1Dans le domaine de la défense nationale, la technologie permet à un État de produire des armes perfectionnées pour défendre ses intérêts et s’affirmer sur la scène internationale (Versailles, 2003). À la faveur de l’ambition d’indépendance nationale poursuivie par la Ve République durant la guerre froide, la recherche et développement (R&D) de défense a gagné en importance dans le système d’innovation national de la France, par les moyens financiers et humains mis en œuvre. Des relations particulières ont été nouées entre les politiques, l’État (ministère des Armées, agences technologiques, écoles d’ingénieurs) et les entreprises (Chesnais & Serfati, 1992).
2Avec la fin de la guerre froide, le secteur de l’armement connaît des évolutions. Pour Hébert (1995) : « Non seulement le mode de régulation du système s’éteint, mais il n’est pas sûr que le système lui-même perdure, s’il ne trouve pas un autre mode global d’équilibre où le rôle prééminent de l’État et du cadre politico-stratégique soit respecté et où la nature particulière de la production d’armement ne soit pas ignorée. » Vingt-cinq ans plus tard, l’une des façons de s’interroger sur l’évolution du mode de régulation de l’industrie militaire est d’étudier l’ampleur des modifications qui sont intervenues dans la façon dont est organisée la R&D de défense. En effet, l’entrée par la production de technologie militaire est une voie classique depuis les années 1970 pour s’intéresser au secteur de la défense, notamment aux États-Unis (Genieys et al., 2003). Kaldor (1982) décrit l’industrie de défense américaine comme un « baroque arsenal » dont la survie passe par la course aux armements. Cette dernière justifie la R&D afin d’accroître la performance des équipements et de permettre aux entreprises de s’imposer face à leurs concurrents. Pour l’auteur, la technologie renvoie à des relations sociales qui structurent l’industrie de défense. Petit à petit, la réflexion sur la technologie militaire est devenue un objet d’étude à part entière et une clef d’entrée pour les analyses institutionnalistes du secteur de l’armement. Caplow et Vennesson (2000, p. 68) parlent de la technologie comme « le processus par lequel un pays transforme des connaissances scientifiques et techniques en nouveaux armements ». Pour Serfati (1995), l’organisation de la R&D de défense est la dimension centrale du volet industriel des politiques de défense.
3Si la R&D de défense est devenue un élément privilégié pour décrire les évolutions de l’industrie militaire, les avis diffèrent sur l’évolution qu’elle a connue depuis la fin de la guerre froide. Selon Sachwald (1999), les années 1990 marquent un profond tournant : la dynamique de l’innovation dans les armements passe de plus en plus par la R&D civile, soumise aux exigences de rentabilité économique, tandis que les crédits militaires de R&D obéissent davantage au principe de l’arbitrage budgétaire. Faisant un constat similaire au sujet de la baisse des crédits dans le cas français, Bellais et Daffix (2004) alertent sur le risque du déclassement technologique des futurs systèmes d’armes nationaux. D’autres observateurs minorent l’ampleur des changements. Serfati (2014) estime que l’industrie de défense continue à jouir d’exceptions par rapport aux règles classiques de la concurrence, qu’elle demeure étroitement contrôlée par l’État avec une R&D pilotée dans le cadre des programmes d’armement. Coulomb (2017) est sur la même ligne, rajoutant que les marchés de la R&D de défense demeurent anti-concurrentiels. Enfin, Bellais et Droff (2017, p. 17) estiment que le modèle de l’innovation militaire qui prévalait durant la guerre froide, bien que montrant aujourd’hui des signaux d’inefficacité, peine à se modifier « du fait des mécanismes existants avec leurs effets d’inertie ».
4L’article propose de prendre part à ce débat en évaluant l’ampleur des mutations à l’œuvre dans l’organisation et la mise en œuvre de la R&D de défense. Pour ce faire, il s’appuie sur la méthode de l’analyse du gouvernement des industries (Jullien & Smith, 2012). Cette méthode présente d’emblée une visée sectorielle et propose d’analyser la dynamique des institutions qui structurent une industrie selon la séquence IDR (institutionnalisation-désinstitutionnalisation-réinstitutionnalisation). Il s’agit d’une analyse historique du changement institutionnel en trois temps : le premier vise à comprendre la façon dont les institutions d’un secteur s’établissent à travers l’acceptation de leurs objectifs et de leurs règles par les agents (« institutionnalisation ») ; le deuxième s’intéresse à l’éventuelle remise en cause de leur légitimité en phase de crise (« désinstitutionnalisation ») et le troisième, aux remaniements mis en œuvre pour regagner cette légitimité perdue (« réinstitutionnalisation ») (Jullien & Smith, 2008). Appliquée à notre questionnement, la méthode IDR conduit à évaluer le degré de remaniement opéré dans les institutions du secteur de la défense porteuses de la R&D à l’issue de la guerre froide.
