1Capacité à produire du commun (Le Gouill & Poupeau, 2020), à créer et maintenir des espaces publics de proximité (Bucolo & Laville, 2006) ou encore à équilibrer les tensions entre objectifs productifs et objectifs militants (Borzaga & Defourny, 2001 ; Smith, Gonin & Besharov, 2013), une part significative des travaux traitant des coopératives s’attache à analyser leur « pouvoir subversif » (Darbus, 2014). L’examen de cette dimension « alternative » permet de saisir dans quelle mesure les coopératives « font le marché autrement » (Dubuisson-Quellier & Lamine, 2004), en affectant les processus d’accumulation existants ou en en créant de nouveaux. En revanche, ces travaux peinent à mettre en évidence la capacité des coopératives à peser sur les rapports de pouvoir et à « infléchir les règles du marché de façon que ce dernier soit d’intérêt général, solidaire et équitable » (Itçaina, 2018, p. 51). Dit autrement, accumuler du capital économique, via la réalisation d’activités économiques, signifie-t-il accumuler du pouvoir politique ?
2Cet article propose de prendre en charge ce questionnement en examinant la participation des coopératives éoliennes au processus d’accumulation de capital dans le secteur énergétique danois. À partir de Gordon, Edwards et Reich (1982, p. 25), l’article définit l’accumulation comme relevant, d’une part, de l’activité des firmes capitalistes en quête de profit et, d’autre part, comme se réalisant dans un environnement institutionnel qui structure cette accumulation. L’accumulation des coopératives éoliennes danoises se distingue de celle des entreprises traditionnelles du secteur énergétique. En effet, si comme ces entreprises, les coopératives valorisent et transforment une ressource, le vent, pour en faire une source de profit, elles divergent cependant sur le mode d’organisation et la finalité de cette accumulation. Comme dans d’autres entreprises sociales, le processus décisionnel n’est pas fondé sur la propriété du capital mais sur le principe « une personne, une voix » : une action collective citoyenne est au départ de l’initiative productive (Defourny & Nyssens, 2019), tandis que la quête de profit est guidée par la « volonté des citoyens d’exprimer directement par leurs choix marchands des positions militantes ou politiques » (Dubuisson-Quellier, 2018, p. 5).
3Deux raisons font du cas de ces entités un « poste d’observation » (Roger, 2020) fructueux pour saisir les interdépendances entre processus politique et processus d’accumulation. Premièrement, « l’entrée en économie » (Blanc, 2015) de citoyens « profanes », organisés collectivement sous forme coopérative, est contre-intuitive et peu probable au regard de nombreuses caractéristiques du domaine énergétique. Fournisseurs d’énergie, compteurs intelligents, kilowattheures, factures d’électricité : l’énergie est un objet dont la politisation n’a rien de simple, tant elle recouvre des enjeux à la fois techniques et inscrits dans l’intimité de l’espace domestique. À cette technicité et ce caractère individuel privé s’ajoutent des éléments sectoriels peu propices à l’émergence d’entités comme les coopératives éoliennes. Le pluralisme limité des secteurs énergétiques au sens d’espaces de policy making fermés et peu concurrentiels constitue une tendance commune à plusieurs États (Evrard, 2013, p. 190). Ayant à l’esprit ces caractéristiques sectorielles et la résistible politisation des enjeux énergétiques, l’analyse des coopératives éoliennes danoises fournit un formidable cas d’étude pour tester l’hypothèse d’une accumulation de capital s’accompagnant d’une accumulation de pouvoir.
4Deuxièmement, l’examen du cas danois permet d’affiner et de préciser l’idée selon laquelle il existerait des « variétés » ou « modèles » nationaux de capitalisme énergétique. La notion de modèle a été abondamment mobilisée par les sciences sociales (Boyer & Freyssenet, 2000, p. 8), en particulier par les recherches analysant les politiques énergétiques. Certains travaux désignent ainsi l’éolien danois comme « un capitalisme à petite échelle avec des éoliennes possédées par des acteurs locaux, [et des] compagnies électriques en retrait en contraste avec le “modèle espagnol” » (Szarka, 2007, p. 36). Dans une perspective similaire, le développement conséquent des énergies renouvelables (ENR) en Allemagne, qui compte des centaines de coopératives, et le faible développement de ces énergies au Royaume-Uni – où ces coopératives sont peu présentes – s’expliquerait par le fait que le premier État est encastré dans une économie de marché coordonnée, tandis que le second est encastré dans une économie de marché libérale (Ćetković & Buzogány, 2016). Dans le cadre d’un approfondissement des perspectives adoptées par ces travaux d’économie politique, l’analyse des coopératives éoliennes danoises constitue un cas d’étude précieux permettant de comprendre plus finement les interdépendances entre rapports de pouvoir et processus d’accumulation.
5Pour déterminer si l’accumulation de capital par les coopératives éoliennes danoises s’est accompagnée d’une accumulation de pouvoir, cet article procède en deux temps. Dans une première section, nous présenterons la stratégie de recherche retenue pour analyser l’accumulation coopérative. Dans une seconde section, nous montrerons que l’accumulation de capital des coopératives éoliennes danoises a connu une expansion durant les années 1980 et une partie des années 1990. Enfin, ans une troisième section, nous verrons que cette accumulation de capital ne s’est pas accompagnée d’une accumulation de pouvoir et soulignerons, au sein du régime danois, le phénomène de relégation des coopératives à partir des années 2000.
6Pour caractériser et expliquer l’évolution des coopératives au sein de l’éolien danois, une première option consiste à envisager l’accumulation comme le résultat de confrontations et de rapports de force entre acteurs. Mobilisation de réseaux interpersonnels aboutissant à une solution technique au détriment d’une autre dans le cas de l’industrie électrique aux États-Unis (Granovetter & McGuire, 1998), mouvements sociaux contestant une forme d’accumulation mais en soutenant une autre (McAdam & Boudet, 2012 ; Vasi, 2011) ou coalition de cause coopérative gagnant du terrain face à une coalition établie d’entreprises électriques dans le cas de l’éolien danois (Van Est, 1999), les transformations des dynamiques d’accumulation énergétique s’expliqueraient ici par la capacité d’acteurs à imposer une forme d’accumulation spécifique. Une deuxième option consiste à analyser l’accumulation comme un arrangement imbriqué dans des formes et architectures étatiques. Il s’agit alors d’expliquer la forme et/ou l’ampleur prise par un processus d’accumulation énergétique par des modèles étatiques (Joppke, 1992) ou des interactions « alternative/secteur » (Evrard, 2013) structurant ce processus. Nous considérons que les deux options évoquées sont pertinentes et doivent être combinées pour expliquer les transformations d’un processus d’accumulation dans le secteur énergétique. Cette combinaison est possible si nous analysons les coopératives éoliennes danoises à l’aune de leur pouvoir d’orientation au sein d’un régime de politique publique.
Pour envisager l’accumulation comme le résultat de confrontations, de rapports de force entre acteurs et comme un arrangement imbriqué dans des architectures étatiques, le concept de régime de politique publique, élaboré et défini par Howlett, a constitué notre point de départ :
Un arrangement politique persistant et régulier est composé de 1) un ensemble de relations étatiques-sociétales affectant le style ou le processus de fabrication sectorielle des politiques publiques ; 2) un ensemble d’idées liées au gouvernement de ces interactions et affectant les contenus des politiques et les choix des instruments ; et 3) un ensemble d’institutions formées pour régulariser le contenu et le style de la fabrication des politiques dans le secteur concerné.
(Howlett [dir.], 2001, p. 6-7, nous traduisons)
Cette définition a ensuite fait l’objet d’une adaptation (Tableau 1) afin de prendre en compte plus précisément les rapports de pouvoir et le rôle des institutions.
Tableau 1. Régime de politique publique et projets coopératifs d’ENR
Composantes du régime
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Relations et organisations du pouvoir
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Existence et pouvoir des veto players
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Influence des partis écologistes sur les
politiques énergétiques
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Capacité des autorités politiques infranationales à influencer la participation des projets coopératifs
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-Capacité des organisations coopératives à jouer le rôle de rule makers
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Idées, instruments et modes de régulation
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Idées, instruments concernant les ENR et modes de régulation vis-à-vis des projets coopératifs via ces instruments
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Institutions frontières
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Actions et positionnements de ces institutions vis-à-vis des projets coopératifs
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Note :
[1] Relations étatiques-sociétales selon Howlett.
