Pour une économie politique et historique : autour de Capital et Idéologie
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Thomas Piketty est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et professeur à l’École d’économie de Paris/Paris School of Economics. Il a publié de nombreux articles de recherche dans des revues internationales telles que le Quarterly Journal of Economics, le Journal of Political Economy, l’American Economic Review, la Review of Economic Studies, Explorations in Economic History et les Annales : Histoire, Sciences Sociales, ainsi qu’une dizaine de livres. Il est l’auteur de travaux historiques et théoriques consacrés à la relation entre développement économique, répartition des richesses et conflit politique. Ces travaux ont mis en évidence l’importance des institutions politiques, sociales et fiscales dans la dynamique historique de la répartition des richesses.
Thomas Piketty est également co-directeur du World Inequality Lab et de la World Inequality Database, et l’un des initiateurs du Manifeste pour la démocratisation de l’Europe. Il est l’auteur des ouvrages Le capital au xxie siècle (2013) et Capital et Idéologie (2019). Plus d’informations ici.
Une trajectoire de recherche
Revue de la régulation (RR) : Avant d’aborder Capital et Idéologie, peut-être pourrions-nous retracer rapidement votre trajectoire. Qu’est-ce qui, d’après vous, explique que vous soyez devenu économiste, et que vous vous soyez intéressé très tôt à la question des inégalités et de la fiscalité ?
- 1 Piketty T. (2019), Capital et Idéologie, Paris, Le Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde » ; P (...)
Thomas Piketty (TP) : Lorsque je me suis dirigé vers l’économie, quand j’étais étudiant, mon but était de retourner d’une certaine façon vers l’histoire. De façon générale, j’essaie de me définir comme chercheur en sciences sociales et je tente de développer une forme d’économie politique et historique. Les trois livres principaux que j’ai écrits1, Les hauts revenus en France, publié en 2001, Le capital au xxie siècle en 2013, Capital et Idéologie en 2019, ces trois livres, depuis le premier, écrit il y a presque 20 ans, sont avant tout des livres d’histoire, tout en relevant un peu de l’économie aussi. Ils partent de sources historiques, ils essaient de suivre des sources historiques. Si vraiment il fallait choisir entre les disciplines, je crois avoir plus d’attrait pour l’histoire que pour l’économie. Néanmoins, je n’entends pas établir de hiérarchie entre les disciplines. Je préfère défendre l’idée d’être chercheur en sciences sociales.
Comment suis-je devenu ce chercheur-là ? Mes parents n’avaient pas le bac, ils n’avaient pas fait d’études. Ma mère avait quitté l’école en troisième, mon père en première. Ils n’avaient pas beaucoup de conseils à me donner sur les études. Au collège, en Indre-et-Loire, puis au lycée, à Tours, les professeurs m’ont dit : « t’es bon en maths, faut aller en maths, faut faire une prépa maths ». Ce que j’ai fait. Pourtant, dès le lycée, j’avais une préférence pour l’histoire et le français. Mais on me disait, « non, ça ne marche pas comme ça. Si t’es bon en maths, faut aller faire des maths ». C’est seulement en classe préparatoire que j’ai découvert qu’il y avait cette chose qui s’appelait l’École normale supérieure, et une profession consistant à être universitaire. Après les concours, j’ai d’abord hésité. J’ai commencé par la rentrée de Polytechnique mais ils voulaient me couper les cheveux, m’envoyer faire mon service militaire, je me suis dit « ouh là »…
J’ai donc choisi Normale sup’. J’ai très vite souhaité sortir des « sciences dures » et retourner vers les sciences sociales. Comme j’arrivais des concours mathématiques, la façon la plus simple d’y parvenir était de faire de l’économie. C’est aussi bête que ça ! J’ai alors essayé de faire ce qu’on me demandait de faire. Aussi ai-je commencé ma carrière de chercheur par des contributions très théoriques, très modélisatrices, tout simplement parce qu’alors – j’étais tout jeune – c’était ce que je savais faire. J’ai donc essayé de faire de mon mieux avec les exigences de la discipline. Très rapidement, j’ai soutenu ma thèse : à vrai dire, il n’y avait pas grand-chose dedans, c’était des théorèmes mathématiques présentant peu d’intérêt. Sur la base des théorèmes que j’avais démontrés, je me suis retrouvé très jeune prof. au MIT. J’ai alors réalisé que je ne pourrais pas poursuivre très longtemps dans cette voie : de fait, ces modèles, ces théorèmes, etc., ça m’embêtait beaucoup. Dans le même temps, j’avais dans l’idée de revenir en France rapidement.
Une institution, l’École des hautes études en sciences sociales, a joué un rôle central dans ma trajectoire : je souhaitais y revenir pour y retrouver cette forme d’histoire croisée avec l’économie, la sociologie, les sciences politiques qui faisait mon admiration. C’est à cet idéal – pas toujours vérifié mais puissant sur le plan des principes – que j’aspirais, l’idéal d’une science sociale totale, inspiré de l’école des Annales. J’avais envie de me diriger sur cette voie et de sortir des modèles théoriques de taxation optimale qui ne m’amusaient plus guère.
C’est dans ce contexte que j’ai découvert les sources fiscales historiques. Quand j’ai essayé de regarder des données sur les inégalités de revenu, la répartition du revenu pour la France, on me disait : « il n’existe pas de données historiques, il n’y a rien avant les années 1980 ». Cela m’interrogeait : un impôt sur le revenu existe depuis 1914, il a bien dû laisser des traces… Puis, en remontant le fil, j’ai réalisé qu’il y avait forcément des sources dans les archives du ministère des Finances. Il n’y avait même pas besoin d’aller chercher très loin dans les archives. C’étaient, pour beaucoup, des sources imprimées : chaque année, l’administration devait bien rendre compte au Parlement des modalités de prélèvement de l’impôt. Dès lors qu’est mis en place un impôt sur le revenu – en France comme dans tous les pays –, il existe un minimum de données. L’administration essaie de montrer au Parlement, au pouvoir exécutif ou à l’opinion non seulement ce qu’elle fait de l’impôt, mais aussi comment elle le collecte. Il existe donc des données sur le nombre de contribuables par tranche de revenu, etc. De fil en aiguille, je me suis mis à exploiter ces données qui m’ont permis de remonter jusqu’en 1914 en France.
Cela m’a amené à mon premier livre, Les hauts revenus en France au xxe siècle, paru en 2001. Ce fut vraiment mon premier grand plaisir de recherche. J’y ai consacré trois-quatre ans : rentré des États-Unis en 1995, j’ai commencé à travailler sur ce premier projet historique à partir de 1997-1998 jusque 2001. J’ai pris vraiment un grand plaisir à travailler ces données, tout en essayant de raconter une histoire politique, sociale. En particulier, toute la période de l’entre-deux-guerres m’a beaucoup intéressé. Les parties que je préfère dans ce livre portent sur l’histoire de l’impôt lui-même, celle des législations et des combats politiques autour de l’impôt sur le revenu. Comment le Front populaire a essayé de présenter une réforme de l’impôt sur le revenu, que fait Vichy de cet impôt, qu’en est-il après mai 1968 ? Toute cette matière historico-économique m’a passionné.
Par la suite, de proche en proche, je suis parti en quête de données comparables sur d’autres pays. Tony Atkinson a joué un rôle important, il m’a indiqué : « Ah ! mais c’est vrai, j’aurais dû faire ça pour le Royaume-Uni et je vais le faire. » Avec Emmanuel Saez, j’ai collecté des données sur les États-Unis. Ce travail de recueil et de mise en perspective des données, je ne l’ai réalisé pour aucun pays de façon aussi détaillée et complète que pour la France. Pour les autres pays, il n’était pas possible d’intégrer toute la dimension relevant de l’histoire politique. Mais cela a permis de construire petit à petit une base de données internationale. C’est un exercice très chronophage, au point qu’à un moment, rassembler tous ces matériaux statistiques fiscaux devient relativement lassant. Honnêtement, cela fait maintenant assez longtemps que ça m’ennuie beaucoup…
Dans mon dernier livre, Capital et Idéologie, j’ai réussi un peu à m’échapper, en partie seulement, de ces matériaux. Dans mon livre précédent, de 2013, ils prennent encore beaucoup de place : je reste vraiment le nez dans mes sources nationales et internationales. Dans Capital et Idéologie, je reviens à une approche plus politique. J’essaie de convoquer mes matériaux statistiques quand j’en ai besoin et parviens un peu plus à m’en détacher pour explorer d’autres facettes, liées notamment aux représentations des inégalités. Cela m’amène – et j’en suis heureux – à faire appel à beaucoup d’autres recherches en sciences sociales que les miennes, à beaucoup d’auteurs et d’ouvrages que j’ai eu plaisir à lire et que j’essaie de raconter. Le livre précédent, Le capital au xxie siècle, est très insuffisant de ce point de vue. J’ai l’impression de faire des progrès ! C’est agréable de parler du travail des autres. Voilà pour un condensé de mon itinéraire et un aperçu de la direction vers laquelle je chemine.
