- 1 La notion d’« événement climatique extrême » est utilisée en statistiques, hydrologie ou météorolog (...)
- 2 Pour une recension critique, se référer à Wisner et al. (2006), Fernandez, Bouleau & Treyer (2011), (...)
1Informés essentiellement par la météorologie, la topographie et la géologie (Merz et al., 2014), les travaux de recherche sur les événements climatiques extrêmes1 ont privilégié une approche déterministe et mécaniste du risque inondation, tendant à inféoder le social au climatique2. Cette dernière traite les événements extrêmes comme des événements « climatiques » contre lesquels les sociétés locales ne peuvent réagir qu’a posteriori et qui entraînent, dans certains cas, leur déclin économique ou politique (Rippon, 2001 ; Bailey, 1991). Cette approche suppose un déterminisme fort entre la sévérité de l’événement climatique et ses impacts directs (dommages aux biens et aux personnes) et indirects (investissements ex-post dans des aménagements de protection).
2S’ils ont apporté une certaine visibilité académique à des enjeux parfois délaissés, ces travaux présentent cependant de sérieuses limites analytiques. Le caractère « naturel » des événements a notamment été progressivement questionné (Tierney, 2007 ; Kraker, 2015). Ainsi, en matière de risque inondation, les facteurs humains (coupe d’arbres notamment) doivent être pris en compte, aux côtés des facteurs climatiques classiques (Petit Âge glaciaire), comme variable explicative à l’origine des vagues d’inondations au Moyen Âge (Van Bavel, 2001 ; Mauelshagen, 2007 ; Soens, 2013) et à la Renaissance (Lewis & Maslin, 2015). Se trouve ainsi reconnue la pertinence d’analyses portant sur les systèmes « couplés » nature-société (Anderies, 2014). Plus récemment, des facteurs ayant trait à la dynamique institutionnelle de tels systèmes ont été introduits en réponse aux caractères a-historique et a-politique de cette approche (Adamson et al., 2018). Des appels à approfondir le couplage nature-société par l’analyse des institutions et des systèmes d’acteurs se sont faits de plus en plus fréquents (Mileti, 1999 ; Perry & Quarantelli, 2005 ; O’Brien, O’Keefe & Rose, 2006 ; Tierney & Oliver-Smith, 2012 ; Penning-Rowsell & Johnson, 2015, notamment). Cette lente complexification de l’approche, s’appuyant sur un rééquilibrage progressif des rapports entre le domaine des Sciences, Technologies, Santé (STS) et des Sciences Humaines et Sociales (SHS) (Huang, 2018), conduit à analyser les événements extrêmes plutôt comme des « processus multidimensionnels » (Wisner et al., 2006 ; Anderies, Janssen & Schlager, 2016) coproduisant les risques (intensité, distribution, impacts) au sein de socio-écosystèmes rendus vulnérables (Van Bavel, Curtis & Soens, 2018).
3Une étape supplémentaire a consisté à mieux caractériser les trajectoires des systèmes étudiés en développant des études centrées sur le changement institutionnel de moyen-long terme et, plus précisément, sur la coévolution des événements extrêmes et des institutions sociales. Il s’agit en particulier de mieux comprendre les interactions entre « structure » et « agentivité » (Barker, 2012) lors de la survenue d’événements extrêmes, en se plaçant dans une perspective de long terme (Wise et al., 2014 ; Adamson et al., 2018 ; Huang, 2018). Actuellement, au moins trois courants de recherches peuvent être distingués au sein de l’approche dite des « systèmes couplés » :
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l’étude des trajectoires socio-environnementales produisant de la maladaptation (courant de la vulnérabilité socio-environnementale : Bankoff, 2003 ; Anderies, Janssen & Schlager, 2016 ; Magnan et al., 2016, etc.) ;
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l’étude des conditions historiques permettant de saisir les fenêtres d’opportunités ouvertes par la survenue d’événements de diverses natures (courant de l’institutionnalisme historique : Novalia et al., 2018 ; Tellman et al., 2018 ; Octavianti & Charles, 2018, etc. ) ;
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l’étude de la distribution des conflits et des inégalités induites par l’accumulation des risques (courant de l’écologie politique : Huang, 2018 ; Romero-Lankao et al., 2018 ; Parthasarathy, 2018, etc.).
- 3 Pour ces auteures, « critical institutionalism (CI) is a contemporary body of thought that explores (...)
4Notre travail vise à intégrer les apports de ces différents courants dans une analyse s’appuyant sur l’institutionnalisme historique critique (Cleaver, 2012 ; Cleaver & de Koning, 2015)3. Historique, car cette analyse institutionnaliste vise à renseigner précisément la dynamique temporelle propre aux institutions prenant en charge le risque inondation au sein de socio-écosystèmes évolutifs (Streeck & Thelen, 2005 ; Fioretos, Falleti & Sheingate, 2015 ; Novalia et al., 2018). Critique, car nous appréhendons la co-production des risques socio-naturels et la régulation des impacts engendrés sur des territoires concrets comme des éléments déterminant fortement l’évolution des trajectoires socio-naturelles et fragilisant donc potentiellement la robustesse des ordres institutionnels socio-construits (Octavianti & Charles, 2018).
- 4 Par « activité torrentielle », nous entendons un écoulement qui se situe quelque part à mi-chemin e (...)
- 5 « Une précipitation, en météorologie, est un ensemble organisé de particules d’eau liquide (pluie, (...)
5Dans cette étude, nous analysons le cas des inondations majeures ayant touché la plaine de Grenoble entre le xiiie et le xviiie siècle, à partir d’une recherche documentaire fournie par des travaux d’historiens. La plaine de Grenoble est connue pour avoir subi des inondations particulièrement dévastatrices en provenance des deux cours d’eau qui la traversent : le Drac et l’Isère. L’analyse couvre une période d’activité torrentielle marquée dans les Alpes4, qui met fin, au cours du xive siècle, à une longue phase d’apparente « tranquillité hydrologique » (Bravard, 1989). Du fait de la conjonction de facteurs climatiques (Petit Âge glaciaire) et morphologiques (vagues successives de transport sédimentaire), le Drac et l’Isère connaissent, en particulier à partir de la fin du xvie siècle, une activité torrentielle intense conduisant à des débordements dévastateurs. En réponse à ce phénomène, des dispositifs de défense contre les inondations sont alors mis en place qui permettent le confinement progressif, puis l’endiguement continu des cours d’eau. L’ampleur des préoccupations créées par ces rivières, dont le débit moyen est pourtant « modeste », intègre leurs caractéristiques hydro-climatiques. Comme l’ensemble des rivières alpines, l’Isère et le Drac sont des cours d’eau puissants du fait des pentes et des excès de précipitation5 liés aux massifs montagneux (topographie abrupte et renforcement orographique des précipitations). Les pluies alpines qui contribuent aux débits de l’Isère ou du Drac sont quatre fois plus abondantes que celles qui concourent aux écoulements de la Seine. Les neiges sont également abondantes et contribuent aux fluctuations saisonnières de débit qui sont typiques des régimes hydro-climatologiques pluvio-nivaux, avec des hautes eaux en printemps-été, qui s’expliquent par la fonte des neiges, et des étiages de fin d’été et d’hiver. En raison de leur puissance mais également de la jeunesse géologique des montagnes, les rivières alpines transportent dix à cent fois plus de matériaux que les grandes rivières françaises. La conjonction de débits et de transport solide importants explique que le comportement des rivières soit instable et générateur d’aléas. D’un point de vue social, la période traitée dans cette étude correspond à la naissance des configurations institutionnelles modernes de protection contre les inondations, qui ne changeront guère jusqu’à l’orée du xxie siècle.
- 6 On peut rappeler utilement qu’Auguste Bouchayer n’occupe pas de place particulière dans les travaux (...)