5La première partie de l’article présente le modèle IDR et l’aménagement qui lui est apporté (ajout de l’approche en termes d’analyse des politiques publiques) pour mieux prendre en compte les spécificités de la R&D de défense. Les trois parties suivantes correspondent chacune à une séquence (I-D-R) de l’analyse permettant d’évaluer l’ampleur de la remise en cause de l’ordre institutionnel qui prévalait durant la guerre froide.
Melman (1970), analysant les relations entre le Pentagone, les industriels et les parlementaires, souligne l’intérêt de l’approche institutionnaliste pour décrire les dynamiques du secteur de la défense. La méthode IDR, inscrite dans cette approche, va être utilisée et renforcée par l’analyse des politiques publiques. L’objectif est de permettre la compréhension de la vie des industries.
6Avec l’institutionnalisme historique, Jullien et Smith souhaitent répondre « à deux questions fondamentales » : comment une industrie naît et se perpétue et comment elle conduit les acteurs qui la composent à s’inventer de nouvelles identités productives (Jullien, 2009). En transposant leur modèle au niveau sectoriel et en l’enrichissant d’un héritage régulationniste et commonsien, Jullien et Smith s’inscrivent dans la démarche que Chanteau et al. (2016) considèrent comme propice pour analyser l’espace méso-économique.
7Jullien (2009) place le modèle IDR dans le prolongement de la méso-analyse institutionnaliste et industrielle de De Bandt (1988 et 1989). Pour ce dernier, le méso représente un niveau relativement émancipé du niveau macro-économique. Il est construit par des acteurs qui sont en relations d’échange (marchands ou non) et qui décident d’être interdépendants parce qu’ils reconnaissent que le méso-système leur offre « un sort commun » et un « commun dénominateur d’informations et d’expertise ». Ce qui fait que le système évolue, c’est que certaines entreprises ont la liberté de « changer les choses » en raison de la contrainte lâche exercée par le niveau supérieur et de l’ascendant qu’elles parviennent à s’aménager dans l’organisation des relations d’interdépendance entre acteurs (De Bandt, 1988).
8Le modèle IDR intègre également l’héritage de Commons (Jullien, 2009) pour insister sur la sélection artificielle des règles d’activité, là où le méso-système de De Bandt ne fournissait pas de matrice d’analyse de la règle et des habitudes – bien qu’il leur supposait un rôle important dans la dynamique du secteur (De Bandt, 1989). Pour Commons, l’unité élémentaire d’analyse pertinente est la transaction. Le problème auquel celle-ci se heurte est la contradiction entre le conflit et la coopération. Tant que cette contradiction n’est pas bloquante, les règles d’action se reproduisent et les transactions s’opèrent sous des formes routinières. Au premier blocage rencontré, la règle est interrogée car les individus considèrent que la transaction est stratégique. Ils se projettent dans le futur pour envisager une décision (futurity), laquelle est définie comme une représentation de l’état futur de la société. C’est donc sur la base d’une projection du fruit des négociations actuelles dans l’avenir que se joue l’établissement des nouvelles règles (Chavance, 2007). Selon le modèle IDR, deux conséquences opérationnelles en découlent.
9La première est l’analyse des processus décisionnels en situation de blocage transactionnel à cause d’un conflit. Jullien et Smith proposent de s’intéresser à la manière dont les acteurs parviennent à imposer leur système de valeur afin de légitimer/remanier les règles. Leur argumentation et les alliances qu’ils nouent sont au cœur du « travail politique des acteurs » (Jullien & Smith, 2012). Cette activité est à la fois cognitive, symbolique et réticulaire. Elle implique la problématisation des enjeux industriels que ces acteurs souhaitent traiter publiquement. Ce travail de mise en problème est toujours complété soit par sa politisation (en le raccordant à un débat de valeurs), soit par sa dépolitisation (en le technicisant). Jullien et Smith considèrent qu’une certaine légitimité politique est nécessaire à la stabilité d’un système de production au niveau sectoriel, reprenant en cela la pensée de Boyer (Boyer, 2015, « Introduction ») qui la situe sur un plan macro-économique.
10La seconde conséquence est l’attention portée aux institutions et à leur ordre, puisque celles-ci formalisent socialement le contenu économique de la futurity qui dépend des droits des uns et des autres, de leurs positions sociales et de leurs possibilités d’infléchir l’ordre institutionnel. La question de la répartition du pouvoir et de la valeur entre acteurs concurrents ou complémentaires apparaît indissociable de celle des institutions. Finalement, le secteur peut s’analyser selon une approche institutionnaliste et historique, puisqu’il constitue une configuration d’institutions où sont repérées des régularités situées (Labrousse et al., 2017).
Le modèle IDR formalise la régulation sectorielle selon l’organisation de quatre institutions appelées rapports institués (RI). Les RI correspondent aux relations que les entreprises d’une industrie nouent avec quatre catégories de pourvoyeurs de ressources (Jullien et Smith, 2012) :
-
le RI finance : regroupe les règles qui définissent les financements de l’industrie et, en contrepartie, détaille les structures de contrôle ;
-
le RI travail : définit la façon dont les employés sont mis au travail ;
-
le RI approvisionnement : décrit l’organisation de la chaîne de sous-traitance ;
-
le RI commercial : encadre la définition et la sécurisation des débouchés.