[2] Au sens d’acteurs dont l’accord est essentiel pour réaliser un changement (Tsebelis, 1995, p. 289-235).
[3] Ce terme renvoie à la distinction entre des rule makers ayant la capaciter d’établir ou de modifier, souvent dans le conflit et la concurrence, les régles avec lesquelles les rule takers doivent composer (Streeck & Thelen, 2005, p. 123).
[4] Les institutions frontières sont a) les institutions publiques fournissant de l’information sur les questions énergétiques ; b) les institutions de financement des entreprises d’énergie (ex. : banques) ; c) les institutions régulant les réseaux de production et de distribution. Ces institutions sont qualifiées de frontières car elles permettent de passer les frontières de la conception à la mise en action d’un projet coopératif d’ENR, en fournissant de l’information aux membres de collectifs citoyens, en contribuant au financement des projets et en raccordant les infrastructures de production au réseau électrique.
Source : Wokuri, 2020
7Analyser l’accumulation coopérative à l’aune d’un régime de politique publique permet d’en saisir la dimension structurelle tout en étant attentif aux articulations entre dynamique sectorielle et régulation macroéconomique (du Tertre, 2002). Cette orientation conceptuelle rend possible la conduite d’une analyse multi-dimensionnelle de l’accumulation. Elle permet également de considérer l’ensemble de l’architecture politique qui encadre et façonne les activités d’un domaine donné, la production d’électricité en ce qui nous concerne. Il s’avère, de plus, nécessaire de prendre en compte le rôle que jouent les acteurs dans la définition de leur environnement et les régulations conjointes entre acteurs économiques et politiques (Trompette, 2008). Le rôle d’un régime dans le processus d’accumulation des coopératives doit donc être saisi à l’aune de deux dimensions (Tableau 2) : la manière dont le régime oriente la participation des coopératives et celle dont ces entités orientent en retour ces régimes et s’orientent elles-mêmes en leur sein.
Tableau 2. Un pouvoir d’orientation économique des projets coopératifs saisi à l’aune des échelles macro et méso
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Échelle macro : comment le régime oriente ?
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Échelle méso : comment les coopératives orientent et s’orientent ?
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Relations et organisation du pouvoir
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État et évolution du pouvoir des veto players, de l’influence des partis écologistes, de la capacités des autorités politiques infranationales à influencer la participation des coopératives, de la capacité des organisations coopératives à jouer un rôle de rule maker.
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Structuration d’une organisation collective des coopératives ; formation de coalitions avec d’autres acteurs du régime.
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Idées, instruments et modes de régulation
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Place et légitimité des ENR ; reconnaissance de l’idée d’énergie coopérative ; fabrique des politiques publiques, usage et création d’instruments.
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Définition de l’énergie coopérative ; formulation de proposition pour favoriser son développement ; interprétation, exploitation, aménagement des instruments.
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Institutions frontières
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Conditions d’accès à l’information, au financement et au réseau.
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Interprétation, exploitation et aménagement des actions ; positionnement des institutions frontières.
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Source : Wokuri, 2020
- 1 Les données détaillées et examinées dans cet article s’inscrivent dans le cadre d’une enquête compa (...)
8Envisager l’accumulation des coopératives à l’aune de leur pouvoir d’orientation au sein d’un régime permet de mettre en relation rapports de pouvoir et accumulation tout en restant attentif aux formes de pouvoir moins spectaculaires et visibles. Pouvoir d’un acteur sur un autre (Dahl, 1957), pouvoir de veto (Tsebelis, 1995), de promotion et d’imposition d’une solution technique au détriment d’une autre (Granovetter & McGuire, 1998), la question du pouvoir a été abondamment explorée. Cependant, le pouvoir peut être comparé à un iceberg dont la majeure partie se trouve immergée sous l’eau (Pierson, 2016, p. 126). Il est donc nécessaire de traquer ses dimensions moins visibles comme le « pouvoir d’indécision » (Barthe, 2005) ou d’inaction collective (Woll, 2014). Si les épisodes de contentieux ouverts doivent être pris en compte, ces derniers sont rares et des dimensions moins visibles du pouvoir doivent être considérées (Pierson, 2016, p. 126) pour saisir le pouvoir d’orientation des coopératives et caractériser les dynamiques de leur participation au processus d’accumulation. Pour déterminer si l’accumulation de capital par les coopératives s’est accompagnée d’une accumulation de pouvoir au sein du régime danois, l’article s’appuie sur une enquête1 mobilisant une pluralité d’empreintes empiriques (Beach, 2016) mises en relation avec quatre types de preuves (Tableau 3) (Beach & Pedersen, 2013, p. 99-100).
Tableau 3. Empreintes empiriques et preuves mises en relation dans l’enquête
Échelles
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Empreintes empiriques et preuves
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Identification d’évolutions statistiques
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Identification de séquences temporelles
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Identification de traces de l’existence
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Identification d’idées, de pratiques, de perceptions et d’interactions
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Macro : régime de politique publique
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Statistiques sur la part d’ENR dans le mix électri-que : saisir la place quantitative des ENR dans un régime.
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Programme des partis politiques : repérer l’évolution de la présence ou de l’absence des coopératives.
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Textes de loi : reprérer la présence ou l’absence des coopératives.
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Verbatim des débats parlementaires/entretiens : repérer les cadrages de l’énergie coopérative ; les partisans et opposants aux coopératives.
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Méso
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Base de données du nombre de coopératives : distinguer les phases de hausse, de stagnation et de baisse de la participation.
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Entretiens : distinguer les moments de l’émergence d’une organisation collective des coopératives.
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Documents de plaidoyer : repérer des propositions faites par les organisations collectives.
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Entretiens : saisir les perceptions des politiques publiques par les organisations collectives et les formes d’action vis-à-vis de celles-ci.
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Source : Wokuri, 2020
9Les différentes empreintes empiriques ont été mises en relation avec ces quatre types de preuves dans la perspective d’une analyse s’appuyant sur le process tracing. Cette méthode consiste à « produire, identifier, tester, pondérer et/ou contextualiser des mécanismes causaux, étudiés en action, afin d’établir et d’éprouver les relations qui existent entre un ensemble de facteurs explicatifs et des résultats, ou entre des inputs et des outputs » (Bezes, Palier & Surel, 2018, p. 961). L’approche retenue ici s’inscrit dans un raisonnement inductif avec une démarche hybride entre « process tracing à des fins de construction théorique » et « process tracing à des fins d’explications de résultat » (Palier & Trampusch, 2018, p. 978). Le premier usage « part d’un matériel empirique et met en œuvre une analyse structurée de ce matériel pour y détecter la présence hypothétique d’un mécanisme causal plausible liant X à Y » ; le second est « pensé comme une étude de résultat unique, définie comme la recherche des causes d’un résultat spécifique dans un cas singulier » (Beach & Pedersen, 2013, p. 13-16). Le recours au process tracing a rendu possible l’identification de séquences temporelles comme celles de l’irruption des coopératives des années 1980 au milieu des années 1990, période détaillée dans la seconde section de cet article.
« Vous pouvez discuter autant que vous le souhaitez mais nous finirons par développer l’énergie nucléaire. »
Réponse du directeur général d’Elsam − l’une des deux entreprises en charge de la distribution d’électricité au Danemark − s’adressant à un député s’opposant au nucléaire en septembre 1975, citée par Karnøe & Büchhorn, 2008, p. 74
10Ces propos donnent à voir deux caractéristiques du régime de politique publique de l’époque au Danemark. Deux ans après le premier choc pétrolier, la principale alternative avancée pour réduire la dépendance danoise au pétrole est l’énergie nucléaire. En 1972, 88,7 % de sa consommation énergétique provient du pétrole (Hadjilambrinos, 2000, p. 1120). Le ton de la réponse du directeur général d’Elsam indique également l’autonomie des entreprises électriques danoises, leur forte influence sur les acteurs politico-administratifs (Evrard, 2013, p. 78) et leur statut de veto players au sein du régime danois de l’électricité. Des années 1950 aux années 1970, ce régime est centralisé autour de deux entreprises qui contrôlent la distribution d’électricité, Elsam et Elkraft (Van Der Vleuten & Raven, 2006). Dans ces conditions, comment expliquer que, 48 ans après les propos du directeur général d’Elsam, l’option nucléaire ait été abandonnée, tandis que 160 coopératives éoliennes sont en fonctionnement et que les ENR représentent 54 % de la production d’électricité danoise (Wierling et al., 2018) ?
