Je remercie les évaluateurs de la Revue et le Comité de rédaction pour les commentaires qu’ils ont formulés sur les versions précédentes de mon texte, commentaires qui m’ont été précieux. Je remercie également mes collègues de l’équipe Odycée (Organisations, dynamiques des connaissances et des innovations dans les territoires et les filières) de l’Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement de Toulouse, notamment Aïcha Bourad et Pierre Triboulet. Enfin, ma reconnaissance va à Cécilia Monteiro pour la précision et la rigueur de son travail éditorial.
1Située dans les colonies nord-africaines de l’Union française, la production de blé dur – une céréale destinée à la fabrication de pâtes alimentaires et de semoules – a connu, depuis la décolonisation, une expansion spectaculaire sur le territoire métropolitain : de 24 000 tonnes en 1950, elle s’élève à 800 000 tonnes en 1975, 1,8 million de tonnes en 1992 pour atteindre –année courante – 2 millions de tonnes depuis le début des années 2000. La progression de la production est allée de pair avec une profonde redistribution de sa géographie. Dans le Sud-Est, où la production est à l’origine introduite par des pieds-noirs ensemençant des variétés importées d’Afrique du Nord, l’augmentation est continue jusqu’au début des années 2000. La tendance s’inverse alors brutalement : autour de Marseille, le tonnage chute fortement de 2002-2003 à 2012-2013, passant de 236 814 tonnes à 160 000. Ailleurs, la situation est différente : dans le Sud-Ouest et les bassins céréaliers du centre de la France, la production augmente drastiquement au fil des années. Les dynamiques régionales sont toutefois distinctes : autour de Toulouse, l’augmentation est continue tandis qu’elle connaît des à-coups dans le Centre. Quoiqu’il en soit, le Sud-Ouest et le bassin parisien s’imposent comme les principales régions productrices. Ainsi, pendant la campagne 2012-2013, les tonnages s’y élèvent respectivement à 637 187 tonnes contre 629 000 tonnes.
2Le phénomène de redistribution géographique de la production de blé dur constitue l’énigme empirique que cet article propose d’élucider. La résoudre nous permettra d’éclairer la genèse des conditions par lesquelles sont redistribuées les possibilités d’accumulation du capital économique tiré de la production de cette céréale. Pour mener cette investigation, nous prenons principalement appui sur l’anthropologie économique de Pierre Bourdieu. De ce point de vue, cet article démontre que la redistribution géographique de la production du blé dur tient à la permanence des règles qui définissent les caractéristiques de la marchandise « blé dur » en France, celles-ci favorisant certaines forces économiques aux dépens de certaines autres. Principalement tournées vers la production de pâtes alimentaires, une activité traditionnellement dominée en France par une entreprise en particulier (Panzani, qui appartient depuis 2005 au groupe espagnol Ebro Puleva), ces règles définissent une forme de marchandise standardisée pour laquelle le taux de profit dépend principalement des volumes produits et commercialisés. Quelques critères, tournés vers les besoins de la transformation industrielle, visent à permettre la fabrication d’une pâte qui soit « jaune » et « qui ne colle pas », produit sur lequel l’entreprise Panzani a construit sa stratégie commerciale. Au début des années 2000, si cette forme de marchandise – scellée notamment par les contrats de production – continue de faire recette dans le Sud-Ouest et le Centre de la France, la situation est tout autre dans le bassin méditerranéen, où la productivité est plus faible, hier comme aujourd’hui. La réduction des subsides attribués aux céréaliers conduit les agriculteurs à se détourner de cette production, faute de forme marchande alternative offrant une meilleure valorisation, telle que les blés durs produits sous signes officiels de qualité (cas de l’agriculture biologique, par exemple). En dépit de cette évolution, FranceAgriMer – l’établissement public du ministère de l’Agriculture dédié à l’organisation des marchés – édicte en 2015 un plan d’action, dit « Plan de relance blé dur », par lequel l’État s’engage à doubler la production française d’ici 2025. Cette action publique apporte un blanc-seing officiel à la forme standardisée de blé dur qui seule permet une augmentation drastique de la production, mettant à l’écart les formes marchandes alternatives. Cet article se penche sur cette action publique qui, en favorisant la permanence de la forme standardisée de blé dur, génère la redistribution géographique des possibilités d’accumulation du capital économique tiré de cette production. Pour faire cette démonstration, nous resituerons le tissu de relations – notamment le système d’alliances – sur lequel repose cette action publique. Ce faisant, nous mettrons au jour les rapports de force qui l’animent. Faire cette démonstration est donc, de manière générale, l’occasion de montrer que l’anthropologie économique de Pierre Bourdieu – lue au prisme de la théorie de la régulation – peut utilement être mobilisée pour saisir sociologiquement les structures politiques de l’accumulation – et ce de manière profondément dynamique (Boyer, 2003). En effet, la permanence de la forme standardisée de blé dur alimente la redistribution géographique de la production, donc l’évolution du rapport entre les forces agricoles concurrentes dans les régions productives. Cependant, la permanence de la forme standardisée nourrit aussi un renversement du rapport de force entre les principaux collecteurs – quelques coopératives précisément – et la principale entreprise de transformation – Panzani, filiale du groupe espagnol Ebro Puleva. Si la forme standardisée satisfait les exigences de cette dernière, elle a permis et permet aussi l’augmentation de la production, donc la quête de débouchés à l’étranger : les coopératives, en développant toujours davantage leurs exportations, s’affranchissent peu à peu de la tutelle de l’entreprise qui achetait la majeure partie de leur production.
- 1 L’expression de forme de marchandise « standard » se comprend au regard des travaux économiques et (...)
3Au cœur de l’anthropologie économique de Pierre Bourdieu (2000, 2017) figure la question de la domination économique (Schmidt-Wellenburg & Lebaron, 2018). Celle-ci n’est pas qu’exploitation, elle est aussi domination symbolique : les dominés perçoivent la réalité économique à travers les yeux des dominants, en fonction desquels ils ajustent leur comportement économique, participant eux-mêmes à la (re)production de leur propre domination. De ce point de vue, la lutte économique n’est pas que stratégie d’entreprises, tant s’en faut. Ainsi, si le champ économique est un champ de forces dont la structure est commandée à un moment donné par la distribution des différentes espèces de capital, il est aussi un champ de luttes pour la transformation (ou la conservation) des règles – notamment des politiques publiques – qui façonnent le rapport entre les forces concurrentes (Boyer, 2017). La lutte économique est ainsi une lutte pour capter le pouvoir sur l’action publique, de sorte à investir une vision d’un marché de la force pratique et symbolique de l’officiel (Bourdieu, 2012), transformant (ou conservant) le rapport entre les forces économiques en présence. Dans le cas qui nous intéresse, le « Plan de relance blé dur », en consacrant la forme standardisée de marchandise1, apporte une caution étatique à ceux qui, apôtres d’une production de masse, entendent doubler coûte que coûte le volume de la collecte nationale, avec pour horizon la conquête de la demande maghrébine. Outre les transferts financiers qu’elle opère, l’action étatique participe de ce fait à la naturalisation des hiérarchies économiques, consacrant ceux qui sont susceptibles de s’engager dans la conquête de parts de marché à l’international, disqualifiant les autres. Le « Plan de relance blé dur » – en apportant un blanc-seing officiel à la forme standardisée de blé dur – investit donc de la force symbolique de l’État une certaine vision du marché, favorisant sa naturalisation. C’est pourquoi, pour analyser la redistribution géographique des possibilités d’accumulation du capital économique tiré de la production du blé dur, cet article propose de retracer la genèse du « Plan de relance blé dur ». Pour cela, l’attention se portera sur le champ du négoce agricole. En effet, depuis 1936, date de la création de l’Office national interprofessionnel des blés, les entreprises de négoce qui se concurrencent pour la collecte des céréales disposent d’un monopole sur leur commercialisation : tout producteur a pour obligation de commercialiser ses grains par l’intermédiaire de négociants – dits organismes de stockage – au préalable agréés par FranceAgriMer (qui résulte de la fusion de l’Onib et des autres offices agricoles). Le champ du négoce agricole – en ce qu’il constitue un point de passage obligé entre production et transformation – est donc un espace central des luttes qui visent à définir les règles marchandes : s’y affrontent des négociants désireux de collecter des grains « modelés » de sorte à satisfaire les souhaits de leurs acheteurs potentiels.