- 2 Par exemple, au motif qu’il fallait qu’au moins 50 % des articles proviennent d’économistes, des re (...)
RR. Vous l’avez mentionné, vous vous définissez aujourd’hui comme un chercheur en sciences sociales. Et votre dernier ouvrage constitue un exemple magistral des apports d’une telle approche. Cette posture « indisciplinée » ou « unitariste » en sciences sociales est facilitée par votre statut de directeur d’études à l’EHESS. Mais n’est-elle pas risquée pour de jeunes chercheurs en économie devant s’affirmer dans des institutions qui demeurent très disciplinaires2, par-delà des rhétoriques de l’interdisciplinarité de plus en présentes, y compris au sein du mainstream ? Vous employez le beau terme d’« imagination institutionnelle » sur d’autres sujets. Comment mettre cette imagination au service d’un mutuel enrichissement des disciplines, sans impérialisme ?
TP. Oui, c’est vrai. Il est plus facile d’essayer de se définir comme chercheur en sciences sociales dans mon cas, lorsqu’on n’a plus, depuis longtemps, de contraintes de poste et de soucis de cette nature, que pour de jeunes doctorants. J’en suis tout à fait d’accord et conscient. C’est une réelle difficulté. Pour que les jeunes doctorants en économie obtiennent des postes, pour qu’ils publient comme on leur demande de publier, je peux être amené à leur conseiller d’emprunter des voies qui ne correspondent pas forcément à ce que je voudrais qu’ils fassent. Souvent, ils vont d’eux-mêmes encore bien plus loin. Pour le dire vite, les contraintes du jeu institutionnel amènent parfois les uns et les autres à produire des choses terriblement bêtes, ou en tout cas beaucoup plus restrictives que ce qu’ils avaient en tête au début. J’en suis souvent très attristé. Ainsi, il y a actuellement toute une obsession de l’identification économétrique de relations causales. In fine, les uns et les autres finissent par perdre le goût réel pour leur objet et pour les matériaux, pour les évolutions socio-historiques, pour les pays dont ils parlent, tant ils en viennent à être obsédés par la performance économétrique, par l’exploit statistique. C’est terrible parce que ces personnes ont souvent de bonnes idées au départ, un vrai goût pour les sujets qu’ils étudient, une belle énergie pour collecter des données et puis patatras ! Il ne s’agit pas de dire du mal de tout ça mais bien d’être conscient de cette difficulté. Quelquefois, il pourrait être plus simple d’avoir des étudiants qui s’inscriraient dans d’autres disciplines que l’économie : en histoire, en sociologie, en sciences politiques. Ils seraient plus libres. Néanmoins, chacune de ces disciplines invente aussi ses propres modes de reconnaissance et de parcours. Aussi, ce ne serait pas forcément un cadeau pour eux que de travailler avec moi. Nous sommes donc tous pris dans ces jeux institutionnels parfois un peu pesants. Mais il n’est pas possible de tout changer d’un seul coup, hélas !
Une économie historique : l’histoire, discipline centrale des sciences sociales
- 3 URL : http://piketty.blog.lemonde.fr/2016/09/20/le-fmi-les-inegalites-et-la-recherche-economique/ [ (...)
- 4 Voir, par exemple, Labrousse A., Vercueil J., Chanteau J.-P., Lamarche T., Michel S. & M. Nieddu (2 (...)
RR. Vous avez écrit, dans votre blog hébergé sur le site du journal Le Monde : « Il n’existe pas de loi économique universelle : il existe simplement une multiplicité d’expériences historiques et de données imparfaites, qu’il faut patiemment examiner pour tenter de tirer quelques leçons provisoires et incertaines3. » Dans votre dernier ouvrage, vous proposez « d’étudier ces développements politico-idéologiques non pas de façon abstraite, anhistorique et a-institutionnelle, mais bien au contraire tels qu’ils se sont incarnés dans des sociétés singulières, des périodes historiques et des institutions spécifiques, caractérisées notamment par des formes particulières de propriété et de régime fiscal et éducatif ». Cela fait écho au programme de recherche de l’institutionnalisme historique en économie qui, depuis l’école historique allemande jusqu’à la théorie de la régulation, en passant par l’institutionnalisme originel de Mitchell ou de Kuznets, n’a eu de cesse de mettre en évidence et d’analyser des régularités situées4. Votre dernier ouvrage met aussi en avant le rôle des conflits, des crises, des révolutions, des guerres dans le changement des institutions et des régimes d’inégalités. Tout cela résonne formidablement avec l’agenda de recherche régulationniste, avec des notions comme celle de « compromis sociaux institutionnalisés », cristallisant les résultats de luttes et de rapports de force matériels mais aussi idéologiques. Pourtant, ces traditions sont largement méconnues parce que marginalisées. Des rapprochements conceptuels (régime d’accumulation et d’inégalités, formes institutionnelles, compromis sociaux), thématiques et méthodologiques (histoire longue et diversité des sociétés, usage des statistiques, inscription dans des comportements, dans des cadres institutionnels et historiques, inerties tendant à la reproduction du système et forces impulsant sa transformation, etc.) sont-ils envisageables ? Votre positionnement dans le champ des économistes est singulier : vous dialoguez avec certaines hétérodoxies, sans pour autant forcément épouser leurs thèses et vous utilisez parfois des concepts et explications plus standards. Diriez-vous que vos positions se sont infléchies ?
TP. Sur la question de la régulation et disons de l’hétérodoxie en économie, je n’ai pas forcément beaucoup pratiqué l’auto-analyse au sujet des auteurs qui m’ont vraiment influencé. Peut-être le ferais-je un jour mais ce n’est pas forcément la chose la plus intéressante. Je suis donc désolé si parfois certains ressentent comme un manque de reconnaissance le fait que je ne cite pas forcément suffisamment les auteurs concernés. Concrètement, j’ai suivi les cours de Robert Boyer quand j’étais étudiant en DEA, je l’ai beaucoup lu, ainsi que Michel Aglietta, et cela m’a beaucoup influencé. Je suis désolé si je donne l’impression de ne pas le dire. Dans Capital et Idéologie, je parle beaucoup plus de mes lectures, alors que dans Le capital au xxie siècle, c’est terrible en fait, je ne cite pratiquement personne. J’y déroule mes données statistiques, de manière trop autocentrée sur un certain nombre de sources. C’est là une limitation de mon travail et de cette écriture. C’est moins vrai de Capital et Idéologie mais il reste beaucoup de trous…
RR. Notre question n’allait pas forcément dans le sens du manque éventuel de reconnaissance de tel ou tel auteur. Pour resituer la question, nous avons eu l’impression d’une convergence progressive entre votre programme de recherche, parti d’un camp de base relativement mainstream au moment de la thèse – vous venez de retracer votre trajectoire intellectuelle – et le programme institutionnaliste et, plus particulièrement, régulationniste. Au fur et à mesure des parutions, apparaît, de notre point de vue, une convergence avec certaines problématiques institutionnalistes. S’agit-il d’une impression fallacieuse ou ces convergences sont-elles réelles ?
- 5 Labrousse E. (1933), Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au xviiie siècle, Pari (...)
TP. Oui, alors c’est vrai, ces convergences sont réelles. En même temps, vous l’avez vu précédemment à mes réponses sur mon parcours, j’ai plus tendance à me situer par rapport à l’école des Annales et par rapport à l’histoire, à savoir une certaine tradition d’histoire économique et sociale, plutôt que par rapport à l’école de la régulation ou à l’économie hétérodoxe. Parce que je pense que l’histoire des revenus, des inégalités que j’essaie de pratiquer a elle-même une histoire, une historiographie. Je pense par exemple à des livres comme l’ouvrage de 1933 d’Ernest Labrousse, Esquisse d’une histoire des prix et des revenus au xviiie siècle5. C’est vraiment un livre emblématique et précurseur de l’école des Annales. J’ai l’impression de me situer directement dans son prolongement. Ce livre d’Ernest Labrousse essaie de comprendre la dynamique historique du point de vue des prix, des revenus, de la rente foncière en France au xviiie siècle. Il aboutit à un résultat très fort : les salaires progressent moins vite que les prix et beaucoup moins vite que la rente foncière en France, au xviiie siècle, dans les trois ou quatre décennies précédant la Révolution française. Il y a évidemment l’idée très forte que tout ça n’est pas indifférent par rapport à l’exaspération vis-à-vis du régime politique en place et à l’aristocratie.
- 6 Bouvier J., Furet F. & M. Gilet (1965), Le mouvement du profit en France au xixe siècle : matériaux (...)
