1Malgré leur contribution durable et significative à la croissance économique, le nom des grandes coopératives dominantes sur leur segment de marché ou leur secteur d’activité reste souvent méconnu (CoopFr, 2022), alors même que beaucoup de marques commerciales leur appartiennent : Candia, Yoplait, Bonduelle, Crédit Agricole… L’entreprise coopérative en tant que modèle d’entreprise demeure encore relativement peu étudiée. Elle se distingue pourtant de l’archétype de la firme actionnariale (Hansmann, 1996), en premier lieu par son appartenance à l’économie sociale et solidaire (ESS) que la loi qualifie comme « un ensemble d’entreprises organisées sous forme de coopératives, mutuelles, associations, ou fondations, dont le fonctionnement interne et les activités sont fondés sur un principe de solidarité et d’utilité sociale » (Legifrance, 2014)1.
- 2 Nous utilisons le terme d'« entreprise coopérative » pour indiquer qu’il s’agit bien d’un modèle t (...)
2L’entreprise coopérative est une organisation productive reposant sur une relation d’association spécifique, liant des propriétaires, sociétaires ou associés-coopérateurs, dans le but de mettre en œuvre une activité économique répondant à leurs besoins, sans recherche de profit individuel2. En tant que société de personnes, elle repose sur une prise de décision démocratique, où une personne égale une voix, et ce quel que soit le montant de capital détenu. La lucrativité limitée et la non-rémunération des parts de capital, qui traduisent l’absence de pouvoir du capital financier dans la gouvernance de l’entreprise coopérative, permettent de qualifier la coopérative, d’entreprise a-capitaliste. Autrement dit, ce terme désigne le fait que la propriété de cette entreprise est détenue collectivement avec un intéressement limité des associés-coopérateurs. Les sociétaires qui constituent le capital de la coopérative peuvent avoir des fonctions économiques différentes, soit travailleurs, soit producteurs, soit consommateurs dans des secteurs d’activité variés, façonnant leur dynamique. Ainsi, le mouvement coopératif nomme « famille » le regroupement des coopératives d’un secteur et d’une catégorie de sociétaires : la famille des coopératives agricoles, celle des coopératives bancaires, des coopératives de travailleurs ou encore des coopératives de consommateurs.
3Nous proposons d’aborder l’entreprise coopérative à travers la notion de convention d’identité coopérative, que nous qualifierons à partir des modalités de propriété collective et de dispositifs de gouvernance démocratique, socles de leur différenciation vis-à-vis des entreprises dites actionnariales. Insérée dans des secteurs concurrentiels, l’entreprise coopérative devient alors un espace d’adaptation face aux régulations sectorielles et territoriales. Néanmoins, elle est aussi traversée par des tensions internes, conséquences des évolutions de l’environnement réglementaire et concurrentiel. En quoi ces évolutions et ces innovations lui permettent-elles de répondre à ces contraintes tout en préservant son identité coopérative face à un modèle d’entreprise actionnariale et en évitant sa banalisation ou sa dilution dans le système économique actuel ? Notre objectif est de mieux comprendre les dynamiques auxquelles est confrontée ou auxquelles participe l’entreprise coopérative et les modalités de son existence dans nos systèmes économiques. Cela nous conduit ainsi à discuter des tensions auxquelles elle fait face, du risque de banalisation et de dilution comme de la recherche de compromis entre la convention d’identité coopérative et les règles sectorielles et territoriales. Notre originalité réside en l’inscription de la convention d’identité dans l’appréhension d’un ensemble de règles et de pratiques qui singularise son existence (Kogut & Zander, 1996) tout en la distinguant d’autres formes d’entreprises à travers ses valeurs, ses compromis (Barreto, 2011) mais aussi les risques inhérents aux tensions auxquelles elle est soumise. En mobilisant une approche qualitative, nous élaborons d’abord une conceptualisation de l’entreprise coopérative (1), puis nous opérationnalisation cette proposition (2) avant de proposer une grille analytique et de la discuter (3).
4La coopérative émerge et se construit dans sa forme moderne dans l’Europe du xixe siècle, afin de répondre aux besoins des populations impactées par la société industrielle en construction comme l’illustre la formation de la coopérative de consommation des « Équitables Pionniers » de Rochdale en Angleterre (Gueslin, 1998), Son émergence et son fonctionnement s’inscrivent en contestation avec la propriété capitaliste : les logiques de répartition des bénéfices dans les coopératives obéissent à des règles de partage collectives et équitables entre les associés engagés solidairement et non sur la détention ou la rémunération du capital financier. Nous proposons d’analyser l’entreprise coopérative dans sa dimension institutionnelle c’est-à-dire un système de règles, outils et valeurs qui fournit des lignes d’action et de compréhension en situation (Thornton, Ocasio & Lounsbury, 2012 ; Greenwood et al., 2011).
5Nous revenons dans un premier temps sur l’évolution des principales approches existantes de l’entreprise coopérative (1.1). L’institutionnalisation progressive des coopératives, qui a permis la traduction de certaines de leurs valeurs et de leurs principes dans les lois nationales (1.2) nous permet de préciser notre approche ancrée dans l’économie des conventions (1.3). Nous ouvrons enfin par une présentation théorique de la convention d’identité coopérative (1.4).
6Les théories coopérativistes au xixe siècle sont fondées sur une contestation du rapport de pouvoir entre capital et travail. Elles prennent corps dans des initiatives des coopératives de travailleurs (Demoustier & Colletis, 2012). À la fin de ce siècle, Charles Gide propose le concept de « République coopérative » qui suggère une transformation radicale du système économique dans sa globalité par le déploiement et la maîtrise de toutes les étapes productives par des coopératives de consommation (Defalvard & Ferraton, 2021). La conception gidienne des coopératives suggère le passage d’une « microrépublique des travailleurs à la macrorépublique de consommation » (Draperi, 2012, p. 55). Un siècle plus tard, la question de la coopérative est réouverte à travers l’étude de l’entreprise autogérée (Vaneck, 1975). Plus récemment, des chercheurs (en particulier Hansmann, 1999 et Vienney, 1994) se sont penchés sur son fonctionnement interne, pour le comparer à celui de l’entreprise actionnariale, resituant l’analyse au niveau de l’organisation et non plus à celui des luttes entre des systèmes économiques. Une partie des recherches met aujourd’hui en exergue l’altérité de la coopérative. Catherine Bodet et Thomas Lamarche avancent ainsi qu’elle ménage des « espaces de différenciation » au sein du régime capitaliste, exerçant une « fonction critique du capitalisme » (Bodet & Lamarche 2020).