11Les entreprises interviennent au niveau des quatre rapports institués. En tant que producteurs, elles sont au cœur de la vie d’une industrie. Saisir leur fonctionnement par l’intermédiaire des quatre RI témoigne de ce que la production est un processus à la fois économique et politique. Scruter ces rapports permet aussi de saisir l’autonomie relative des RI les uns par rapport aux autres et leur influence réciproque. C’est cet ordre institutionnel qui fait la régulation du secteur.
12Cet ordre n’est pas immuable. Les règles qui régissent les RI sont soumises à l’influence de l’environnement sectoriel (niveau macro-économique et autres secteurs), de même qu’elles peuvent agir sur lui. Les liens bidirectionnels entre le niveau méso-économique et son environnement sont propices à la prise en compte des crises. Ces dernières se produisent lorsque certaines règles ne sont plus soutenables dans les RI, parce qu’il y a remise en question des positions dominantes ou modification de l’ordre institutionnel. Jullien et Smith distinguent la crise de type bottom-up et celle de type top down. La première, à l’initiative de certains acteurs de l’industrie, rejaillit sur l’environnement. La seconde se manifeste lorsque le secteur ne peut se soumettre à des changements globaux. In fine, les liens entre le secteur et son environnement contribuent, par l’intermédiaire des crises, à la dynamique du secteur. La crise donne lieu à une phase désinstitutionnalisation des règles du secteur. Les agents créent de nouvelles règles ou refaçonnent une nouvelle interprétation des règles existantes jusqu’à ce que l’ordre institutionnel se stabilise à nouveau selon une configuration plus ou moins identique à la précédente (réinstitutionnalisation).
13Il est proposé d’intégrer formellement le concept de politique publique à la méthode de Jullien et Smith, entendue comme l’action publique dans un domaine spécifique (ici, la défense nationale). La politique publique de défense définit la stratégie militaire dans les livres blancs sur la défense et la sécurité nationale, les budgets alloués dans le cadre des lois de programmation et des budgets annuels (notamment pour la R&D) ainsi que les principales décisions industrielles (parts de l’État dans les entreprises d’armement, définition et mise en œuvre des programmes d’armement, autorisation de fusions-acquisitions, etc.) (Bellais et al., 2014). Comme le montre l’analyse de Genieys et Laura (2006) sur le rôle des élites dans la définition des programmes d’armement, ainsi que la description faite par Joana et Smith (2004) des différentes instances étant intervenues dans la décision de produire et d’acheter l’avion de transport militaire A400M, les décisions qui relèvent de l’action publique ne sont pas le monopole de l’État vu comme un tout uniforme. L’État est lui-même constitué de différentes entités (ministères, agences, organes législatifs, etc.) et il interagit avec d’autres acteurs dans cette co-construction de l’action publique (entreprises, notamment). Smith revendique cette vision de la politique publique. Dans des articles autres que consacrés au modèle IDR, il la pense comme un processus associant les différents acteurs parties prenantes selon des rapports de coopération, d’influence et de force (Hassenteufel & Smith, 2002). Comme chez Hassenteufel et Maillard (2017), l’analyse de la politique publique relève d’une analyse en termes de processus politique, prenant en compte les interactions politiques autour d’enjeux de politique publique. C’est sur ces enjeux que les acteurs mobilisent des valeurs et des symboles afin que leur travail politique fasse évoluer l’action publique (Smith, 2019).
14Cette conception horizontale de la politique publique se situe dans la lignée de celle de Muller (2013) [1990]. Celle-ci va être importée dans le modèle IDR, car, comme chez Jullien et Smith, elle met l’accent sur la fonction cognitive de l’action : c’est en référence à une image qu’ont les agents du problème posé, c’est-à-dire à leur représentation du problème et de ses conséquences dans le futur, qu’ils confrontent leurs solutions et définissent leurs plans d’action. De plus, Muller prévoit que cette représentation existe au niveau du secteur par l’intermédiaire du référentiel sectoriel. C’est la représentation qui s’impose comme image de référence pour la politique publique : elle génère les éléments d’articulation entre le secteur (l’industrie) et le niveau supérieur (l’ensemble des secteurs et la macro-économie du pays) et fixe le cap de l’action à mener dans le secteur. Le référentiel est constitué d’un ensemble de prescriptions qui donnent du sens à un programme politique en définissant les critères de choix et les modes de désignation des objectifs. De même qu’Ansaloni et Allaire (2016), qui introduisent « une sociologie des référentiels » dans la théorie de la régulation, nous introduisons les images qu’ont les agents de la réalité socio-économique pour orienter leurs actions dans le cadre de la politique publique sectorielle.