11Cette première sous-section démontrera que cette percée de l’éolien et des coopératives s’explique par un processus d’irruption au sein du régime danois, qui a contribué à structurer et augmenter le pouvoir d’orientation économique des coopératives éoliennes. Deux éléments, les chocs pétroliers et l’évolution des rapports de force au sein du Parlement danois, ont créé les conditions d’une « critical juncture » ou « moment carrefour » (Acemoglu & Robinson, 2012) au sein du régime danois des politiques publiques de l’électricité. Ces chocs exogène et endogène ont rendu possible la création d’un marché éolien au sein duquel les coopératives ont joué un rôle central.
12Comme ailleurs, les chocs pétroliers des années 1970 ont constitué « un choc exogène majeur » (Evrard, 2010, p. 89) pour le Danemark. La fragilisation du régime danois qui en a résulté a provoqué plusieurs événements : formation d’une agence de l’Énergie puis d’un ministère de l’Énergie en 1976 et 1979, création d’une entreprise publique nationale de gaz – Dong Energy – pour renforcer la sécurité énergétique du pays et mise en débat d’options alternatives à développer au sein du mix électrique danois. Pour réduire la dépendance au pétrole, deux options sont avancées.
13L’option du recours au nucléaire est défendue par une coalition d’acteurs établis comprenant les ministères de l’Énergie et des Finances, l’essentiel des partis politiques danois et les grandes entreprises électriques. Ces dernières, regroupées depuis 1923 au sein de la Danske Elvaerkers Forening (DEF), l’Association danoise des fournisseurs d’électricité, constituent à ce moment-là, des veto players au sein du régime danois. Deux éléments permettent de caractériser ce pouvoir de veto. Tout d’abord, ces entreprises exercent un pouvoir de contrôle sur l’ensemble des circuits de l’électricité, à savoir la production − assurée par douze centrales fonctionnant au fuel (Van Est, 1999, p. 70) −, la distribution et le transport. Elles disposent ensuite d’une diversité de canaux pour faire valoir leurs préférences : rencontres formelles et informelles avec les responsables des agences de l’énergie et de l’environnement, ainsi que ceux du ministère de l’Énergie au sein du Comité des directeurs ou du Comité de stratégie de l’électricité, représentations au sein des Comités relatifs aux tarifs de l’électricité ou à la prospective pour l’électricité (Evrard, 2013, p. 79).
14La seconde option, le développement ENR et en particulier l’éolien, est défendue par deux petits partis de gauche, le Parti populaire socialiste (Sosialistisk Folkeparti – SF) et le Parti de Gauche socialiste (Venstre Sosialister – VS), un parti centriste à sensibilité écologiste, Radikale Venstre, ainsi que plusieurs associations antinucléaires ou pro ENR, créées dans les années 1970. Ces différentes organisations ont formé une « coalition coopérative » en faveur de cette deuxième voie (Van Est, 1999, p. 117-149).
15Dans ce contexte d’asymétrie de pouvoir entre la coalition coopérative et la coalition d’acteurs établis, Elsam publie vers la fin de l’année 1973 une liste de dix sites potentiels d’implantation de centrales nucléaires (Evrard, 2013, p. 94). Dès lors, malgré le soutien de cette énergie par la coalition dominante, comment expliquer l’abandon de cette option au profit de l’éolien ?
16Cette trajectoire s’explique par la combinaison d’un choc exogène – les chocs pétroliers – et endogène – une landslide election, l’élection de 1973. Cette dernière va changer la donne en initiant une fragmentation du système partisan danois. Les principales formations politiques perdent ainsi jusqu’à la moitié de leurs sièges, tandis que cinq partis entrent au parlement (Pedersen, 1998). Cette landslide election modifie les rapports de force au sein du Folketinget [le Parlement danois] et rend cruciale l’élaboration de compromis pour la fabrique des politiques publiques, en particulier celles relatives à l’énergie (Eikeland & Inderberg, 2016), car « les gouvernements minoritaires sont contraints en permanence de trouver des compromis avec les autres formations du Parlement pour se maintenir au pouvoir » (Evrard, 2013, p. 115).
17En ce qui concerne les politiques publiques énergétiques, la fragmentation du système partisan va contribuer à la formation d’une « majorité verte » avec le parti centriste, Radikale Venstre, qui monnayera son soutien aux gouvernements successifs en échange de la mise en œuvre de politiques de développement de l’éolien (Andersen, 1997, p. 251). L’émergence de cette majorité jouera un rôle crucial dans la confrontation entre les options nucléaire et éolienne défendues par les coalitions d’acteurs établis et les coopératives.
18L’opposition entre types d’énergies est le moteur de la forte politisation des questions énergétiques durant les années 1970 et 1980. Dans ce contexte, quatre éléments vont constituer les prémisses de l’irruption des coopératives : la confrontation entre l’option nucléaire et l’option éolienne ; la constitution et l’action d’une majorité verte au sein du Parlement danois ; l’initiation d’une action publique en matière d’éolien qui va structurer l’échange économique lié à cette énergie et « protéger » les coopératives ; la formalisation d’une organisation collective défendant les intérêts des coopératives.
19En 1979, les questions environnementales et de politique énergétique étaient les deux domaines de politique publique au sujet desquels les Danois se déclaraient le plus intéressés (Andersen [J.G.], 2008, p. 17). L’annonce des dix sites potentiels d’implantation de centrales nucléaires par Elsam contribue à une structuration des militants antinucléaires, qui créent l’Association danoise antinucléaire (OOA) en 1973.
20Cette organisation mobilise trois stratégies pour s’opposer à cette énergie : 1) des actions de protestation via des manifestations (Mikkelsen, Kjeldstadli & Nyzell, 2018, p. 144) ; 2) la production et la diffusion d’informations relatives au nucléaire ; 3) des actions de lobbying auprès de parlementaires. Les manifestations antinucléaires seront particulièrement importantes avec des marches rassemblant jusqu’à 50 000 personnes (Vasi, 2011) et représentant l’un des quatre « sujets majeurs de contentieux » entre 1976 et 1980 au Danemark (Mikkelsen, Kjeldstadli & Nyzell, 2018). La production d’information va se diversifier et se partager entre celle spécifique au nucléaire et celle relative au développement de l’éolien réalisé par l’Organisation danoise de développement des énergies renouvelables (OVE), créée en 1975. Cette production d’expertise se confrontera à l’énergie nucléaire via l’élaboration de plans alternatifs de politique énergétique. Le plan énergétique national de 1976, qui prévoit la construction de cinq centrales nucléaires devant fournir au moins 23 % de la demande totale en énergie primaire d’ici à 1995, (Hadjilambrinos, 2000, p. 1120), donne lieu à la rédaction d’un plan énergétique alternatif. Rédigé par des acteurs de la coalition coopérative comme OVE et huit professeurs d’Université, ce document soutient le développement de l’éolien comme énergie principale (Blegaa et al., 1977). Cette contre-expertise, produite par la coalition coopérative via ces plans alternatifs, va trouver un écho particulier à la suite de l’élection « tremblement de terre » de 1973, qui initiera la formation d’une majorité verte.