Sans procéder à une explication mono-causale de la Révolution, car il y a naturellement toute une diversité de facteurs qui jouent, c’est un beau livre. Ce programme de recherche a, pour partie, continué sur la période suivante, avec, par exemple, le livre de 1965 de Jean Bouvier, François Furet et Marcel Gilet sur Le mouvement du profit en France au xixe siècle6. Il démarre sur cette phrase magnifique : « Aucune histoire économique et sociale valable ne pourra s’écrire tant qu’on n’aura pas écrit une histoire des revenus des différents groupes sociaux » ; la phrase est, de fait, mieux écrite mais l’idée est celle-là. Malheureusement, ce programme de recherche s’est arrêté avant d’avoir atteint le xxe siècle, ce qui est dommage, car cela aurait rendu cette histoire économique et sociale plus sensible à l’histoire politique. Il a fallu du temps pour en arriver à l’histoire des revenus et des patrimoines au xxe siècle, et j’ai eu la chance d’arriver au bon moment pour contribuer à ce travail. Ce travail a longtemps été compliqué par les césures énormes que représentent les guerres mondiales dans les sources. De fait, la façon aussi dont on peut appréhender les revenus, les fortunes privées dans les sources – revenus que les économistes et les historiens du début du xxe siècle n’arrêtaient pas de mesurer de multiples manières – a en partie disparu après les deux guerres mondiales. Malheureusement, cette forme d’histoire économique et sociale est un peu passée de mode chez les historiens. Avec la fin du marxisme, l’histoire a un peu tourné le dos à l’idée d’examiner les soubassements matériels, salariaux, patrimoniaux de l’accumulation. Mais les choses commencent à bouger parmi les nouvelles générations d’historiens.
J’ai l’impression que la filiation intellectuelle dans laquelle je me situe se trouve en premier lieu dans cette histoire-là. Certes, l’école de la régulation est aussi liée à ces courants, mais il me semble qu’elle a bien plus cherché à se définir à l’intérieur de l’économie, de la discipline économique. Je reste toujours un peu hésitant à cet égard : je trouve que l’économie est une discipline trop petite, et qu’elle ne peut être envisagée que dans le cadre plus général de la recherche en sciences sociales, et en particulier de la recherche historique. Les enjeux intellectuels vont au-delà de l’économie.
Par ailleurs, une bonne façon de contourner les économistes orthodoxes et toutes leurs limitations, pour ne pas dire leur bêtise et leur inculture – je pourrais en dire beaucoup ! – la meilleure façon de les contourner peut-être, n’est-elle pas de faire en sorte que l’histoire, la sociologie, les sciences politiques se réapproprient les objets économiques et, finalement, fassent une meilleure économie politique et historique que ce que prétendent faire les économistes orthodoxes ? Et si l’on en reste simplement à un conflit d’écoles et de méthodes à l’intérieur de la discipline économique, j’ai peur qu’on n’en sorte pas. Quand je pense à la situation quand j’étais étudiant en économie, j’ai eu l’impression que les uns et les autres s’enfermaient parfois dans des postures, entre des tenants de l’orthodoxie et les tenants de l’hétérodoxie passant plus de temps à se chamailler à l’intérieur d’une petite communauté qu’à faire progresser des questions de recherche concrètes, avec des sources et des archives. Pour éviter ces effets de posture, ces purs conflits de méthode, je préfère me situer par rapport à une filiation plus générale en sciences sociales et, singulièrement, en histoire, qui reste pour moi la discipline centrale des sciences sociales.
Si l’on en revient aux analyses historiques des différentes formes du capitalisme, des différents régimes d’accumulation, vous le rappeliez dans vos questions, Robert Boyer parle même de régime d’inégalités dans un de ses livres récents, il est évident qu’il y a là beaucoup de proximités avec ce que j’ai pu écrire. Ah ! si Robert était encore là, à Jourdan, je le verrais plus souvent ! Il fut un temps où nous étions voisins de bureau. Nous étions face à face et nous voyions beaucoup, tous les jours. On discutait, c’était formidable. Et pour ces raisons pratiques, on se voit moins. C’est dommage.
- 7 Shaikh A. (2017), « Income distribution, econophysics and Piketty », Review of Political Economy, v (...)
- 8 Lopez-Bernardo J., Lopez-Martinez F. & E. Stockhammer (2016), « A post-keynesian response to Pikett (...)
- 9 sc représentant la propension à épargner des capitalistes, r le taux de rendement du capital et g l (...)
RR. Certains marxistes7 ou postkeynésiens8 ont pu vous reprocher à propos du r > g de ne pas avoir recouru à des approches « classiques » qui montrent que la bonne inégalité pour expliquer la hausse de la part des profits, et par suite celle de l’indice de Gini, serait plutôt scr > g9.
- 10 Piketty T. (2015), « About Capital in the Twenty-First Century », American Economic Review, vol. 10 (...)
- 11 Atkinson A.B. & F. Bourguignon (eds) (2014), Handbook of Income Distribution, vol. 2, Amsterdam, El (...)
TP. Oui, dans la question que vous mentionnez tous les deux, ce qui compte ce n’est pas tant r-g que rsc plus grand que g, où sc est le taux d’épargne des capitalistes. Alors, sur r-g, j’ai un court article intitulé « About Capital in the Twenty-First Century », qui a été publié en 2015 dans l’American Economic Review10, qui fait cinq pages et qui résume très succinctement la façon dont je vois l’histoire du r-g et les modèles théoriques qui vont avec. Pour résumer très rapidement, évidemment, il faut regarder sc, le taux d’épargne, car s’il n’y a aucune épargne et que les gens consomment tous le rendement de leur capital, alors l’inégalité des patrimoines ne va pas progresser, ça on est bien d’accord. Le modèle complet que j’ai en tête est décrit dans l’article AER 2015, et de façon plus technique dans un chapitre du dernier volume du Handbook of Income Distribution11, c’est en fait un modèle où il y a toute une distribution des taux d’épargne, toute une hétérogénéité d’épargne entre les capitalistes, entre les travailleurs, ce qui génère une distribution continue de la richesse qui sera d’autant plus inégale que l’écart entre r-g est important. Mais, évidemment, cela dépend aussi de toute la distribution des taux d’épargne. Donc, effectivement, le modèle complet ne peut pas se résumer à r > g. Donc cette histoire sur r plus grand que g, c’est une façon d’essayer de simplifier les choses. Si l’on regarde bien les pages du Capital au xxie siècle et surtout les notes de bas de page, où je renvoie aux articles plus techniques qui accompagnent le livre ainsi qu’à l’annexe du livre qui est en ligne depuis 2013, tous les éléments théoriques sont donnés.
Quant à l’importance que j’accorde à ce modèle dans le schéma d’ensemble, il ne faut pas l’exagérer. Y compris dans Le capital au xxie siècle, au moment où je l’écris et plus encore maintenant, je suis assez détaché par rapport à l’importance de cet exercice. Pour moi, les modèles théoriques de cette nature peuvent jouer un petit rôle pour clarifier certaines idées, certains liens logiques entre certaines hypothèses et certaines conclusions, à condition de garder une saine distance. Parce que les hypothèses qui sont faites dans ces modèles théoriques, qu’ils soient orthodoxes, hétérodoxes, ou qu’ils combinent tous ces éléments, restent très, très grossières par rapport à la description du monde réel. Le capital, le travail apparaissent comme des catégories générales, théoriques, alors qu’en pratique, il y a une infinie diversité de situations, de rapports de force, différentes formes d’actifs, de possessions, de relations de pouvoir, de relations de propriété. Un modèle avec un capital unidimensionnel, un travail unidimensionnel, une élasticité de substitution entre les deux, n’a jamais été et ne sera jamais capable de dire grand-chose de très malin sur toute cette complexité du réel. Personnellement, je n’ai franchement jamais vraiment cru à ce modèle, même pas quand j’avais 22 ou 23 ans et a fortiori quand j’en avais 42 et que j’écrivais Le capital au xxie siècle.
Je suis donc un peu désolé si certains ont cru que j’y croyais. Quand j’utilise ce modèle dans le livre, ce n’est jamais au premier degré. Je l’emploie comme une métaphore logique pour voir ce qu’on peut en apprendre. La seule raison pour laquelle je l’utilise un peu dans Le capital au xxie siècle, c’est pour montrer qu’il n’y a pas besoin de changer grand-chose dans les modèles les plus orthodoxes pour que les choses puissent partir dans le décor très, très vite. Pour résumer, la vision d’un monde très apaisé où, avec une jolie fonction de production Cobb-Douglas, tout reste stable, le partage capital-travail, la répartition, la croissance harmonieuse, etc., est vraiment un conte de fées qui ne fonctionne pas. Même en prenant comme donné ce modèle, je montre comment il suffit que la substitution capital-travail soit un peu plus forte que 1, ce qui peut arriver si des machines ou des algorithmes remplacent les travailleurs un peu plus facilement qu’avant, pour que les choses puissent partir dans le décor au sens où la part du capital augmente très fortement – y compris dans le modèle basé sur la concurrence pure et parfaite, etc. auquel je ne crois pas par ailleurs. De même il suffit que l’écart r-g augmente légèrement pour nous ramener un siècle en arrière en termes d’inégalités des patrimoines. Donc c’est plus dans ce sens-là que j’utilise les modèles : il n’y a rien dans les forces économiques qui garantisse la stabilité et l’harmonie sociale, bien au contraire. Par ailleurs, je ne crois pas à cette concurrence pure et parfaite et aux hypothèses simplificatrices des modèles et je n’y croyais pas quand j’écrivais Le capital au xxie siècle. Je pense qu’il y a des parties du Capital au xxie siècle qui sont assez claires à ce sujet. Ce n’est pas par hasard si l’essentiel du livre est consacré à l’examen de situations historiques singulières et conflictuelles, et non à l’exposé de modèles théoriques, dont je tente de faire un usage parcimonieux.