- 1 Muller répertorie un quatrième élément : les images. Elles sont des vecteurs implicites de valeurs, (...)
15L’avantage de l’approche proposée par Muller est de détailler la façon dont les agents construisent leur représentation du secteur par l’intermédiaire de la politique publique, grâce à la notion de référentiel sectoriel (sur lequel interviendra d’ailleurs le travail politique à la Jullien et Smith). Il est composé de plusieurs éléments qui s’articulent pour former une perception du monde. Avec la mobilisation du corpus de Muller, l’analyse du référentiel sectoriel gagne en précision vis-à-vis du cadre analytique de Jullien et Smith qui ne proposait qu’un élément (les valeurs). Aussi, trois éléments proposés par Muller pour définir le référentiel sectoriel1 sont-ils importés dans la grille d’analyse de Jullien et Smith :
-
les valeurs sont les représentations les plus fondamentales sur ce qui est bien ou mal, désirable ou à rejeter. La définition est proche de celle de Smith (2017) qui distingue la liberté, la sécurité et l’égalité comme valeurs structurant le travail politique ;
-
les normes définissent les écarts entre le réel perçu et le réel souhaité. Elles déterminent des principes d’action ;
-
les algorithmes sont les relations causales qui expriment une théorie de l’action. Ils peuvent être exprimés sous la forme « si… alors ».
La politique publique, avec une attention méticuleuse portée au référentiel, est intégrée dans la méthode IDR car elle cristallise le travail politique des agents dans un secteur aussi spécifique que la défense (Figure 1).
Figure 1. La représentation d’un secteur industriel par la méthode IDR adaptée
© Moura, 2020 / source : adapté de Jullien B et A. Smith, « Schéma 1. Une industrie comme un Ordre Institutionnel articulant quatre Rapports institués fondamentaux », in « Le gouvernement d’une industrie : vers une économie politique institutionnaliste renouvelée », Gouvernement et action publique, vol. 1, no 1, 2012, p. 103-123
L’application de la méthode IDR révèle la mise en place d’un système où la politique publique de défense formalise les compromis nécessaires entre la demande de technologie de la part de l’État et la réponse industrielle à cette demande. La France entre ainsi dans la course aux armements durant la guerre froide.
16La politique de défense de la Ve République repose sur la valeur fondamentale qu’est la sécurité. L’ordonnance no 59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense stipule que « la défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population ». En lien avec ce but, une perception particulière du monde se met en place.
17La politique extérieure de la France et sa politique de défense sont fondées sur l’indépendance nationale comme norme d’action. Cette indépendance suppose la capacité d’agir seul, en tout lieu, de se défendre seul et de faire porter sa voix partout dans le monde. Cette norme, portée par de Gaulle et son ministre de la Défense, Michel Debré, est explicite dans le premier livre blanc sur la défense nationale (1972) qui la consacre avec le feu nucléaire : « Si la force nucléaire stratégique est l’outil de la dissuasion nucléaire, c’est la volonté d’indépendance nationale qui en est le fondement. » Ainsi, la R&D de défense est légitimée car elle permet la mise au point des armements nationaux de façon autonome.
18La prééminence de la R&D de défense est également renforcée par le paradigme des retombées technologiques. Il s’agit d’une vision selon laquelle le soutien à la R&D de défense la portera à la frontière technologique, permettant des innovations militaires qui, moyennant adaptations, se diffuseront dans le domaine civil. Pour Bilstein (1996), ce paradigme est l’un des arguments permettant de justifier la course à la technologie aux armements durant la guerre froide aux États-Unis. Dans le cas de la France, les bienfaits du paradigme des retombées sont mis en avant dans le domaine de la conquête spatiale ou des microprocesseurs.
19Avec l’objectif de l’indépendance nationale, la performance technologique des armements consacre l’ascendant du rapport institué commercial sur les autres. Giovachini (2000) et Vaïsse (2002) décrivent l’épopée technologique qui a permis à la France de se doter de l’arme nucléaire (sous toutes ses composantes), des vecteurs associés, mais aussi de l’ensemble de l’arsenal des armements conventionnels. Cette production est caractérisée par un risque de coûts irrécouvrables et nécessite de sécuriser les débouchés industriels. Aussi, deux moyens sont utilisés pour limiter ce risque.
- 2 La DGA finance la R&D de défense dont elle externalise la réalisation aux industriels. En revanche, (...)
20D’une part, la concurrence est faible. Hébert (1995) et Serfati (1995) montrent que la production militaire possède une structure de marché oligopolistique, voire monopolistique sur les différents segments de la production militaire où dominent des champions nationaux (par exemple : Thomson dans l’électronique, Dassault dans l’aviation de combat). D’autre part, la R&D dans un équipement militaire fait l’objet d’une programmation pour en sécuriser les stades d’avancement successifs, afin qu’il y ait adéquation entre les visées techniques et les moyens financiers. Le programme d’armement décrit le cycle de vie d’une opération d’armement avec sa décomposition en plusieurs stades (de la R&D jusqu’au retrait de vie). Il sert de référence à la relation contractuelle entre la direction générale de l’Armement (DGA), organe du ministère des Armées chargé de fournir les systèmes d’armes aux armées, et les industriels contractants qui vont lui fournir des prestations en R&D de défense2.