21De 1973 à la fin des années 1990, cette majorité verte influera sur les politiques énergétiques danoises en raison du rôle pivot du système partisan de Radikale Venstre (Hvelplund et al, 2009, p. 393), intégrant parfois des majorités dirigées par les conservateurs (1988-1990) mais aussi par les sociaux-démocrates (1994-1998). Dans d’autres cas de figure, ce parti apporte son soutien à ces formations sur la majorité des politiques publiques, sans intégrer le gouvernement et sans voter dans le sens du pouvoir en place en matière de politique énergétique. Cette majorité verte permettra ainsi le vote d’une planification énergétique sans nucléaire le 29 mars 1985. Ce vote est décisif dans la compétition entre cette énergie et l’éolien, et ouvre la voie à cette dernière en écartant définitivement le nucléaire.
22La majorité verte a ainsi permis de réduire l’asymétrie de pouvoir entre les veto players du régime et les partisans des ENR en soutenant l’option défendue par ces derniers (Hvelplund et al., 2009, p. 392). Le résultat serré du vote sur cette planification sans énergie nucléaire (79 contre 67) fait apparaître le caractère décisif de la formation de cette majorité. La mise en place d’un dispositif de subventions à l’investissement dans l’éolien – qui prévoit le remboursement à hauteur de 30 % pour les individus et les coopératives qui installent des éoliennes – permet de lancer le processus de construction d’un marché éolien au Danemark. Cette subvention constitue les prémisses d’une action publique en matière d’éolien qui consistera notamment à structurer les échanges économiques et à mettre en œuvre une régulation préférentielle en faveur des coopératives.
23Des années 1950 aux années 1970, ces échanges sont peu structurés. Cette période se caractérise par un « no man’s land réglementaire, car le cadre législatif pour la production d’électricité n’incluait pas la possibilité de connecter des éoliennes au réseau » (Karnøe, 2012, p. 75). Entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980, les entreprises électriques adoptent une stratégie de résistance passive et utilisent le coût de raccordement au réseau pour empêcher une réelle pénétration de l’éolien sur le marché (Evrard, 2013). Consécutivement aux pressions des formations politiques de la majorité verte, l’Association danoise des fournisseurs d’électricité (DEF) publie des directives qui recommandent à ses membres de soutenir les initiatives privées de promotion de l’énergie éolienne et d’acheter le surplus de production d’électricité issue de cette énergie. Malgré cette politique officielle, la plupart des propriétaires d’éoliennes ne sont pas rémunérés pour l’électricité qu’ils livrent au réseau (Van Est, 1999, p. 78). À la suite de nouvelles pressions de la majorité verte et de Radikale Venstre en particulier, « un accord volontaire est signé en 1979 par les compagnies d’électricité avec l’association des propriétaires d’éoliennes, sous la supervision du gouvernement. Il stipule que les électriciens s’engagent à acheter l’électricité produite par l’éolien et à l’intégrer au réseau, à un prix inférieur à celui que paie le consommateur dans la même région » (Evrard, 2013, p. 126). Cet accord est signé pour une durée de trois ans (Van Est, 1999, p. 80).
24Cette concession temporaire et expérimentale du majeur veto player du régime, DEF, fait apparaître l’importance d’une organisation collective pour représenter les intérêts des producteurs éoliens et en particulier ceux des coopératives. Ces acteurs sont d’ailleurs parmi les parties prenantes de l’accord de 1979 qui intervient un an après la création de la Danmarks Vindmølleforening (DV), l’Association danoise des propriétaires d’éoliennes. Créée pour « mutualiser les intérêts des individus et coopératives qui achetaient les éoliennes et les défendre face aux pouvoirs publics, aux constructeurs d’éoliennes et aux compagnies d’électricité » (Evrard, 2010, p. 209), cette organisation participera à structurer le pouvoir d’orientation des coopératives au sein du régime et à favoriser leur participation marchande.
25Si l’émergence d’une majorité verte au sein du parlement danois contribue à favoriser le développement de l’éolien, la réticence des entreprises électriques à raccorder les éoliennes au réseau et à acheter l’électricité produite à partir de cette énergie fait de l’organisation collective des producteurs éoliens un outil crucial pour le pouvoir d’orientation des coopératives au sein du régime danois. Cette organisation collective est d’autant plus décisive que les années suivant la création de DV – de 1978 à 1985 – sont marquées par une forte incertitude. L’option nucléaire reste présente au sein de l’agenda politique – intégrée comme l’un des quatre scénarios de l’Energy Plan de 1981, puis écartée en 1985 –, tandis que la légitimité de l’éolien se trouve fortement contestée. Un rapport du ministère de l’Énergie, publié en 1983, affirme ainsi « qu’il est irréaliste que des proportions importantes de la consommation d’électricité soient couvertes par les énergies renouvelables dans la société moderne » (Krenz et al., 2013, p. 79). La même année, DEF publie un rapport affirmant que « l’éolien pourrait – dans le meilleur des cas – couvrir 10 % de la demande d’électricité danoise et que même ces 10 % causeraient des problèmes au réseau » (Lund, 2000, p. 251). À cette incertitude liée aux options soutenues et privilégiées au sein du mix électrique danois, s’ajoutent des incertitudes relatives aux institutions frontières du régime. Contrairement à leurs homologues britanniques et français au moment de leur émergence, les coopératives danoises ne disposent pas d’institutions frontières stabilisées en charge du raccordement au réseau et fournissant de l’information sur la mise en action de projets d’ENR. L’absence de ces institutions rend d’autant plus difficile le passage de la frontière entre la conception et la mise en action d’un projet coopératif.
26Pour faire face à ces incertitudes, DV est notamment créée pour « aider les personnes ayant acheté les premières éoliennes entre 1974 et 1978 et négocier le raccordement au réseau avec les entreprises électriques » (Entretien avec le président de l’association des propriétaires d’éoliennes, juin 2016, Aarhus). L’incertitude relative au marché éolien des années 1970 – illustrée notamment par l’accord temporaire de 1979 avec les entreprises électriques – amène DV à concentrer son action autour de quatre axes : 1) le raccordement au réseau électrique ; 2) le prix payé pour l’électricité produite à partir d’éoliennes ; 3) le partage des coûts de raccordement au réseau avec les entreprises électriques ; 4) l’obtention de permis d’installation pour les éoliennes (Karnøe & Büchhorn, 2008, p. 79).
27Malgré l’accord de 1979, l’action de DV facilite le raccordement au réseau et la rémunération de l’électricité produite à partir d’éoliennes, car certaines entreprises électriques tentent de contourner cet accord en surfacturant le coût de connexion aux projets éoliens ou en rémunérant à un niveau très bas l’électricité de source éolienne (Tranaes, 1996, p. 3). En ce qui concerne les projets portés par des coopératives, DV joue un rôle d’intermédiaire de mise en marché. DV participe à équiper – au sens « de travail que déploient les entreprises pour construire une relation avec leur marché » (Dubuisson-Quellier, 2003, p. 2) – les coopératives pour préparer leur mise en marché. Ce travail est d’autant plus crucial que les stratégies de contournement de l’accord de 1979 déjà mentionnées se multiplient. (Van Est, 1999, p. 80). Sous la pression de Radikale Venstre – qui menace de déposer un projet de loi institutionnalisant le rachat de l’électricité d’origine éolienne et la prise en charge du coût de raccordement par les entreprises électriques – et après de longues et dures négociations, DV et DEF concluent un accord pour une période de dix ans comportant : 1) un partage des coûts de connexion au réseau (un tiers couvert par l’État, un tiers par les propriétaires d’éoliennes et un tiers par les entreprises électriques) ; 2)un prix de rachat de l’électricité garanti aux producteurs éoliens. Cet accord contribue à augmenter la capacité éolienne en place, de 7 MW (mégawatts) en 1984 à 23 MW en 1985.
28Durant cette période, qui précéde l’irruption des coopératives, DV a joué un rôle décisif pour structurer les échanges économiques liés à l’éolien. DV a, en effet, exprimé une capacité de rule maker en pesant sur l’établissement d’accords avec DEF pour le raccordement au réseau et le rachat de l’électricité éolienne et en se mobilisant pour dénoncer les stratégies de contournement des entreprises électriques et faire respecter ces accords. L’organisation collective des producteurs éoliens au sein de DV a donc été cruciale pour constituer les prémisses d’un pouvoir d’orientation des coopératives afin qu’elles puissent orienter et s’orienter au sein du régime danois pour créer des opportunités de mise en marché.
