l’articulation entre ces facteurs internes provenant de niveau local et le cadre SSE, nous avons identifié les variables clefs de l’action collective. Tout d’abord, les variables « Unités de ressource » (RU) nous montrent clairement l’importance du Rapana dans l’AMP de Kaliakra. Plus précisément, la valeur économique (variable RU4) joue un rôle primordial dans l’action collective et le comportement des acteurs étudiés. Cette variable est étroitement liée à la variable (A8), à savoir la dépendance à la ressource, laquelle est observable à la fois au niveau local et au niveau national (niveau macro). Comme on l’a souligné, l’exploitation de cette ressource représente, en effet, une part majeure de la pêche en Bulgarie (Janssen et al., 2014). Une autre variable clef est la technologie utilisée dans la zone (A9). Dans l’AMP de Kaliakra, il existe deux types de pêche au Rapana (par dragage et à la main) qui mettent en concurrence directe les acteurs qui les pratiquent. De plus, le cap de Kaliakra est la zone de pêche la plus dense en pêche avec un nombre de bateaux important. La variable « Système de gouvernance » (GS), et plus précisément les variables « Règles de choix collectif » (GS6), « Règles constitutionnelles » (GS7) et « Processus de contrôle et sanction » (GS8), jouent également un rôle important. En effet, dans le cas bulgare, les règles de choix collectif ne sont pas définies clairement, ce qui conduit à une auto-organisation informelle de l’exploitation de la ressource ; les règles formelles provenant de l’État bulgare et les directives européennes sont contournées au niveau local. Il nous semble important de mentionner le rapport évident entre les variables « Règles constitutionnelles » (GS7) et « Politiques gouvernementales des ressources » (S4) dans la pratique de la mise en place des AMP.
Tableau 3 : récapitulatif des associations intervenant sur l’AMP de Kaliakra
Nom de l’acteur |
Intérêt |
Moyen de pression |
L’association « BG Fish » regroupe la majorité des acteurs qui pêchent le Rapana (y compris l’usine de transformation). |
Développer la pêche au Rapana. |
Un lobby puissant auprès du gouvernement pour règlementer la pêche au Rapana et en limiter l’accès aux nouveaux utilisateurs. Cette même association a été à l’origine de la demande de levée de l’interdiction du chalutage en 2012. |
L’association « Bulgarian Black Sea Coast ». |
Ambigu/inconnu. |
A mené de nombreuses campagnes contre le réseau Natura 2000. Elle a cependant reçu plusieurs fonds de l’UE pour l’organisation de sa promotion sur la côte de la mer Noire. |
National Association Bulgarian Black Sea [NABBS), une association de pêcheurs et de producteurs locaux. |
Selon leur site internet : leurs « actions sont axées sur la protection de la nature par les mécanismes du marché, la protection de la propriété privée, le droit d’utilisation et l’initiative entrepreneuriale, ainsi que la lutte contre les législations restrictives et l’arbitraire administratif ». |
A envoyé des lettres officielles adressées au ministre de l’Environnement et à la Commission européenne pour une révision des caractéristiques écologiques du site ; a saisi le procureur bulgare pour falsification des données par des scientifiques et remplacement des codes dans le dossier de Natura 2000. |
Coalition « Natura 2000 for the benefit of municipalities ». |
Unir les intérêts de toutes les municipalités membres et encourager une auto-gouvernance locale forte et efficace ainsi qu’une participation active des citoyens dans la région de la mer Noire. |
Pression sur le gouvernement pour que la Bulgarie demande à l’UE un délai supplémentaire pour fournir la liste des sites dans le cadre du réseau Natura 2000, car il n’y a pas de consensus à ce sujet dans la société et dans l’État. |
- 16 Dans le cadre de la transposition de Natura 2000, les États ont tendance à choisir des instrumen (...)
31Cet echec de la « bonne gouvernance » de l’AMP s’explique également par des facteurs externes (contexte macro) liés à la structure gouvernementale et à la défaillance de l’État bulgare. On peut citer : le processus de mise en place de l’AMP par l’État ; l’incapacité à contrôler et à faire respecter les règles formelles ; la corruption ; la désinformation volontaire de la population ; les intérêts privés infiltrés. Nous avons identifié leur influence particulierement sur les variables (S4) et (GS7) après 2007 avec la transposition des Directives « Oiseaux » et « Habitats »16. Ces deux variables sont étroitement liées et se renforcent mutiellement. Certains de leurs attributs proviennent des niveaux supérieurs du cadre SSE. Ce point est abordé dans la suite de la discussion.