- 3 Calcul de l’auteur à partir de la base de données MSTI [Main Science and Technology Indicators] de (...)
21La recherche de la performance technologique dans le RI commercial a des conséquences sur le fonctionnement des autres RI qui s’y subordonnent. Dans le RI finance, la règle est que les producteurs de défense utilisent les financements en provenance des États, votés annuellement par le Parlement en loi de finances. Les dépenses publiques en R&D de défense deviennent un paramètre au service de la politique de défense. Durant la décennie 1980, 35 % des crédits publics de R&D sont destinés à la défense3.
22En matière de relations avec les partenaires et de gestion des ressources humaines, la règle de fonctionnement est la multiplication des liens entre les entreprises et les organismes publics nationaux. Dans le cadre des programmes d’armement, les entreprises traitent avec la DGA ou avec d’autres agences publiques. Pour Serfati (1995), il en découle un système d’innovation vertical et cloisonné en sous-systèmes structurés par les agences technologiques qui conjuguent des activités de R&D et de gestion de programmes. Cela contribue à tisser des liens très serrés avec des entreprises qui deviennent leurs fournisseurs exclusifs au fur et à mesure qu’elles spécialisent leurs compétences, phénomène qui se retrouve également aux États-Unis (Kucera, 1974, p. 9).
23Ce lien étroit est renforcé par le RI travail, car les ingénieurs sont issus des mêmes écoles : Polytechnique (militarisée par Napoléon), l’Ensica créée en 1946 dans le domaine aéronautique, l’ENSTA en 1970 comme regroupement de plusieurs écoles militaires (École nationale supérieure de l’armement, École nationale des poudres, École nationale du génie maritime, etc.). En 1968, les différents corps des ingénieurs de l’armement sont fusionnés pour former un corps unique. Le but est de permettre aux agences et aux entreprises de recruter du personnel de haut niveau pour construire et renforcer, de façon constante et durable, le socle technologique du secteur de l’armement. Au fur et à mesure des promotions, les élites formées dans ces grandes écoles se gratifient d’une reconnaissance mutuelle reconnaissent entre elles, se cooptent au sein des entreprises et des agences du ministère des Armées, avant d’être légitimées par l’ensemble du secteur (Chesnais & Serfati, 1992).
Les années 1990 marquent une période de crise de type top down liée à certaines modifications de l’environnement sectoriel qui perturbent le fonctionnement de la R&D de défense.
24Le premier facteur de crise est d’ordre géopolitique. La fin de la guerre froide est marquée par un vide doctrinal lié à la disparition du principal ennemi. Jusqu’alors, la doctrine prenait en compte une logique d’affrontement direct entre l’OTAN et le pacte de Varsovie, plutôt de nature aéroterrestre au centre de l’Europe. Les matériels étaient conçus dans une logique de course à la technologie militaire afin d’obtenir la suprématie lors d’un affrontement ou, au moins, de pouvoir constituer une menace crédible. De surcroît, les nouveaux conflits sont de nature plus asymétrique, faisant intervenir des adversaires non étatiques et des armements moins lourds.
25Alic et al. (1992) ainsi que Sachwald (1999) mettent en évidence l’intensification du rythme d’innovation dans le secteur civil. Les comparaisons internationales montrent que les entreprises japonaises et allemandes, pas axées sur la R&D de défense, affichent des performances en innovation supérieures aux entreprises américaines qui, elles, évoluent dans un système national d’innovation très marqué par la défense. En parallèle, l’innovation et les financements civils augmentent fortement. Finalement, la R&D en défense n’est plus perçue comme un entraîneur technologique : le paradigme des retombées est remis en cause.
26Un autre élément de crise provient de la perception de l’action publique, de plus en plus gagnée par le nouveau management public (NMP). Il s’agit d’une conception libérale de la nature et de l’étendue de l’action publique. Le NMP part du postulat que le secteur public, organisé selon les principes de la bureaucratie, est peu efficace et qu’il est souhaitable de transposer dans le secteur public les méthodes de gestion du secteur privé. À la rigidité de l’administration, le NPM oppose économies et efficacité (Van Haeperen, 2012). Le pilotage de la R&D de défense, adossé au secteur public, est concerné : l’un des problèmes régulièrement rencontrés dans la programmation est celui de la dérive des coûts, les coûts unitaires des équipements militaires s’accroissant plus vite que l’inflation. Selon Cornu et Dussauge (1998), le coût des matériels commandés par la DGA s’accroîtrait d’environ 5 % à 8 % par an durant les années 1980, en unités monétaires constantes.