29Le soutien apporté à ces entités par Radikale Venstre via la promotion d’une régulation protectrice a constitué l’un des vecteurs à l’origine de l’irruption des coopératives entre les années 1980 et le milieu des années 1990. Balbutiantes entre 1975 et 1983, les coopératives deviennent majoritaires parmi les éoliennes installées au Danemark entre 1984 et 1993 et vont être au cœur de la montée en puissance de cette énergie. En 1985, 98 coopératives produisaient de l’électricité à partir d’éoliennes tandis que leur nombre était de 710 en 1995. Les coopératives éoliennes créées et mises en action par ces groupes durant cette période d’irruption se sont avérées porteuses d’innovations procédurales et distributives.
30Les coopératives créées durant cette période comptent entre 20 et 60 membres et installent une ou deux éoliennes d’une capacité de 100 et 300 kW. Le prix d’une action au sein d’une coopérative est, en moyenne, de 600 euros. S’il existe des exemples de coopératives d’ENR distribuant ou fournissant de l’électricité en Allemagne (Debor, 2018), aux Pays-Bas (Hufen & Koppenjan, 2015), en Espagne (Pellicer-Sifres et al., 2018) ou en France (Wokuri, Gauthier et Melike-Riollet., 2019), les coopératives danoises sont uniquement des coopératives de producteurs mettant en commun du capital pour installer des éoliennes. À la différence de coopératives à parties prenantes multiples, comme celles qui existent pour le développement de circuits courts dans la distribution alimentaire, les coopératives éoliennes danoises constituent des coopératives à partie prenante unique (Defourny & Nyssens, 2019).
31Les innovations procédurales et distributives de ces entités s’articulent autour de trois éléments. Premièrement, en ce qui concerne les rapports entre pouvoir et capital, il faut souligner que, contrairement à d’autres modes de gouvernance, le pouvoir de décision, notamment exercé via les droits de vote, n’est pas subordonné au nombre d’actions possédées au sein de la coopérative éolienne. Le principe « une personne égale une voix » concrétise cette désindexation du pouvoir de décision vis-à-vis des parts du capital détenu, caractéristique des organisations d’économie sociale et solidaire (Itçaina, 2009, p. 5). Cette gouvernance démocratique est également matérialisée par un mode de prise de décision collégiale, à majorité simple ou à majorité renforcée pour les modifications de statut.
32Les coopératives fondées durant cette période d’irruption se caractérisent, deuxièmement, par une volonté de mise en cohérence de la consommation et de la production d’énergie avec des sociétaires possédant un nombre de parts de projet en adéquation avec leur niveau de consommation d’électricité (entretien avec une salariée du Nordic Folkecenter for Renewable Energy, Hurup, octobre 2017).
33Jusqu’au milieu des années 1990, l’ancrage local des membres constitue un troisième élément central des coopératives. Cette dimension est valorisée par une volonté de territorialisation des retombées économiques des projets éoliens. Cet élément est aujourd’hui encore conçu comme un trait particulièrement distinctif des démarches coopératives, ainsi qu’en témoigne un ancien président de DV.
34Ces innovations procédurales et distributives sont centrales au sein des coopératives mises en action durant cette période d’irruption. Cette dernière a été favorisée par deux principaux vecteurs : 1) des instruments de politique publique qui se caractérisent par une régulation préférentielle pour les coopératives ; 2) les dynamiques sociotechniques de l’éolien, caractérisées par une absence de concurrence de la part d’entreprises électriques, et les caractéristiques techniques des éoliennes au cours de cette période.
35Durant la période d’irruption, le mode de régulation dominant est la protection, qui consiste à mettre en œuvre des instruments qui protègent les coopératives de leurs potentiels concurrents, leur fournit des ressources pour favoriser leur mise en marché ou leur procurent des avantages spécifiques. Ces instruments de régulation par protection sont : 1) les energy offices, organismes proposant gratuitement de l’information aux citoyens souhaitant créer une coopérative ; 2) des exonérations fiscales sur les premières parts possédées au sein de coopératives jusqu’à un certain nombre d’actions ; 3) des droits de propriété des éoliennes basés sur des critères de résidence stricte ; 4) le dispositif de subventions pour l’installation d’éoliennes réservées aux individus et aux coopératives évoqué précédemment. Les bureaux de l’énergie, d’abord organisés de manière autonome par des militants soutenant l’éolien, seront ensuite soutenus et financés par le ministère de l’Énergie à partir de 1985. Ces bureaux contribuent à équiper les citoyens danois qui souhaitent fonder une coopérative en leur fournissant gratuitement de l’information. Les exonérations d’impôt incitent les Danois à acheter des parts de coopératives éoliennes. La réglementation en matière de droit de propriété des éoliennes contribue à renforcer l’ancrage local des membres de coopératives avec une propriété d’éoliennes limitée aux habitants dans un rayon de trois kilomètres autour des éoliennes en 1982, puis progressivement ouverte aux riverains dans un rayon de dix kilomètres en 1985, puis aux habitants des communes environnantes en 1992. Le dispositif de subvention à l’installation d’éoliennes – d’abord fixé à 30 % pour les individus et les coopératives en mai 1979 – est progressivement réduit (25 % en janvier 1985, 20 % en juin 1985, 15 % en janvier 1986, 10 % en janvier 1989), puis supprimé en août 1989 pour les individus mais maintenu jusqu’en 1992 pour les coopératives.
36Ces instruments, qui protègent les coopératives en leur accordant des avantages spécifiques et en leur fournissant des ressources supplémentaires, sont impulsés par la majorité verte tout comme l’institutionnalisation du rachat de l’électricité par les entreprises électriques. Si les accords entre DV et DEF de 1979 et 1984 permirent notamment de fixer un prix garanti pour les producteurs éoliens, ils ne s’appliquaient que sur une période de trois et dix ans. Dès 1989, plusieurs entreprises électriques membres de DV développent des stratégies de contournement de l’accord, déjà mobilisées à la suite de l’accord de 1979. Ces contournements conduisent à nouveau DV à solliciter Radikale Venstre pour une intervention législative. D’abord brandi comme une « menace » par Radikale Venstre durant les discussions avec DEF, cette intervention est finalement concrétisée via la loi sur l’électricité de 1992. Cette dernière instaure un tarif d’achat garanti de l’électricité d’origine éolienne pour une période vingt ans à partir de la mise en service des éoliennes concernées et l’obligation de rachat de cette électricité par les entreprises électriques. Du fait de la garantie de revenu sur deux décennies, cet instrument opère telle une institution, car il permet « de stabiliser des formes d’action collective, de rendre plus prévisible, et sans doute plus visible le comportement des acteurs » (Lascoumes & Le Galès, 2004, p. 16). Comme une institution, il permet « à l’action économique de se dérouler dans la durée en minimisant les incertitudes qui concernent l’investissement […], la production […] et l’accès au marché » (Smith, 2018, p. 262) : la temporalité de rémunération du tarif garantit un « retour sur investissement » ; un débouché pour l’électricité produite est assuré (obligation d’achat pour une liste de fournisseurs d’énergie) et l’accès au marché n’est pas conditionné à la capacité à s’imposer via des mécanismes de mise en compétition comme l’appel d’offres. Il est crucial pour l’accumulation de capital par les coopératives éoliennes, car il fournit « un horizon temporel de valorisation du capital sur la base duquel peuvent se dégager les principes de gestion » (Boyer, 2015, p. 61), comme celui d’une rémunération annuelle des parts détenues par les sociétaires.
37À la régulation préférentielle en faveur des coopératives s’ajoute un troisième vecteur qui produit l’irruption de ces entités : l’absence de concurrence de la part des entreprises électriques et les caractéristiques techniques des éoliennes à l’époque. Durant cette période, le positionnement des entreprises électriques oscille entre hostilité et indifférence vis-à-vis de l’éolien (Szarka, 2007, p. 30). Aux stratégies de résistance passive évoquées précédemment, s’ajoute une tactique qui consiste à produire un discours qui caricature l’éolien et ses soutiens. Dans un document également publié en 1983, DEF tourne ainsi en ridicule l’éolien en écrivant que « the electricity generated from wind power would not be enough to heat the waterbeds in which the (hippie) windmill owners were sleeping » (Karnøe & Büchhorn, 2008, p. 83). Cette organisation de représentation des intérêts des entreprises électriques critique également l’instauration du tarif d’achat, comme le suggère un ancien président de DV (Tranaes, 1996, p. 9).