Par ailleurs, j’évolue. J’évolue tout le temps, c’est-à-dire que ce que je pense maintenant sera différent sans doute dans cinq ans, dans dix ans : j’apprends au fil des discussions. Dans Capital et Idéologie, je fais des progrès, je crois, j’espère, dans ma réflexion sur le rôle central des facteurs politiques et idéologiques dans l’histoire des régimes inégalitaires. Néanmoins, si l’on regarde à nouveau mes trois livres, dès Les hauts revenus en France au xxe siècle de 2001, on verra le rôle central joué par le conflit politique et la question de la représentation dans la construction des inégalités et de la redistribution. Ce rôle est déjà très présent dans mon livre de 2001, avec une continuité entre les trois livres.
- 12 Dragulescu A. & V.M. Yakovenko (2000), « Statistical mechanics of money », The European Physical Jo (...)
- 13 Shaikh A. (2014), « Race, gender and the econophysics of income distribution in the USA », Physica (...)
RR. Que pensez-vous des approches d’éconophysique, des travaux de Viktor Yakovenko12 ou d’Anwar Shaikh13, notamment, qui semblent indiquer que la distribution des revenus personnels avant impôt suit des lois quasi-physiques, seul le niveau d’inégalité (indice de Gini et revenu par tête) changeant d’un pays à l’autre ? Est-ce compatible avec des approches plus politiques, institutionnelles et historiques des inégalités ?
TP. J’ai peut-être raté des choses mais ce que je connais de ce domaine n’est vraiment pas très convaincant, ni très intéressant. Parce que, oui, tout est toujours pareil sauf le niveau d’inégalités ! Cela fait tout de même une sacrée différence. Cela me fait vraiment penser à Pareto. Quand on lit le Pareto des années 1890-1893, on est exactement dans cette illusion-là. Il croit avoir trouvé cette fameuse constante de Pareto, c’est-à-dire une loi de puissance que l’on peut aussi représenter en comparant le logarithme du revenu au logarithme de la population au-delà d’un certain seuil. En faisant cela, Pareto voit des droites, ou plutôt, il croit voir des droites parce que ce ne sont pas vraiment des droites, et il dit : « Regardez, ça montre bien qu’il y a des lois scientifiques qui déterminent la répartition et que tous ceux qui prétendent pouvoir les changer par la politique sont, au mieux des rêveurs, au pire des fous dangereux. » Sauf qu’en fait, ce ne sont pas vraiment des droites, et même quand on accepte l’idée que ça se rapproche un peu de droites, les coefficients de ces « droites » varient énormément : cela correspond à des niveaux de structures sociales et de répartition sociale de la richesse complètement différentes.
Donc, imaginons qu’il y ait une vague formule qui marche dans tous les cas : si dans un cas vous avez 90 % de la richesse détenue par les 10 % les plus riches et, dans l’autre cas, vous n’avez que 20 %, c’est de fait profondément différent. Prenons les répartitions concrètes de revenu et de patrimoine qu’on observe, ne serait-ce qu’au cours du dernier siècle écoulé, siècle qui pourtant ne couvre qu’un ensemble de sociétés, de régimes inégalitaires, de régimes politiques, assez homogènes par rapport à tous ceux des siècles précédents. Dans ce sous-ensemble, on constate que la part des 10 % les plus riches dans le total des revenus va quasiment de 20 % à 80 %. Si l’on avait l’égalité complète, on devrait être à 10 % pour les 10 % les plus riches et l’inégalité complète devrait être à 100 %. Dans la réalité historique, on ne va pas tout à fait de 10 % à 100 %. On va de 20-25 % pour la répartition des revenus en Suède en 1980, à 70-80 % pour la répartition des revenus en Afrique du Sud à la fin de l’Apartheid. Nous ne sommes donc pas très loin des deux bornes absolues logiques. Après, allez nous dire que nous sommes là en présence de lois scientifiques similaires dans tous les cas ! On est vraiment dans l’illusion.
Dans le cas de Pareto, ce dernier avait, je pense, une vision politique, sociologique qui précédait son argumentation statistique. Il avait sa théorie des élites, et cette vision-là allait bien avec un certain conservatisme politique et social. J’ignore ce qui, dans sa propre trajectoire, a précédé l’autre et comment cela s’est agencé. Mais chez nos amis éconophysiciens, eux, je n’arrive pas bien à voir ce qui les motive vraiment. S’ils veulent faire de l’économie et des sciences sociales, ils devraient justement faire des sciences sociales. Et s’intéresser un peu plus aux variations historiques. Parce que, finalement, ce qui est intéressant en sciences sociales, c’est ce qui change, non ce qui est permanent. Et l’illusion de la permanence, en fait, n’est guère intéressante.
Accumulation, régime d’inégalité, régime de propriété et genre
- 14 Bihr A. & M. Husson (2020), Piketty : une critique illusoire du capital, Lausanne, Éditions Page 2/ (...)
RR. Vos derniers ouvrages participent à replacer au cœur de l’analyse économique le terme de capital et à en interroger l’accumulation. Quels points communs et différences identifiez-vous entre votre acception du capital et celle, par exemple, de Marx d’un côté, ou des néoclassiques de l’autre, voire celle de Veblen ? Des auteurs comme Alain Bihr et Michel Husson14 ou Frédéric Lordon ont pu vous reprocher, par exemple, d’utiliser dans Le capital au xxie siècle ou dans Capital et Idéologies des définitions du capital, des mesures du coefficient de capital et du taux de rendement du capital différentes de celles habituellement utilisées. Comment répondez-vous à ces critiques ?
TP. Par rapport à la question du capital, aux critiques qui ont pu être formulées, je suis un peu peiné par ces critiques, parce que j’ai vraiment l’impression que les personnes qui les formulent, Bihr, Husson ou Lordon, n’ont pas vraiment regardé ce que j’essaie de dire, et en restent parfois à des postures. Il est vrai que je n’emploie pas exactement les mêmes termes que ceux qu’ils utilisent dans le cadre de la tradition marxiste à laquelle ils se rattachent, comme par exemple le terme de rapport social de production. Mais dans une large mesure, nous parlons bien de la même chose. Quand je parle des relations de pouvoir entre les propriétaires et les non-propriétaires, de l’étendue de ces relations de pouvoir, il est bien évident que le capital est un rapport social de production entre ces propriétaires et non-propriétaires.
Une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose. Je pense en particulier qu’il est crucial, si l’on souhaite écrire une véritable histoire comparative des régimes inégalitaires, d’essayer de distinguer la question du régime de frontière et celle du régime de propriété. C’est très important pour comprendre la diversité des trajectoires historiques observées, et notamment le rôle central des trajectoires impériales et coloniales. Parce que dans la grande histoire marxiste orthodoxe de la transition du féodalisme au capitalisme, on laisse quand même complètement de côté toute la question coloniale, toute la question de comment les sociétés extra-européennes ont vu leurs processus de transformation sociale, de construction de l’État complètement transformés par la domination coloniale. On ne peut pas réduire à un simple problème de rapport social de production lié au capital une histoire qui met en jeu de façon centrale la question de la puissance étatique et de la construction de l’État. Je pense que le schéma que je propose en essayant d’insister à la fois sur le régime de frontière et le régime de propriété permet de traiter la question impériale et coloniale de façon plus satisfaisante. Il permet de montrer comment les deux sont imbriqués l’un dans l’autre mais ne vont pas toujours au même rythme, ne bougent pas, ne se déplacent pas toujours de la même façon, et créent de fait une diversité de situations et d’articulations entre le système de frontière et le système de propriété. J’ai l’impression que c’est à la fois plus cohérent avec certaines approches marxistes originelles, et en même temps que ça ajoute quelque chose à notre compréhension de l’histoire des régimes inégalitaires.