- 17 La Loi sur la Biodiversité (LB), du 9 août 2002, modifiée en 2007, est aussi le texte qui transpos (...)
- 18 La Bulgarie a été condamnée pour non-respect des directives dans la zone de Kalikara. Le « cas (...)
32En Bulgarie, c’est la Loi sur la Biodiversité (LB)17 qui fixe les règles de gouvernance locale des AMP et, plus précisément, l’article 27 qui indique que « le Ministère peut… élaborer des plans de gestion… ». La possibilité d’élaborer ou non ces plans se traduit par une non-action de la part du gouvernement, ce qui entraîne des sanctions de la part de la Commission européenne18. En décembre 2022, le gouvernement bulgare a élaboré un projet de modification de la loi ordonnant que « le Ministère doit… élaborer des plans de gestion… ». Cependant, du fait de l’instabilité politique, la modification de la loi n’a pas été votée à ce jour et son réexamen a été reporté après les élections parlementaires.
33L’histoire d’une société a une importance majeure dans la construction des rapports qui l’organisent. Comme North le souligne, les institutions informelles font le lien entre le passé et le présent et nous donnent la clef pour comprendre la trajectoire institutionnelle prise par un pays. Un trait spécifique de la culture bulgare réside dans une méfiance chronique vis à vis de l’État et de ses institutions. Celle-ci peut être expliquée par l’absence d’indépendance politique et nationale liée à la succession des dominations étrangères. Cette absence d’organisation étatique et d’autonomie des institutions est due à l’histoire du pays qui a vu : (i) la domination ottomane, pendant cinq siècles, (ii) la période de formation d’un État capitaliste après 1878, (iii) la période de domination communiste (1946-1989), (iv) la période de transition vers l’économie de marché, fin 1989, et l’adhésion à l’Union européenne en 2005/2007. « Déjouer l’État » est souvent le comportement institutionnel gagnant, selon la logique bulgare. L’informalité est « ordinaire » et « naturelle » pour les Bulgares et le formel, de nature étrangère, est importé. Une expression courante en Bulgarie résume cette mentalité: « L’État fait semblant de nous payer, nous faisons semblant de travailler » (Roth, 2018).
34Avec la fin de l’économie planifiée, en 1989, un vaste espace institutionnel s’est créé dans la sphère sociale et économique, que la transition aurait dû remplir avec de nouvelles structures institutionnelles. Or, en leur absence, ce vide a été vite compensé par l’informalité, déjà présente dans cette société comme forme de rapport institutionnel. À la différence des pays occidentaux, où cette dernière fonctionne dans un contexte économique et politique jadis institutionnalisé, en Bulgarie, l’économie informelle s’est durablement inscrite comme réponse sociétale en raison du vécu historique. D’après Chavdarova (2001), l’informalité a pris une place encore plus importante dans la société lors de la transition vers l’économie capitaliste, dans le cadre du processus de privatisation pour des raisons liées aux intérêts économiques. Ces derniers, politisés depuis peu, cherchent à maintenir des institutions formelles faibles pour pouvoir faire disparaître la frontière entre sphère publique et sphère privée (Vucheva, 2001 ; Bundjulov & Tchalakov, 2009). Cette tendance d’une influence primordiale de la sphère économique dans le politique entretient la méfiance chronique envers l’État et ses institutions, notamment envers l’ancienne nomenklatura, désormais infiltrée dans la nouvelle vie démocratique, et ses privilèges.
35Cette transition aboutit à un passage vers une économie de marché, avec un État bulgare dominé par des intérêts privés, une forte dépendance aux capitaux étrangers et aux marchés extérieurs, où un rapport social à la nature constitue désormais pour les citoyens un outil de revendication politique. Nous observons un parallélisme institutionnel entre règles formelles, provenant de l’État et de l’Union européenne, et règles informelles. L’économie informelle prend la forme d’un « miroir » institutionnel qui reflète le contexte formel de la société : le niveau où l’informalité prend place (niveau national/régional/local) représente cette diversité institutionnelle propre à chaque contexte. Le rapport bulgare à la nature inscrit dans le cadre plus large d’un « État faible » associé au capitalisme dépendant est-européen (Magnin et al., 2018 ; Magnin & Nenovsky, 2022) : un capitalisme où l’État se distingue par son incapacité administrative et financière, par la faible séparation entre sphères politique et économique, mais aussi par une difficulté́ à discipliner les joueurs pour qu’ils suivent les règles du jeu de la vie économique, politique ainsi que celles de la protection de la nature. Il se caractérise enfin par le clientélisme, la capture de l’État par des groupes de pression ou d’anciens « nomenklaturistes », l’importance de l’économie informelle et de l’opportunisme et le nationalisme identitaire. En Bulgarie, ces caractéristiques sont de plus en plus présentes et se renforcent mutuellement, dessinant un État faible qui se manifeste à chaque échelle.