- 7 La discussion de ces hypothèses nous semble en outre être une étape essentielle à l’émergence d’une (...)
6Le cas de la plaine de Grenoble est particulièrement bien documenté. Parmi la littérature dédiée, nous avons retenu 18 articles de recherche et ouvrages se rapportant à la période étudiée (voir annexe 1), en particulier les travaux d’Auguste Bouchayer (1925a, 1925b, 1925c)6 et surtout de Denis Cœur (2003 ; 2008). Certes, ces travaux constituent des sources d’information de seconde main, mais leur caractère monographique et la rigueur des études sélectionnées constituent un matériau suffisamment robuste pour formuler des conjectures. Nous avons été particulièrement attentifs à la survenue récurrente de conflits relatifs aux aménagements de protection contre les inondations engageant la ville de Grenoble et les communautés d’habitants de sa périphérie (Morsel, 2008). Nous avons analysé ces éléments et proposé des explications à titre d’hypothèses afin de mieux comprendre la dynamique itérative de (re)institutionnalisation d’ordres temporairement déstabilisés. Le matériau historique constitué et les résultats tirés de son analyse ont ensuite été discutés par un collectif pluridisciplinaire de chercheurs (économie, sciences politiques, hydroclimatologie7).
- 8 En cela, il nous apparaît très proche du concept de compromis institutionnel, même s’il s’en différ (...)
Parmi les concepts retenus par le collectif, celui de contrat hydrosocial apparaît essentiel. Déclinant la notion d’ordre institutionnel aux dimensions locale et prémoderne, il intègre les dualités essentielles d’une approche complexe (formel/informel, matériel/idéel, nature/culture, structure/agentivité8). Une première définition, de nature gestionnaire, a été proposée par Novalia et al. (2009, p. 848) :
The « hydro-social contract » is a term used to describe the pervading values and often implicit agreements between communities, governments and business on how water should be managed. This contract is shaped by the dominant cultural perspective and historically embedded urban water values, expressed through institutional arrangements and regulatory frameworks, and physically represented through water systems infrastructure.
- 9 Pour ces auteurs en effet, « […] negotiation of security may be through discursive or more physical (...)
7Cette conception permet, selon nous, de cerner plus finement le couplage « nature-société » dès lors que le territoire étudié se dote d’une structuration multi-dimensionnelle (idéelle et matérielle) et multi-niveaux (local/régional/national). Une deuxième acception, plus politique, a trait à la distribution spatiale et sociale des droits et des responsabilités qui est opérée sur le territoire (en l’occurrence pour la prévention du risque torrentiel) : cette distribution renvoie, selon des processus variés, à des enjeux d’inclusion et de domination entre les protagonistes mobilisés afin de garantir un certain niveau de stabilité et de sécurité au territoire et à ses habitants (Dill & Pelling, 2010)9. À l’instar d’Ingold (2011), nous faisons ainsi du conflit une variable d’observation privilégiée permettant de mieux cerner les ressorts sociaux qui peuvent expliquer, aux côtés de variables physiques, les changements institutionnels caractérisant les trajectoires d’adaptation territoriale. Cela nous permet également de qualifier finement la nature du couplage « société-système d’acteurs » qui s’est déployé historiquement sur la plaine grenobloise.
- 10 Ce faisant, on espère nourrir analytiquement et empiriquement les trois « blocs » du programme de r (...)
8Pour renseigner et comprendre la lente construction d’une trajectoire de sécurisation du risque inondation sur le territoire de la plaine iséroise, nous procéderons en trois étapes consistant respectivement à : i) déployer une approche interdisciplinaire s’appuyant sur une variété de sources historiques (primaires et secondaires) ; ii) analyser le contrat hydro-social à la fois comme porteur d’arrangements institutionnels permettant de protéger la population des inondations (institutionnalisme historique) et comme un arrangement asymétrique porteur d’inégalités environnementales plus ou moins visibles ou dissimulées (institutionnalisme critique) ; iii) questionner la responsabilité des acteurs publics quant aux modalités de distribution du risque inondation et à la consolidation d’une trajectoire de sécurisation des socio-écosystèmes10.
- 11 La structuration proposée s’appuie en partie sur les grandes périodes identifiées par cet auteur af (...)
9L’article sera structuré selon une stratification temporelle empruntant sa justification générique à l’analyse des rapports historiques entre l’homme et la nature en France11 (0st, 2003). Elle sera précisée et contextualisée par des éléments renvoyant à l’histoire singulière de la plaine de Grenoble. Dans un premier temps, nous tentons donc de qualifier la gestion du risque inondation aux xiiie et xive siècles et détaillons les conséquences des événements extrêmes sur l’organisation sociale et territoriale de la plaine de Grenoble (1.). Nous retraçons ensuite la dynamique d’émergence d’un contrat hydrosocial partagé entre une diversité de protagonistes à la fin du xive siècle (2.) avant de caractériser son évolution de la fin du xviie siècle jusqu’à la Révolution française (3.). Nous concluons l’article en discutant les principaux enseignements de cette recherche (4.).
10À partir de l’an mil, le Dauphiné (qui ne prendra ce nom qu’en 1285) est en proie à des mutations politiques importantes concomittantes à la disparition du royaume de Bourgogne et à l’affirmation de la famille des Guigues (Favier, 2007, p. 47-49). Parmi les transformations majeures qui surviennent dès le xie siècle, nous pouvons citer : le développement monastique (qui s’incarne notamment dans les fondations de la Grande Chartreuse et de Saint-Antoine), un relatif essor économique, ainsi que l’émergence des communautés d’habitants (dans un contexte de disparition du servage et de reconnaissance d’une unité sociale au sein des sociétés locales). Ces mutations connaîtrons une amplification au cours des xiiie et xive siècles avec la mise en place d’institutions de plus en plus nombreuses et spécialisées (bailliages, gouverneurs, juge mage, Conseil delphinal, Chambre des comptes).
- 12 L’inondation de 1219 constitue un cas exceptionnel. En effet, cette inondation majeure est due à la (...)
11C’est dans ce contexte qu’il est fait mention, en 1219, d’une première inondation ayant touché Grenoble12 (inondation de la ville par la Romanche, un affluent du Drac). Puis, aucune nouvelle crue n’est mentionnée avant 1373. Faut-il en conclure, avec Auguste Bouchayer (1925a, p. 117), que « si le Drac, jusque-là, n’a pas d’histoire, c’est parce qu’il coulait sans inquiéter personne, sans débordement et surtout sans variations de cours » ? Comme le rappelle Denis Cœur, « l’hypothèse hydro-climatique reste à vérifier », même si « des éléments abondent » dans le sens d’un « retour d’une phase climatique propice à la formation des grandes crues à partir de la fin du xive siècle » (2003, p. 18). Sans contester l’hypothèse hydro-climatique comme explicative de la faible activité des deux cours d’eau dans de la plaine de Grenoble jusqu’à la fin du xive siècle, nous souhaitons avancer des hypothèses à la fois différentes et complémentaires.
- 13 Il faut bien sûr rappeler que durant toute la période traitée dans cet article, la société est d’es (...)
- 14 L’idée d’appartenance se fonde « sur la définition d’un certain nombre de ressources réservées et l (...)