En tout cas, je préférerais qu’on en discute en essayant d’être un peu plus constructifs sur les apports des uns et des autres, qui restent toujours limités, mais sur lesquels il faut s’appuyer pour aller plus loin. Je trouve cela un peu triste quand je constate qu’aucun dialogue constructif ne semble possible avec Husson ou Lordon. Je préférerais qu’ils passent plus de temps à développer leur propre recherche empirique ou historique, dans une démarche cumulative. Je pense qu’on a tous à apprendre les uns des autres. Si l’on veut avancer dans la construction du socialisme, d’un nouveau socialisme internationaliste, à savoir des objectifs qui pourraient nous rassembler, je pense qu’on a vraiment besoin de tout le monde, tant c’est difficile. De mon côté, je fais quelques propositions sur lesquelles nous reviendrons sans doute, mais je ne prétends pas que cela nous mène très loin. J’aimerais bien savoir aussi ce qu’eux proposent pour qu’on puisse avancer, échanger. Pour l’instant ce dialogue n’est pas très constructif. Mais il l’est davantage avec d’autres.
RR. Pourriez-vous revenir sur les notions de régime de propriété et de régime politique que vous évoquiez à l’instant et qui jouent un rôle structurant dans les processus d’accumulation ?
TP. Dans mon étude des idéologies de l’égalité et de l’inégalité, j’essaie de montrer que se dessinent deux champs de discours qui concernent en gros la question du pouvoir sur les hommes et la question du pouvoir sur les choses. Il y a la question du régime de gouvernement, du régime politique, qui porte notamment sur la question de la frontière : quelle est la communauté politique humaine à laquelle on se rattache et comment cette communauté doit-elle se gouverner à la fois en son sein et dans ses relations avec les autres communautés ? On a là toute la question du régime politique, soit un champ d’affrontement considérable sur l’organisation monarchique, censitaire, partidaire, et puis sur la question des relations entre ceux avec lesquels on s’identifie dans la communauté, les citoyens, les étrangers. Avec tous les espaces intermédiaires, les fédérations, les empires, etc. C’est toute la question du régime politique.
Et puis il y a la question du régime de propriété, qui touche d’abord à la question de ce qu’on a le droit de posséder (ressources naturelles, terres, autres individus, connaissances, etc.), et de ce que sont exactement les droits des propriétaires par rapport aux non-propriétaires. Comment évoluent les relations de pouvoir entre ces groupes dans le temps de façon conflictuelle ? J’écris cette histoire des régimes inégalitaires dans Capital et Idéologie en essayant de montrer que chaque régime inégalitaire, chaque idéologie inégalitaire doit répondre à la fois à la question de la frontière et à la question de la propriété. Ces deux types de régimes, régimes politiques et régimes de propriété, peuvent être complètement imbriqués l’un dans l’autre dans le cas des sociétés esclavagistes. Sociétés dans lesquelles une partie de la population, éventuellement une petite minorité, possède le reste de la population. Dans cette configuration, ils en sont à la fois les gouvernants et les possédants : régime politique et régime de propriété se confondent dans ce cas extrême de façon parfaite.
Mais dans la plupart des sociétés, c’est plus compliqué. Dans les sociétés trifonctionnelles, les élites religieuses, intellectuelles, cléricales d’un côté, les élites guerrières, nobiliaire de l’autre sont des groupes sociaux qui sont à la fois des possédants et des gouvernants, mais avec un partage des tâches et des légitimités complexe et instable. Ces groupes possèdent souvent une grande partie des terres tout en exerçant des fonctions régaliennes de maintien de l’ordre pour les élites guerrières, d’encadrement spirituel, religieux, éducatif, sanitaire dans le cas des élites cléricales. À l’inverse, les sociétés de propriétaires essaient de dresser une césure très forte entre d’un côté les droits de propriété, qui sont censé être ouverts à tous – pas toujours en pratique mais en théorie – et, de l’autre, les fonctions régaliennes, qui sont censées être détachées des anciennes élites pour devenir un monopole de l’État centralisé. Cela intervient à partir de la césure forte de la Révolution française, mais la transition peut prendre d’autres formes plus graduelles dans d’autres sociétés européennes ou extra-européennes. Cette séparation des droits de propriété d’avec les droits régaliens s’appuie sur la construction de l’État centralisé et permet l’accumulation du capital à une échelle inédite.
On a alors deux champs de relations de pouvoir différents : dans les relations de propriété, dans le pouvoir étatique. Cela laisse encore ouverte une grande question sur l’organisation du pouvoir politique. Dans le cas le plus pur d’une société de propriétaires, le pouvoir politique, le droit de vote en particulier, est réservé aux propriétaires. Le cas de la société suédoise de 1865 à 1911 est peut-être le cas le plus pur : on y compte jusqu’à 100 droits de vote pour les propriétaires les plus importants – la logique censitaire est donc poussée très, très loin. Elle est beaucoup plus forte que dans les monarchies censitaires françaises ou britanniques de la période 1815-1848. D’une certaine façon, c’était la forme la plus pure d’une société de propriétaires, mais celle-ci fit face à un certain nombre de contradictions pour être finalement emportée par des mobilisations syndicales et politiques, par des mouvements de transformation sociale qui vont conduire au développement d’une société sociale-démocrate au xxe siècle, à la suite de la prise du pouvoir par le SAP [Sveriges Socialdemokratiska Arbetareparti : Parti social-démocrate suédois des travailleurs] en 1932. Ce cas suédois est particulièrement intéressant, car il montre à quel point il n’existe pas de déterminisme économique, technologique ou culturel. En particulier, une même capacité étatique et administrative peut être mise au service de projets politiques très différents. En peu de temps, les registres de propriété utilisés pour distribuer des droits de vote aux propriétaires et maintenir l’ordre propriétariste et colonial ont été utilisés pour collecter des impôts progressifs visant à financer un accès égalitaire à l’éducation et à la santé, ou en tout cas nettement plus égalitaire que toutes les sociétés précédentes.
- 15 Bessière C. & S. Gollac (2020), Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, P (...)
- 16 Périvier H. (2020), L’économie féministe, Paris, Les Presses de Science Po.
RR. Vos travaux pointent une réduction très lente des inégalités de genre dans les revenus. Le patriarcat persiste : plus on monte dans les hauts revenus et patrimoines, moins il y a de femmes. Deux sociologues, Céline Bessière et Sibylle Gollac, montrent dans Le genre du capital comment l’inégalité patrimoniale est une inégalité de classe mais aussi de genre et comment les écarts hommes-femmes se creusent, malgré des droits devenus formellement égaux en France15. Elles pointent notamment le rôle de la famille comme instance inégalitaire de production, de circulation, de contrôle et d’évaluation des richesses. Vous venez de préfacer l’ouvrage d’Hélène Périvier : L’économie féministe16. Elle y montre en particulier comment les politiques sociales en France favorisent Monsieur Gagnepain et défavorisent Madame Gagnemiettes (ou Madame Aufoyer). Quelles pistes suivre pour aborder à l’avenir les inégalités de genre dans l’accumulation et la transmission du capital ?
TP. Tous les régimes inégalitaires que j’étudie dans l’histoire sont, d’une façon ou d’une autre, des sociétés patriarcales. Les élites des sociétés trifonctionnelles ou des sociétés propriétaires étaient toujours des élites masculines. Et la sortie du patriarcat, si tant est qu’elle ait vraiment commencé, n’est qu’un processus extrêmement récent : l’égalité formelle des droits se met en place très tardivement. Il faut attendre les années 1960-1970 pour que toutes les asymétries genrées du Code civil soient gommées en France. Il en existe encore beaucoup dans d’autres pays du monde. En France, jusqu’aux années 1970, l’adultère, la possibilité de signer un contrat de travail, d’ouvrir un compte en banque, sont traités différemment selon le genre. Il y a donc des asymétries très lourdes qui restent, jusque récemment, au fond de notre système légal. Par ailleurs, au cours des Trente Glorieuses, si les inégalités juridiques s’estompent lentement – du droit de vote en 1944 jusqu’à la symétrisation du Code civil dans les années 1960-1970 –, on rentre dans une période qui s’avère d’une certaine façon plus pernicieuse. Au moment même où les inégalités juridiques formelles sont en voie de disparaître, un courant idéologique extrêmement fort présente le fait d’être une femme au foyer comme un aboutissement social. Un aboutissement qui doit être l’objectif non plus seulement de la bourgeoisie mais aussi de la classe ouvrière. À un moment des Trente Glorieuses, c’est un objectif quasiment partagé, en tout cas en théorie. Évidemment toutes les femmes ne le partageaient pas, mais il existait une pression, un modèle, une norme extrêmement forte qui visait à présenter la séparation genrée des tâches productives, avec un enrichissement monétaire et productif d’un côté et, de l’autre, les tâches domestiques et éducatives, comme forme d’aboutissement. Nous sortons tout juste de cette période-là.