7Face aux pressions économiques et financières accrues qui pèsent sur elle, plusieurs auteurs perçoivent aujourd’hui la coopérative comme une « organisation hybride » (Mair & Rathert, 2021), combinant des finalités apparemment contradictoires. Dans ce contexte concurrentiel, des tensions peuvent émerger, engendrant parfois des contradictions voire des conflits substantiels (Battilana et al., 2015) qui ne peuvent être résolues par de simples choix “soit/soit” (Cook, 2018). Un balancement, lié aux contraintes concurrentielles et sectorielles, peut alors produire des comportements de mimétisme engendrant un risque de banalisation de la coopérative.
8La conceptualisation de l’entreprise coopérative se place au croisement des interprétations microéconomiques et macroéconomiques, marquées en outre par une segmentation en lien avec les familles de coopératives (ex. coopératives de consommation versus coopératives de production). L’approche institutionnaliste, proposant une analyse transversale à toutes les coopératives, est en mesure d’offrir un renouveau conceptuel cohérent avec ces approches originelles.
9Les principes coopératifs mis en place par les pionniers de Rochdale, en 1844 à Rochdale en Angleterre, sont au fondement de ceux élaborés par l’Alliance Coopérative Internationale (ACI), association regroupant les mouvements coopératifs à travers le monde. Elle les modifie à deux reprises (en 1937 et en 1966) et définit une « identité coopérative » en 1995. Ces principes établissent le socle du fonctionnement interne des coopératives. Ils ont une valeur symbolique autant ’que juridique, à la manière d’une règle suprême qui justifie la singularité des coopératives comme sociétés de personnes. Écrits, définis, figurant dans le règlement intérieur et votés par les coopérateurs eux-mêmes, ils résultent d’un processus démocratique qui module les rapports de production, de propriété, de pouvoir et de répartition au sein de la coopérative. Ces principes ont parfois été traduits dans des législations nationales dans certains pays du monde et guident les comportements des associés-coopérateurs.
10Ainsi, en France, « le droit coopératif existe, puisqu’il y a des règles spécialement applicables aux coopératives, correspondant à des structures et à des pratiques spécifiques » (Hiez, 2010, p. 44). La loi de 1947 sur le statut de la coopération énonce dans son premier article que « sauf dispositions spéciales à certaines catégories de coopératives, chaque membre coopérateur dénommé, selon le cas, “associé” ou “sociétaire”, dispose d’une voix à l’assemblée générale. Les excédents de la coopérative sont prioritairement mis en réserve pour assurer son développement et celui de ses membres, sous réserve de l’article 163 ». Ainsi, l’entreprise coopérative, se distingue fondamentalement des autres entreprises par sa propriété collective et sa gouvernance démocratique.
11De ce fait, les règles de droit sont une institutionnalisation des principes et valeurs coopératifs localisés dans l’espace et le temps (Barnes, 1951). Autrement dit, l’institutionnalisation de ces principes peut générer des différences mineures d’interprétation selon les pays. En France, la révision coopérative, étendue à l’ensemble des coopératives depuis la loi de 2014 sur l’ESS, s’assurer du respect des principes coopératifs dans les pratiques d’une coopérative.
12Une coopérative est une société de personnes et non de capitaux dont les membres ont trois caractéristiques (Dunn, 1988). Ils sont associés comme utilisateurs des services de la coopérative, financent le capital social et décident de la stratégie, répartissant les bénéfices selon une règle de pouvoir égalitaire entre eux (Hansmann, 1999). En adhérant à une coopérative, le coopérateur ne recherche pas la rémunération du capital mais l’amélioration de ses conditions de vie et de travail, parfois de celles de sa communauté, par la mise en commun de moyens et le partage des risques. La coopérative est gouvernée par ses membres selon la règle de pouvoir « 1 personne = 1 voix », donnant les mêmes droits et devoirs à tous les coopérateurs selon une logique égalitaire, quelle que soit la part du capital détenu. Les instances de décision sont généralement représentatives et participatives, gérées par les coopérateurs eux-mêmes. Ainsi, la propriété collective et la gouvernance démocratique sont interdépendantes et cristallisent les spécificités de la coopérative. Comme toute entreprise évoluant sur un marché, l’entreprise coopérative s’adapte toutefois à son environnement concurrentiel et sociétal, et plus particulièrement à leurs sectorielles ou territoriales.
13Notre objectif est d’analyser la spécificité de l’entreprise coopérative dans son articulation entre le fonctionnement interne et les influences externes, lesquelles sont issues de la confrontation entre les représentations des individus, du collectif et de la société. Nous nous inscrivons dans l’approche institutionnaliste, qui interroge le pluralisme des formes de coordination entre les agents à différents niveaux (micro, méso et macro) dans leurs dimensions de production et de consommation. Notre contribution s’attache à mieux comprendre l’articulation entre les représentations et les modes de coordination microéconomiques des agents (par les règles internes de l’entreprise coopérative) et celles mésoéconomiques (par la prise en compte des logiques sectorielles et territoriales), sans éluder le niveau macroéconomique (la société, le système économique). Dans cette perspective, l’entreprise coopérative est un espace de coordination à part entière définissant une « convention d’identité coopérative ». Nous combinons ainsi les apports du courant régulationniste dans l’analyse d’un régime de croissance façonnant des régulations sectorielles et territoriales et ceux du courant conventionnaliste dans leur analyse de la construction de la coordination au niveau de l’entreprise.
14L’articulation entre la théorie de la régulation (TR) et l’économie des conventions (EC) a déjà fait l’objet de nombreux débats (Bessis, 2008 ; Billaudot, 2006 ; Favereau, 2002 ; Lipietz, 1995). Notre contribution interroge la mise en cohérence des régulations sectorielles et des dispositifs institutionnels spécifiques analysés par la TR avec les représentations individuelles étudiées par l’EC pour penser l’entreprise coopérative. En effet, nous nous situons à cette articulation, au niveau de l’analyse des organisations productives qui contribuent partiellement à la production de ces régulations et à la mise à l’épreuve des modes de coordination des collectifs de production.
15L’économie des conventions permet d’étudier la dimension structurante des règles et la dimension interprétative de celles-ci en économie (Favereau, 1986). Elle pose les bases d’une économie politique de l’entreprise comme le suggère François Eymard-Duvernay (2004) et démontre que « le lien social dans l’entreprise ne peut […] reposer sur un contrat interindividuel. Il faudrait plutôt parler de contrat social, dans la continuité des philosophies politiques du même nom, pour prendre en compte les institutions qui fondent le lien social » (Eymard-Duvernay, 2004, p. 7). Au niveau de l’entreprise, la notion de convention désigne une régularité de comportement au sein d’une population donnée (Orléan, 1994). Cette régularité des comportements s’explique par l’existence de « cadres communs d’actions, notion multiforme qui [a] l’avantage de se connecter directement avec l’analyse économique des problèmes de coordination en situation d’incertitude » (Bessy & Favereau, 2003, p. 121). Ces cadres collectifs, nommés conventions, reposent sur un ensemble de règles qui sont activées par les agents économiques pour se coordonner au sein des entreprises. Chaque convention doit « être appréhendée à la fois comme le résultat d’actions individuelles et comme un cadre contraignant les sujets » (Dupuy et al., 1989, p. 143). Les conventions sontdes modes de coordination importants dans les relations économiques, en articulant les dimentions individuelle et collective. Ainsi, l’EC souligne l’importance des conventions face à l’incomplétude de toutes règles (Postel, 2007) et fait valoir leur place centrale dans les organisations « comme forme d’adaptation collective aux limites cognitives individuelles » (Koumakhov, 2006).