36Notre première et principale ambition théorique a été ici de proposer un élargissement du cadre ostromien des systèmes socio-écologiques dans deux directions : l’articulation des niveaux d’échelle et l’articulation des cadres théoriques, les deux étant liées. Dans le premier cas, il s’agit d’insérer le cadre SSE établi au niveau local dans un contexte institutionnel plus large. Se pose alors la question de l’articulation des niveaux d’échelle dans leurs dimensions spatiale et analytique : articuler les échelles locale, nationale et supranationale et les niveaux d’abstraction micro-, méso- et macroéconomiques. Pour ce faire, nous avons proposé de compléter le cadre SSE ostromien en mobilisant l’approche de North et la théorie de la Régulation. Comme le soulignent Chanteau & Labrousse (2013), le croisement entre approches provenant de la même famille est une voie prometteuse. Le rattachement de ces deux approches au courant institutionnaliste en économie apporte une cohérence à ce rapprochement ; leurs différences leurs confèrent une réelle complémentarité. La théorie de North apporte les concepts d’institutions formelles et informelles aux différents niveaux d’analyse, ainsi que le processus dynamique de « path dependence ». La théorie de la Régulation apporte, quant à elle, un cadre théorique élaboré de la dynamique et de la diversité du capitalisme, centré plus spécifiquement sur les niveaux méso- et macroéconomique. La complémentarité et la diversité des formes institutionnelles dans le temps et dans l’espace sous-tendent l’émergence de modèles variés de capitalisme et de régimes d’accumulation. Compte tenu de notre objet, la gouvernance des AMP en Bulgarie, nous avons mis l’accent sur le rapport à la nature et sur le modèle de capitalisme dépendant est-européen. Bien que notre recherche soit consacrée à l’étude d’une aire marine particulière, les enjeux qu’elle souligne invitent à développer une réflexion et une perspective plus englobantes sur les relations entre institutions, sociétés et nature.
37Les résultats de l’étude de la gouvernance locale de l’AMP de Kaliakra confirment que le temps accordé, depuis la période socialiste, à la reconstruction des institutions pour la protection de la biodiversité́ en Bulgarie n’a pas été suffisant. Nous avons analysé l’imposition de modèles institutionnels uniformes (tels que Natura 2000) basés sur des versions idéalisées des institutions occidentales – ce que l’on pourrait qualifié de « monoculture institutionnelle ». Cette vision réductrice, selon laquelle la transformation sociale implique comme allant de soi l’imposition d’un modèle occidental, est contestable car elle se heurte aux institutions informelles et aux rapports de force sociaux existants (North, 1990). Comme le montre la difficulté de la mise en place des sites Natura 2000 en Bulgarie, ni l’État bulgare et ses institutions, ni la société civile n’étaient prêts à absorber de manière cohérente un tel modèle.
38L’approche régulationiste considère les formes institutionnelles comme des codifications de rapports sociaux fondamentaux. Or, les arrangements institutionnels au niveau local que nous avons observé dans notre étude de cas témoignent d’une ambivalence évidente entre, d’un côté, une auto-organisation et le refus des règles formelles, et, de l’autre, une demande de législation et de plus de règles formelles. Cette demande pourrait s’apparenter à une volonté de transformer un « État faible » en un « État fort ». Nous avons vu que les spécificités de capitalisme dépendant bulgare se diffusent au niveau local et plus précisément dans le cadre de la gouvernance des aires marines protégées et de la gestion des ressources naturelles sur la côte de la mer Noire. La diffusion se produit, selon nous, à travers deux modalités : d’une part, par le biais des institutions informelles (pratiques et comportements informels des acteurs) et, d’autre part, par le biais des institutions formelles (un État faible avec des règles formelles contournées par les acteurs). Cette analyse nous a permis de mettre en avant le lien entre les institutions (formelles et informelles) et le rapport socio-économique à la nature, dont elles sont les médiatrices.