27Enfin, l’Europe de la défense apparaît plus fortement et questionne le périmètre national de la R&D de défense. Le livre blanc sur la défense de 1994 fait, pour la première fois, référence à celle-ci. Il s’inscrit dans la continuité du Traité sur l’Union européenne (Traité de Maastricht) qui institue une politique étrangère et de sécurité collective et prévoit la formation d’une défense commune. Surtout, il préconise le renforcement des coopérations entre États sur le plan industriel. L’OCCAr (Organisation conjointe de coopération en matière d’armement) est créée en 1996 et mise en service en 2001. C’est une organisation intergouvernementale qui passe des contrats pour le compte des gouvernements parties prenantes (ils sont aujourd’hui six). Elle gère en particulier l’hélicoptère de combat Tigre, l’avion de transport A400M et le programme franco-italien de frégates multimissions FREMM. Quant à l’Agence européenne de défense (AED), qui voit le jour en 2004, elle a pour rôle d’identifier les besoins capacitaires des armées européennes et d’inciter les États à financer conjointement des programmes de R&D de défense pertinents.
28La crise, comme élément de désinstitutionnalisation sectorielle, touche d’abord le référentiel sectoriel en matière de R&D via le paradigme des retombées. La R&D de défense n’est plus perçue comme une locomotive technologique alors qu’elle occupe une place importante dans le paysage national de la recherche (Serfati, 1996). Au contraire, Serfati (2005) pense qu’elle a des effets négatifs sur le dynamisme industriel car la politique des grands programmes technologiques d’armement favoriserait quelques secteurs d’activité (aérospatial, nucléaire) au détriment de la majorité de l’industrie manufacturière qui innoverait peu. De plus, la nouvelle donne géopolitique s’accompagne du discours sur les dividendes de la paix, une vision selon laquelle les dépenses publiques sont à réorienter de la sphère militaire vers la sphère civile, en accompagnant la conversion du secteur militaire (Fontanel, 1994). Ainsi, la volonté de limiter les coûts des politiques d’armement devient un objectif de la politique d’acquisition de défense. La loi de programmation militaire portant sur la période 1995-2000 est la première à faire référence au NMP. Dans le premier paragraphe de la section « politique d’armement et stratégie industrielle », elle prône la « maîtrise des coûts » et l’introduction d’évaluations financières renforcées de tous les programmes. La DGA va devenir le vecteur qui insuffle la crise dans les RI. Hoeffler (2008) avance que les réformes organisationnelles dont elle est l’objet à la fin des années 1990 opèrent un renforcement des services d’acquisition au profit du contrôle des performances des contrats d’armement.
29De manière logique, les RI sont à leur tour déstabilisés. Dans le RI commercial, le principal changement provient de la volonté d’introduire davantage de concurrence. C’est dans ce but que le délégué général pour l’armement Helmer est nommé en 1996. En provenance du groupe PSA, où il avait réduit les coûts, il estime que la concurrence est « une source privilégiée de progrès, d’émulation technique et économique, de réduction des coûts et d’amélioration du service client » (déclaration dans La Tribune, édition du 26/09/96). Après études de marché, la DGA confie en 1998 la réparation du pétrolier ravitailleur Var à la société privée Technitas (filiale de Veritas) et non plus à DCNS (Les Échos, édition du 08/06/98) et, en 2002, la maintenance des avions C130 à une société portugaise et non plus à la Sogerma (groupe Airbus). Sous l’effet de la déstabilisation du RI commercial et de l’impulsion du NMP, le RI finance est à son tour contaminé par la crise. M. Helmer assigne l’objectif de diminuer les coûts des programmes d’armement de 30 % sur la période 1997-2004, remettant en cause « la méthode antérieure qui a permis à chacun de se faire plaisir » (déclaration dans Le Monde, édition du 05/06/96).
30Passé les années 1990, l’examen du référentiel sectoriel et, consécutivement, celui des règles de fonctionnement des RI permet de juger des effets de la crise. Si des changements ont eu lieu, on constate qu’ils n’ont pas remis en cause fondamentalement la R&D de défense dans ses objectifs et ses moyens. La politique publique et les rapports institués se sont adaptés pour permettre de conserver les canons de l’ordre institutionnel qui prévalait.
31La crise n’a pas remis en question la valeur supérieure du référentiel, à savoir la garantie de la sécurité. Le code de la Défense (2004) reprend la disposition de l’ordonnance de 1959 dans son article L1111-1 : « La défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population. »
32En matière d’indépendance nationale, la norme demeure forte mais elle se heurte au coût croissant des programmes d’armement (qui oblige à faire des choix technologiques) et à la montée de l’Europe de la défense. Aussi, le concept d’autonomie stratégique, qui apparaît dans le livre blanc sur la défense de 1994, la supplante-t-il progressivement. Plus souple, il considère impossible la poursuite d’une politique d’autonomie dans l’ensemble des domaines technologiques militaires. Il définit donc des catégories d’équipements allant de ceux pour lesquels la R&D doit rester de maîtrise nationale (exemple : la dissuasion), à ceux pour lesquels elle peut être abandonnée au profit d’un achat des matériels sur étagère (importations), en passant par les équipements susceptibles de relever de la coopération européenne. Ce principe de classification est repris dans les livres blancs suivants.