16Les conventions sont des constructions permettant à des agents hétérogènes de parvenir à un « accord sur un cadre qui permette de résoudre leurs désaccords » (Eymard-Duvernay, 2004, p. 210). Autrement dit, la convention est de nature endogène et cognitive. Par la suite, certaines conventions peuvent devenir des cadres qui structurent une profession ou un secteur d’activité, notamment en termes de « modèles d’entreprise », de « conventions de qualité » (Eymard-Duvernay, 2002) ou de « mondes de production » (Salais & Storper, 1993).
17L’Économie des Conventions distingue ainsi deux niveaux de convention (Bessis, 2010) :
- La convention de niveau 1, qui est une représentation associée à une idée du fonctionnement correct de la relation que des individus forment entre eux. Elle n’a pas le statut de méta-règle mais d’hypothèse d’interprétation. Elle implique la construction d’un collectif (par exemple, une profession, une entreprise, etc.), l’affirmation d’une forme de coordination associée à une modalité d’évaluation prééminente au sein de ce collectif et la formation d’attentes sur les comportements respectifs de ses membres.
- La convention de niveau 2, qui consiste en des règles implicites ou des régularités observables au sein du collectif4.
18Les conventions de niveau 1 sont des représentations générales qui contiennent une dimension normative, elles sont partagées par un collectif et elles permettent des coordinations locales ou générales (Bessis, 2010). Les conventions de niveau 2, quant à elles, peuvent donner lieu à des interprétations différentes par les individus, qui peuvent induire des épreuves et des disputes, voire contester la convention de niveau 1. Nous proposons de mettre cette typologie au service d’une analyse de l’entreprise coopérative.
19En mobilisant la littérature, notre hypothèse est d’appréhender l’entreprise coopérative à travers une convention de niveau 1 qui lui est propre et que nous nommons « convention d’identité coopérative », car elle a un rôle d’identification pour les individus. Bruce Kogut et Udo Zanger (1996) expliquent en effet comment l’identité d’une organisation définit les conventions et les règles par lesquelles les individus coordonnent leur comportement et leur prise de décision. Dans le cas de l’entreprise coopérative, cette identité est marquée par sa fonction critique, en opposition avec l’entreprise actionnariale fondée sur la propriété individuelle et la gouvernance actionnariale. Elle associe la propriété collective de l’entreprise coopérative et la gouvernance démocratique de cette dernière. Cette convention de niveau 1 s’observe au niveau du collectif des coopératives, qui constitue un groupe social en tant que tel et qui s’oppose aux autres collectifs (les entreprises capitalistes ou conventionnelles, les entreprises publiques). Cette convention de niveau 1, qui intègre les valeurs et principes coopératifs que l’on retrouve au niveau macro, s’accompagne de conventions de niveau 2 édifiées au niveau des familles de coopératives (coopératives agricoles, de consommation, de travail, etc.) et au niveau de chaque coopérative, pour la singulariser. Notre proposition de conceptualisation est synthétisée dans la figure 1 ; cette représentation illustre les niveaux d’articulation entre les niveaux d’analyse (macro, méso et micro). Ancrées dans une démarche institutionnaliste, les règles sont situées dans le temps et l’espace, dans un mouvement perpétuel d’ajustement.
Figure : Conceptualisation de l’entreprise coopérative
Source : les autrices.
20Comme nous l’avons montré, la propriété collective et la gouvernance démocratique sont la traduction des principes coopératifs dans le droit coopératif au niveau national et donnent lieu à des règles de droit, tout en se nourrissant mutuellement. D’abord, précisons les enjeux de la propriété collective de l’entreprise. Elle se distingue en effet de la propriété collectivisée et de la propriété privée en permettant d’éviter la première et de renforcer la seconde. Elle intègre donc une dimension critique par rapport au capitalisme en instaurant l’obligation de constituer des réserves impartageables, un droit de vote non lié à la part du capital détenu dans la coopérative, une lucrativité limitée et une rémunération égalitariste et limitée du capital, fondée sur un principe d’équité entre les coopérateurs en fonction de leur participation à l’activité de la coopérative. Cette spécificité est marquée par la propriété des moyens de production, qui reste à la fois privée et collective, générant des réserves indivisibles et impartageables. Ces dernières, en étant inaliénables et indissolubles, instaurent une solidarité entre les générations. Cette propriété dite « coopérative » entraîne deux conséquences. D’une part, les parts de capital donnent droit à des bénéfices versés régulièrement afin que les coopérateurs bénéficient des retombées économiques de la coopérative. Leur rémunération reste cependant limitée. D’autre part, les parts sociales confèrent aux titulaires le droit de participer aux processus de prise de décision en leur octroyant une voix au sein de l’assemblée générale de la coopérative, qui constitue l’instance souveraine de la gouvernance démocratique. Dès lors, en reprenant notre proposition, la convention d’identité coopérative, convention de niveau 1, articule la propriété collective et la gouvernance démocratique. Les conventions de niveau 2 expriment les modalités qui les opérationnalisent. Insérée dans un système économique qui peut parfois être en contradiction avec la convention de niveau 1, l’entreprise coopérative cherche des ajustements entre sa « convention d’identité coopérative » et les régulations sectorielles et territoriales (réglementation, concurrence, droit du travail). Après avoir identifié ces conventions et proposé une grille d’analyse, nous reviendrons sur le compromis comme processus d’ajustement entre la convention d’identité coopérative et les régulations sectorielles et territoriales, sans affirmer que ces compromis suffisent à changer les régulations en place.
21Nous avons, au cours de la première partie, caractérisé la convention d’identité coopérative à partir de la propriété collective et de la gouvernance démocratique. Dans cette deuxième partie, nous cherchons à l’opérationnaliser à partir des modalités de rémunération et de gouvernance. Après un retour sur la démarche méthodologique employée, (2.1). Nous analyserons les modalités de rémunération spécifiques aux coopératives, envisagées comme un révélateur majeur de l’exercice de la propriété collective (2.2). Enfin, nous examinerons comment la gouvernance démocratique encourage la création de dispositifs de gouvernance particuliers (2.3).