Le fait que les veto players économiques du régime danois critiquent le jeu (critique de l’éolien) et ne jouent pas le jeu (désintérêt pour l’éolien) contribue à laisser le champ libre pour l’irruption des coopératives, tout comme les caractéristiques techniques de l’éolien.
38Entre les années 1980 et le milieu des années 1990, les éoliennes sont d’une faible puissance : d’abord de 100 kW en 1985, 200 en 1990 puis 450 et 600 kW en 1993 et 1995. Combinée à la régulation préférentielle d’instruments de politique publique et à l’absence de concurrence de la part des entreprises traditionnelles du secteur électrique, ces caractéristiques techniques des éoliennes contribuent à l’irruption des coopératives entre les années 1980 et le milieu des années 1990. Durant cette période, le nombre de coopératives passe de 98 en 1985 à 770 en 1995 pour représenter 287 des 584 MW de capacité éolienne installée à l’époque (Wierling et al., 2018, p. 6). Cependant, « le succès de l’innovation coopérative n’a pas signifié la victoire politique finale de la coalition coopérative dans le secteur de l’éolien » (Van Est, 1999, p. 241). En effet, si l’accumulation de capital par les coopératives a progressé jusqu’au milieu des années 2000, cette accumulation a ensuite baissé, avec un pouvoir d’orientation de ces entités en déclin.
Avant de mettre en évidence les vecteurs de la relégation des coopératives, il est nécessaire de caractériser cette relégation. Cette dernière se traduit par une réduction du nombre de coopératives – de 423 en 2005, elles ne sont plus que 262 en 2010, puis 160 en 2018 (Wierling et al., 2018, p. 6 – et de leur part au sein du parc éolien danois : qui passe de 24 % en 2005 à 15 % en 2010, puis 10 % en 2018 (Wokuri, 2019, p. 160 ; Wierling et al., 2018, p. 9). Cette relégation des coopératives au sein du régime danois s’explique par la combinaison de trois facteurs.
- 2 Initialement crée pour gérer les ressources gazières de la partie danoise de la mer du Nord, cette (...)
Cette baisse de la capacité d’influence se matérialise par la fin de la majorité verte, des évolutions organisationnelles et l’appropriation de l’éolien par de grandes entreprises énergétiques comme Dong Energy2.
39Le 22 mai 2002 – dix ans après le vote de la loi sur l’électricité, qui instaura notamment le tarif d’achat de l’électricité –, le vote de l’Act numéro 315, qui amende la loi sur l’utilisation des ENR et supprime les obligations d’efficacité énergétique sur les nouveaux bâtiments et les subventions pour les systèmes de chauffage solaire, est représentatif de l’évolution des rapports de force en matière de politique énergétique au sein du Parlement danois. Votée à 64 voix contre 48 (Wokuri, 2020, p., cette décision est la première d’une série qui marque la fin de la majorité verte au sein du Folketinget. Consécutivement aux élections de 2001, et à la différence des majorités de droite précédentes depuis 1973, un gouvernement libéral conservateur indépendant de Radikale Venstre est formé (Green-Pedersen & Wolfe, 2009, p. 636). Cette capacité à gouverner sans devoir effectuer des concessions en matière de politique énergétique marque le début de la disparition de la majorité verte. La politique de la coalition de centre-droit aboutit à la réduction radicale du nombre des bureaux de l’énergie. Les tarifs d’achat sont également révisés à la baisse, au point de se ranger parmi les moins élevés d’Europe (Szarka, 2007, p. 71), tandis que les subventions à l’installation d’éoliennes par les coopératives sont supprimées (Karnøe & Büchhorn, 2008). La réduction du nombre des bureaux de l’énergie fragilise le pouvoir d’orientation des coopératives. Ce nombre réduit de bureaux – institutions frontières du régime fournissant de l’information – rend plus difficile l’accès aux ressources informationnelles nécessaires pour débuter et mettre en œuvre un projet éolien. La baisse des tarifs fragilise la viabilité des initiatives coopératives. La suppression des subventions augmente le coût d’entrée pour les collectifs citoyens avec un capital de départ devant être plus important, notamment en raison de la suppression de cette subvention.
40En termes d’évolutions organisationnelles des acteurs soutenant les coopératives éoliennes, l’évolution de DV – l’Association danoise des propriétaires d’éoliennes – met en évidence le déclin du mouvement coopératif éolien danois. Ce déclin est notamment illustré par la fusion, en 2019, entre la Danish Wind Industry Association (DWIA) et DV, qui constitue une forme d’absorption de la seconde par la première. Au-delà d’organisations relativement isolées, comme NOAH ou le Nordic Folkecenter for Renewable Energy, il n’existe donc plus de nos jours d’organisations nationales se mobilisant spécifiquement en faveur des coopératives éoliennes. À cet affaiblissement de l’organisation collective des coopératives éoliennes, s’ajoute un troisième facteur qui contribue à réduire leur capacité d’influence : l’appropriation de l’éolien par de grandes entreprises énergétiques.
- 3 Ørsted est cotée en bourse (Bourse de Copenhague) depuis juin 2016, tandis que 18 % de l’entreprise (...)
- 4 Il a notamment été souligné que la « qualité industrielle » de l’éolien de manière générale, et de (...)
- 5 “The political rationale for offshore wind in Denmark includes the following: First-mover advantage (...)
41Cette appropriation est notamment symbolisée par la stratégie 85-15 d’une entreprise comme Ørsted. Impulsée en 2008, cette stratégie partait du constat qu’Ørsted produisait, en 2006, 85 % de son électricité et de son chauffage à partir d’énergies fossiles et 15 % à partir d’énergies renouvelables. À travers cette stratégie, l’entreprise – détenue à 50,4 % par l’État danois mais par ailleurs fortement « financiarisée3 » – souhaitait signifier sa volonté d’inverser ces proportions d’ici 2040 tout en réduisant ces émissions de CO2 (Justesen et Waldorff., 2013, p. 64). La stratégie d’Ørsted met en évidence le changement de statut de l’éolien au Danemark : d’une source d’énergie marginale à la fin des années 1970, elle est devenue progressivement un enjeu de politique industrielle4 et de création d’emplois5 au cœur de la stratégie énergétique danoise (Karnøe, 2012, p. 12). Cette évolution est également manifeste en matière d’instruments, avec le recul progressif d’une régulation préférentielle pour les coopératives au profit d’une régulation concurrentielle.
Le recul progressif de la régulation préférentielle en faveur des coopératives, par exemple la suppression des critères de résidence locale pour la propriété d’éoliennes, aboutit à une absence totale d’instruments destinés spécifiquement à ces entités.
42L’absence d’une régulation qui protège ces entités est déplorée par plusieurs organisations danoises, comme l’ONG Noah, partie prenante du projet européen Community Power qui souhaite soutenir les initiatives coopératives et locales d’ENR. Ce grief est notamment exprimé dans un rapport produit dans le cadre du projet européen et dans lequel NOAH critique l’instrument d’appel d’offres et effectue deux recommandations pour établir « a right to a level playing field for citizens and communities in Denmark » : l’inclusion de clauses au sein des appels d’offres pour garantir la participation des coopératives et l’introduction d’appels d’offres spécifiques et réservés à ces entités (Noah et Community Power, « Maintaining support for community energy in Denmark after 2016 », legal recommendations, 2015). La combinaison d’une prise de position en faveur d’une régulation protégeant les projets coopératifs danois et d’une critique de l’appel d’offres au sein de l’argumentaire de NOAH renvoie au déclin de la première et à la montée en puissance de la seconde, illustrée par le recours croissant aux appels d’offres.