J’insiste sur le fait que, là aussi, la construction des indicateurs statistiques est très importante. Quand on dit que l’écart de salaire homme/femme est de 15 % ou de 20 % à tâche donnée, à emploi donné, on euphémise et on sous-estime complètement l’ampleur du problème. Le cœur du problème, c’est précisément qu’on n’est pas du tout à emploi donné : si l’on regarde l’écart de salaire homme/femme en fin de carrière, il est encore actuellement de l’ordre de 60-70 %. Ce qui a les conséquences que l’on sait sur les retraites. On est loin des écarts de 15-20 %. Un indicateur encore plus parlant, que j’utilise dans mon livre, est le suivant : au début des années 1970, environ 80 % de la masse salariale était touchée par des hommes. On s’est lentement orienté, depuis, vers 70 %, puis 60 %, mais tout cela est très lent, car la réalité est qu’à l’échelle historique nous ne nous sommes dirigés que très récemment vers la sortie de ce processus. Sans règles volontaristes très fortes, je pense que les changements risquent d’être lents. Sur cette question-là aussi, déployer une perspective historique est fondamental.
Dans la fureur des guerres et des rapports de force, les changements sociaux
RR. Dans vos travaux sur le xxe siècle, vous expliquez que les forces principales de l’inversion des inégalités ont été la guerre et la menace de l’URSS. On se demande alors, dans le cas de la France, quel a été le rôle historique de la social-démocratie dans la réduction des inégalités.
TP. La réponse à cette question est forcément complexe. Que ce serait-il passé sans la pression communiste et les chocs liés aux guerres mondiales ? Dans le cas d’un pays comme la France, il est évidemment très difficile de répondre à cette question. Beaucoup des grands changements politiques, par exemple la Sécurité sociale en 1945, sont vraiment le produit de cette histoire très singulière. Tout d’abord, les deux guerres mondiales vont considérablement affaiblir les hauts revenus en France, à la fois économiquement et politiquement. Des groupes politiques, qui en 1914 refusent l’impôt sur le revenu avec un taux de 2 %, se retrouvent fin 1919 et dans le courant de l’année 1920 à voter un impôt sur le revenu à un taux de 60 %. Que s’est-il passé entretemps ? Tout ce monde se sent tenu de mettre à contribution les plus aisés. Et après la révolution bolchévique, l’impôt progressif sur le revenu paraît finalement un moindre mal pour ces élites qui commencent franchement à s’inquiéter.
En 1945, sous la pression conjointe des socialistes et des communistes, le Sénat va finalement perdre son droit de veto, qui avait été utilisé pour bloquer tant de lois sociales et fiscales sous la Troisième République. Cela va fortement contribuer à débloquer la situation sur de nombreuses réformes essentielles, la Sécurité sociale, le droit du travail, l’impôt progressif sur le revenu. Après coup, on peut les regarder comme sociales-démocrates, sauf qu’elles ont été imposées dans des rapports de force, dans des circonstances où la classe capitaliste, disons, pour le dire vite, était très affaiblie par la guerre mondiale, par la crise des années 1930, par la collaboration, par des circonstances politiques et historiques extrêmement particulières. Que ce serait-il passé dans le cadre français sans ces circonstances ? C’est très difficile de le dire. Le paradoxe, c’est que les institutions sociales-démocrates ne sont pas le produit du socialisme démocratique et électoral. Les institutions sociales-démocrates ne sont pas arrivées simplement parce que le suffrage universel aurait conduit les électeurs à voter pour les sociaux-démocrates, et tout cela se serait passé de façon apaisée. Cela ne s’est pas passé comme ça. Cela a pris place dans la fureur des guerres, des rapports de force, des crises, de la pression communiste. J’insistais déjà nettement sur ce point dans Les hauts revenus en France au xxe siècle.
D’autres trajectoires nationales illustrent des processus différents. Si l’on prend les États-Unis, on est face à une autre histoire politique, avec par exemple un parti démocrate qui est au départ un parti esclavagiste et qui va devenir le parti du New Deal. C’est une tout autre histoire intellectuelle et idéologique : les évènements marquants sont moins les guerres mondiales – qui sont avant tout européennes – et bien davantage le double traumatisme des nouvelles inégalités industrielles de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, puis de la crise des années 1930. Les grandes fortunes qui se forgent à la fin du xixe siècle-début du xxe siècle suscitent beaucoup de contestations. La crise des années 1930 conduit au chômage de masse et impose une rupture politique majeure : le poids de l’État fédéral va bondir de 2 % à 10 % puis 20 % du revenu national dans les années 1930 puis 1940, avec un financement reposant notamment sur un très lourd impôt progressif sur les revenus et les successions (avec un taux marginal applicable aux plus hauts revenus dépassant 90 % sous Roosevelt, et se situant en moyenne à 81 % entre 1930 et 1980).
J’ai déjà évoqué plus haut le cas de la Suède. Là encore, les guerres mondiales et la pression communiste jouent un rôle limité. Le système hyper-propriétariste suédois de la période 1865-1911 va être violemment contesté par une puissante mobilisation du mouvement syndical et des sociaux-démocrates, ce qui va permettre d’imposer le suffrage universel dans les années 1920. Le SAP va prendre le pouvoir dès 1932 et va mettre la machine étatique du pays au service d’un projet politique complètement différent.
Le point commun entre toutes ces trajectoires est qu’elles mettent en jeu des processus sociaux historiquement situés, dépendant de rapports de force spécifiques, avec des bifurcations qui tournent d’une certaine façon, mais qui auraient pu tourner d’une autre façon dans des moments de crise. J’essaie de comprendre cette histoire conflictuelle, depuis Les hauts revenus en France au xxe siècle jusque Capital et Idéologie. J’insiste sur un point qui me semble essentiel : les rapports de force jouent toujours un rôle essentiel, mais ces rapports de force sont à la fois matériels et intellectuels. Les choix qui sont faits après le changement de pouvoir dépendent des mobilisations politiques et des plateformes programmatiques qui s’étaient développées auparavant. Les rapports de force permettent l’établissement d’un État prolétarien en Russie en 1917, mais les plateformes d’action mises au point par les bolcheviques ne permettent pas de mettre en place les émancipations promises. Autrement dit, les idées et les idéologies comptent dans l’histoire : les rapports de force purs et durs ne suffisent pas.
RR. Vous défendez un socialisme participatif. Pourriez-vous nous en esquisser les contours et nous indiquer en quoi cela constitue une inflexion dans vos projets politiques et de société ?
TP. C’est l’aboutissement, provisoire, d’une réflexion assez longue qui se matérialise dans mon dernier ouvrage Capital et Idéologie. Le modèle de socialisme participatif que j’esquisse dans le dernier chapitre repose, de façon générale, sur l’idée d’une circulation permanente du pouvoir et de la propriété, à savoir ce qui donne le pouvoir économique. Cette circulation repose sur deux piliers principaux : le système légal et le système fiscal. Le système légal tout d’abord : c’est toute la question du pouvoir dans les entreprises, des droits de vote et de la participation des salarié·es. Le modèle que je propose, pour résumer très rapidement, c’est un système de gouvernance mettant en jeu 50 % des droits de vote pour les représentants élus des salarié·es et 50 % des droits de vote pour les actionnaires dans toutes les entreprises – aussi petites soient-elles. Ensuite, au sein des 50 % des droits de vote pour les actionnaires, je propose de plafonner les droits détenus par un actionnaire individuel, notamment dans les grandes sociétés. Par exemple, on pourrait décider qu’un actionnaire individuel puisse détenir au maximum 45 % des droits de vote dans une petite entreprise (mettons moins de 10 salarié·es) et 5 % des droits de vote dans une grande entreprise (mettons au-delà de 100 salarié·es). Bien sûr, ce n’est pas à moi de donner la bonne formule et de fixer les paramètres exacts : c’est une chose qui doit être expérimentée socialement, historiquement, politiquement. Il n’y a que l’expérimentation réelle qui permette d’aller plus loin dans cette direction. L’idée générale est de favoriser un réel partage du pouvoir entre salarié·es et actionnaires, et de mettre fin à la toute-puissance des gros actionnaires dans les entreprises importantes. Qu’un apport en capital de petite taille puisse donner un peu plus de pouvoir, non seulement ce n’est pas un problème, mais cela peut être une condition de l’émancipation individuelle. Il importe que des projets individuels, des subjectivités individuelles différentes puissent s’exprimer dans le cadre d’une organisation sociale décentralisée. S’en remettre à des organisations centralisées pour rendre des arbitrages sur des millions de petites entreprises et de logements me semble dangereux : rien ne garantit qu’un tel pouvoir soit nécessairement émancipateur. Mais à l’inverse, dès lors que l’entreprise gagne en importance ou qu’un individu accumule des propriétés trop importantes, c’est de la toute-puissance des actionnaires dont il faut se méfier. Voilà grosso modo ce qui concerne le système légal.
- 17 Dockès E. (2017), Voyage en Misarchie. Essai pour tout reconstruire, Paris, Édition du Détour.