22Nous prenons comme point de départ l’entreprise coopérative en tant que modèle conceptuel d’entreprise. Cependant, les coopératives, en tant que réalité empirique, sont diverses en termes de secteur, de taille, de stratégie, de mode de développement… Elles se distinguent également par leur appartenance à une grande famille, selon le type d’associé-coopérateur (producteur, travailleur, consommateur, commerçant, entrepreneur) et par leur activité principale (agriculture, banque, distribution, etc.).
23Si la convention d’identité coopérative de niveau 1 est commune à toutes ces coopératives, les conventions de niveau 2 se déclinent différemment en fonction du type d’associé-coopérateur et de l’environnement réglementaire et concurrentiel. Par conséquent il est possible de mesurer les écarts entre la convention d’identité coopérative et les conventions de niveau 2 d’une coopérative, et ce en observant les tensions, les épreuves et les changements dans l’interprétation opérée par les collectifs.
24Notre raisonnement est fondé sur une démarche inductive, à partir d’une analyse transversale de données qualitatives secondaires. Nous avons mobilisé plusieurs rapports regroupant des études de cas de coopératives dans des secteurs déjà bien documentés, soit pour l’ensemble des familles de coopératives (Fulton & Girard, 2015 ; Cook, 2018), soit pour certaines familles en particulier, comme les SCOP (sociétés coopératives et participatives) et les SCIC (sociétés coopératives d’intérêt collectif) [voir notamment Charmettant et al., 2020 ; Maisonnasse et al., 2020], les coopératives agricoles (Filippi et al., 2008 ; Bidet et al., 2019), les coopératives bancaires (Gurtner et al., 2002 ; Artis, 2021), et les coopératives de consommation (Artis, 2021). Cet ensemble de cas d’études regroupe des coopératives mono-sociétariat aussi bien que des coopératives multi-sociétaires, comme le sont les SCIC. Leur analyse met en lumière la manière dont s’exprime la convention d’identité coopérative dans différents contextes. Face aux tensions émanant des régulations sectorielles et territoriales, les solutions sont multiples et propres à chaque coopérative.
- 5 Par exemple, les règlementations de Bâle 2 et 3 pour les activités bancaires.
25À partir d’une démarche exploratoire mobilisant des cas d’études à titre illustratif, nous avons choisi de discuter la convention d’identité coopérative à l’épreuve des faits à une échelle sectorielle et territoriale. Ces cas ont en effet en commun de se situer dans des secteurs d’activité marqués par un environnement concurrentiel et des régulations sectorielles éloignées des règles coopératives5, alors même que des coopératives ont un poids significatif dans ces secteurs.
26En nous appuyant sur une documentation rassemblant plusieurs cas de coopératives – de consommateurs, de producteurs et de travailleurs – en France mais aussi à l’international, nous avons identifié les principales conventions de niveau 2 des coopératives au prisme de nos deux dimensions structurantes de la convention d’identité coopérative, à savoir la propriété collective et la gouvernance démocratique. Cette convention d’identité coopérative s’affirme cependant en confrontation avec d’une part les logiques sectorielles et, d’autre part, les logiques territoriales.
27Nous caractérisons le secteur comme « un ensemble productif regroupant des acteurs partageant les mêmes finalités productives et dont la reproduction étendue est assurée par des dispositifs institutionnels qui structurent et font évoluer cet espace de relations » (Laurent & Du Tertre, 2008, p. 28). Par conséquent, le secteur devient une construction sociale complexe de la sphère productive (Du Tertre, 2002) qui repose sur des logiques et des institutions de différentes natures.
28Le territoire, tel que nous le définissons, est un concours d’acteurs privés et publics dans un processus de coopération et de construction sociale en vue de produire des solutions aux problématiques localisées (Pecqueur & Zimmermann, 2004). Ainsi, le territoire est lui aussi une construction d’acteurs. Sa logique est celle d’un processus, impulsé par la dynamique des acteurs (société civile, secteur privé, collectivités locales), leur mode de gouvernance et les différentes formes d’échange, de coordination et d’organisation à l’œuvre.
29Le territoire, comme le secteur, constituent des sous-systèmes ayant leurs propres modes de reproduction, qui peuvent se distinguer de la régulation macroéconomique et justifier l’intérêt d’une analyse au niveau des régulations sectorielles et territoriales (Barrère, 2008 ; 2016). Nous proposons alors d’avoir une lecture croisant l’organisation – ici la coopérative – le secteur et le territoire, chacun à la source de logiques et de contraintes influençant les choix des individus. Nous montrons que les conventions de niveau 2 des coopératives résultent de la recherche d’un ajustement entre la convention d’identité coopérative et les contraintes conjointes sectorielles et territoriales.
30La propriété collective est au fondement de la distinction entre les entreprises capitaliste et coopérative. Cette particularité s’illustre ; en particulier, dans la rémunération de ses membres. Par exemple, dans le cas des coopératives d’énergies renouvelables, la propriété coopérative facilite leur acceptabilité sociale, avec une distribution juste des coûts et des bénéfices liés aux projets, une implication des citoyens dans les processus de décision et l’instauration d’une relation de confiance entre le développeur et les résidents (Bauwens, 2015). De même, dans le champ des banques coopératives, il a été mis en évidence que la propriété collective de celles-ci a des effets positifs sur leur efficacité organisationnelle et commerciale, comme sur leur capacité à générer ou à mobiliser des ressources pour favoriser leur croissance externe (Gurtner et al., 2002).
31De plus, la propriété collective repose sur la création de réserves impartageables, lesquelles ont mécaniquement une incidence sur les modalités de rémunération. La rémunération du capital social pour les coopératives est contrainte par l’obligation de constituer des réserves impartageables. Elle favorise donc une répartition à destination des coopérateurs selon deux mécanismes complémentaires. Le premier complète la rémunération des coopérateurs en fin d’année lors de la distribution des excédents de gestion, tandis que le second complète les rémunérations des coopérateurs dans le processus de production en lien avec les contraintes sectorielles, comme par exemple un prix d’achat supérieur au marché pour les membres d’une coopérative agricole, ou l’accès à des produits de consommation à un prix accessible pour les membres d’une coopérative de consommation. Dans le cas des coopératives agricoles, le prix d’achat de la production des associés-coopérateurs, ou la réduction de la marge des prix de vente de biens ou services aux coopérateurs-usagers sont des illustrations de ce mécanisme (Chomel et al., 2013). Dans le cas des coopératives de consommation, il s’agit de réduire les marges pour offrir des produits de qualité à un prix accessible. Dans les SCOP, cette spécificité s’incarne par l’association aux résultats et autres mécanismes de prime et d’intéressement pour les salariés (Charmettant et al., 2016).