12Il est tout d’abord certain qu’il existe peu de documentation disponible avant le xive siècle (Sclafert, 1926), ce qui limite fortement le recensement des inondations. Surtout, il nous semble important de revenir en détail sur certaines des transformations institutionnelles. Aux xiiie et xive siècles, « les habitants des villes et campagnes, groupés en communautés […] obtinrent de leurs seigneurs, des “chartes de franchises et libertés” [auxquelles vinrent s’adjoindre ensuite des] droits civils, réglementant la justice et permettant aux communautés nouvelles de s’administrer » (Letonnelier, 1958, p. 35-36) en choisissant leurs représentants appelés recteurs, consuls ou syndics13. Les communautés d’habitants ont à ce titre disposé, dès cette époque, de droits d’intervention sur les cours d’eau octroyés par les coseigneurs14. De ce fait, les communautés d’habitants s’organisaient elles-mêmes pour se protéger, grâce au drainage des eaux et à la gestion des digues et des fossés, parfois avec l’appui de communautés ecclésiastiques. En outre, elles partageaient une représentation commune de l’inondation comprise comme une menace réelle imposant une organisation collective efficace et réactive (Quenet, 2010 ; Leguay, 2005).
13Plusieurs recherches concernant les sociétés paysannes de la mer du Nord (Gross & Butcher, 1995 ; Soens, 2011) ont montré que cette organisation, qui prévalait en Europe aux xiiie et xive siècles, était adaptée à la gestion du risque inondation. En effet, ce dernier était ancré dans les schémas mentaux, ce qui avait pour effet de cadrer les pratiques quotidiennes des habitants dans le sens d’une diminution des impacts des crues. Ne dépendant d’aucun acteur extérieur ni de contraintes économiques, ces sociétés étaient en capacité de mobiliser très rapidement un grand nombre de travailleurs pour assurer des travaux de protection. Les aménagements de protection étaient en outre fondés sur des arrangements institutionnels territorialisés qui prenaient en compte les intérêts directs des communautés d’habitants, ce qui permettait ainsi d’éviter ou de mieux réguler les conflits.
- 15 « Les “chartes de franchises” furent concédées en Occident en un long mouvement qui couvre les xii (...)
14La situation de la plaine de Grenoble à cette époque différait cependant sensiblement de celle des sociétés paysannes de la mer du Nord, celles-ci ayant conquis une autonomie politique beaucoup plus forte et plus précocement (Vaillant, 1951). Néanmoins, on sait grâce aux travaux de René Favier (2002, p. 34-35) que l’inondation de 1219 a favorisé les débuts d’une politique de prévention des risques dans la plaine de Grenoble et, surtout, profondément marqué la mémoire collective. S’ensuivit une redistribution du pouvoir politique de la ville en faveur du dauphin, ce dernier prenant « pied de façon monumentale au cœur de la ville ». Le nouveau partage de pouvoir entre autorités ecclésiastiques, dauphin et communautés d’habitants fut entériné par le fait qu’une première charte de franchise15 avait été accordée par l’évêque et le dauphin à la ville en 1226. Celle-ci procura un début de statut juridique autonome à la ville et élargit les limites géographiques de celle-ci en y intégrant les faubourgs de la rive droite de l’Isère. Une deuxième charte fut accordée par les coseigneurs en 1242, à la suite d’un commencement d’insurrection communale (Vaillant, 1951), et eut pour conséquence d’octroyer aux habitants le droit d’élire leurs recteurs.
Cette deuxième période voit croître l’essor de la ville de Grenoble, qui « émerge de la médiocrité » (Favier, 2007, p. 85) et s’affirme progressivement comme la capitale administrative, judiciaire puis économique du Dauphiné. C’est aussi la période durant laquelle la ville doit faire face aux inondations les plus dévastatrices de son histoire.
À partir de la fin du xive siècle, le nombre de crues observées augmente progressivement. Entre 1373 et 1377, des « débordements extraordinaires [du Drac] menacent Grenoble » (Bravard, 1989). La crue du Drac de 1377 est d’une intensité rarement égalée jusqu’à ce jour. En 1414, une nouvelle inondation de cet affluent de l’Isère produit d’importants dégâts. Puis, à partir du milieu du xve siècle, ce sont plusieurs crues majeures du Drac (1471, 1519 et 1525, notamment) qui touchent Grenoble.
15La première mention d’une crue de l’Isère date de 1469, suivie des inondations de 1522 et de 1524. À partir de la fin du xvie siècle, le Drac et l’Isère entrent dans une période d’activité intense, conforme à ce que l’on nomme le « Petit Âge glaciaire ». On note ainsi des inondations de l’Isère en 1579, en 1604, puis surtout les deux inondations records des 14 et 30 novembre 1651. Le Drac déborde quant à lui très fréquemment au début du xviie siècle, notamment en 1608, 1613 et 1616 puis entre les années 1630 et 1650 (1632, 1636, 1647, 1648). Il creuse plusieurs nouveaux lits au milieu des terres cultivées.
16La période d’inondations qui commence en 1373 traduit ainsi une modification profonde de la gestion du risque inondation dans la plaine de Grenoble. Alors que jusqu’ici les communautés d’habitants intervenaient directement pour se protéger des inondations, à partir de la fin du xive siècle, la ville de Grenoble se substitue progressivement à l’action des communautés. Les premiers baux conclus par la ville de Grenoble pour établir des digues concernent le Drac (Cœur, 2008, p. 90). La réalisation des aménagements est effectuée au coup par coup, en suivant globalement le rythme des inondations. De ce fait, les interventions concernent la plupart du temps le prolongement amont ou aval des digues, leur rehaussement ou leur remise en état.
De ce point de vue, les réalisations ne sont pas vraiment planifiées au sens où elles auraient suivi un projet pensé et défini préalablement. Si l’on compare par décennie l’évolution du nombre de baux et réceptions à celui des inondations, on constate ainsi une nette corrélation entre les deux jusque dans les années 1670. (Cœur, 2008, p. 95)
- 16 Ceci n’empêche pas Lesdiguières d’imaginer un projet d’endiguement complet de l’Isère depuis la Sav (...)
17Le principal ouvrage établi lors de cette première période est la digue Marceline. Cette digue est créée à la fin du xvie siècle dans le but d’empêcher le cours d’eau de pénétrer dans la ville de Grenoble en le rejetant plus à l’ouest. L’ouvrage est fractionné en une multitude de petits aménagements construits sans vision d’ensemble. D’importants travaux sont effectués en 1593 et 1594, puis, une série d’améliorations techniques viennent renforcer l’efficacité de la digue. Ce n’est qu’à partir de 1601 qu’un endiguement continu de l’ensemble de la traversée de la plaine de Grenoble est imaginé sous l’impulsion du duc de Lesdiguières, c’est-à-dire du pouvoir royal. Ce projet n’est que partiellement mené à terme mais permet de jeter les bases du système de protection ultérieur. Sur l’Isère, les enjeux sont, à cette époque, moins prégnants16. De ce fait, très peu d’ouvrages sont construits (Cœur, 2008, p. 97).
- 17 Le Conseil delphinal était une Cour de justice à vocation judiciaire et militaire, créée en 1337 à (...)
- 18 En effet, ce conseil fut, à partir de 1377, réformé et « modelé sur le parlement de Paris », et éri (...)
18La montée en puissance de la ville de Grenoble dans l’aménagement des travaux de protection contre les inondations s’explique pour plusieurs raisons, principalement liées à l’affirmation du pouvoir des dauphins sur la ville (Favier, 2002, p. 36) et à l’émergence d’un « embryon d’ordre administratif » (Favier, 2007, p. 50). Avant tout, la création d’un Conseil delphinal17, dont les modalités d’exercice du pouvoir évolueront rapidement, aboutit à une diminution progressive du pouvoir des religieux18 et des communautés sur la ville et à une montée en puissance des juristes dans le gouvernement delphinal (ibid., p. 44). Dès lors, la ville de Grenoble intervient sur la question des inondations par l’intermédiaire de différentes instances composées des principaux notables de la ville (conseillers au parlement, avocats, etc.) : un conseil de police, une « commission aux ouvrages du Drac » et un comité restreint sont créés.
- 19 Il s’agit, la plupart du temps, de maçons ou charpentiers locaux qui construisent (et reconstruisen (...)