- 2 Par l’étude des dispositifs institutionnels (François, 2008, 2011), des dispositifs de captation de (...)
4Notre démarche fait donc écho à certains travaux canoniques de sociologie des marchés : nous appréhendons la production des règles marchandes en portant l’attention sur un champ économique (White, 1981) dont les protagonistes s’affrontent pour capter le pouvoir sur les bureaucraties, nationales et/ou supranationales (Dobbin, 1994 ; Fligstein, 1996, 2001).La question qui est au cœur de cet article invite cependant à déplacer le regard :construite en réaction à la théorie économique standard, la sociologie des marchés a principalement fourni des analyses alternatives à celles prodiguées par les économistes (François, 2008), consacrant implicitement leurs objets (Boyer, 2007). Aussi les sociologues ont-ils porté leur effort sur la question de l’appariement de l’offre et de la demande2 aux dépens de celle de l’accumulation. Nourrie de la sociologie économique française (« à la Callon »), la sociologie des global value chains (Gereffi, Humphrey& Sturgeon, 2005 ; Gibbon, Bair & Ponte, 2008) n’est pas d’un grand secours pour notre propos. D’abord, parce qu’elle ne dit mot de la question de l’accumulation du capital économique. Ensuite, parce que, mettant l’accent sur les interactions qui se nouent entre les agents de la « filière » (chain), elle minore les structures politiques dont elle manque de fournir une saisie détaillée. Enfin, parce que cette lecture postule que les « filières » sont globales. Si le blé dur fait l’objet de transactions internationales, il n’y a pas un « marché » du blé dur mais une diversité de marchés, dans la mesure où, au sein des principaux pays producteurs, les agents économiques disposent de systèmes de règles propres pour apprécier la qualité de la marchandise (Triboulet & Plumecocq, 2017).En revanche, parce qu’elle vise à resituer la genèse des règles par lesquelles les marchandises sont évaluées et échangées en vue d’agir sur le rapport entre les forces qui se concurrencent pour leur production, l’anthropologie économique de Pierre Bourdieu invite à déplacer le regard : si les règles marchandes permettent et organisent les échanges, elles soutiennent aussi l’accumulation du capital économique. Dans notre cas d’espèce, la permanence de la forme standardisée de blé dur – à un moment où les subsides agricoles sont réduites – ne permet plus à ceux dont les rendements sont plus faibles de tirer un profit suffisant de sa production : les règles qui définissent la marchandise pèsent sur la distribution de la structure des profits qui en sont tirés, donc sur l’accumulation. Cette perspective converge vers un acquis remporté de longue date par l’école de la régulation : les règles qui régulent l’activité économique (par exemple, la compatibilité relative entre offre et demande) organisent une progression spécifique de l’accumulation (Boyer, 1986, 2015).
- 3 L’expression est de Patrick Champagne (2016).
5Notre démarche analytique relève du structuralisme méthodique (Théret, 2003) : les agents – dotés d’une histoire propre – sont pris dans des systèmes de relations qui alimentent des conflits incessants, les forces antagonistes poursuivant un même enjeu. Partant, notre démarche vise d’abord à faire apparaître les évolutions qu’a connues la structure de la collecte du blé dur entendue comme un segment du champ du négoce agricole : mettre au jour le rapport entre les forces qui se concurrencent au début des années 2000 permet d’expliciter les contraintes structurales qui pèsent sur leurs actions. L’exercice fait surgir un premier résultat empirique, éclairant un double mouvement d’intégration horizontale et verticale, qui a abouti à la formation d’un duopole tourné vers l’exportation. Notre démarche vise ensuite à analyser les luttes dont la structure de collecte du blé dur est le lieu. L’exercice fait apparaître un deuxième résultat empirique, en montrant la façon dont quelques professionnels agricoles – à la tête de coopératives qui, au fil des fusions, ont donné naissance au premier collecteur national – ont tiré profit de leurs positions syndicales pour s’imposer comme les représentants de la « filière ». Reste à saisir la façon dont a été construit le « Plan de relance blé dur ». Dans l’optique structurale, l’action publique est appréhendée comme l’expression momentanée d’un état du rapport entre les forces concurrentes (Bourdieu& Christin, 1990). Prises dans des systèmes de relations propres, celles-ci convergent vers un horizon commun en fonction des enjeux qui sont les leurs (Bourdieu & Christin, 1990 ; Bourdieu, 2000 ; Lordon, 1999). C’est donc la toile des relations (Dubois, 2014) sur lesquelles repose l’action publique qu’il nous faut faire apparaître. Dans le cas qui nous intéresse, l’exercice aboutit à deux derniers résultats empiriques. D’abord, la permanence de la forme standardisée de blé dur constitue un accord minimal entre les principaux collecteurs et leurs principaux acheteurs situés sur le territoire national : elle reflète tant l’homologie des positions acquises par chaque partie dans le système de relations dans lequel elle est prise que leur besoin réciproque d’échange. Ensuite, la traduction de cet accord minimal sous forme de politique publique est une expression de la double dépendance structurale3 de l’administration agricole (le segment qui gère notamment les politiques économiques) à l’égard de la fraction dominante du syndicalisme agricole, l’Association générale des producteurs de blé (AGPB), au nom de laquelle s’expriment les représentants de la « filière » du blé dur. Au terme de l’analyse, compte tenu cette toile de relations, il apparaît que l’État constitue la principale cible des revendications portées par les agents qui parlent au nom de la « filière » du blé dur, soit pour solliciter une action publique de sa part, soit pour que ses agents s’impliquent en faveur d’une action publique communautaire.
Encadré 1. Techniques d’enquête et sources
L’enquête avait pour but de resituer la toile des relations sur laquelle reposait le « Plan de relance blé dur ». Elle combinait analyse positionnelle (en retraçant les trajectoires sociales de ceux qui figurent à son cœur) et analyse relationnelle (en identifiant les liens qui relient les agents efficients). Dans un cas comme dans l’autre, l’observation consistait à identifier les propriétés sociales des agents à partir des formes de capitaux dont ils disposent (Neveu, 2013). La démarche présente donc une dimension élitiste marquée, en ce qu’elle met l’accent sur ceux qui se sont imposés comme dominants. Resituer l’évolution du rapport entre les forces qui se concurrencent pour la collecte a permis de limiter ce biais, dans la mesure où l’exercice conduisait à identifier l’inégale distribution des capitaux entre les parties. In fine, notre attention a porté sur des agents évoluant dans des espaces sociaux multiples – représentants agricoles et coopératifs, semouliers et pastiers, fonctionnaires.
- 4 Projet financé par l’Agence nationale de la recherche, « Innovations techniques, agronomiques et or (...)
Satisfaire empiriquement cette démarche impliquait de mobiliser des matériaux multiples. Des sources écrites d’abord : nous avons notamment dépouillé La France Agricole (une revue professionnelle généraliste) et Cultivar (une revue professionnelle dédiée aux céréaliers) des années 1990 à nos jours. Des sources orales ensuite : nous avons conduit d’août à décembre 2017 près de 30 entretiens semi-directifs auprès des agents qui se trouvent au centre de la trame des relations sur laquelle repose l’action publique étudiée. Cette recherche s’inscrivant dans un programme public mobilisant des partenaires économiques4, les premières prises de contact – tournées vers les agents qui sont au cœur du tissu relationnel étudié – ont été relativement aisées. Comme susmentionné, nous avons aussi considéré ceux qui évoluaient à ses marges, voire qui en étaient écartés. La participation à ce programme a enfin permis quelques observations ethnographiques, à l’occasion de séminaires de restitution notamment.
Notre travail d’enquête s’est déployé en France. La toile de relations qui a favorisé la redistribution géographique de la production du blé dur est en effet principalement circonscrite au territoire national. L’État français – appréhendé comme l’échelle nationale d’un segment du champ bureaucratique (Itçaina, Roger & Smith 2016) – est la cible des revendications de la « filière ». Nous observerons que celles-ci, quand elles sont portées à Bruxelles, le sont par les fonctionnaires de l’administration agricole.