33En ce qui concerne l’algorithme, il apparaît que la contestation du paradigme des retombées n’implique pas l’abandon de la R&D publique à des fins militaires. Elle est de nouveau légitimée par le concept de dualité. La dualité désigne la production d’une technologie qui prévoit des applications civiles et militaires (Molas-Gallard, 1997). S’ensuivent des préconisations sur l’organisation des politiques publiques de soutien à l’innovation, favorables au décloisonnement entre la sphère civile et la sphère militaire pour la recherche de complémentarités (Guichard, 2004).
- 4 Sont comparées les entreprises d’armement et les entreprises d’armement dépendantes à plus de 20 % (...)
34En accord avec l’objectif d’autonomie stratégique, l’importance accordée à la performance technologique par l’intermédiaire de la R&D nationale de défense demeure un objectif primordial du RI commercial et se trouve assumé par les grands maîtres d’œuvre de la défense. En comparant plusieurs périmètres d’entreprises4, il apparaît que 81 % des entreprises d’armement innovent (voir Tableau 1), contre 66 % pour les autres – taux qui monte à 85 % lorsque la dépendance aux ventes militaires dépasse 20 %. En particulier, les entreprises d’armement sont très innovantes en produits (+ 24 points pour les entreprises à forte activité dans l’armement). Cela tend à prouver que les programmes d’armement par lesquels transitent les contrats de R&D entretiennent toujours un objectif de performance technologique. Pour autant, les moyens déployés en vue d’atteindre cet objectif ont évolué.
Tableau 1. L’innovation dans les entreprises d’armement
Type d’innovation
|
% de sociétés qui innovent
|
Hors armement
|
Armement (toutes sociétés)
|
Hors armement
|
Armement (sociétés avec tx dép. > 20 %)
|
n= 254
|
n= 254
|
n= 730 (1)
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n= 73
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Innovation en produit
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56 %
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74 %
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58 %
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82 %
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Innovation en procédé
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51 %
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60 %
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51 %
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58 %
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Toutes innovations
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66 %
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81 %
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67 %
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85 %
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En gras : différence significative au seuil de 5 % entre les sociétés d’armement et les sociétés hors armement.
(1) : compte tenu de sa petite taille, l’échantillon contrefactuel est tiré 10 fois.
Sources : calculs de l’auteur à partir de CIS, 2014 (Insee) ; Sirus, 2014 (Insee) ; Fare, 2014 (Insee) ; Sandie, 2014 (OED, ministère des Armées)
35Tout d’abord, le rôle de la DGA a été modifié à la faveur du NMP. Alors qu’elle allait très loin dans la co-conception des produits avec les entreprises d’armement, elle devient un « project manager » [chef de projets] (Lazaric et al., 2011). Elle se désengage de la production de R&D pour s’orienter vers de la maîtrise d’ouvrage, c’est-à-dire la définition des besoins et le contrôle des services faits. À charge pour les maîtres d’œuvre industriels de respecter les coûts, les délais et les exigences techniques. Pour Guichard (2004), cette organisation permet une efficience économique, car le coût d’achat des équipements se trouve réduit. Cependant, pour que les avantages économiques soient perceptibles, l’acheteur public doit développer des compétences d’« acheteur intelligent » (qu’il sache mener des négociations tout en connaissant intimement le terrain technique). Les maîtres d’œuvre industriels deviennent les principaux interlocuteurs de la DGA : charge à eux d’organiser la production (y compris les relations avec leur chaîne de sous-traitance) pour répondre aux exigences de l’État client (Lazaric et al., 2009).
- 5 Un marché est considéré comme concentré lorsque la valeur de l’indice est supérieure à 2 000.
36Ensuite, la concurrence ne s’est pas accrue sur les marchés de R&D de défense et la place des maîtres d’œuvre s’est confirmée. La concentration industrielle a conduit à la création de grands groupes de défense : Airbus Group (ex-EADS), Naval Group (ex-DCNS), Thales, Safran, Dassault, KNDS (ex-Nexter), MBDA et RTD composent l’ensemble réduit des principaux maîtres d’œuvre privés militaires. En 2014, ils perçoivent 96 % des financements publics en R&D de défense destinés aux entreprises et l’indice Herfindahl-Hirschmann de ces financements passe de 1 660 en 1995 à 2 300 en 2014 (calcul de l’auteur5 à partir de l’enquête R&D 1995 et 2014 (ministère de la Recherche) et LIFI 2015 (Insee). De son côté, Oudot (2007) explique les difficultés de transférer les résultats d’une étude de R&D d’une entreprise à une autre (dans le but d’une mise en concurrence pour la phase de fabrication). Il ajoute que les exigences techniques pointues de la R&D rendent plus attrayante la négociation directe entre la personne publique et les entreprises fournisseuses que ne le fait une procédure purement concurrentielle par appel d’offres. En raison de ces contraintes sur la R&D de défense, les contrats négociés sont prédominants dans l’approvisionnement. Il note que 70 % des marchés passés par la DGA sont attribués sans mise en concurrence (environ 85 % du total des paiements sur les marchés conclus entre 1995 et 1999).