43Cet instrument par lequel le gouvernement décide des quantités à produire, mais laisse le marché décider des prix de vente par le jeu d’une mise en concurrence entre offreurs, a pour effet d’exclure les coopératives. La compétition entre les producteurs potentiels pour obtenir les contrats est en effet déséquilibrée lorsqu’elle se déroule entre les grandes entreprises électriques et les coopératives citoyennes, et ce pour trois raisons.
44Premièrement, en raison de l’asymétrie de ressources entre les collectifs citoyens et les acteurs industriels. La majorité des collectifs citoyens est en effet composée de bénévoles et parfois de salariés dont les postes sont financés essentiellement via des subventions publiques aux pérennités souvent incertaines, tandis que les acteurs conventionnels développent leurs activités avec des équipes de salariés et des budgets beaucoup plus importants que ceux des associations et coopératives citoyennes.
Elle s’explique ensuite par les garanties financières et les compétences techniques requises pour faire aboutir des projets via l’appel d’offres.
- 6 L’appel d’offres est l’instrument utilisé pour l’ensemble des parcs éoliens offshore depuis 2010.
45Enfin, la structure des appels d’offres, en accordant une place centrale au critère prix, met à l’écart les coopératives. Cet instrument privilégie les producteurs susceptibles de réaliser des économies d’échelle – puisqu’ils développent davantage de projets que les coopératives, souvent créées pour un seul parc éolien – et de proposer des candidatures avec des prix bas. Du fait de la domination de cette procédure6, une très faible proportion de projets éoliens offshore a été mise en œuvre par des coopératives (voir Figure 1). Et parmi ceux qui le sont, aucun n’a abouti dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres.
Figure 1. Parts de marché de l’éolien offshore au Danemark en 2016
Source : Wokuri, 2020, à partir de données de DV, de la Danish Energy Agency, Master Data Register of Wind Turbines et de DWIA
Ce segment de marché est dominé par des incumbents, acteurs établis (Fligstein & McAdam, 2012) de l’énergie en Europe : Dong Energy, aujourd’hui Ørsted (34,9 % de l’éolien offshore danois) et Vattenfall (29,5 % de l’éolien offshore danois), qui réunissent quatre caractéristiques :
1) Diversification: a portfolio of different energy sources; 2) Internationalisation: activities developed in different countries; 3) Vertical integration: activities developed in different market segments of electricity activities; 4) Dominant market position: companies having market shares that put them within the top ten in a given market. (Wokuri & Jensen, 2018, p. 3)
L’éolien offshore est structuré par « une conception du contrôle » (Fligstein, 2001) selon laquelle les projets développés au sein de ce marché doivent être impulsés et contrôlés par de grandes entités économiques. Cette conception est notamment mise en évidence par les propos d’un conseiller économique de la Danish Wind Industry Association :
Le développement des prochains projets va montrer qu’il est difficile, pour de nombreuses raisons, que des acteurs à petite échelle mènent des activités aussi compliquées que l’investissement dans des grandes fermes éoliennes offshore. C’est très exigeant, vous devez avoir une organisation professionnelle et de taille importante pour faire cela. Dans les années 1980 et 1990, c’était beaucoup plus des citoyens de base qui étaient juste très intéressés par l’éolien, qui pouvaient s’organiser ensemble et investir dans un projet, car c’était beaucoup plus simple et beaucoup plus petit. J’ai bien peur que cela ne soit plus possible aujourd’hui.
Entretien avec un conseiller économique de la Danish Wind Industry Association (Copenhague, février 2015, nous traduisons)
En plus du poids déclinant des coopératives et du déclin de la régulation les protégeant avec une montée en puissance d’instruments de mise en concurrence comme l’appel d’offres, s’ajoute un troisième vecteur.
- 7 Ce marché s’organise de la façon suivante : « [il] fonctionne sur la base d’un système informatisé (...)
46Nous avons précédemment indiqué que les coopératives créées durant la période d’irruption comptaient entre 20 et 60 membres et installaient une ou deux éoliennes d’une capacité de 100 et 300 kW, tandis que la période de relégation de ces entités a vu leur nombre se réduire pour passer de 423 en 2005 à 160 en 2018 (Wierling et al., 2018, p. 6). Les coopératives de moins de 200 membres ont pratiquement disparu, mais près de la moitié de celles de plus de 200 sociétaires continuent leur activité (Wierling et al., 2018, p. 10). Les petites coopératives ont pratiquement disparu, car leur modèle productif a été fragilisé par deux éléments : la fin du tarif d’achat garanti pour leur production et l’incitation à vendre des éoliennes de petite taille via le repowering scheme. L’arrêt programmé du prix garanti augmente le niveau de risque et fait planer des incertitudes sur l’équilibre financier de la coopérative. Cette fin annoncée fragilise la viabilité de la coopérative à travers une augmentation du risque et de l’incertitude. Si le tarif garantissait une rémunération fixe, les prix du marché spot7, par nature volatils, ne fournissent plus cette sécurité. Cette confrontation aux prix du marché désoriente les coopératives, car elles possèdent uniquement un site de production et ne peuvent donc mutualiser les risques entre plusieurs projets, à la différence des développeurs éoliens et des entreprises électriques établies qui peuvent plus aisément s’orienter face au risque et à l’incertitude. Le repowering scheme incite les propriétaires de petites ou moyennes éoliennes à les vendre ou à effectuer de la maintenance pour qu’elles soient ensuite remplacées par des éoliennes plus grandes, via des subventions. (Albizu, Pagani et Brink, 2018, p. 1) Le premier repowering scheme (3 mars 1999-31 décembre 2003) regardait les éoliennes de 150 kW ; le second (15 décembre 2004 - 15 décembre 2011), les éoliennes de 450 kW (Albizu, Pagani et Brink, 2018, p. 3). Parmi les éoliennes concernées par cet instrument, une partie importante avait été installée par des coopératives (Entretien avec un membre de la coopérative de Middelgrunden, Copenhague, mai 2016). Cet instrument – qui soutient le changement d’échelle et la massification des éoliennes en incitant le remplacement des plus petites d’entre elles – a joué un rôle dans la décision de certaines coopératives de vendre leurs éoliennes, comme ce fut le cas pour la coopérative d’Hornstrup Mark. lancée en janvier 1988, elle était composée de 49 sociétaires qui avaient financé l’installation d’une éolienne de 200 kW. Le rôle joué par le repowering scheme est évoqué de la manière suivante par l’une des membres du conseil d’administration :
Quand nous avons créé la coopérative en 1988, nous avions un prix garanti pour vingt ans, mais avec différentes périodes : un prix garanti de 0,60 couronne danoise/kWh durant les six premières années, ensuite un prix garanti de 0,43 couronne/kWh les quatre années suivantes, une troisième période avec un prix garanti de 0,10 couronne/kWh avec une prime plafonnée à 0,36 couronne danoise/kWh en cas de prix de l’électricité plus élevés, jusqu’à atteindre les vingt ans de production de l’éolienne installée en 1988. Mais à la fin de cette période, il n’y a plus de tarif d’achat garanti et ce sont les prix du marché qui s’appliquent totalement. Donc, en 2005, nous étions trois ans avant la fin du prix garanti et avec le repowering/decommissioning scheme qui permettait de vendre notre éolienne à un prix élevé, il était difficile de ne pas le faire et de maintenir la coopérative. Donc, après dix-sept années de fonctionnement, les membres ont voté pour la vente de l’éolienne à un investisseur financier. Le 1er octobre 2005, nous l’avons donc vendue pour un montant de 950 000 couronnes danoises (environ 130 000 euros).
Entretien avec une membre fondatrice de la coopérative Hornstrup Mark (Hurup, octobre 2017, nous traduisons).
47Le cas de cette coopérative met en évidence la double fragilisation du modèle productif des coopératives éoliennes de la période d’irruption : 1) rupture de « l’horizon temporel de valorisation du capital » (Boyer, 2015) garanti par le tarif d’achat avec l’exposition aux rémunérations fluctuantes du marché spot ; 2) incitation au remplacement de petites éoliennes par de plus grandes.
Un quatrième facteur explicatif de la baisse du pouvoir d’orientation des coopératives danoises reste encore à évoquer.