Les tensions qui traversent la « filière » étudiée nous ont conduit – au moment de la finalisation de ce texte – à masquer les identités civiles de celles et ceux qui ont accepté de nous rencontrer.
6La démonstration empirique suit les trois temps de notre démarche : le premier retrace les évolutions de la structure de la collecte du blé dur ; le deuxième resitue les luttes dont celle-ci est le lieu ; le dernier porte sur la consécration, par l’État, de la forme marchande standardisée.
- 5 Responsables de la première transformation.
- 6 Responsables de la seconde transformation.
7Nulle à la fin des années 1950, la production métropolitaine de blé dur a connu depuis un important développement, et ce pour deux raisons principales. Premièrement, par un prix d’achat élevé, l’administration française (au lendemain de la décolonisation), puis l’administration communautaire (quand les marchés agricoles communs sont institués) incitent à la production, de sorte à satisfaire la demande nationale tout en favorisant le développement des zones méridionales dans lesquelles la productivité du blé tendre est faible mais où la culture du blé dur occupe rapidement une part importante de la sole céréalière (Carrante& Dauphin, 1965). Cette orientation territoriale est poursuivie : en 1976, une aide dédiée à la culture du blé dur est allouée aux producteurs des zones méridionales (en France, dans les régions Paca et Languedoc-Roussillon) ; en 1992, quand les prix garantis de la Pac sont abaissés, l’aide vient s’étendre à leurs collègues de Midi-Pyrénées (ADE, 1999).Deuxièmement, dès les années 1960, la production nationale est tirée par la demande des semouliers5 et des pastiers6 dont l’approvisionnement s’est tari avec la fin de l’Empire colonial. La mise en place, dès les années 1960, d’une politique contractuelle stimule la production en garantissant aux négociants un débouché (Le Bail, 2001). Ce d’autant plus que la demande nationale est depuis lors particulièrement concentrée, celle-ci ayant connu un double mouvement d’intégration (Dessaux, 2003). Intégration horizontale d’abord : Panzani d’une part, Rivoire et Carret/Lustucru de l’autre, dominent jusqu’au début des années 1990 le marché national des pâtes – principal débouché du blé dur – la première détenant 40 % de ses parts, la seconde 30 %. Intégration verticale ensuite : exception faite de deux usines appartenant aux Grands moulins de Paris, les semouleries sont aux mains de trois entreprises – Panzani, Rivoire et Carret/Lustucru et Alpina Savoie (cette dernière « écrasant » une part marginale du blé dur transformé en France). Reflet de la structure de la demande, une organisation unique représente semouliers et pastiers – le Comité français de la semoulerie industrielle et du syndicat des industriels fabricants de pâtes de France (CFSI-SIFPAF).
- 7 Au début des années 1990, sur un total de 400 collecteurs, une cinquantaine assurait les deux tiers (...)
- 8 Subsiste une poignée de fabricants de pâtes français. Principale entreprise, Pastacorp – qui possèd (...)
- 9 Selon l’expression d’un trader d’Axéréal enquêté en automne 2017.
8En dépit d’un important développement, la culture du blé dur demeure en France une production céréalière relativement restreinte. Ainsi, au début des années 2000, quand la récolte annuelle du blé tendre – céréale phare s’il en est – s’élève à 35 millions de tonnes, celle du blé dur frôle les 2 millions de tonnes. La collecte de cette céréale alimente donc un segment marginal du champ du négoce agricole. Ce segment, qui est principalement le fait d’entreprises de statut coopératif, se caractérise, au début des années 2000, par deux divisions principales qui ne se recoupent que partiellement. La première oppose les entreprises par leur taille. Les années 1990 sont le théâtre d’un fort mouvement de concentration du négoce agricole (Filippi & Triboulet, 2011). Les coopératives qui collectent le blé dur ne font pas exception. Ainsi, en 2012, 18 coopératives (pour un nombre total de 120 collecteurs) réalisent la quasi-totalité de la collecte, soit plus de 2 millions de tonnes pour un total de 2,3 millions de tonnes (FranceAgriMer, 20127). Parmi celles-ci, quelques coopératives se distinguent : dans le sud de la France, Arterris – fruit de la fusion de la Toulousaine des céréales, d’Audecoop, du Groupe coopératif occitan et de Sud-céréales – s’affirme comme le premier collecteur : couvrant les régions Midi-Pyrénées, Paca et Languedoc-Roussillon, sa collecte s’élève à 500 000 tonnes. Le centre de la France est aussi le théâtre d’un processus de concentration de la collecte qui, au fil des fusions, est dominée, dans le bassin parisien, par Axéréal et, dans l’Ouest, par la CAVAC – la première réalisant un tonnage de 30 000 tonnes, la seconde de 80 000 tonnes. Aux étages inférieurs de la hiérarchie figurent quelques collecteurs de taille moyenne. C’est notamment le cas dans le Sud-Est, où deux principales coopératives – dont la collecte a été divisée par deux en 10 ans – se distinguent, Terroirs du Sud et le Groupe Provence service, présentant chacune un tonnage de 25 000 tonnes. Viennent enfin une centaine de petits opérateurs, principalement des coopératives, qui assurent une collecte de quelques milliers de tonnes. La seconde division oppose les collecteurs par leur degré d’intégration. Les opérateurs qui se situent aux bas de la hiérarchie n’entretiennent guère de rapport avec les transformateurs, qu’ils se situent en France ou à l’étranger. La commercialisation du blé dur qu’ils collectent est le fait de courtiers et/ou de centrales d’achat qui appartiennent aux principales coopératives (cas, dans le Sud, d’Alliance Occitane, centrale d’achat d’Arterris). La situation est tout autre pour ces dernières, qui sont traditionnellement liées par des contrats de production aux principaux fabricants de pâtes situés en France, qu’ils alimentent en quasi-totalité, leur livrant une part importante de leur collecte (Le Bail, 2001). Le phénomène est d’autant plus marqué qu’au début des années 2000 la demande nationale de blé dur atteint un niveau de concentration particulièrement élevé : le groupe espagnol Ebro Puleva, qui détient depuis 2005 la marque Panzani, absorbe la majeure partie des 600 000 tonnes de blé dur transformé en France (de l’ordre de 500 000 tonnes). Le groupe espagnol détient, via Panzani, 35 % des parts du marché national des pâtes. La demande des concurrents opérant sur le territoire national est désormais résiduelle, le marché français des pâtes se trouvant désormais sous la coupe d’opérateurs étrangers8. L’intégration des principales coopératives a toutefois suscité des orientations économiques très distinctes selon les régions. Dans le sud de la France, elle a peu à peu favorisé la spécialisation des principaux collecteurs : le blé dur est au fondement de leur stratégie économique. Représentant un tiers de sa collecte de grains, cette céréale alimente ainsi pour Arterris des activités connexes décisives : la fourniture d’intrants pour ses adhérents (culture exigeante, le blé dur est une grande consommatrice de fongicides et d’engrais azotés), mais aussi la multiplication de semences, activité dans laquelle la coopérative a imposé son leadership (via sa filiale Eurodur). Dans le sud-est de la France, cette culture nourrit une spécialisation identique des principaux collecteurs : ainsi, pour le Groupe Provence service, elle représente 85 % de sa collecte ; cette culture est – à proportion égale – au cœur de ses activités semencières et de fourniture d’intrants. En revanche, dans le Centre, si les principaux opérateurs entretiennent euxaussi des rapports étroits avec les transformateurs situés en France, cette intégration n’est pas à l’origine d’une spécialisation de leur activité. Ainsi, pour Axéréal, le blé dur – à la différence du blé tendre – occupe une place mineure dans sa collecte, de l’ordre de 5 % année courante. L’inégal degré de spécialisation des coopératives reflète la place distincte que le blé dur occupe dans les assolements régionaux : source importante de revenus au sud, elle est dans le Centre une « culture spéculative9 » avec laquelle les céréaliers se plaisent à jouer, les cours de celle-ci connaissant – nous l’observerons plus avant – d’importantes variations annuelles. Au début des années 2000, la structure de la collecte du blé dur se caractérise donc par deux divisions qui se recoupent largement : les principales coopératives (par le volume de leur collecte) présentent de longue date un fort degré d’intégration. Inversement, les petites coopératives dépendent de courtiers et/ou des centrales d’achat qui appartiennent aux principaux collecteurs. Seuls dérogent à ce schéma des collecteurs moyens qui, comme Terroirs du Sud ou le Groupe Provence service dans le Sud-Est, bénéficient de contrats de production à travers lesquels ils approvisionnent traditionnellement les semouleries de Panzani.