32Les modalités de rémunération étant établies de manière endogène à la coopérative, elles nous semblent illustrer la manière dont des conventions de niveau 2 peuvent être adoptées. Compte tenu du système de décision démocratique, elles résultent de compromis entre les associés, d’une part sur le partage de la valeur et, d’autre part, sur la définition et la construction de la qualité des services et des produits. Ainsi, les modalités de rémunération et leurs procédures d’application traduisent les orientations stratégiques et les choix de coordination définis collectivement, révélant les interactions, les intérêts, les rapports de force et les systèmes de valeurs en présence au sein de la coopérative tout en tenant compte des contraintes sectorielles et territoriales comme de la convention d’identité coopérative.
33La gouvernance dévoile les différents types de pouvoir et la manière dont ils s’incarnent dans la coopérative (HCCA, 2021). Tout d’abord, le pouvoir souverain, qui est à la base des autres pouvoirs, est attribué aux sociétaires de la coopérative qui forment l’assemblée générale des coopérateurs (Chomel et al., 2013). Concrètement, il correspond à l’élection des administrateurs, détenteurs du pouvoir de surveillance, et à la délégation des responsabilités stratégiques et opérationnelles de la coopérative au pouvoir exécutif (la direction). Parallèlement, le pouvoir de surveillance est crucial dans la coopérative car il garantit la cohérence entre la conduite de l’entrepriseet les intérêts des coopérateurs. Le pouvoir de surveillance est interne à la coopérative, mais il peut également être délégué à une procédure externe, celle de la révision coopérative. Le bon fonctionnement de la coopérative, l’élaboration de la stratégie et sa mise en œuvre relèvent, enfin, du dernier pouvoir : l’exécutif. Il est souvent délégué aux dirigeants salariés, en concertation avec les dirigeants coopérateurs. Ainsi, les rôles assignés au Conseil d’Administration (CA) ainsi que les acteurs qui le composent sont hétérogènes (Cariou, 2021). Parmi ces rôles, deux se distinguent largement, à la fois antinomiques et complémentaires : un rôle de contrôle / de surveillance et un rôle de partenaire / de ressource. Comme émanation de l’AG, il a également pour fonction de développer les liens entre l’organisation et son environnement (Cornforth, 2004). La gouvernance coopérative, comme beaucoup d’actions collectives, ne s’anime pas seule et s’accompagne en effet de dispositifs de gouvernance.
34Ces dispositifs de gouvernance permettent aux coopérateurs d’exprimer leurs avis et de construire des solutions aux problématiques qu’ils rencontrent. Dans beaucoup de coopératives, des solutions productives sont imaginées au sein de ces instances de gouvernance en raison de l’expertise des coopérateurs, en lien avec leur double qualité et leurs proximités avec le territoire (Filippi, 2013). En effet, les coopératives ont toutes une gouvernance démocratique qui s’exprime de plusieurs façons, comme l’ont montré de nombreuses études en particulier pour les coopératives agricoles (Chaddad & Cook, 2004), les SCOP (Charmettant et al., 2020) ou les coopératives bancaires (Deville & Lamarque, 2015). Chaque coopérative fait des choix concernant des formes possibles de participation qu’elle met en place (par exemple avec des comités locaux, des correspondants, un directoire ou un conseil de surveillance) et les méthodologies de son animation (par exemple par sociocratie, par consentement, par représentativité, etc.) [Brullebaut et al., 2020].
35À cet égard, le cas de la coopérative financière La Nef est instructif. Plusieurs forums et lieux de réflexion réunissent, de façon régulière et temporaire, des participants issus de l’ensemble des parties prenantes de la coopérative. Dans ces séminaires nationaux et régionaux s’échangent des points de vue sur la vie coopérative et l’implication des sociétaires tandis que des groupes travaillent sur des points précis concernant La Nef. Ce sont des arènes mixtes du point de vue de leur composition, qui font remonter des avis et des suggestions aux instances, sans avoir de rôle particulier sur les processus de décision. À côté de ces espaces mixtes prennent place des espaces d’action réservés aux sociétaires actifs, comme lieux d’échange sur l’animation des territoires, qui jouent un rôle dans l’amélioration de la participation à la gouvernance de la coopérative.
36La gouvernance démocratique influence également l’activité productive. Par exemple, le groupe coopératif agricole Terrena, leader en France à la fin des années 2000, a choisi de s’éloigner d’une agriculture intensive pour mettre en œuvre une activité plus respectueuse de l’environnement, l’Agriculture Écologique Intensive (AEI) selon la conception de Michel Griffon (2013), pour se mettre en cohérence avec son projet politique. Ce changement de stratégie est décidé à partir de la consultation électronique en AG de ses 22 000 adhérents afin de fédérer ce groupe coopératif encore sous tension suite à la fusion de ses deux coopératives initiales. Ce choix est issu d’un long processus d’information et de discussion collective participatif et démocratique, impliquant les associés comme les salariés. Il marque un engagement, prolongé dès 2010 avec la mise en place des Terrenales comme lieu de création et de diffusion des innovations techniques et organisationnelles ainsi que de ses « Sentinelles de la terre ». Ainsi, l’exercice de la démocratie coopérative montre que, quelle que soit la taille d’un groupe coopératif, l’exercice du pouvoir des associés coopérateurs reste une clé de gouvernance essentielle (Filippi, 2013).
- 6 Nouvelle forme reconnue par la loi de 2001 en France.
37Dans les nouvelles formes de coopératives, comme les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC)6, la création d’instances de gouvernance se développe pour assurer une meilleure représentativité des parties prenantes, à la fois internes mais aussi externes à la coopérative. Par exemple, dans la coopérative d’intérêt collectif d’énergies renouvelables Enercoop, la gouvernance est organisée autour de cercles hiérarchisés créés, animés et pilotés par des coopérateurs, permettant des prises de décision plus inclusives et déconnectées de la possession du capital (Becuwe et al., 2020).
38L’activation et la mobilisation des coopérateurs grâce à des instances de gouvernance s’expliquent aussi par la volonté de développer une position alternative, critique par rapport aux autres acteurs du secteur. La dimension critique d’Enercoop réside dans sa proximité avec ses coopérateurs, unis par le projet d’une énergie citoyenne et décentralisée par opposition aux autres distributeurs centralisés d’énergie. Grâce à ses groupes locaux, La Nef défend une identité alternative du banquier pour se démarquer des autres sociétés financières. Cette dimension critique des coopératives s’incarne aussi dans leur rapport au territoire.
39Les instances de gouvernance façonnent l’identité de la coopérative, en incarnant son altérité par rapport à ses concurrents, tout comme elles sont des lieux de production et d’innovation dans lesquels les coopérateurs s’expriment et expérimentent des solutions face aux contraintes du secteur et du territoire. Ainsi, en analysant les modalités de la propriété coopérative et les dispositifs de la gouvernance démocratique, nous mettons en lumière les solutions recherchées par la coopérative et les coopérateurs entre les logiques sectorielles et territoriales et la convention d’identité coopérative propre à l’entreprise. Nous avons également observé que toutes les coopératives sont soumises à cette même tension, coopératives de production, de consommation, de travailleurs ou SCIC. Les logiques sectorielles et/ou territoriales constituent des contraintes pour chaque coopérative qui doit trouver des compromis, propres à chaque coopérative et situation, entre sa convention et les règles du secteur et du territoire. Mais la construction de ces compromis peut également fragiliser, en retour, la convention d’identité de la coopérative.