Le système fiscal joue alors un rôle additionnel pour conforter cette logique. Je pense en effet que les deux piliers se renforcent mutuellement. Le système fiscal doit faire circuler la propriété elle-même de façon extrêmement forte. Une dotation universelle en capital, d’un montant qui pourrait par exemple être de l’ordre de 60 % du patrimoine moyen (soit 120 000 €) versé à 25 ans, serait financée par un impôt lourdement progressif sur les héritages et un impôt progressif annuel sur la propriété, montant jusqu’à 90 % pour les patrimoines très élevés. Ainsi, des personnes faisant fortune très rapidement pourraient continuer de monter très haut mais redescendraient très vite sur des patrimoines de quelques millions maximum. D’ailleurs, il existe un livre qui raconte dans l’ordre de la fiction un tel système, livre que j’ai découvert après avoir écrit Capital et Idéologie. Cet ouvrage parle des propriétés fondantes, c’est un très beau livre sur la misarchie d’un professeur de droit de Nanterre, Emmanuel Dockès17. Avec beaucoup d’humour et de talent, il nous décrit une île où les relations de propriété ont notamment cette caractéristique de propriété fondante. Cela ne marche pas exactement de la façon dont je le décris, et il est un peu moins précis dans sa fiction que je ne le suis dans mon livre, mais il y a beaucoup de points communs.
Ce sont là, en gros, les deux piliers : système légal, système fiscal qui permettent d’avoir cette circulation permanente du pouvoir et de la propriété et qui font en sorte que la propriété ne puisse pas s’accumuler au-delà d’un certain seuil, tout en préservant, avec la petite propriété privée, des relations économiques décentralisées.
Dans l’absolu, elles pourraient aussi être organisées avec toutes sortes d’autres organisations collectives. Je veux dire ici que je ne prétends pas du tout que cette forme de socialisme participatif soit le dernier mot de l’histoire sur comment organiser le socialisme. Cela peut constituer une étape qui a le mérite de partir d’institutions légales et fiscales ayant en partie existé au xxe siècle en Europe et aux États-Unis, tout en cherchant à les pousser plus loin, à la fois sur le front des droits de vote des salarié·es et sur le front de l’impôt progressif. Cela permet donc de dessiner un chemin allant de choses qui ont déjà été expérimentées vers des formes nettement plus ambitieuses. Au fond, le socialisme participatif que je dessine n’est pas plus différent du capitalisme social-démocrate actuel que ce dernier ne l’est du capitalisme colonial et hyper-propriétariste du début du xxe siècle. Il se situe dans cette lignée, dans cette trajectoire. Cela ne signifie pas que cette étape soit l’ultime étape. Je suis tout à fait ouvert à la discussion avec des personnes qui diraient : « cette petite propriété privée va avoir plein d’effets pervers, les gens vont être très individualistes, il va falloir remplacer ça par des organisations collectives, des banques publiques, des coopératives, qui d’ailleurs existent déjà en partie et qui vont réguler l’accès aux investissements, l’accès au capital avec des organisations collectives ». Eh oui, je pense que cela fera partie de la solution. Je pense simplement qu’il faut partir d’organisations concrètes, telles qu’elles existent actuellement, avec leurs potentialités mais aussi leurs limites, et voir comment on peut améliorer leur fonctionnement. En attendant, refuser a priori cette petite propriété privée sur la question des petites entreprises comme du logement me semblerait déraisonnable.
Parce que, il s’agit là de choix qui concernent toute la société : il existe une diversité dans les formes possibles de logement, dans les formes possibles de petites entreprises ; or cette diversité correspond vraiment à des choix subjectifs, individuels, dans le type de logement et d’habitation, où une organisation collective capable d’attribuer comme ça des logements à des millions de personnes, à des possibilités d’investissement pour des millions de petites entreprises, et faire en sorte que cette organisation collective soit réellement émancipatrice dans ses modes de prise de décision, ce n’est pas un défi qu’il faut prendre à la légère. Et on ne peut pas partir du principe qu’on sait organiser tout ça et que tout va bien se passer. Il y a cette illusion d’un pouvoir centralisé un peu indéfini dans son fonctionnement mais qui serait nécessairement émancipateur. Cela me semble un peu déraisonnable comme ça, a priori. Mais, ça ne veut pas dire pour autant que le système que je décris, celui d’un socialisme participatif décentralisé s’appuyant sur la petite propriété privée et les droits de vote des salarié·es et limitant le droit de vote de la petite propriété privée lorsqu’elle devient un peu trop grosse, que ce système soit le fin mot de l’histoire. Ce système peut lui-même être ensuite remplacé par d’autres organisations, d’autres formes d’institutions. Je n’ai aucun problème avec cette perspective, le tout est de désigner précisément ces institutions, de les analyser historiquement, sans les idéaliser ni les sous-estimer.
Langages statistiques et langages naturels : construire, contextualiser et émanciper ?
RR. Les catégories statistiques sont l’objet de constructions socio-politiques complexes, mêlant processus non intentionnels et intentionnels (construction de l’opacité et de l’ignorance), processus que nous souhaiterions aborder à présent avec vous. Vous y êtes particulièrement attentif dans votre dernier ouvrage, où vous soulignez, dans une perspective très proche de celle d’Alain Desrosières, les « interactions complexes, croisées et intéressées entre l’appareil d’observation et la société étudiée ». Comme lui, vous insistez à la fois sur la construction socio-politique des statistiques, qui implique un usage prudent et contextualisé du chiffre, tout en en faisant un outil d’émancipation sociale. Vous mettez en lumière la complémentarité entre langages statistiques et langages naturels – le pluriel est important – dans les processus démocratiques…
TP. Effectivement, il y a beaucoup de choses que j’ai écrites là-dessus qui font tout à fait écho aux propos de Desrosières, que je cite d’ailleurs dans mon livre. J’essaie d’insister sur cette idée de complémentarité entre les langages naturels et le langage statistique ou mathématique. La complexité du social, les ressources très diversifiées dont les uns et les autres disposent pour se décrire, demande un langage naturel ou plutôt des langages naturels qui resteront toujours, dans les différentes sociétés humaines, la façon adéquate de décrire les différentes classes sociales, les différentes identités, les différentes appartenances, les objectifs politiques. Le langage des signes, des centiles, des déciles ou des taux d’imposition, le langage statistique ou mathématique, ce langage ne sera jamais qu’un langage très pauvre par rapport à la singularité de chaque société, de chaque tissu social, de chaque ensemble d’activités communes.
En même temps, il y existe une complémentarité entre ces deux formes de langage : les mouvements d’émancipation permettant de se défaire des relations de pouvoir ont besoin de chiffres. Par exemple, si l’on veut pouvoir définir le suffrage universel, l’égalité face au droit de vote, on va avoir besoin de compter les électeurs, de faire des recensements, de pouvoir découper des circonscriptions, de façon à ce qu’un citoyen ait le même pouvoir qu’un autre. Même chose si l’on veut essayer de sortir des relations de pouvoir au niveau local. C’est à ce niveau, par exemple, que l’on répartissait l’impôt dans le cadre des impôts de répartition qui existaient en France sous l’Ancien Régime et jusqu’au xixe siècle : on fixe a priori le montant qu’on va lever d’un certain territoire et ensuite on se débrouille plus ou moins au niveau local pour le répartir, avec le risque que des relations de pouvoir se nouent avec des élites qui sont en capacité de répartir l’impôt. Le système des impôts dits de quotité, avec des barèmes et des taux d’imposition appliqués à des assiettes préalablement définies, est d’un côté terriblement simplificateur – parce que vouloir comparer le revenu de salarié·es, de non-salarié·es, comparer le montant des propriétés, de personnes qui possèdent des actifs de nature complètement différentes dans des secteurs complètement différents, sera toujours une abstraction et sera une forme de violence faite à la complexité du réel. Et en même temps, cette simplification permet de construire un langage avec des niveaux de revenu, des niveaux de patrimoine, des taux d’imposition appliqués à ces différents niveaux de revenu et de patrimoine. Elle permet de faire en sorte que les uns et les autres acceptent de se comparer, malgré toutes leurs différences et leur irréductible singularité. Ces personnes acceptent de se comparer rendant ainsi possible la construction collective des normes de justice fiscale et sociale. Ces normes, sans être parfaites, permettent de construire de la délibération au sein de communautés plus larges que simplement des communautés locales ou très étroites.
Il en va de même pour les systèmes de droit de vote dans les entreprises que je décrivais tout à l’heure. J’essaie donc d’explorer dans le livre cette complémentarité entre différentes formes de langages naturels et de langages statistiques au pluriel. Complémentarité qui ne peut être opérante qu’à condition de toujours garder du recul par rapport à ces langages, tout particulièrement par rapport aux catégories statistiques qu’on utilise pour décrire le social et les évolutions historiques.