- 10 DURUM, Dossier de presse, Axéréal/Arterris, 19 novembre 2012.
- 11 Expression que les principaux négociants se plaisent à utiliser, symptomatique de la dimension rout (...)
- 12 Une capacité constituée par la production française que DURUM achète aux collecteurs nationaux, mai (...)
9L’augmentation de la production nationale, qui depuis la fin des années 1980 excède largement les besoins des fabricants situés sur le territoire national, a nourri – d’abord de la part d’Axéréal puis de celle d’Arterris – un engagement croissant vers l’exportation. En 2012, mutualisant leurs infrastructures portuaires, ferroviaires et maritimes10, leurs dirigeants lancent DURUM, une filiale d’exportation dont l’activité est principalement tournée vers les pays du Maghreb dans lesquels l’explosion démographique laisse espérer une demande exponentielle. La dimension territoriale de la structure de la collecte du blé dur a rendu possible ce rapprochement. Les zones de collecte des principales coopératives ne se confondent pas, réduisant à néant la compétition à l’achat ; les relations commerciales qui les lient traditionnellement avec leur « débouché naturel11 », à savoir les semouleries situées à proximité de leur zone de collecte, limitent drastiquement la compétition à la vente – et ce d’autant plus que leurs orientations exportatrices sont distinctes (le bassin méditerranéen pour Arterris, les pays du Nord pour Axéréal). DURUM, qui vise à mutualiser les collectes des deux principales coopératives pour satisfaire les demandes croissantes des importateurs maghrébins, prétend – au moment de sa création en 2012 –commercialiser 1, 5 millions de tonnes de blé dur12. La filiale s’impose alors comme le principal exportateur, devant Transgrain France.
Graphique 1. La structure de la collecte du blé dur au début des années 2000
Source : Ansaloni, 2020
10Au début des années 2000, la structure de la collecte du blé dur prend donc la forme d’un oligopole. Traditionnellement intégrés aux deux principaux transformateurs situés sur le territoire national, les principaux collecteurs se tournent de manière croissante vers l’exportation, à mesure qu’augmente la production nationale. « Négociants polyvalents » (Braudel, 1979, p. 449), ils ont développé autour de cette céréale des activités multiples (de la collecte à l’affrètement maritime en passant par le négoce), quoique celle-ci occupe des places très distinctes dans leurs économies propres.
11Au début des années 2000, une représentation légitime de la « filière » dublé dur émerge. Cette construction, conduite par les professionnels agricoles à la tête d’Arterris, est allée de pair avec la définition d’un intérêt que porte la filière désormais représentée. Cet intérêt, qui repose sur un accord au sujet de la forme de marchandise souhaitée, est le reflet de l’homologie des positions acquises par les principaux opérateurs (Arterris, Axéréal d’un côté, Panzani/Ebro Puleva de l’autre) et de leur besoin réciproque d’échange. S’il constitue un accord minimal qui masque des divisions multiples, cet intérêt n’en écarte pas moins les formes marchandes alternatives.
- 13 En 1997, Panzani – qui appartient alors au groupe Danone – est racheté par un fonds d’investissemen (...)
12Au début des années 1990, la réforme de la Pac fait chuter la production de blé dur, minant l’approvisionnement de transformateurs nationaux malmenés par l’accroissement de la concurrence italienne (Dessaux, 2003). Seule l’entreprise Panzani parvient – tant bien que mal – à maintenir ses parts sur le marché national des pâtes13, confortant sa position de principal acheteur national de blé dur. De sorte à sécuriser leur approvisionnement, ses dirigeants renforcent alors la politique contractuelle qu’ils avaient impulsée dès les années 1960. Elle favorise des points de contact multiples desquels la « filière » va émerger. Ainsi, dans le Sud, des organisations de portée régionale sont fondées, regroupant coopératives, semouliers mais aussi semenciers. La sélection variétale est en effet considérée comme le levier principal pour agir – quantitativement et qualitativement – sur la production du blé dur (Le Bail, 2001), objectif que se donne – dans le Sud-Est – l’Association blé dur Méditerranée (créée en 1984, qui connaît alors un regain d’activité) et – dans le Sud-Ouest – Challenge blé dur (créée en 1993). Elles sont impulsées par les deux plus importants fournisseurs des semouleries de Panzani, Sud-céréales et la Coopérative Agricole du Lauragais (CAL), qui compteront parmi les principales composantes du futur groupe Arterris. Ces deux associations sont animées par un institut technique agricole – l’Institut Technique des Céréales et des Fourrages (ITCF), qui, comme nous allons le voir, constituera le support organisationnel de la filière.
13La représentation légitime de la filière, qui apparaît au début des années 2000, construite cette fois-ci sur une base nationale, est intimement liée à l’action d’un agriculteur du Lauragais, Jean-François Gleizes. Celui-ci illustre le parcours typique des dirigeants agricoles (Maresca, 1981) : doté d’un bagage scolaire supérieur à la majorité de ses pairs (un brevet de technicien supérieur agricole), il fait ses armes militantes dans le syndicalisme « jeune » (les Jeunes agriculteurs de l’Aude) avant de s’engager dans le syndicalisme « aîné » (la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles de l’Aude). Cet élu syndical dédiera son action militante à la production du blé dur, d’abord par son engagement en faveur de coopératives spécialisées sur cette production. Ainsi, en 1985, il prend la présidence de la CAL. Quand celle-ci donne naissance au Groupe Coopératif Occitan (GCO), il devient président de ce dernier. Enfin, quand celui-ci – au prix de fusions multiples – aboutit à la création d’Arterris, Jean-François Gleizes occupe le siège de président délégué. Son action militante se traduit ensuite par un engagement dans le syndicalisme spécialisé. En 1981, il obtient un siège au conseil d’administration de l’Association générale des producteurs de blé (AGPB), l’organisation de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) vouée à la représentation des producteurs de blé. Quand, au milieu des années 1980, celui qui préside la commission « Blé dur » – Bernard Poisson, le président de la CAL, qui a choisi Jean-François Gleizes pour dauphin – prend sa retraite, ce dernier endosse la fonction, qu’il occupe aujourd’hui encore.
- 14 Celui qui dirigea l’AGPB et le groupe Céréaliers de France de 1993 à 2005 nous disait ainsi, forçan (...)
14Cette position lui permet de peser de façon décisive sur les actions conduites par l’AGPB en matière de blé dur – ce d’autant plus que cette production, jugée « petite » donc « secondaire », tend à être négligée par ses administrateurs, tout préoccupés qu’ils sont par le blé tendre14. Jean-François Gleizes peut mettre à profit certaines des vastes ressources dont dispose l’AGPB, l’organe politique du groupe Céréaliers de France qui rassemble trois principales organisations : l’Institut technique des céréales et des fourrages (ITCF, devenu Arvalis – Institut du végétal), un organisme de recherche appliquée financé alors par des taxes parafiscales prélevées sur les transactions de céréales ; Unigrains, un organisme financier voué à soutenir des entreprises agro-industrielles en partenariat avec les grandes banques françaises ; enfin, France export céréales, une association tournée vers la prospection des marchés céréaliers étrangers. C’est notamment à partir de l’ITCF que Jean-François Gleizes déploie ses efforts. En tant qu’administrateur national et président de son instance régionale, il porte la question de la production de blé dur sur son agenda. L’organisation interne de l’ITCF lui est favorable : si, au regard d’autres céréales (blé tendre, orge ou maïs), le blé dur est une « petite » production, l’organisation de l’institut par « filière » tend, proportionnellement à son importance relative, à lui consacrer des moyens significatifs. Un animateur national, basé dans le Lauragais (donc auprès de Jean-François Gleizes), est voué à la coordination des recherches dédiées au blé dur (des expérimentations variétales à la mise au point des itinéraires techniques) et à la communication de leurs résultats notamment. Son action est relayée par des ingénieurs régionaux qu’appuient des techniciens sur le terrain. Au total, en 2017, la masse salariale de l’ITCF (devenu Arvalis) dédiée au blé dur s’élevait à une quinzaine de personnes, consacrant la moitié de leur temps de travail à cette production. Organisme de recherche appliquée, l’ITCF constitue en matière de blé dur (plus généralement pour les céréales et les fourrages) une sorte de pivot entre des organisations multiples – Institut national de la recherche agronomique (Inra), entreprises semencières, entreprises agro-alimentaires notamment. Les références qui sont issues des travaux conduits dans ses stations expérimentales que ses antennes régionales communiquent font autorité.