19Ces éléments sont constitutifs, selon nous, de l’émergence d’un contrat hydrosocial, c’est-à-dire d’un accord structuré politiquement entre une diversité de protagonistes et fondé sur une qualification ainsi qu’une régulation collectives communes des risques portant sur les biens et les personnes visant à en assurer la sécurité. Cependant, ces instances peinent à entreprendre des actions efficaces pour lutter contre les inondations. Outre un manque de ressources financières et de capacités techniques propres (Cœur, 2008), les difficultés observées s’expliquent par le manque de reconnaissance et de légitimité d’intervention de ces institutions sur la question des inondations. Pour y pallier, la ville attache à son action des valeurs publiques spécifiques : l’autorité, l’obédience, la morale, la protection du territoire, l’efficacité, etc. Ces valeurs se traduisent progressivement en normes de réalisation et de financement des ouvrages qui servent de guide à l’intervention publique sur la question des inondations. Ainsi, la délégation à des entrepreneurs privés de travaux d’aménagement qui étaient auparavant réalisés par les habitants eux-mêmes19 est progressivement érigée comme norme d’intervention.
20Cette évolution conduit à rendre le système de protection contre les inondations plus rigide, sans que la qualité d’intervention ne se trouve nécessairement améliorée. Premièrement, le suivi et l’encadrement technique et administratif des aménagements demeure faible à cette époque. Par exemple, les devis manquent parfois de précision quant à la nature des travaux à mener. De ce fait, les travaux réalisés ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux. Deuxièmement, la réalisation des digues dépend de l’existence de candidats entrepreneurs, de la disponibilité de ces derniers et des garanties que la ville peut leur accorder. Ainsi, de nombreux chantiers ne sont pas menés à terme, ce qui conduit à une faible efficacité du système de protection.
- 20 La responsabilité des riverains en matière d’entretien des cours d’eau est confirmée par une ordonn (...)
- 21 La taille était un impôt annuel direct qui ne pesait que sur les roturiers. La fin du procès des ta (...)
21Un autre exemple concerne la mise en place de normes de financement des ouvrages. Jusqu’au xive siècle, le financement était supporté exclusivement par les propriétaires riverains et les communautés20 (Cœur, 2008, p. 149). Cependant, dès le 12 août 1388, le juge de la cour commune de Grenoble autorise la levée d’une taille21, un impôt direct « pour contribuer aux frais de détournement du Drac » (Bouchayer, 1925a, p. 131). En 1492 et en 1498, la levée d’une taille sur tous les habitants est également mentionnée. C’est encore le cas en 1522, 1529, 1584 (ibid., p. 150) puis en 1616 (ibid., p. 157). Parfois, des territoires plus éloignés peuvent être mis à contribution pour les réparations.
- 22 Cependant, les taxes sur les marchandises ne pouvaient assurer que des financements limités en volu (...)
- 23 Dans la plupart des cas, ce sont les habitants de Grenoble et des communautés voisines qui étaient (...)
- 24 Ainsi, en 1541, l’avocat général du Parlement de Grenoble rend grief, sous prétexte du calme relati (...)
- 25 D’après l’ordonnance du 29 janvier 1649, l’imposition spéciale pour les travaux contre le débordeme (...)
22Dans ce cadre, la répartition du financement est plutôt favorable aux habitants de la plaine de Grenoble, ce qui ne manque pas de créer des conflits avec les communautés extérieures à la plaine. Par exemple, en 1649, « sur les 38 000 livres environ à percevoir, un quart seulement […] était imputé [aux Grenoblois] alors que les quatre bailliages assuraient 44 % du règlement » (Cœur, 2003, p. 218). En outre, à partir du début du xve siècle, la ville de Grenoble jouit du privilège de pouvoir percevoir l’octroi sur les vins et les marchandises (un impôt indirect)22, afin de financer l’entretien des ouvrages. Les montants, la durée et l’assiette des impôts levés varient donc désormais en fonction des besoins23. Globalement, on observe que la levée de fonds suit les épisodes d’inondation24. Cependant, dans la majorité des cas, le financement par l’impôt ne couvre qu’une petite partie de ceux-ci25.
- 26 Une traduction concrète de cette évolution est l’adoption, le 12 février 1640, d’une ordonnance san (...)
- 27 Les fonds destinés à la lutte contre les inondations sont fréquemment détournés pour financer l’eff (...)
- 28 On relève notamment l’existence d’un grand nombre d’exemptions accordées aux ordres religieux (Cœur (...)
23L’évolution du système de financement modifie profondément les modalités de réalisation des aménagements contre les inondations. Jusqu’ici, le système de protection s’organisait largement autour de relations non marchandes, puisque les habitants intervenaient la plupart du temps directement en mobilisant leur propre force de travail pour réaliser les travaux. A contrario, en élargissant progressivement l’assiette de financement des inondations et en faisant prendre en charge les ouvrages par les communautés voisines, les acteurs publics dépossèdent les communautés locales de leur capacité d’intervention26. En effet, l’action contre les inondations dépend désormais de facteurs beaucoup plus incertains : capacité de l’administration à recouvrir l’impôt, régularité des rythmes et assiettes de perception des impôts, solvabilité de la ville de Grenoble, priorités politiques de la ville de Grenoble27, existence d’exemptions28, etc. Par exemple, la faible solvabilité de la ville de Grenoble au cours du xviie siècle a eu pour conséquence directe une dégradation de l’entretien des digues, alors que les besoins de financement étaient particulièrement importants.
- 29 Pour ce faire, la ville de Grenoble tente, sans grand succès, d’établir un contrôle plus poussé des (...)
24L’émergence d’un contrat hydrosocial dans la plaine de Grenoble fait également évoluer l’échelle à laquelle les aménagements de protection sont pensés. Les aménagements de protection qui visaient jusqu’ici la défense des communautés sont désormais conçus comme devant prioritairement protéger la ville comme institution, c’est-à-dire les symboles du pouvoir (parlement du Dauphiné, évêché, institutions militaires) plutôt que les populations29. Ce faisant, le contrat hydrosocial devient porteur de rivalités environnementales et de conflits latents. En effet, les aménagements réalisés sur le Drac en vue de protéger Grenoble repoussent le cours d’eau à l’ouest, sur les pentes du Vercors, dérivant ainsi les inondations sur les communautés situées en rive gauche du torrent (Seyssins, Fontaine, Seyssinet, Sassenage, Roux-de-Commiers, Montrigaux).
- 30 Ainsi, des terrains qui dépendaient des communautés de la rive gauche et de la seigneurie de Sassen (...)
C’est surtout avec l’octroi de nouveaux droits à la ville de Grenoble que les conflits vont s’intensifier. En effet, le 3 janvier 1477, Louis XI, par le biais de lettres patentes, accorde à la ville de Grenoble la propriété exclusive d’un grand nombre de terrains dont certains dépendaient auparavant des communautés voisines30 (Cœur, 2008, p. 83). En représailles, en 1491, entre 400 et 500 personnes en armes sous l’autorité du seigneur de Sassenage brûlent les arches et ouvrages de protection de la ville de Grenoble :
En avril 1491, le gouverneur du Dauphiné demande l’arrestation et l’emprisonnement du seigneur de Sassenage qui, à la tête de plusieurs centaines d’hommes, a non seulement fait détruire les travaux réalisés pour protéger la cité, mais encore a détourné les eaux sur la ville par le creusement de canaux de dérivation. (Cœur, 2008, p. 83)
25Après ce conflit, un accord est conclu en 1493 entre l’administration de la province et les communautés incriminées. Il porte sur trois points principaux : i) les ouvrages de protection ne doivent pas remettre en cause les limites des territoires de la ville de Grenoble et des communautés ; ii) la ville de Grenoble dédommage tous les habitants qui connaissent des dégradations de leurs biens consécutives aux inondations ; iii) la ville de Grenoble prend en charge les frais de réparation des ouvrages de protection des communautés (id.). À la suite de cet accord, on observe un relatif apaisement des relations entre la ville et les communautés voisines.