RR. À ce propos, dans Capital et Idéologie, vous donnez l’exemple frappant des recensements coloniaux britanniques et de la rigidification des castes en Inde…
TP. Il s’agit effectivement d’un exemple capital, qui illustre la puissance du rôle central des catégories, et aussi la nécessité de sortir du cadre occidental pour faire l’histoire des régimes inégalitaires. Cela illustre aussi ce que je disais plus haut sur l’importance de croiser l’analyse du régime de frontière et du régime de propriété. Ce qui est très frappant, dans le cas indien, c’est la façon dont les recensements coloniaux britanniques, en imposant les catégories sociales par lesquelles les Britanniques voulaient voir l’Inde, voulaient organiser, hiérarchiser l’Inde ont fini par donner une réalité à ces catégories, en tout cas les rigidifier. Ces catégories sociales existaient en partie sur le territoire indien avant les Britanniques mais pas du tout sous cette forme. Elles existaient sous des formes beaucoup plus fluides, beaucoup plus diverses. Ainsi, les castes dans le sud de l’Inde ou dans le nord de l’Inde ne correspondaient pas du tout aux grilles que les Britanniques ont imposées. J’essaie dans mon livre de faire l’analogie avec le cas européen en imaginant un souverain indou arrivant en Europe au xviiie siècle ou au xixe siècle, et qui essayerait de ranger des vendangeurs catalans, des nourrices bretonnes, des ramoneurs creusois ou des ouvriers écossais ou finlandais dans des catégories uniformes. En l’occurrence, les boîtes imaginées par le colonisateur britannique en Inde correspondaient tantôt à des professions, tantôt à des caractéristiques culturelles, linguistiques ou culinaires. Si un souverain extérieur avait mis ces multiples catégories et identités croisées existant en Europe au xviiie siècle ou au xixe siècle dans des boîtes pendant des dizaines et des dizaines d’années, en distribuant des droits et des devoirs en fonction de ces catégories, alors ces catégorisations auraient pu, en quelques dizaines d’années, complètement transformer le paysage socio-politique européen. Ces durcissements de catégorie peuvent finir par suivre leur propre logique.
L’étude du cas indien donne également beaucoup à réfléchir sur le besoin et en même temps les limites des politiques de discrimination positive et de quotas au sens large. Celles-ci sont parfois indispensables et, en même temps, pour fonctionner, elles devraient toujours prévoir les conditions de leur propre disparition. Instaurer des quotas en faveur de catégories objectivement discriminées est parfois indispensable, mais à condition de prévoir à l’avance que, à mesure que la discrimination cesse, le quota lui-même commence à disparaître ou à changer de forme. Sinon, il y a un vrai risque – et on le voit dans le cas indien – de finir par sédimenter les catégories discriminatoires, y compris quand on veut bien faire et corriger des discriminations considérables au départ, un risque de s’enferrer ainsi dans une situation inextricable. En tout cas, il y a énormément de choses à apprendre de ce cas-là.
Quand on parle discrimination positive, on se met toujours à parler des États-Unis où pourtant il n’y a jamais eu de discrimination positive, en tout cas jamais au niveau de l’État fédéral ou même d’ailleurs au niveau des États fédérés. Il y a des initiatives d’organisations particulières mais qui sont toujours restées limitées. Jamais l’opinion publique américaine n’aurait accepté de faire des lois, des quotas, ni même d’organiser des réparations en faveur des anciens esclaves. Au contraire, l’histoire particulière de l’Inde fait qu’il y a eu une tentative ambitieuse et en partie réussie pour essayer d’intégrer les groupes sociaux les plus lourdement discriminés, et dans une certaine mesure en faveur des femmes, tout au moins dans certains États indiens. C’est peut-être le chapitre le plus intéressant de mon livre. Toujours est-il que c’est celui qui m’a donné le plus de mal et demandé le plus de soin. Depuis mes premiers voyages en Inde, en 1996, j’y suis retourné régulièrement. J’ai mis du temps pour arriver à situer le cas de l’Inde dans l’histoire des régimes inégalitaires. Ce que j’écris n’est sans doute pas totalement satisfaisant car il est impossible, en si peu de pages, d’ouvrir autant de thèmes sur l’Inde. J’ai néanmoins l’impression d’avoir fait quelques progrès et le cas de figure indien a été important pour mettre à l’épreuve la pertinence de mon schéma d’ensemble sur les régimes inégalitaires, les transformations entre les sociétés trifonctionnelles, les sociétés de propriétaires, les sociétés coloniales, les sociétés postcoloniales. Je voulais le souligner parce que souvent, dans les discussions en France, en Europe, aux États-Unis autour de mon livre, j’ai beaucoup de mal à parler de l’Inde qui n’intéresse pas toujours beaucoup mes interlocuteurs. Or l’Inde a vraiment été un moteur important de ma réflexion.
RR. C’est un développement qui a attiré notre attention et qui, parmi beaucoup d’autres, nous a passionnés. Un très grand merci pour ce riche entretien et le temps consacré à nous répondre.
Notes
1 Piketty T. (2019), Capital et Idéologie, Paris, Le Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde » ; Piketty T. (2013), Le capital au xxie siècle, Paris, Le Seuil ; Piketty T. (2001), Les hauts revenus en France au xxe siècle. Inégalités et redistribution, 1901-1998, Paris, Grasset.
2 Par exemple, au motif qu’il fallait qu’au moins 50 % des articles proviennent d’économistes, des revues qui revendiquent leur pluridisciplinarité comme La Revue d’études comparatives Est-Ouest ou la Revue internationale des études du développement (anciennement Tiers-Monde) ont été exclues de la liste des revues de la section 37 du CNRS.
3 URL : http://piketty.blog.lemonde.fr/2016/09/20/le-fmi-les-inegalites-et-la-recherche-economique/ [consulté le 14/12/2020]
4 Voir, par exemple, Labrousse A., Vercueil J., Chanteau J.-P., Lamarche T., Michel S. & M. Nieddu (2017), « Ce qu’une théorie économique historicisée veut dire. Retour sur les méthodes de trois générations d’institutionnalisme », Revue de philosophie économique, vol. 18, no 2, p. 153-183. URL : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-de-philosophie-economique-2017-2-page-153.htm [consulté le 14/12/2020]
5 Labrousse E. (1933), Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au xviiie siècle, Paris, Dalloz, 2 vol.
6 Bouvier J., Furet F. & M. Gilet (1965), Le mouvement du profit en France au xixe siècle : matériaux et études, Paris-Den Haag, De Gruyter.
7 Shaikh A. (2017), « Income distribution, econophysics and Piketty », Review of Political Economy, vol. 29, no 1, p. 18-29. URL: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1080/09538259.2016.1205295 [accessed on 14/12/2020]
8 Lopez-Bernardo J., Lopez-Martinez F. & E. Stockhammer (2016), « A post-keynesian response to Piketty’s “fundamental contradiction of capitalism” », Review of Political Economy, vol. 28, no 2, p. 190-204. URL: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1080/09538259.2015.1060057 [accessed on 14/12/2020]
9 sc représentant la propension à épargner des capitalistes, r le taux de rendement du capital et g le taux de croissance ou taux d’accumulation du capital.
10 Piketty T. (2015), « About Capital in the Twenty-First Century », American Economic Review, vol. 105, no 5, p. 48-53. DOI: 10.1257/aer.p20151060 [accessed on 14/12/2020]
11 Atkinson A.B. & F. Bourguignon (eds) (2014), Handbook of Income Distribution, vol. 2, Amsterdam, Elsevier, coll. « Handbooks in economics ».
12 Dragulescu A. & V.M. Yakovenko (2000), « Statistical mechanics of money », The European Physical Journal B-Condensed matter and complex systems, no 17, p. 723-729. URL: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1007/s100510070114 [accessed on 14/12/2020] ; Yakovenko V.M (2012), « Application of statistical mechanics to economics: entropy origin of probability distribution of money, income and energy consumption », ArXiv. URL: https://arxiv.org/pdf/1204.6483.pdf [accessed on 14/12/2020]
13 Shaikh A. (2014), « Race, gender and the econophysics of income distribution in the USA », Physica A, vol. 415, p. 54-60. URL: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1016/j.physa.2014.07.043 [accessed on 14/12/2020] ; Shaikh A. (2017), « Income distribution, econophysics and Piketty », Review of Political Economy, vol. 29, no 1, p. 18-29. URL: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1080/09538259.2016.1205295 [accessed on 14/12/2020]
14 Bihr A. & M. Husson (2020), Piketty : une critique illusoire du capital, Lausanne, Éditions Page 2/Paris, Éditions Syllepse.
15 Bessière C. & S. Gollac (2020), Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, Paris, La Découverte, coll. « L’Envers des faits ».
16 Périvier H. (2020), L’économie féministe, Paris, Les Presses de Science Po.
17 Dockès E. (2017), Voyage en Misarchie. Essai pour tout reconstruire, Paris, Édition du Détour.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Thomas Piketty, Agnès Labrousse, Matthieu Montalban et Nicolas Da Silva, « Pour une économie politique et historique : autour de Capital et Idéologie », Revue de la régulation [En ligne], 28 | 2nd semestre / Autumn 2020, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/regulation/18316 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/regulation.18316
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