15La position charnière qu’occupe l’ITCF s’étend au-delà de la production des références technico-économiques. En 1997, une première journée « Blé dur » est organisée sur la station de Baziège, dans le Lauragais. Principalement tournée lors de sa première édition vers la promotion de références techniques en direction des agriculteurs, elle réunit aussi les principales organisations de la filière, des entreprises semencières aux transformateurs nationaux en passant par les négociants. Au fil des années, l’orientation technique s’estompe : les journées « Blé dur » sont le moment où la « filière » se donne à voir, dans la presse agricole et au-delà. Quelques personnalités réunies autour de Jean-François Gleizes débattent de l’état de la filière et de son avenir. La constance est de rigueur dans la sélection des intervenants. Comme tout évènement médiatique pensé comme tel, la mise en scène – qui est le fruit d’un long compromis noué par l’animateur « Blé dur » de l’ITCF (Arvalis) avec les principaux transformateurs –est soigneusement préparée : ainsi, si les tables rondes au cours desquelles la filière est donnée à voir regroupent des personnalités portant des intérêts distincts, ceux-ci – qui comptent parmi les principaux opérateurs du marché – se retrouvent autour d’un horizon commun, comme nous allons l’observer ci-dessous. Pour le moment, ajoutons qu’en 2012 un comité de pilotage de la filière « blé dur » est créé : cette instance (dépourvue de statut juridique) est dédiée à la représentation de la filière dont elle réunit les principaux opérateurs. Ses travaux sont organisés par l’animateur « blé dur » d’Arvalis qui appuie son président, Jean-François Gleizes, aujourd’hui encore en fonction. En 2013, la plate-forme « blé dur » est créée. Son établissement répond au constat suivant, que dressait Jean-François Gleizes à l’occasion de la Journée « Blé dur » qui se tenait la même année :
- 15 Jean-François Gleizes, cité par Sébastien Garcia, « Une plate-forme pour développer le blé dur », T (...)
Tout ce qui est produit en blé dur est transformé. Il est donc impératif que toute la filière soit structurée et avance dans la même direction. Nous avons des marges de progrès à réaliser à toutes les étapes. Encore faut-il que nous sachions les identifier et y apporter des solutions sans faire de doublons ou nous faire concurrence entre différents intervenants15.
16Cette instance (elle aussi dépourvue de statut juridique) est tournée vers la recherche appliquée. À l’image du comité de pilotage « blé dur », elle regroupe les principaux opérateurs du marché, cette fois-ci sous la présidence du directeur général d’Arvalis et d’un directeur scientifique de l’Inra.
17La représentation légitime de la filière est donc intimement liée à l’engagement d’un agriculteur du Lauragais : au moment où ce dirigeant coopératif favorise des fusions qui aboutiront à la création du groupe Arterris, au cœur duquel figurent de multiples activités liées au blé dur, celui-ci construisait une représentation politique de la filière, tirant profit de ses positions syndicales, notamment au sein de l’AGPB. À la fin des années 1990, quand il déploie son action, Jean-François Gleizes ne souffre guère de concurrence : dans le Centre, les dirigeants coopératifs – s’ils bénéficient traditionnellement des positions syndicales les plus avantageuses – vouent cependant leur engagement au blé tendre, céréale qui se situe au cœur de l’action des coopératives qu’ils président. Dans le Sud-Est, les dirigeants coopératifs – qui se situent quant à eux aux étages inférieurs de la hiérarchie syndicale – sont en quelque sorte aveuglés par les relations privilégiées qu’ils entretiennent traditionnellement avec les semouleries de Panzani. En effet, que craindre quand son « débouché naturel » se trouve à sa porte ?
- 16 « Le blé dur tire son épingle du jeu »,La France Agricole,édition du 26 janvier 2006. URL : http:// (...)
18Au début des années 2000, la « filière », désormais représentée, porte un intérêt commun : augmenter la production nationale de blé dur. Ainsi que l’avançait Jean-François Gleizes en ouverture de la Journée de la filière « Blé dur », qui se tenait à Carcassonne en 2006 : « nous devons nous organiser pour accompagner la hausse des volumes16 ». Cet intérêt comporte un fondement implicite : favoriser la reproduction de la forme standardisée de blé dur qui, parce qu’elle satisfait par construction les conditions agronomiques les plus variées, est susceptible d’être la plus largement ensemencée. Cet intérêt n’est autre que le reflet de l’homologie des positions acquises par les principales coopératives et leurs acheteurs situés sur le territoire français (Panzani, racheté en 2005 par Ebro Puleva) : chacun, pour pérenniser sa position dans le rapport de force dans lequel il est pris, a besoin d’une production abondante pour sécuriser son approvisionnement.
- 17 DURUM, Dossier de presse, Axéréal/Arterris, 19 novembre 2012.
- 18 CFSI-SIFPAFt, cité par Florence Rabut, « L’explosion des cours du blé dur sur juillet-septembre », (...)
19Du côté des principaux négociants, s’il s’agit certes d’alimenter les semouleries situées sur le territoire national, l’enjeu est désormais d’asseoir leurs ambitions exportatrices. Filiale d’exportation d’Arterris et d’Axéréal, DURUM en est l’expression : sa création vise à satisfaire une demande qui connaît une forte croissance du fait de la démographie des pays du Maghreb17. Si la proximité géographique constitue un atout, son action est entravée par un approvisionnement jugé irrégulier. Faute de stocks suffisants, ses courtiers peinent à répondre aux souhaits des importateurs dont certains exigent des volumes importants (cas, par exemple, de l’État tunisien). Les suspects sont identifiés : à la différence de leurs aînés, qui se montraient (relativement) fidèles à la coopérative voisine de leur exploitation, les agriculteurs font aujourd’hui jouer la concurrence à laquelle se livrent les négociants quand ils ne stockent pas eux-mêmes leurs grains, qu’ils décident de vendre en fonction de l’évolution des cours. Et ce d’autant plus que celui du blé dur est particulièrement volatil, favorisant la spéculation : les agriculteurs, « assis sur leur tas », font de la « rétention », dénoncent les négociants. Du côté des principaux semouliers opérant en France, disposer d’un approvisionnement national abondant constitue un atout vis-à-vis de concurrents italiens qui, s’ils ne cessent de grignoter des parts de marché, sont quant à eux largement dépendants d’importations. Si la politique contractuelle impulsée par les principales semouleries – qui visait à sécuriser un approvisionnement satisfaisant, d’un point de vue quantitatif comme qualitatif, tout en reportant sur les collecteurs les frais de stockage – était tournée vers cet enjeu, il en va aujourd’hui de la survie des semouleries situées en France. La volatilité que connaissent les cours du blé dur menace leur activité, mettant à mal leurs trésoreries. Unique composant des pâtes et des semoules (outre l’eau), cette céréale représente 50 % du coût de revient des premières, 85 % de celui des secondes. En cas de flambée des prix, les entreprises n’ont guère la possibilité de jouer sur leurs marges – point d’autant plus fâcheux que les distributeurs ne répercutent pas les variations des cours des matières premières sur leurs prix de vente. « Nous sommes pris en étau18 », disait le secrétaire général du CFSI-SIFPAF quand, en 2007-2008, la flambée des prix – qui avaient presque triplé en un an – avait fragilisé les transformateurs, mettant en faillite la dernière semoulerie indépendante– la Grande semoulerie de l’Ouest.