26Le retour d’inondations violentes en rive gauche du Drac va cependant de nouveau attiser les tensions entre les communautés. Ainsi, peu avant 1500, les habitants de Seyssins s’en prennent aux entrepreneurs locaux chargés de l’entretien des ouvrages du Drac (Bouchayer, 1925a, p. 140). Puis, en 1537 et en 1553, les habitants de Claix et de Seyssins pillent des pièces de bois dédiées à la protection contre les inondations (ibid., p. 146-149). Enfin, en 1633, le seigneur de Sassenage et des notables de Fontaine réalisent d’importants travaux le long du Drac pour protéger leur rive. En réponse, la ville de Grenoble lance des poursuites contre les communautés (Cœur, 2008, p. 83).
- 31 Outre les projets de Lesdiguières, on note les interventions ponctuelles des trésoriers de France, (...)
27En définitive, l’émergence d’un contrat hydrosocial liant la ville de Grenoble aux Grenoblois (et qui n’assure pas puis peu la protection des populations des autres rives) rend la gestion des aménagements moins réactive aux inondations et a pour conséquence l’apparition d’inégalités et de conflits environnementaux. Ce phénomène s’explique à la fois par la complexification institutionnelle à l’œuvre (apparition d’intermédiaires, stratégies opportunistes, coûts de coordination, etc.) et par le changement d’échelle d’intervention (les notables de la ville de Grenoble n’ont aucun intérêt direct à protéger les populations des rives opposées). Durant cette période, l’intervention du pouvoir royal est demeurée exceptionnelle et ponctuelle31. Cependant, le retour des grands débordements, au milieu du xviie siècle, va conduire à une affirmation croissante du pouvoir de l’État sur la question des inondations.
- 32 Cette vague d’inondations s’explique en partie par la reprise d’un fort transit sédimentaire qui co (...)
28Entre 1661 et 1778, l’agglomération grenobloise fait face à plusieurs grandes vagues d’inondations. En 1661, une crue exceptionnelle du Drac s’accompagne d’une réplique sur l’Isère et produit des destructions majeures dans la plaine de Grenoble. Le Drac repousse l’Isère et détruit une partie de la route menant de Grenoble à Lyon. La décennie suivante, la plaine de Grenoble est inondée par des crues importantes de l’Isère (1673) et du Drac (1674, 1679). La deuxième vague est relative à la période 1733-174032, marquée par des inondations concomitantes du Drac et de l’Isère (1733, 1737) ou de l’Isère seule (1739, 1740). Enfin, le dernier épisode d’inondations s’étend de 1764 à 1778 (avec comme point d’orgue le déluge de la Saint-Crépin de 1778, la hauteur d’eau atteignant 5,50 mètres dans la traversée de Grenoble).
29Alors que l’intervention face aux inondations se faisait jusqu’ici au coup par coup, elle va désormais se faire de façon globale et selon des plans préétablis (Bravard, 1989). Cette évolution est rendue possible grâce à l’interventionnisme accru de l’État, à partir du règne de Louis XIV, qui va se rendre pourvoyeur de ressources (juridiques, techniques et financières, politiques, etc.) pour la protection de la plaine de Grenoble. Cette évolution, qui conduit à la suppression des dernières libertés delphinales, ne se fera pas sans heurts, mais un lent et irréversible mouvement de centralisation administrative et d’intervention accrue de l’État est dès lors engagé.
- 33 L’intendant est administrateur d’un territoire et exécuteur des ordres du roi.
- 34 Il faut également noter le rôle d’un troisième fonctionnaire, le trésorier de France, qui va néanmo (...)
30En premier lieu, l’État renforce sa présence sur le terrain. Concrètement, il met en place une administration en capacité de mener à terme des projets d’aménagement, mais aussi de réguler l’intervention publique locale par le biais de mécanismes coercitifs de contrôle et de sanction. Dans les années 1670, un nouvel agent de centralisation, l’intendant, est créé33. Il est chargé dès 1674 de la passation et de la réception des baux puis, à compter des années 1720, des finances dédiées aux projets de lutte contre les inondations. En outre, dès 1679, le roi décide d’envoyer un premier ingénieur des ponts et chaussées à demeure en Dauphiné, afin qu’il se charge des problèmes causés par le Drac et l’Isère (Cœur, 2003, p. 164). Le renforcement de l’intervention de l’État au travers du « couple intendant-ingénieur34 » (Cœur, 2008, p. 164) connaît une nette accélération sous l’action de Colbert, puis au cours des années 1730. Ces deux protagonistes sont dès lors chargés d’encadrer la politique de la lutte contre les inondations (de la définition des projets à la réalisation des travaux).
31L’interventionnisme accru de l’État se traduit également par la mise en œuvre d’Instruments d’Action Publique (IAP) nouveaux (servitudes, expropriation). Par le biais d’ordonnances de l’intendant (1682, 1684, 1693, 1697) et d’un arrêt spécial du Conseil d’État de mars 1698, une servitude importante est créée sur chacune des rives du Drac (Cœur, 2003, p. 146). Elle fixe une bande de terrain de 120 toises sur laquelle les communautés ne doivent pas cultiver de terres, faire de pâturage, ni couper de bois. Cette servitude est instituée par l’État et conduit la ville à se décharger de la responsabilité qu’elle exerçait en termes de protection de la plaine en vertu de l’accord de 1493.
L’entretien des digues contre le Drac étant donc un ouvrage bien au-dessus des forces de la ville de Grenoble, le Roi a eu la bonté de le prendre sur son compte et par conséquent la ville est pleinement déchargée des engagements qu’elle aurait pu contracter témérairement […]. (Mémoire du 1er juillet 1748, cité par Cœur, 2003, p. 148)
Un second IAP, utilisé fréquemment pour la réalisation de travaux publics, est l’expropriation. Entre la fin du xviie siècle et le milieu du xviiie siècle, l’État exproprie à plusieurs reprises des habitants dans le cadre de la lutte contre les inondations, ce qui mène à la survenue de nombreux conflits, la procédure n’étant pas définie (ce sera chose faite par l’ordonnance du 7 novembre 1758).
- 35 L’intervention du pouvoir royal dépasse la seule question financière, puisqu’à la suite de la grand (...)
- 36 Dès le règlement du 24 octobre 1639, la province du Dauphiné fut déchargée de 50 000 livres par an (...)
Un troisième élément, marquant la montée en puissance de l’État, concerne le financement des ouvrages. L’État crée en 1627 un bureau des Finances à Grenoble. En 1660, il reprend en main les impôts provinciaux35 (Cœur, 2003, p. 215) et accorde, à partir de ce moment, des décotes et dégrèvements fiscaux temporaires à la province du Dauphiné ou à la ville de Grenoble à la suite des inondations36.
32Enfin, il faut préciser que l’action publique de l’État contre les inondations va connaître une évolution majeure avec l’adoption des lettres patentes du 8 juillet 1768. Ces lettres patentes peuvent être appréhendées comme une réponse directe aux critiques locales à l’encontre de la gestion des inondations par l’administration royale (excès de corvées et de prélèvements, détournement des fonds, etc.). Elles prennent la forme d’un document de synthèse visant à adapter la politique royale aux pratiques de terrain.