40Nous avons donc caractérisé la convention d’identité coopérative, déclinée en conventions de niveau 1 et 2, tout en soulignant son adaptabilité et son interprétation différenciée en fonction des collectifs portant les coopératives. Nous proposons désormais d’élaborer une grille d’analyse qui pourrait servir de cadre à de nouvelles recherches pour comprendre les dynamiques d’évolution des coopératives. Il s’agit donc de préciser comment observer la convention d’identité coopérative à partir d’un faisceau de critères (3.1), puis d’identifier comment les coopératives construisent des compromis possibles entre la convention d’identité coopérative et leur environnement (3.2), avant de discuter des trajectoires institutionnelles possibles, comme la banalisation (3.3).
41La définition et le périmètre de la convention d’identité coopérative sont cohérents avec d’autres essais de typologies de coopératives (Chaddad & Cook, 2004 ; Cornforth, 2004). À partir de notre analyse de plusieurs études sur les coopératives, nous proposons une grille identifiant des critères d’observation de la convention d’identité coopérative et des conventions de niveau 2 qui permettent d’en identifier les spécificités.
Tableau 1 Critères d’observation et d’analyse de la convention de niveau 1 et de niveau 2
Convention d’identité coopérative de niveau 1 |
Convention de niveau 2 |
Principes coopératifs |
Critères constitutifs |
Critères de proximité |
Critères de distanciation |
Propriété collective |
Modalités de rémunération du capital |
Lucrativité limitée (ex. % des dividendes mis en réserve) |
Émission de parts d’associés non-coopérateurs Cessibilité du capital social décidée par un marché ou sans avis collectif |
|
Modalités de rémunération des apports |
Équité de la rémunération des apports entre les membres, décidée collectivement |
Rémunération selon les règles du marché |
|
Modalités de rémunération du travail |
Rémunération décidée collectivement (Stabilité par la présence de CDI Taux de formation important) |
Individualisation de la décision de rémunération et selon le marché |
Gouvernance démocratique |
Qualité des membres |
Membres uniquement |
Équilibre des parties prenantes non membres dans la prise de décision sans détention du capital ( % Associés non membres) |
|
Règles du partage du pouvoir |
Égalité des votes (une personne une voix) |
Attribution des votes différenciée ou distance par rapport à 1 personne = 1 voix (des collèges dans les SCIC) |
|
Représentativité |
Directe (AG – CA) Participative (commissions) |
Indirecte (Directoire) Délégué |
Source : les autrices.
- 7 Nous avons pu le montrer par exemple dans le cas du secteur des énergies renouvelables en France ( (...)
42La convention d’identité coopérative et les conventions de niveau 2 sont loin d’être immuables dans le temps car elles sont soumises à des épreuves, par leur inscription dans des régulations sectorielles et territoriales qui sont, elles, guidées par d’autres conventions. Aussi relèvent-elles d’un processus d’ajustement constant. Ces épreuves peuvent donner lieu à des processus de démutualisation, qui vont parfois jusqu’à engendrer la sortie du collectif de la convention d’identité coopérative. Face à ces défis, les entreprises coopératives n’ont d’autre choix que de s’adapter pour perdurer dans le temps (Cook, 2018), voire d’influencer certaines caractéristiques de ces régulations7 et, enfin, de se régénérer ou pas.
43Les régulations sectorielles influencent souvent la répartition de la valeur entre les acteurs d’une filière, et donc leurs rémunérations. Dès lors, la modalité d’équité de la rémunération dans la coopérative est mise à l’épreuve par les logiques du secteur. L’associé-coopérateur d’une coopérative agricole a le choix entre fournir la totalité, ou une partie, de ses apports à la coopérative, d’utiliser la totalité, ou une partie, des services de la coopérative ou de vendre partiellement à d’autres entreprises du secteur Ce choix est influencé par le prix proposé par la coopérative qui matérialise sa réponse face aux contraintes concurrentielles. La coopérative est donc contrainte d’adapter ses modalités de rémunération face aux prix de marché afin d’assurer d’une part une performance économique pour ses membres et, d’autre part, l’adhésion et l’engagement des membres dans la coopérative. Cette tension et sa résolution s’expriment de façons différentes en fonction des secteurs d’activité, mais aussi de sa place de la coopérative dans la filière, sa taille ou son pouvoir de négociation.
44Dans leur étude de l’évolution des modalités de rémunération des caves coopératives, François Jarrige et Jean-Marc Touzard (2001) analysent comment les coopératives vinicoles sont passées d’une rémunération « au kilo-degré » dans une logique productiviste à un système de rémunération basé sur la qualité et intégrant des mécanismes de bonification. Cette évolution vers un système de rémunération différencié répond au déclin du marché du vin de table dans les années soixante-dix. Elle entraîne un repositionnement de marché des coopératives vinicoles vers des vins de meilleure qualité et le développement de nouveaux cépages, permettant alors l’augmentation des revenus des coopérateurs-producteurs. Face à l’évolution des prix dans le secteur vinicole, la coopérative a renouvelé le mode de calcul des prix afin de répondre à la contrainte sectorielle et à la concurrence sur le marché. Pour une entreprise conventionnelle, le basculement du modèle de rémunération aurait résulté d’une décision managériale, plutôt que d’un processus cherchant à engager tous les producteurs dans la démarche.
45Ainsi, la définition d’un compromis entre l’évaluation marchande et l’évaluation coopérative dans la fixation de la rémunération s’observe dans plusieurs trajectoires de coopératives, (Novkovic, 2008), dans le cas de la coopérative Alter-Conso dans le commerce équitable (Maignan, 2016) ou dans le cas des coopératives d’utilisation de matériel agricole face à la volatilité des prix (Lucas & Gasselin, 2018). Dans les différents secteurs, bien que le prix coopératif est souvent au-dessus ou en dessous du prix du marché. Sur le long terme cependant, les producteurs jouissent de la sécurité d’une rémunération plus stable (Filippi, 2016). La stabilité sur le temps long est ainsi une caractéristique de ces compromis (Chevallier, 2013).
46Ainsi, face aux régulations sectorielles et à leur impact sur les logiques productives, l’entreprise coopérative construit un compromis entre la recherche d’une rémunération juste et équitable, valorisant la qualité et les savoir-faire des coopérateurs et la recherche d’une performance économique dictée par le marché. Quand le secteur tend à contraindre la formation de la rémunération dans la coopérative vers une logique principalement marchande, l’entreprise peut développer des stratégies de revalorisation de la rémunération, notamment en développant d’autres avantages ou en jouant sur des spécificités territoriales.