- 19 La flambée des prix intervenue en 2007 et 2008 avait conduit les représentants de la filière à imag (...)
- 20 De la fin des années 1980 à nos jours priment deux principaux critères de qualité : la couleur (jau (...)
20Or, du fait de la libéralisation des transactions agricoles intervenues au début des années 1990 et de l’absence de marché à terme pour le blé dur19, les principaux collecteurs et les principales semouleries situées en France n’ont guère de prise sur les phénomènes qui alimentent la volatilité des cours du blé dur : outre le climat, qui affecte fortement cette culture exigeante, celle-ci tient à la distribution de la production mondiale que domine un pays, le Canada, qui en assure près du quart. Aussi, toute variation de sa production – ou toute rumeur à ce propos – a des répercussions importantes sur les cours mondiaux. Toutefois, s’il est un phénomène qui favorise la volatilité des cours et sur lequel les principaux négociants et leurs acheteurs peuvent peser, c’est l’importance variable de la sole consacrée, en France, à cette céréale. Celle-ci varie en effet selon les années, en fonction notamment de l’évolution du cours des autres cultures. Quand ces derniers sont élevés, les producteurs qui disposent d’alternatives agronomiques – ceux du Centre et, dans une moindre mesure, leurs collègues du sud-ouest de la France – tendent à se détourner de cette céréale exigeante, déstabilisant la production, donc alimentant la volatilité des cours (et ainsi de suite). C’est pourquoi, au début des années 2000, ceux qui parlent au nom de la filière convergent vers une même revendication, logiquement adressée en premier lieu à l’État français : pour sécuriser les approvisionnements, il faut augmenter la production nationale de blé dur, notamment par l’accroissement de la sole qui y est dédiée. Cette revendication tire son origine de la politique contractuelle menée les principaux transformateurs – Panzani notamment. Si elle visait à tirer la production, en garantissant un débouché, elle avait aussi pour objectif de modeler la production de blé dur selon ses besoins industriels – obtenir une « pâte jaune » et « qui ne colle pas » dans le cas de l’entreprise qui domine aujourd’hui encore le marché français –, besoins industriels faisant correspondre deux principaux critères de qualité, auxquels renvoient les prescriptions que contiennent les contrats de production qui liaient et lient l’entreprise aux principaux négociants20.Cette politique contractuelle a offert à ceux qui allaient bâtir le groupe Arterris un horizon– « nous avons exprimé la demande », nous disait l’un de ses dirigeants lors d’un entretien –, horizon qui leur a permis de conquérir une position de domination au sein de la structure de la collecte.
- 21 Il s’agissait d’une « certification conformité produit », considérée par les dirigeants professionn (...)
- 22 Il s’agit, dans le jargon communautaire, d’une « aide couplée », une subvention liée à une producti (...)
- 23 URL : http://bledurmediterranee.eklablog.com/une-production-alimentaire-durable-c586620[consulté le (...)
- 24 J-F. Gleizes, sur le plateau télévision de L’Opinion, représentait récemment le blé dur comme la « (...)
- 25 J-F. Colomer, « 68econgrès de l’AGPB : l’unité des céréaliers en jeu », La France Agricole, édition (...)
21Cet intérêt commun à la « filière » constitue, à bien des égards, un accord minimal entre ses principaux agents que des divisions multiples opposent. L’action menée par une association fondée par les administrateurs d’Arterris en fournit une bonne illustration. Créée en 2009 avec l’appui de la chambre d’agriculture du Languedoc-Roussillon, dont une salariée partiellement mise à disposition assure l’animation, Blé dur Méditerranée est constituée de trois collèges – producteurs, organismes stockeurs, organismes spécialisés (Arvalis, par exemple). Présidée par Serge Vialette – un compagnon de route de Jean-François Gleizes, agriculteur dans l’Aude, alors président de la FRSEA de Languedoc-Roussillon et futur président délégué d’Arterris –, cette association a pour vocation de favoriser la production de blé dur dans le sud de la France. Dans cette optique, Serge Vialette et Jean-François Gleizes entendaientdifférencier la qualité du blé dur produit dans cette région à travers la mise en place d’un signe officiel de qualité21. Outre une plus-value associée à une production certifiée, le projet ouvrait une voie nouvelle pour pérenniser l’octroi de l’aide spécifique aux zones dites traditionnelles qui paraissait alors menacé22. Finalement, ce projet – qui avait cependant obtenu la reconnaissance officielle du ministère de l’Agriculture – est resté lettre morte, les dirigeants de Panzani, pourtant partie prenante aux discussions, refusant d’apposer sur les emballages une mention commerciale autre que leur marque, et plus encore de payer un surcoût. L’action de Blé dur Méditerranée – tournée vers le maintien de l’aide spécifique allouée aux zones dites traditionnelles – illustre également les divisions qui opposent les administrateurs d’Arterris à ceux d’Axéréal. L’association porte un discours qui vise à ancrer la production du blé dur dans une économie territoriale – qui se confond aujourd’hui avec le territoire de collecte d’Arterris – dont elle serait le pilier. Fait d’une « agriculture familiale […] diversifiée », cette production représente, selon ses dirigeants, un outil essentiel d’« aménagement du territoire23 », alimentant un « vivier d’emplois », générant un « milieu ouvert [condition d’une vie naturelle riche] et accessible [condition d’usages récréatifs de la campagne] ». Clé de voûte d’une gastronomie locale, la culture du blé dur est aussi un « trait d’union » avec les pays de la Méditerranée, de par les échanges qu’elle permet. Or, elle est une « production structurellement fragile », du fait de rendements peu élevés, qui appelle donc un soutien spécifique. Ce discours – qui conduit même ses hérauts à dénier la part qui est celle de leurs collègues du Centre dans la récolte24 – relève, pour ces derniers, d’un passé dépassé. Eux qui se considèrent traditionnellement comme les céréaliers « professionnels25 » (par contraste à leurs collègues du Sud, qui tendent à conjuguer des activités diversifiées) assimilent cette aide à une forme d’assistanat tourné vers des agriculteurs présentant des rendements peu élevés, signe manifeste de leur incompétence technique (de leur point de vue). De plus, depuis qu’ils se sont convertis au marché, il y a une dizaine d’années, ceux-ci plaident pour des aides forfaitaires à l’hectare – « découplées » de l’acte de production, à l’inverse de l’aide accordée aux zones traditionnelles.
- 26 Cas notamment d’Alpina-Savoie Savoie, qui « écrase », au regard de Panzani et de Pastacorp, une qua (...)
22Qu’importent les divisions entre ses principaux opérateurs : au début des années 2000, la filière, incarnée par quelques agents – notamment Jean-François Gleizes – se présente unifiée, tournée vers une revendication qu’elle dirige vers les agents de l’État : augmenter la production nationale de blé dur en accroissant la sole qui y est dédiée – objectif que seul rend possible sa forme standardisée. Accord minimal entre les principaux opérateurs économiques de la filière, cet horizon commun est aveugle aux besoins de ceux pour qui la différenciation par la qualité est la condition de survie économique. C’est le cas, par exemple, de ceux qui tâchaient de développer une production sous agriculture biologique26.
23Pour comprendre la permanence de la forme standardisée de blé dur reste à éclairer la façon dont l’État apporte son blanc-seing à cette construction, organisant des transferts de capitaux – symboliques et financiers notamment – en faveur de ceux qui en sont à l’origine. La dépendance du segment fort de l’administration agricole à l’égard des céréaliers incline les agents de la première à apporter la caution de l’État au second – phénomène qu’illustre le plan de relance « blé dur », sorte de consécration officielle des revendications portées par la fraction mobilisée de la filière.
- 27 La direction générale de la Forêt et des Affaires rurales (DGFAR) fusionne avec la direction généra (...)