33On distingue trois innovations importantes. Tout d’abord, l’État propose une nouvelle approche globale du risque inondation (à une échelle régionale et non plus locale) et détaille les principales étapes de réalisation d’un projet de lutte contre les inondations (y compris les contrôles administratifs et financiers, les autorisations nécessaires, le règlement des conflits, les aspects techniques, etc.). Ensuite, ces lettres confient aux groupements d’intéressés (villes, bourgs, associations de propriétaires riverains et communautés) le pouvoir d’initiative des ouvrages, l’État ne réalisant en théorie qu’un contrôle technique et financier des projets (Cœur, 2003, p. 249). Enfin, elles proposent une révision de la politique financière de lutte contre les inondations. Pour la première fois, un financement pérenne des ouvrages est mis en œuvre par l’État. Des ressources spécifiques à la réalisation d’ouvrages sont mises à disposition de l’intendant, auxquelles viennent s’ajouter des subsides directs du roi. En outre, les financements sont désormais accordés pour « l’ensemble des torrents et rivières de la province » (ibid., p. 233) et non plus tel ou tel cours d’eau. Cette nouvelle organisation du risque inondation ne changera guère au cours des deux siècles suivants.
34Une conséquence directe de cette montée en puissance de l’État est un nouvel élargissement de l’échelle d’intervention contre les inondations. L’État, contrairement à la ville de Grenoble, est en capacité technique et financière de porter des projets d’endiguement d’envergure. Sur le Drac, entre 1675 et 1686, un canal de 3 kilomètres, le canal Jourdan, situé dans la traversée de Grenoble, est réalisé. Il mobilise des techniques très innovantes pour l’époque. Cependant, faute de financements, l’ouvrage demeure inachevé. C’est également à cette période qu’est édifié le cours Saint-André, une grande avenue de 8 km pensée comme digue de protection contre le Drac. Sur l’Isère, de nombreux projets sont établis mais peu d’entre eux aboutissent.
- 37 « De quelques milliers de livres encore dans les années 1660, la construction du “canal Jourdan” fi (...)
35En définitive, les deux principaux aménagements de l’Isère effectués durant cette période sont les alignements de digues de la partie aval de l’Isère, en 1685, ainsi que la construction, dans les années 1740, d’une digue importante de protection contre le débord de cet affluent de la rivière, la digue Grangeage. La réalisation de ces aménagements d’envergure par l’État conduit à faire évoluer les modalités d’attribution et de réalisation des travaux. L’augmentation des montants des travaux37 a pour conséquence l’émergence d’un marché des ouvrages publics civils. Les baux du Drac détaillent désormais les ouvrages à réaliser, leur forme et leur remplissage (Cœur, 2003, p. 173). Des devis plus complets précèdent la réalisation des travaux à partir des années 1720. Du fait des nouvelles contraintes, peu d’entrepreneurs locaux peuvent présenter les garanties techniques et financières nécessaires pour candidater aux marchés, sauf à se regrouper. Ceci conduit à la constitution d’entreprises de taille plus importante, à l’arrivée d’entrepreneurs en provenance d’autres provinces et de Paris, et à une baisse des prix du marché.
36Cependant, les évolutions constatées ne traduisent pas toujours une plus grande efficacité du système de protection. Les principaux problèmes qui subsistent sont le manque de candidats entrepreneurs, la méconnaissance technique ou encore les retards fréquents des acteurs publics dans l’envoi des règlements financiers. En termes de réalisation des travaux, la période est caractérisée par une montée en puissance des corvées à compter des années 1730. Les entrepreneurs disposent d’un droit d’exiger des communautés le transport gratuit des matériaux et la participation aux corvées, sous peine de saisie des biens des contrevenants à la corvée, voire d’emprisonnement (Cœur, 2008, p. 125). Les communautés de la rive gauche du Drac s’y opposent dans les années 1750 et 1760, estimant qu’elles contribuent déjà largement à l’effort de lutte contre les inondations (servitudes, participation financière, etc.) (Cœur, 2003, p. 191). En 1762, l’intendant Pajot de Marcheval doit adopter plusieurs ordonnances spéciales autorisant les entrepreneurs à se saisir des biens des contrevenants à la corvée et forçant les habitants à régler leur cote (ibid., p. 192).
- 38 Il est intéressant de noter la surexposition des secteurs périphériques de la plaine (rive droite d (...)
37La transformation des modalités d’intervention publique sur la question des inondations ne se traduit pas, jusque dans les années 1750, par une réduction des conflits environnementaux associés. En effet, le pouvoir royal continue à penser les aménagements comme devant protéger Grenoble, quitte à inonder les communautés de l’autre rive (voir annexe 2 concernant l’exemple de la rive droite de l’Isère)38. En ce qui concerne le Drac, cette politique occasionne des « ravages affreux » aux « communautés de Fontaine et de Sassenage » (Pilot de Thorey, 1857, p. 134). En réponse, les habitants des communautés de la rive gauche du Drac se livrent à de nombreux pillages des stocks de bois dédiés à la construction et à la réparation des digues. Le pouvoir royal embauche des gardes rattachés au service des ponts et chaussées pour surveiller les stocks de bois. La protestation des habitants est amplifiée à partir des années 1730, lorsque l’inspecteur des ponts Fayolle propose d’ouvrir un nouveau canal pour le Drac sur le territoire des communautés de Seyssins, Seyssinet et Fontaine.
Selon elles, en effet, leur territoire était une nouvelle fois sacrifié pour assurer la protection de Grenoble. Face aux engagements unilatéraux de l’administration, elles revendiquèrent le droit à participer aux décisions sur des affaires qui selon elles les concernaient directement. (Cœur, 2003, p. 196)
- 39 Un mémoire de 1748 illustre bien que la protection de la ville de Grenoble demeure la priorité : « (...)
- 40 Ces contreparties prennent majoritairement la forme d’indemnités versées aux communautés impactées (...)
38Les communautés font paraître quatre plaquettes, entre 1737 et 1740, pour dénoncer et démontrer l’inutilité du projet Fayolle qui consiste « à abandonner entièrement les communautés aux irruptions du Drac, pour ne s’occuper que du soin de fortifier les digues du côté de Grenoble seulement39 » (Bouchayer, 1925b, p. 315). Grâce à la mobilisation des habitants, le projet Fayolle n’est pas mis en œuvre. À partir des années 1750, la question des rivalités environnementales associées aux politiques de lutte contre les inondations est progressivement mise en débat. Certains fonctionnaires royaux, comme les ingénieurs Bouchet ou Régemorte, pensent des projets de digues continues permettant de protéger les communautés des deux rives et négocient des contreparties à la protection de la ville de Grenoble40. Par ailleurs, les poursuites contre les communautés sont stoppées et on autorise celles-ci à établir des ouvrages pour se préserver des inondations.
39Cette troisième période est ainsi marquée par une nouvelle évolution du contrat hydrosocial. D’une part, on observe de nouveau une complexification du contenu du contrat via la mise en place de nouveaux IAP mais aussi d’outils de financement et de contrôle. De l’autre, on constate des phases de développement puis de régulation des conflits environnementaux qui s’expliquent par un mécanisme scalaire, l’administration d’État ayant pour mission de protéger des inondations l’ensemble de la plaine et non plus seulement la ville de Grenoble.
La figure 1, placée en annexe, propose une représentation synoptique de la trajectoire institutionnelle relative au risque inondation dans la plaine de Grenoble.
Figure 1. Synoptique de la dynamique du changement institutionnel dans la plaine de Grenoble sur la question des inondations (1219-1778)
Note : en abscisse, on remarque un accroissement progressif des inondations de l’Isère et une diminution de celles du Drac, qui s’accompagnent, en parallèle, d’une complexification institutionnelle croissante (en termes d’infrastructures, d’institutions et d’acteurs mobilisés). En ordonnée, on observe la remontée d’échelle concernant l’intervention contre les inondations vers la ville de Grenoble, puis vers l’État.