47L’exemple de Scop-Ti, coopérative de production de thés et de tisanes dans le sud de la France, créée par des salariés qui ont repris l’outil de production à la suite de la fermeture de l’usine par un grand groupe industriel en 2014, est assez révélateur de ces tensions entre principes coopératifs et contraintes sectorielles (Maisonnasse et al., 2020). La coopérative, qui conditionne, distribue et vend du thé et des tisanes, se situe dans le secteur de la grande distribution, marché très concurrentiel. Dans ce contexte, la coopérative a dû adapter sa gouvernance pour correspondre aux attentes de la certification en vigueur dans ce secteur d’activité. Pour être certifiée, la SCOP, qui avait élaboré sa gouvernance sur un modèle de cercles concentriques, avec l’assemblée générale des coopérateurs, instance souveraine, qui encerclait et encadrait le tout, a dû se résoudre à adopter un organigramme pyramidal, en plaçant cependant l’AG au sommet de la pyramide. En outre, le secteur de la grande distribution exige des décisions rapides qui ne peuvent attendre la réunion d’une assemblée générale. Il a donc fallu mettre en place un système de délégation de l’AG vers un CA puis vers un trio de délégués mandatés pour négocier directement avec le secteur, en tension avec leur volonté réelle d’un mode décision collégial et transparent. Malgré un système d’information et de validation a posteriori par tous les coopérateurs des décisions prises par les trois délégués, le risque d’une trop forte délégation de pouvoir à ce trio demeure. Ces aménagements de la gouvernance démocratique peuvent être vus comme une solution, non sans tensions, entre principes coopératifs et sectoriels.
48Les coopératives peuvent participer à une régulation territoriale du secteur en investissant dans les AOC ou les AOP, dans les circuits courts et les savoir-faire locaux. Les coopératives agricoles tentent également de créer des compromis dans les filières de production longues. Grâce à leur positionnement en amont des filières, elles maîtrisent la production et la traçabilité de leurs produits. Cela leur permet d’être des partenaires fiables qui garantissent aux transformateurs et aux distributeurs, le contrôle d’un approvisionnement qui assure la qualité comme la quantité des marchandises (Filippi, 2015). Les principes coopératifs se révèlent être des atouts dans la volonté de renforcer le patrimoine collectif au niveau local via la consolidation et l’accroissement d’actifs productifs. Ainsi, la valeur ajoutée produite étant réinvestie dans le développement d’outils industriels et commerciaux, les coopératives s’inscrivent pleinement dans la notion de durabilité des territoires.
49Ces logiques territoriales peuvent toutefois être à l’origine d’épreuves pour la gouvernance démocratique des coopératives. Le cas de la SCIC Friche La Belle de Mai illustre bien la difficulté, malgré le multi-sociétariat statutaire et l’ancrage territorial, de faire vivre un idéal démocratique et participatif pourtant au cœur du projet. Si, du fait de son projet de rénovation d’une friche urbaine, l’ancrage territorial paraît très clair, l’ouverture sur le quartier dans lequel elle est implantée n’a pas coulé de source. Le projet culturel et artistique a dû s’adapter afin de mobiliser les habitants du quartier et de faire de la Friche un lieu de vie. Outre la création d’espaces ouverts à tous (aire de jeu, tables de pique-nique, skatepark, crèche, etc.), la SCIC a repris le cinéma du quartier et travaille aujourd’hui sa programmation en partenariat avec les écoles. En 2020 et 2021, des groupes de discussion élargis à l’ensemble des parties prenantes (dont les habitants) ont eu lieu pour réfléchir au projet de la Friche pour les dix ans à venir. Aujourd’hui, par ces évolutions et par l’ampleur du projet dans le quartier, la Friche est reconnue comme un acteur du territoire et participe à son développement (Charmettant et al., 2020).
50Dans le cas des coopératives agricoles, la transformation en groupe coopératif produit des différences dans les stratégies d’ancrage (Filippi et al., 2008). L’accroissement du nombre d’associés, mais aussi de leur diversité et de leur hétérogénéité, particulièrement dans les groupes polyvalents, induit des tensions dans l’exercice de la démocratie coopérative. Reconstituer une certaine homogénéité pour fluidifier la prise de décision (Cook, 2018) devient un enjeu majeur. Les coopératives ont toute liberté pour développer des dispositifs en interne afin de limiter les tensions et éviter les conflits. Par exemple, la coopérative Agrial qui, dès les années 2010, va non seulement multiplier les comités (comités de rémunérations, d’audit…) mais aussi mettre en place sur sa circonscription statutaire une organisation territoriale innovante. L’idée est ici de créer des entités territoriales, comme des « mini-coopératives », pour assurer une gestion au plus près des besoins des associés en décentralisant certaines décisions managériales. Le territoire joue alors comme le lieu de conciliation des intérêts et d’exercice du pouvoir démocratique. Cependant, face à ces épreuves, les risques de basculement ou de dilution des coopératives dans la logique marchande voire capitaliste, existent.
51La thèse d’une éventuelle banalisation des coopératives serait le résultat de la position hybride, en tant qu’entreprises a-capitalistes présentes sur des marchés concurrentiels (Spear, 2011). L’altérité des coopératives est alors mise en cause à travers : i) la normalisation des activités et des produits, ii) l’hybridation des modes de financement des groupes coopératifs, et iii) la mise en œuvre de stratégies de plus en plus guidées par des objectifs lucratifs, ou encore iv) la distanciation aux associés qui, en raison de l’accroissement de leur taille, pâtiraient d’une moins bonne écoute et d’un désintéressement vis-à-vis de leurs besoins (Artis, 2021).
52Sont alors mis en lumière des processus de marchandisation, de standardisation des outils de gestion, d’hybridation ou d’uniformisation des pratiques commerciales, de la dénaturation, de la dégénérescence ou de la perte d’identité (Langmead, 2017). Les dispositifs de gouvernance, à l’origine de compromis sectoriels ou territoriaux, sont ainsi fragilisés par la croissance des coopératives et paradoxalement, par leur succès.
53En effet, la règle « 1 personne = 1 voix » s’applique principalement lors des votations de l’assemblée générale, dans un contrôle a posteriori du mandat délégué aux administrateurs élus. Dès lors, elle ne s’applique pas sur toutes les décisions stratégiques prises hors de ces instances. À cet égard, il est important de bien distinguer les décisions soumises au vote en AG de celles liées au fonctionnement quotidien et de la responsabilité du CA dans l’exercice de ses missions ou de la direction dans son mandat de gestion (Iliopoulos et al., 2019). D’autres limites ont déjà été mises en évidence : le faible taux de participation des coopérateurs dans les assemblées générales (Chiffoleau, 1999), la faible implication des coopérateurs dans les décisions stratégiques et politiques ou encore la faible représentativité des conseils d’administration (Chevallier & Legros, 2016). L’augmentation de la taille de la coopérative est souvent mise en avant pour expliquer cet affaiblissement de la participation des membres, voire une certaine banalisation. L’exercice de la démocratie dans la coopérative diffère entre un groupe homogène d’une centaine de coopérateurs et un groupe hétérogène qui en compte plusieurs milliers, comme dans le cas de la coopérative Terrena mentionné ci-dessus.