24La direction générale de la Performance économique et environnementale des entreprises (DGPE), qui a notamment pour compétence la gestion des marchés agricoles, constitue le cœur de l’administration agricole. Chassegardée d’un corps d’État (les ingénieurs du Génie rural, Eaux et Forêts – Igref, devenus, en 2009, les Ingénieurs des ponts, eaux et forêts – Ipef), elle dispose d’une autonomie importante au sein de la bureaucratie nationale, que la réforme de la Pac (ses instruments de gestion des marchés agricoles notamment) n’a pas miné (Ansaloni, 2015). Au contraire, en 2008, elle intègre – au nom de la transversalité de l’action publique – la direction qui auparavant gérait la politique européenne de développement rural27. Fruit de ces évolutions, la DGPE – créée en 2015 – est, depuis, dépositaire de l’intégralité du budget de la Pac qui, rappelons-le, constitue, la principale politique redistributive européenne. Premier segment de l’administration agricole, la DGPE est donc le point de passage obligé pour les carrières les plus brillantes qui s’ouvrent notamment aux ingénieurs du Gref (devenus Ipef) dont la prise de direction d’un établissement public agricole– comme FranceAgriMer ou l’Inra – constitue l’apothéose. Héritière de la « DPE », la direction de la Production et des Échanges (DPE), qui jusqu’à la fin des années 1990 avait la main sur la gestion des marchés agricoles « ancienne manière », la DGPE est aussi, pour ses détracteurs, le bastion conservateur tourné vers l’« intervention », à savoir le soutien de la production agricole.
- 28 Selon un agent de FranceAgriMer : « on est à l’initiative de la demande de la norme […]. Des normes (...)
- 29 Propos tirés d’un entretien avec l’ancien conseiller agricole du président Hollande dont le parcour (...)
- 30 Sur la continuité de la politique agricole française, notamment sur la faible emprise des alternanc (...)
25Segment fort de l’administration agricole bénéficiant d’une certaine autonomie au sein de l’État, la DGPE n’en est pas moins dépendante à l’égard des représentants de l’AGPB qui dominent traditionnellement la FNSEA (Fouilleux, 2003).La DGPE est en effet emboîtée dans certaines composantes du champ économique, dont celle de la production des blés. Deux sources président à cet emboîtement.La première tient à la politique de gestion des marchés agricoles qui fut instituée durant l’entre-deux-guerres et dont l’organisation administrative a reposé sur une forme juridique originale, celle de l’office (Chatriot, 2012).À la fois établissement public investi de pouvoirs d’État et organisme interprofessionnel, cette forme juridique a eu pour effet d’emboîter des composantes du champ économique– notamment celle de la production agricole dont les représentants sont statutairement majoritaires – dans la bureaucratie agricole. Cette construction fut particulièrement aboutie dans le cas de l’Office national interprofessionnel des blés (Onib) – qui, au regard des autres offices, disposa des pouvoirs les plus larges – au point de longtemps suppléer l’organisation interprofessionnelle qui n’émergea qu’en 2003. Si l’Onib – comme les autres offices agricoles – a été dépouillé de la plupart de ses prérogatives originelles, la forme juridique perdure à travers FranceAgriMer, qui regroupe depuis 2009 l’ensemble des offices. Une division du travail est établie entre l’établissement public et sa tutelle administrative : le premier propose la réglementation, la seconde dispose28. L’emboîtement de la DGPE dans des composantes du champ économique, celle de la production des blés notamment, tient aussi à la circulation de certains agents. Fait relativement rare dans l’administration agricole, où le pantouflage n’est pas la règle, depuis les années 1990 se succèdent à la tête du groupe Unigrains (dont l’AGPB) des hauts fonctionnaires du ministère de l’Agriculture ayant fait leurs armes à la DPE, George-Pierre Malpel, Pierre-Olivier Drège et Jean-Marc Bournigal(ce dernier ayant dirigé la DPE).La dépendance de la DGPE à l’égard des représentants de l’AGPB est aussi le fruit de son emboîtement dans le champ partisan. Si ce segment administratif est un point de passage obligé pour les ingénieurs du Gref briguant des carrières brillantes, une autre condition s’impose à eux : le passage dans le cabinet d’un ministre de l’Agriculture. Par le jeu des nominations ministérielles, une telle expérience constitue un tremplin vers des fonctions prestigieuses – la prise de direction d’une direction générale du ministère (dont la DGPE) ou d’un établissement public agricole. Ainsi, George-Pierre Malpel, Pierre-Olivier Drège et Jean-Marc Bournigal – qui tous ont terminé leur carrière à la tête du groupe Unigrains – ont chacun servi dans un (ou plusieurs) cabinet(s) ministériel(s), position qui leur a permis de prendre la direction d’offices agricoles et/ou de directions générales du ministère. L’administration agricole a donc les allures d’un « spoil system29 ». Les alternances politiques ne pèsent cependant guère sur ses orientations. En effet, du fait des enjeux électoraux, il y a une « forte inertie de la demande politique », qui se répercute directement sur les agents qui dirigent la DGPE, qui est de fait tournée vers les « intérêts du monde agricole », précisément ceux qui dominent sa représentation : les élus de l’AGPB30.
26Le double emboîtement de la DGPE – dans des composantes du champ économique, dans le champ partisan – tend souvent à se confondre, accentuant sa dépendance à l’égard des représentants de l’AGPB. Il en est ainsi de Pierre-Olivier Drège : polytechnicien, ingénieur du Gref, directeur du cabinet du ministre Jean Puech, il occupe une position clé à la DPE (en tant que directeur des questions économiques et européennes) avant de prendre la direction de l’Onib et, enfin, du groupe Unigrains. La double dépendance de la DGPE à l’égard de l’AGPB incline donc ses agents à enregistrer les revendications de leurs représentants. Le plan de relance « blé dur » en est une illustration.
- 31 CFSI-SIFPAF, « Flambée et pénurie sur le marché des pâtes alimentaires », Communiqué de presse, 13 (...)
27En 2014, l’histoire semble se répéter : les semouliers et pastiers s’alarment quand les prix du blé dur augmentent brusquement, au moment où se négocient les prix annuels avec la grande distribution. Marqués par la forte variation que les cours avaient connue en 2007-2008, menant à la faillite la dernière semoulerie indépendante, leur réaction est immédiate : ils se tournent vers l’État, demandant un « plan d’urgence31 » pour juguler la « flambée » des prix à l’origine d’une « pénurie ». Averti par son conseiller, chargé des entreprises alimentaires, le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, charge FranceAgriMer de se saisir de la question. La commande est passée dans un contexte où le ministre a déjà enjoint les « filières », réunies dans les comités d’orientation de FranceAgriMer, d’élaborer chacune un plan. Le plan de la filière céréalière sera désormais doté d’une déclinaison dédiée au blé dur. Interrogé sur la genèse du plan de relance, Jean-François Gleizes relatait ainsi l’opportunité qui se présentait à lui :
L’industrie française, pastiers et semouliers, crient au secours… « On ne peut plus s’approvisionner, il n’y a plus assez de blé dur, nous sommes en négociation avec la grande distribution »[…]. Monsieur Le Foll, évidemment, il se tourne vers FranceAgriMer en disant : « qu’est-ce qu’il se passe ? ». Et les producteurs, ils disent : « oui, c’est vrai, il n’y a pas assez de blé dur !’ »Voilà, je vous ai fait un résumé ! Alors qu’est-ce qu’on fait ? Un plan de relance !
- 32 Selon les termes d’un agent de FranceAgriMer impliqué dans l’animation des travaux : « le plan est (...)
- 33 FranceAgriMer, « Plan stratégique de la filière céréalière. La filière veut et peut contribuer au d (...)
- 34 FranceAgriMer, « Conseil spécialisé “Céréales” du 13 mai 2015 : adoption du plan de relance 2015-20 (...)
28Les travaux se déploient dans le cadre du conseil spécialisé « Céréales » de FranceAgriMerprésidé par Rémi Haquin – vice-président de l’AGPB. Un comité de suivi est formé ; Jean-François Gleizes est chargé d’animer la discussion. Les travaux préparatoires sont conduits sous l’égide d’Arvalis – qui anime le Comité de pilotage de la filière « blé dur32 ». Le directeur de l’AGPB, Pierre-Olivier Drège, prend la main. Les travaux vont bon train : « nous ne sommes pas nombreux, cela va très vite », nous disait à ce propos le secrétaire général du CFSI-SIFPAF. Les principaux agents de la « filière », qui monopolisent sa représentation, connaissent en effet leurs besoins réciproques. Ceux-ci ne tarderont pas à être validés par FranceAgriMer. L’intitulé du plan élaboré pour la filière céréalière – « Produire plus et mieux33 », slogan fétiche de l’AGPB – donne le ton : l’objectif du plan de relance « blé dur » est de « doubler la production de blé dur à l’horizon 2025, pour assurer l’approvisionnement régulier des industries françaises et répondre à la demande croissante des pays du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest34 ». Pour cela, il convient de « développer la culture dans toutes les zones de production possibles, au nord comme au sud ». À cette fin, des moyens multiples sont retenus : des soutiens économiques en direction des agriculteurs, des actions de communication (toujours en direction des agriculteurs), des actions de recherche et de développement – pour améliorer les itinéraires techniques et les variétés.