48Entre les années 1980 et le milieu des années 1990, les éoliennes sont d’une faible puissance : d’abord de 100 kW en 1985, 200 en 1990, puis 450 et 600 kW en 1993 et 1995. Cependant, elles se massifient progressivement – 850 kW en 2000, 1 500 kW en 2005 et 8 000 kW en 2015 –, ce qui augmente le capital économique devant être réuni pour faire face aux coûts de développement d’un projet éolien. Cette augmentation de la puissance et de la taille des éoliennes a eu pour effet d’augmenter les coûts de la participation pour les coopératives, car le financement nécessaire est devenu plus important, ce qui a rendu plus difficile la maîtrise totale d’une infrastructure de production par une coopérative. Fondée en 1988, la coopérative d’Helligsø a dû dépenser 208 000 € pour installer une éolienne de 200 kW, tandis que la coopérative de Prøvestenen, datant de 2013, a dû dépenser 8,07 millions € pour installer trois éoliennes de 2 000 kW, en copropriété avec Hofor, l’entreprise électrique de la ville de Copenhague.
49L’émergence de l’offshore accentue cette massification de la technologie éolienne. Il nécessite des ressources matérielles plus importantes que l’éolien terrestre. Le premier parc de ce type au Danemark fut mis en service en 1991, à Vindeby. Il est composé de onze éoliennes d’une capacité totale de 5 MW, tandis qu’en 2003, le huitième parc offshore est composé de 72 éoliennes d’une capacité totale de 165 MW. Dans ce contexte d’évolution des caractéristiques techniques des éoliennes, les acteurs économiques de la coalition établie parviennent à reconsolider leur position hégémonique en prenant peu à peu le contrôle des marchés éoliens (Van Est, 1999, p. 251). Cette prise de contrôle est encouragée par le plan de politique énergétique d’avril 1990, Energi 2000, marqueur du troisième changement d’échelle de l’éolien danois.
50Ce plan fixe comme cible pour les entreprises électriques, le développement de 100 MW d’éolien d’ici 2000. En fixant cet objectif, « le gouvernement danois souhaite un engagement sincère, constructif et de long terme de ces entreprises, non pas seulement comme acheteurs de l’électricité d’origine éolienne mais comme développeurs et producteurs de celle-ci » (Van Est, 1999, p. 250). Le plan Energi 2000 marque « le décollage des années 1990 […] avec l’institutionnalisation d’une politique volontariste de soutien à l’éolien » (Evrard, 2013, p. 129) au Danemark. Le 16 avril 1996, un nouveau plan de politique énergétique – Energi 21 – confirme cette place croissante conférée à l’éolien, avec pour objectif de porter la part des ENR au sein de la production d’électricité à 50 % et l’installation de 1 500 MW et de 5 500 MW d’éolien d’ici 2005 et 2030. Entre les années qui précédent le plan Energi 2000 d’avril 1990 et celles qui suivent le plan Energi 21 de 1996, « la part du budget dédié aux ENR et aux économies d’énergie passe de 56 % en 1986 à 85 % en 1998 » (Evrard, 2013, p. 139). Malgré l’alternance de 2001, qui aboutit à des évolutions défavorables aux coopératives, l’éolien conserve une place centrale au sein des idées et instruments du régime. Si les mesures telles que la réduction du tarif d’achat se caractérisent par « une préférence pour une politique de limitation des coûts de la politique environnementale et notamment de la promotion des ENR » (Evrard, 2013, p. 147), le gouvernement de 2001 ainsi que ses successeurs (conservateurs jusqu’en octobre 2011) réaffirment ensuite leur soutien à ces énergies. Plutôt qu’un positionnement antagoniste vis-à-vis de l’éolien, les mesures prises par ces gouvernements conservateurs successifs se caractérisent surtout par la volonté « d’améliorer l’efficacité économique » de cette énergie (Valentine, 2013). La place centrale de l’éolien est confirmée dans le plan présenté le 17 juin 2005 par le ministre de l’Énergie – Stratégie énergétique 2025 – qui prévoit une part des ENR dans la production d’électricité variant de 35 % à 80 % selon les scénarios (Evrard, 2013, p. 148) et celui de 2007 – Une politique énergétique danoise visionnaire – qui prévoit qu’au moins 20 % de la consommation énergétique danoise en 2005, puis 30 % en 2025, soit couverte par les ENR. Pour atteindre ces objectifs, le gouvernement propose de remplacer environ 900 éoliennes de 450 kW ou moins par environ 150-200 éoliennes de 2 MW, ce qui implique une disparition de nombreuses petites éoliennes détenues par des coopératives. Ce changement d’échelle, combiné au rôle central de l’éolien au sein du régime danois, contribue donc à désorienter les coopératives car, « la plupart des coopératives avaient installé des éoliennes de très petite taille, et à partir du moment où les gouvernements danois ont fixé des objectifs quantitatifs élevés d’éolien dans le mix électrique, il était plus adapté d’installer des éoliennes plus grandes et de remplacer les petites éoliennes pour atteindre ces objectifs » (Entretien avec une conseillère politique de la Danish Energy Agency, Copenhague, février 2015, traduit par l’auteur).
Accumuler du capital économique signifie-t-il accumuler du pouvoir politique ? En proposant de répondre à cette question via une analyse du cas des coopératives éoliennes au Danemark, cet article a permis de tirer deux conclusions principales.
51Le cas étudié dans cette contribution a mis en évidence le fait que l’accumulation de capital économique durant une période donnée ne s’accompagnait pas nécessairement d’une accumulation de pouvoir politique. Si les organisations collectives des coopératives ont réussi à orienter en leur faveur le régime danois (grâce notamment à la cooptation de Radikale Venstre) durant leur période d’irruption (années 1970 - milieu des années 1990), ce pouvoir d’orientation s’est ensuite amenuisé avec une relégation progressive des coopératives. Le secteur éolien danois a connu un interlude coopératif qui ne s’est pas accompagné d’une accumulation de pouvoir par ces entités.
52Cet article a mis en lumière les vecteurs de cette absence d’accumulation de pouvoir politique malgré une accumulation de capital économique. Trois d’entre eux sont décisifs : 1) les difficultés des organisations collectives des coopératives à institutionnaliser les avantages obtenus ; (2) les difficultés des coopératives à orienter le régime vers une reconnaissance de leur spécificité ; (3) la faible autonomie des coopératives dans l’exercice d’un pouvoir d’orientation. Si les coopératives éoliennes ont réussi à obtenir des avantages (ex. : conditions de raccordement au réseau), ces derniers représentent des concessions temporaires et partielles : temporaires, car les différents instruments de régulation préférentielle ont progressivement disparu, partielles, car il n’a jamais existé d’administration ou de service spécifique pour les coopératives, les crédits alloués à ces entités étaient ponctuels (subventions à l’installation d’éoliennes et incitations fiscales), sans ligne budgétaire autonome et il n’existe plus aujourd’hui d’instruments propres aux coopératives éoliennes danoises. Cette dimension partielle introduit le deuxième vecteur de l’absence d’accumulation de pouvoir politique : les difficultés rencontrées par les coopératives pour orienter le régime danois vers une reconnaissance de leur spécificité. Deux éléments principaux permettent de saisir cette absence de reconnaissance : 1) l’absence d’objectifs chiffrés de développement des coopératives au sein des politiques publiques ; 2) l’exclusion d’une approche contraignante pour soutenir ces entités. Enfin, la faible autonomie des coopératives dans l’exercice d’un pouvoir d’orientation constitue le troisième vecteur de l’absence d’accumulation de pouvoir politique. Que cela soit pour influencer, interpréter et aménager les idées, les instruments et les institutions frontières du régime, le pouvoir d’orientation des coopératives est fortement tributaire de partenariats et d’alliances avec des organisations non spécifiquement liées à leur cause. Sans le soutien de Radikale Venstre via la majorité verte, l’exercice d’un pouvoir d’orientation par les coopératives éoliennes danoises et leur irruption auraient probablement été rendus plus difficiles. Ces entités ont donc réussi à participer au processus d’accumulation sans pour autant acquérir une position centrale dans les rapports de pouvoir structurant ce processus.