Source : Renou, Brochet & Creutin, 2019
Notre travail a permis de reconstituer l’histoire institutionnelle de la mise en problème public des inondations – c’est-à-dire de leur survenue, de leur régulation et de la prise en charge de leurs impacts – dans la plaine de Grenoble entre 1219 et 1778. Il témoigne de dynamiques institutionnelles et physiques ponctuées historiquement par des périodes de crises auxquelles répondent (ou non) des tentatives de régulation renouvelées. In fine, notre analyse historicisée de ces dynamiques met en évidence une remontée d’échelles de régulation (du local au national), un encastrement progressif des outils de régulation (valeurs, dispositifs normatifs, IAP, etc.) et une complexité accrue productrice de conflictualités. Nous pensons utile de discuter nos résultats et de préciser quelques développements futurs de notre recherche. Il s’agira, en particulier, de nous interroger sur les manières de mieux caractériser l’architecture des facteurs institutionnels à l’œuvre.
- 41 C’est-à-dire comme des assemblages institutionnels historiques qui articulent de manière singulière (...)
40Afin de mieux appréhender les ressorts de l’historicité des configurations institutionnelles en charge du risque inondation dans la plaine de Grenoble, il est intéressant de confronter nos résultats à la grille d’analyse institutionnelle introduite par Scott (1995) et appliquée au secteur de l’environnement (Hoffman, 1999). Il apparaît alors possible de comprendre la dynamique historique étudiée comme une construction institutionnelle « étagée » d’agencements régulatoires41 variés dont la dominante en termes de « pilier structurant » (qualifié par Scott de « réglementaire », « normatif », « cognitif ») est susceptible d’évolution dans le temps. Un pilier peut être dominant pour un agencement régulatoire et une période donnée mais il ne s’agit jamais d’un attribut absolu. En effet, les trois piliers sont interconnectés et des transitions institutionnelles d’un agencement à l’autre sont possibles. La mise à l’épreuve de cette grille à notre terrain permet de caractériser une diversité d’agencements régulatoires en attribuant un pilier institutionnel dominant à chaque période historique identifiée (Tableau 1).
41La première période (1219-1373) peut être caractérisée comme une configuration historique progressivement structurée par un agencement régulatoire à dominante cognitive. Les communautés d’habitants de la plaine de Grenoble partagent une vision du monde suivant laquelle le risque inondation est partie intégrante de leur vie quotidienne et structure l’usage d’une diversité de ressources. Les habitants intègrent ce risque à leurs pratiques ordinaires et s’organisent à l’échelle de la communauté ou de la seigneurie pour se protéger des inondations. De ce fait, les habitants sont très mobilisés face aux évènements extrêmes et un commun entendement règne concernant la nécessité d’une organisation souple, réactive et décentralisée. Cette construction institutionnelle repose essentiellement sur des apprentissages mimétiques.
42La deuxième période (1373-1661) est caractérisée par un agencement régulatoire à dominante normative. Sous l’impulsion du pouvoir royal et face aux demandes croissantes des habitants de la plaine, la ville de Grenoble se saisit du problème des inondations. La protection des habitants étant perçue comme un devoir en vertu du droit divin, la survenue d’inondations oblige moralement la ville à intervenir : c’est en partie pour cette raison que l’on observe une nette corrélation entre les inondations et les investissements contre les inondations (Cœur, 2003, p. 159). Cette intervention croissante de la ville s’accompagne d’une augmentation du nombre d’acteurs impliqués dans la gestion des inondations (habitants, édiles et entrepreneurs, notamment), mais aussi de la taille des infrastructures de défense (digues). On remarque également un accroissement des conflits associés aux aménagements. Le primat du normatif et l’impossibilité pour les habitants de négocier les choix imposés par la ville de Grenoble expliquent en partie ce phénomène. On remarque enfin que la construction institutionnelle relative au risque inondation est inséparable du processus d’affirmation et de légitimation du pouvoir urbain. Dès lors, l’innovation institutionnelle dépend de la vision stratégique et des capacités de leadership des acteurs publics, à l’image du duc de Lesdiguières au début du xviie siècle.
43Le pilier institutionnel dominant la troisième période (1661-1778) est de type réglementaire (Scott, 1995), renvoyant alors à un agencement régulatoire structuré essentiellement par une logique administrative et centralisée. On observe une multiplication des IAP (servitudes, expropriation, etc.) ainsi que des règles contraignantes relatives au risque inondation. L’intervention de l’État central se substitue progressivement à celle de la ville. On note également une augmentation du nombre de fonctionnaires (avec le duo intendant-ingénieur) et une inflation des procédures et outils administratifs de contrôle (procédures pour la passation de marchés publics, études préalables, etc.). Cette complexification administrative a tendance à désynchroniser, à compter de la fin du xviie siècle, les épisodes d’inondation des investissements en termes d’infrastructures. Les conflits environnementaux apparaissent ainsi comme progressivement amoindris grâce à la mise en place de mécanismes compensatoires. Cependant, la capacité d’agir des acteurs sur le jeu institutionnel est réduite en même temps que la complexité institutionnelle s’accroît.
Notre recherche met donc en évidence un progressif basculement de dominante institutionnelle dans la construction du risque inondation (du pilier cognitif vers le pilier réglementaire). Ces résultats apparaissent originaux d’un triple point de vue :
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Les recherches partageant le même cadre institutionnaliste ont plutôt témoigné de trajectoires inverses, allant du réglementaire vers le cognitif (Hoffman, 1999). Plus précisément, ils prennent comme donné un champ constitué de protagonistes en interactions stratégiques alors que nous avons proposé d’en comprendre la co-construction historique par des actants humains et non humains.
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Alors que l’inertie des trajectoires institutionnelles est généralement expliquée par des obstacles cognitifs, nos résultats nous conduisent à penser que c’est essentiellement le cas au sein de contextes d’action relevant de la « seconde modernité » (Van Bavel, Curtis & Soens, 2018) : en insistant sur le lent processus de formalisation institutionnelle reconfigurant la nature des conflits et des inégalités produites, on a pu montrer que les agencements régulatoires centrés sur le pilier cognitif au cours de l’histoire s’étaient révélés davantage flexibles et adaptables.
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Enfin, nos résultats pointent la pesanteur administrative associée au pilier réglementaire comme un frein majeur au changement : dans un contexte institutionnel qui tendra à se complexifier par la suite, cette structuration d’un contrat hydro-social reposant majoritairement sur des institutions formelles et centralisées sera de plus en plus contesté.
Tableau 1. Les piliers institutionnels dominants dans l’histoire de la protection de la plaine de Grenoble contre les inondations (1219-1778)
Source : Renou, Brochet & Creutin, 2019
44« La question du conflit est longtemps restée en dehors du champ de l’approche spatiale, régionale ou territoriale » (Torre, 2010). En économie, la théorie de la régulation a fait de cette notion une catégorie analytique fondamentale afin de comprendre la dynamique du capitalisme. En histoire, la question du conflit a été centrale dans certaines branches de la recherche (histoire militaire, histoire sociale, etc.). Rendue moins visible par la trajectoire de développement empruntée par la discipline, son importance semble de nouveau avérée avec les contributions stimulantes de l’histoire environnementale (Fressoz & Bonneuil, 2013 ; Van Bavel, Curtis & Soens, 2018). Positionnant notre travail à la croisée de ces différents apports, nous avons cherché à qualifier et évaluer les différences d’exposition au risque inondation des habitants de la plaine de Grenoble dans une perspective de longue durée, ainsi qu’à comprendre la nature des conflits environnementaux induits et les éventuelles modalités de leur règlement institutionnel (Laslaz, 2015).
- 42 C’est l’exemple du conflit autour du projet Fayolle dans les années 1730. La mobilisation des habit (...)