- 35 Le compromis trouvé conditionnait l’octroi de l’aide à l’existence d’un contrat de livraison entre (...)
29Pour les principaux agents de la filière, le plan de relance – qui sera peut-être un succès – est a minima une victoire. Un signal politique est donné : l’État français s’engage à doubler les surfaces de blé dur. Les actions que dessine le plan seront portées par le ministère de l’Agriculture, représenté dans les réunions de FranceAgriMer par le directeur de la DGPE et le chef du Bureau des grandes cultures. Certaines, portées par les agents de ce dernier mais repoussées par ceux de la Commission européenne, échoueront : l’une visait à faire reconnaître le blé dur comme une culture distincte du blé tendre, restreignant les contraintes environnementales qui pèsent sur les producteurs, de sorte à les inciter à ensemencer du blé dur ; l’autre visait à conditionner – comme auparavant – l’octroi de l’aide spécifique accordée aux zones traditionnelles à l’utilisation de semences certifiées. Cette condition, si elle garantissait un débouché aux coopératives qui multiplient des semences, avait aussi pour but de garantir un débouché pour les semenciers, sans les investissements desquels l’objectif d’ensemencer du blé dur « au nord comme au sud » risque de rester lettre morte35.
30Le plan, qui propose de relancer la culture d’une céréale qui n’a, jusqu’alors, jamais atteint les niveaux de production qui sont les siens aujourd’hui, investit de la force pratique et symbolique du droit l’intérêt commun aux principales coopératives et à leurs principaux acheteurs situés sur le territoire national. L’augmentation de la production permet de satisfaire les ambitions exportatrices des premières tout en satisfaisant l’approvisionnement des derniers. Le plan oublie ceux pour qui la différenciation par la qualité est à court terme une condition de survie économique. Il en est ainsi d’Alpina-Savoie, entreprise semoulière et pastière engagée dans la production biologique, qui peine trouver un approvisionnement qui lui sied. Il en est ainsi également des dirigeants des coopératives du Sud-Est, qui perçoivent le plan comme « une foutaise pour leur territoire ». Une étude, financée par FranceAgriMer, leur sera toutefois dédiée. L’action publique, en consacrant la forme standardisée de blé dur, alimente donc la redistribution de la géographie de sa production, et ce faisant, les possibilités de l’accumulation du capital qui en est tiré.
- 36 Je remercie l’un des évaluateurs de la revue pour avoir attiré mon attention sur ce point.
- 37 Aussi, les dirigeants de la coopérative GPS ont-ils décidé d’arrêter d’approvisionner Alpina-Savoie (...)
31Cet article avait pour point de départ une énigme : la production française de blé dur a connu, au début des années 2000, une profonde redistribution de sa géographie. Résoudre cette énigme permettait d’éclairer la production des conditions par lesquelles sont redistribuées les possibilités d’accumulation du capital économique tiré de cette céréale. Pour faire cette démonstration, nous avons pris pour appui l’anthropologie économique de Pierre Bourdieu, interprétée à la lumière des acquis de l’école de la régulation. Dans cette perspective, les agents économiques – s’ils s’opposent sur le terrain économique – déploient aussi des luttes pour définir les règles à partir desquelles les marchandises sont évaluées et échangées : édicter des règles en leur faveur leur permet d’agir sur les rapports de force dans lesquels ils sont pris avec leurs concurrents. De ce point de vue, si les règles marchandes permettent et organisent les échanges, elles soutiennent aussi l’accumulation du capital économique. Cette perspective marque par là un écart notable avec la sociologie économique, qui est très largement consacrée à la question de l’appariement de l’offre et de la demande. Ainsi, en l’espèce, la permanence de la forme standardisée de blé dur – au moment où baissent les subsides agricoles – ne permet plus à ceux dont les rendements sont plus faibles de tirer un profit suffisant de sa production. Aussi les règles qui définissent la marchandise pèsent-elles sur la distribution de la structure des profits qui en sont tirés, donc sur l’accumulation. Cet article a proposé de saisir la permanence de cette forme marchande en prenant pour objet une action publique édictée en 2015 qui lui apportait une consécration officielle. Notre analyse s’est focalisée sur le négoce des grains qui, en tant que point de passage obligé entre production et transformation, constitue un point d’observation privilégié pour saisir la définition des règles marchandes. Développant une approche structurale, notre démarche a d’abord consisté à faire apparaître les forces qui se concurrençaient pour le négoce, puis les luttes qu’elles engageaient. Ce faisant, nous avons pu reconstituer la toile des relations sur la base de laquelle repose le « plan de relance blé dur » qui, consacrant la forme marchande standardisée, écartait les formes alternatives. Nous avons observé que ce plan exprimait un accord entre les principaux opérateurs qui interviennent en France sur le marché du blé dur. La forme standardisée de blé dur, seule à même de permettre l’augmentation continue de sa production, leur permettait de pérenniser, – voire d’améliorer – la position qu’ils avaient acquise dans les rapports de force au sein desquels ils étaient pris. Si cet accord masquait des divisions importantes entre ces opérateurs, il n’en excluait pas moins les formes marchandes alternatives.Ainsi, plus que de seulement faire apparaître les schémas mentaux qui assurent la domination d’une forme de marchandise, à la façon de l’étude sur les « régimes d’engagement » qui portent les conventions marchandes (Thévenot, 2009), notre perspective détaille la toile de relations qui leur sert de support. Reste à comprendre la façon dont l’administration agricole, au nom de l’État, en était venue à enregistrer cet intérêt commun à travers le plan de relance « blé dur ». Pour cela, nous avons montré l’actualité de la dépendance du segment fort de l’administration agricole à l’égard des céréaliers au nom desquels s’exprimaient les représentants de la filière du blé dur – une dépendance qui résulte de l’emboîtement de ce segment administratif dans des composantes du champ économique (notamment celle de la production des blés) et dans le champ partisan. Consacrant la forme standardisée de blé dur à travers le plan de relance, l’État apportait sa pierre à la redistribution géographique de la production par les transferts de capitaux – symboliques et financiers – que ses actions induisent. Cependant, contrainte et restreinte par les divisions qui opposent les agents du ministère de l’Agriculture à ceux de la Commission européenne, l’action étatique pèse peu sur la régulation des flux internationaux de blé dur, la Pac ayant été alignée sur les canons libéraux36. L’État français, par son action, participe toutefois activement à la naturalisation des hiérarchies économiques, consacrant les producteurs susceptibles de dégager de hauts rendements, disqualifiant les autres. Le « Plan de relance blé dur » – en apportant un blanc-seing officiel à la forme standardisée de blé dur – investit donc de la force symbolique du droit une certaine vision du marché, participant à sa naturalisation. En définitive, terre originelle de la production de blé dur, le Sud-Est de la France est devenu, faute d’alternative agronomique, le théâtre d’une déprise céréalière.Au moment de notre enquête, ce mouvement n’infléchissait cependant pas la stratégie des principales coopératives situées dans cette région, bien au contraire : la baisse drastique de leur collecte conduisait les dirigeants à montrer leur fidélité à l’égard de leur client traditionnel37, Panzani, de peur de perdre leur « débouché naturel ». Percevant la réalité économique à travers le regard des agents qui dominent la filière, ils participaient ainsi à la reproduction de leur propre domination. Dans le Sud-Ouest et le Centre, la situation est tout autre : la production se développe. Le capital économique qui en est issu se déplace ainsi vers les strates supérieures de la classe agricole.