54Claude Vienney (1994) analyse l’évolution des coopératives sur plusieurs décennies et atteste de la possible perte des caractéristiques coopératives, phénomène qu’il qualifie de retournement. Le cas des coopératives de consommation en France illustre ce processus. Alors que la force et le poids de la coopération de consommation étaient particulièrement importants jusqu’à la fin de la décennie 1950, le mouvement amorce son irréversible déclin au cours de la décennie suivante (Artis, 2021). L’exemple de deux coopératives de consommation dans le Grand Est de la France montre que celles-ci n’ont pas pu répondre aux évolutions sectorielles, caractérisées par la réforme de la distribution (Couvrecelle et Géry, 1960). Les Coopérateurs de Haute-Savoie disparaissent corps et biens en 1977, les Coopérateurs du Jura sont absorbés par les Coopérateurs de Saint-Étienne en 1984, eux-mêmes fusionnés l’année suivante avec les Coopérateurs de Champagne qui décident immédiatement la fermeture des magasins et la liquidation de l’actif immobilier (Artis, et al., 2020). Aujourd’hui, ce projet politique renaît dans les supermarchés coopératifs et de nouvelles formes de coopératives ravivent la convention d’identité coopérative pour se développer et porter une vision critique de la grande distribution et la formation des prix.
55Face à ces risques, le contre–retournement, défini comme le retour aux fondamentaux coopératifs, s’observe aussi dans plusieurs coopératives, quels que soient leur taille, leur histoire ou leur secteur d’activité. Depuis 2018, à la suite de la fusion des trois banques coopératives locales, une nouvelle banque coopérative est née, la Banque Populaire Auvergne Rhône Alpes qui a institué une nouvelle instance : les comités territoriaux de membres (CTC). Ces comités se sont imposés alors que le nombre d’administrateurs au conseil d’administration passait d’environ 40 à 18 avec la fusion des trois entités. Actuellement au nombre de 6, les CTC ont pour rôle de faire le lien entre les acteurs territoriaux et la banque coopérative. Ils sont composés de coopérateurs implantés dans les territoires et connaissant bien les logiques sectorielles. Ils peuvent en outre appuyer les salariés locaux de la banque dans le développement d’initiatives ou faire remonter des suggestions vers le sommet. Les CTC sont animés par les directeurs responsables locaux des banques coopératives. Ils ont en outre joué un rôle de proposition dans le développement de la politique de RSE de la banque. Ces comités sont aussi présentés par la coopérative comme des espaces intermédiaires de co-construction et d’amélioration des activités et du projet politique de la coopérative. Composés à la fois de salariés et de coopérateurs, ils ont vocation à construire des compromis entre les logiques sectorielles incarnées par les salariés et les logiques coopératives que représentent les coopérateurs (Artis & Vézina, 2022). Dans ce cas, le contre retournement est effectué par la réactivation d’espaces de co-construction et de co-gestion de la coopérative avec ces membres.
56De leur dynamique naissent des trajectoires sectorielles et territoriales dont le dessin esquisse, ou non, la banalisation de la coopérative dans le système économique. En effet, le poids des contraintes sectorielles, et en particulier les rémunérations et la réglementation, laisse planer le risque du dévoiement du projet initial, de même que certaines logiques territoriales peuvent pousser à des formes de concurrence accrue, à des changements d’échelle ou à un élargissement des alliances entre acteurs, conduisant à leur dilution sur le territoire (Padt et al., 2014). Si les logiques sectorielles conduisent les coopératives à affaiblir leur modèle spécifique, les tensions territoriales tendent à diluer le pouvoir des associés coopérateurs dans les processus de décisions. En identifiant la convention d’identité coopérative et les conventions de niveau 2, il est alors possible de mieux comprendre les risques d’affaiblissement de la convention d’identité coopérative afin de mieux agir dans la recherche et l’opérationnalisation d’une mise en cohérence de ces deux niveaux de conventions.
57Alors que l’entreprise reste une institution majeure du système économique, l’entreprise coopérative demeure peu conceptualisée. Nous avons dans cet article mis en lumière la spécificité des coopératives à partir d’une « convention d’identité coopérative » fondée sur la propriété collective et la gouvernance démocratique. Cette convention de niveau 1 est opérationnalisée par des conventions de niveau 2 au niveau des familles de coopératives et à l’échelle des entreprises coopératives. Face aux contestations émanant des logiques sectorielles et territoriales, les coopératives recherchent en permanence une mise en cohérence entre ces deux niveaux de conventions. Celle-ci peut encourager un ancrage fort dans l’identité coopérative, ou à l’inverse, nourrir son éloignement, voire sa banalisation ou sa démutualisation.
58Nous montrons que l’entreprise coopérative peut être considérée comme un espace de création et de production de règles en réponse aux besoins de ses membres et, par extension, aux aspirations de la société. Les coopératives deviennent alors des espaces d’innovation par rapport aux régulations sectorielles et territoriales. Face à la pression du système et des entreprises capitalistes, elles évoluent sur le fil du rasoir, entre leur banalisation liée à la distanciation par rapport à leur convention d’identité coopérative et leur capacité d’innovation pour s’adapter continuellement aux contraintes sectorielles et territoriales. Nous avons montré que la propriété collective, et plus spécifiquement les modalités de rémunération qui y sont associées, ainsi que les règles de gouvernance et les dispositifs de participation influencent certaines dimensions du mode de régulation des coopératives.
59L’originalité de notre apport sur l’appréhension de la convention d’identité coopérative et des ajustements et compromis, au croisement des règles sectorielles et territoriales, nous semble constituer un préalable pertinent pour avancer dans la compréhension des régulations méso-économiques. Ces régulations sont le résultat de configurations historiques, elles-mêmes étant le produit de rapports de force entre les organisations productives. Le plus souvent, l’analyse de ces régulations laisse sous silence la diversité des organisations productives impliquées. Or une meilleure compréhension des logiques internes de ces organisations économiques, notamment des coopératives, apporte des enseignements complémentaires pour analyser les régulations macro et méso-économiques, en particulier sur les formes de concurrence et le rapport salarial. Cette convention d’identité coopérative ouvre des perspectives pour questionner les régulations méso-économiques (secteur et territoire) dans les formes de concurrence comme dans le rapport salarial.