45Un apport important de notre recherche est de relier la question des conflits environnementaux à celle des profils institutionnels dominants. Notre travail a ainsi montré que les modalités de construction institutionnelle du risque inondation et de son éventuelle régulation influent aussi sur le développement et le reflux des conflits environnementaux. Il témoigne du fait que des agencements régulatoires organisés autour du pilier normatif ont davantage tendance à favoriser les conflits. Une explication est à trouver dans le fait que ces assemblages institutionnels s’appuient sur des normes non négociables et érigées en quasi-dogmes. La volonté de protéger prioritairement la ville de Grenoble et les symboles du pouvoir produit ainsi irrémédiablement des conflits. A contrario, les agencements centrés sur le pilier cognitif en ont produit logiquement moins. En effet, dans ce cas, la représentation associée au risque inondation est partagée par les acteurs institutionnels et les habitants. En découlent des choix d’aménagement qui sont mieux compris et acceptés par les habitants, sans pour autant que les rapports de pouvoir et les inégalités associées aux politiques d’aménagement soient nécessairement moins importants. Enfin, dans le cadre d’agencements dominés par un pilier réglementaire, les conflits environnementaux peuvent être régulés plus facilement : les IAP sur lesquels s’appuient les politiques peuvent évoluer (respect ou non de procédures contradictoires dans l’élaboration des projets, prise en compte de l’intérêt des riverains, etc.), diminuant ou amplifiant selon une graduation variée les conflits associés42.
Cette recherche souligne l’importance heuristique de l’intégration des évènements socio-naturels extrêmes dans l’analyse du changement institutionnel via l’étude approfondie des couplages multiples qui travaillent les systèmes socio-écologiques territorialisés (Manuel-Navarrete, 2015).
46Il existe une littérature bien établie concernant le rôle joué par les « grandes » crises dans le changement institutionnel (Streeck & Thelen, 2005 ; Mahoney & Thelen, 2010). En matière de gouvernance du risque inondation, il semble, de plus, communément admis que les « grandes » évolutions des systèmes de protection ont suivi les crues les plus dévastatrices. Notre recherche n’a cependant pas permis d’établir, de manière systématique et sur le territoire étudié, un tel lien de cause à effet. Cela confirme, selon nous, la pertinence d’une approche approfondie en termes de « changements et réponses » (Wise et al., 2014) afin de mieux cerner les rapports entre la survenue des événements extrêmes et les éventuels changements institutionnels.
- 43 On peut aussi se référer aux contributions de Novalia et al. (2018) et d’Octavianti & Charles (2018 (...)
47L’un des enjeux à honorer est, selon nous, de privilégier une analyse détaillée de la complexité des conditions socio-historiques à l’œuvre. Cette dernière doit en effet permettre de comprendre les modalités potentielles d’évitement ou de contournement des différents « obstacles » politico-économiques bloquant ou repoussant la survenue d’événements « disruptifs » transformateurs43. Il convient d’analyser beaucoup plus finement la construction sociale des évènements extrêmes et du changement institutionnel induit (Pelling, 2011). Il faudrait notamment étudier le rôle joué par des acteurs clefs dans la période post-inondation. En effet, l’état des connaissances montre qu’en période de crise et d’instabilité, les acteurs dotés de ressources importantes (stratégiques, politiques, économiques, etc.) et sachant exploiter les possibilités ouvertes par ce contexte incertain peuvent influencer considérablement le design institutionnel soumis à reconfiguration (Boin, Hart & McConnel, 2009 ; Kingdon, 2010 ; Novalia et al., 2018 ; Octavianti & Charles, 2018).
48Une autre direction que nous n’avons pas pu approfondir concerne la complexification institutionnelle observée. Une hypothèse forte en cours de documentation est que les évolutions successives des institutions chargées du risque inondation révèlent la construction progressive « d’un capitalisme des digues » à l’échelle de la région grenobloise. Celui-ci se traduirait par des logiques institutionnelles spécifiques favorisant l’accumulation capitaliste primitive (Harvey, 2010). Par exemple, la désynchronisation croissante entre la survenue d’évènements extrêmes et les inondations observées pourrait être perçue comme révélatrice d’une logique d’accumulation du capital en vue d’investissements futurs. Par ailleurs, on pourrait appréhender les conflits observés comme résultant d’une logique de dépossession des droits des habitants des rives opposées à celle de Grenoble.
49Notre recherche a permis de fournir une représentation stylisée de l’évolution de la trajectoire de sécurisation du risque inondation sur le territoire de la plaine de Grenoble dans une perspective de long terme. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur la notion de contrat hydrosocial. Structurant institutionnellement le champ de la gouvernance du risque inondation, cette notion a témoigné d’une certaine capacité heuristique pour la compréhension du changement institutionnel. Elle a permis de rendre compte d’une « mise en abstraction » de la question des inondations, celle-ci ayant été progressivement désencastrée de la vie sociale pour être traitée comme un objet d’expertise.
50Inscrit dans une dynamique institutionnelle multiniveaux, le contrat hydrosocial s’est alors transformé en contrat asymétrique, valorisant l’intérêt des acteurs puissants plutôt que les habitants. Dépossédant les communautés de leur pouvoir prescriptif en matière de co-production des problèmes publics, cette gouvernance multi-niveaux a de plus alimenté, dans un premier temps, des phénomènes de up-scaling aux forts effets inégalitaires. Notre analyse a ainsi mis en lumière une complexification croissante de l’intervention publique contre les inondations du fait d’une multiplication des intérêts coalisés, du poids des logiques d’action passées et d’un accroissement continu du mille-feuille institutionnel.
51Avec la mise en place d’institutions à dominante réglementaire à partir de la fin du xviie siècle, les acteurs publics ont eu tendance à privilégier des investissements infrastructurels lourds et ont mobilisé, pour cela, une multiplicité de normes, de procédures et d’instruments dont la cohérence et l’étendue ont rendu la régulation du risque délicate. Ce processus a, au terme de la période étudiée, fortement contraint les dynamiques institutionnelles et physiques : i) le pouvoir d’intervention des communautés d’habitants sur la question des inondations a été confisqué par les experts ; ii) les cours d’eau ont perdu leurs méandres et leur tracé a été définitivement fixé par les infrastructures.
- 44 C’est en effet ce changement d’échelle qui a permis une prise en compte des intérêts des habitants (...)
- 45 Les auteurs introduisent ce terme « to examine the interaction of physical risks with economic, pol (...)
52Cependant, le « travail institutionnel » (Lawrence, Suddaby & Leca, 2009) des autres protagonistes ne s’est pas tari et la dénonciation des inégalités associées aux choix effectués par les acteurs publics a permis, dans un second temps, de progressivement renégocier le contrat dans le sens d’une meilleure prise en compte des intérêts des habitants. Cette régulation a pu se faire uniquement à partir du moment où l’État s’est substitué à la ville de Grenoble comme co-contractant44. Pour autant, les relations de pouvoir et conflits associés aux choix d’aménagement n’ont pas disparu. Simplement, l’État a fait le choix de mettre en place des procédures de compensation pour rééquilibrer le contrat. Émerge donc à la fin du xviie siècle un « régime du risque inondation » (Wissman & Lévy, 2018)45 structuré centralement autour de la valeur publique (Bozeman, 2007) et qui a profondément reconfiguré le contrat hydrosocial grenoblois : les institutions de protection contre les inondations ont en effet été durablement influencées par des valeurs et rapports de pouvoir qui ont structuré les choix d’aménagement à cette époque et se sont sédimentées dans les infrastructures locales (matérielles et idéelles) et désormais (partiellement) dépourvues de leur informalité originelle.
Aujourd’hui, ces éléments continuent de jouer un rôle réel dans la distribution du risque inondation et ses conséquences à l’échelle de la plaine de Grenoble. La compréhension historique des phénomènes passés ainsi que les catégories analytiques introduites afin de les rendre intelligibles devraient nous permettre de leur apporter un meilleur éclairage.