37Dans le cadre d’une configuration où la concurrence agit peu, c’est sur la relation contractuelle entre DGA et industriels que les situations conflictuelles peuvent apparaître dans le RI commercial au niveau de la R&D de défense. En 2018, la ministre Mme Parly fixe d’ailleurs une feuille de route à la DGA dont l’un des volets prévoit de redéfinir son lien avec les fournisseurs, « car la DGA n’est ni un service d’intendance ni cette vieille grand-mère qui distribuerait des chèques en blanc ». La ministre souhaite donc « une mise sous tension des industriels de l’armement ». Lorsque les capacités de négociation sont limitées sur des marchés monopolistiques, la DGA aura à renforcer le rôle de ses enquêteurs dans les entreprises pour vérifier la véracité des devis et des coûts pratiqués (La Tribune, édition du 06/07/2018).
- 6 Calcul de l’auteur à partir de la base de données MSTI [Main Science and Technology Indicators] de (...)
- 7 Source : « Présentation de l’orientation de la Science et Technologie pour la période 2014-2019 », (...)
38Les autres RI se reconfigurent plus ou moins, mais avec l’objectif de servir le RI commercial pour maintenir des règles favorables à la création de technologies militaires de pointe. En matière de financements (RI finance), les budgets publics affectés à la R&D de défense baissent dans les années 1990 pour se stabiliser dans les années 2000, mais à un niveau plus faible qu’au cours des années de guerre froide, puisqu’ils ne représentent plus que 23 % des dépenses totales publiques en R&D6. Néanmoins, la France investit de façon soutenue dans la R&D de défense au regard des autres pays européens. Elle représente 40 % des dépenses publiques en R&D de défense de l’Union européenne (27 pays), soit à peu près autant que le Royaume-Uni (National Defense Data sur le site internet de l’Agence européenne de défense). Étant donné que la DGA ne réalise pas de R&D dans ses murs7 (en cohérence avec son statut de chef de projets), les budgets publics de R&D de défense sont à destination des entreprises qui contractualisent avec elle et qui en sont dépendantes pour réaliser de la R&D de défense (Belin & Guille, 2008).
- 8 La coopération est ici entendue comme la participation active avec d’autres agents à la R&D (elle e (...)
- 9 Le secteur public comprend les organismes gouvernementaux tels que les administrations et agences l (...)
39Sur le plan de la coopération technologique (RI d’approvisionnement), les entreprises d’armement cultivent les deux caractéristiques héritées de la guerre froide. D’une part, les collaborations scientifiques8 sont surtout établies avec l’État, ces entreprises étant 5 à 8 fois plus nombreuses que les entreprises hors armement à déclarer nouer des collaborations avec le secteur public9 (voir Tableau 2). D’autre part, l’échelle nationale conserve toute son importance : pour chaque type de collaboration envisagé dans le tableau 2, les entreprises d’armement sont plus nombreuses que les entreprises hors armement à s’y prêter sur le territoire national. Cette constatation est cohérente avec l’objectif d’autonomie stratégique poursuivi par la politique de défense, même si l’Europe est une échelle de coopération qui ressort concernant la collaboration avec des clients publics. Il faut y voir une influence de l’Europe de la défense, celle-ci restant tout de même sous contrôle des politiques nationales de défense. Les entreprises privilégient les programmes militaires en coopération sous l’égide de l’OCCAr ou par le truchement de traités de coopération multinationaux (par exemple, les traités de Lancaster House qui prévoient une collaboration de recherche sur le nucléaire militaire entre la France et le Royaume-Uni).
Tableau 2. Partenaire le plus important en matière de collaboration scientifique pour les entreprises
Partenaire
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Hors armement
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Armement (toutes sociétés)
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Hors armement
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Armement (sociétés avec tx dép. > 20 %)
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n = 153
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n = 153
|
n = 52
|
n = 52
|
Autres entreprises de votre groupe ou de votre réseau d'enseigne
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45 %
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27 %
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44 %
|
23 %
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Fournisseurs d'équipements, matériels, composants, logiciels
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13 %
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13 %
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11 %
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13 %
|
Clients ou consommateurs du secteur privé
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11 %
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16 %
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12 %
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8 %
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Clients ou consommateurs du secteur public
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2 %
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10 %
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3 %
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25 %
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Concurrents ou autres entreprises de votre secteur d'activité
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3 %
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8 %
|
5 %
|
6 %
|
Consultants, laboratoires commerciaux ou privés
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7 %
|
4 %
|
7 %
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2 %
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Universités ou laboratoires commerciaux ou privés
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7 %
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11 %
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6 %
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12 %
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Organismes publics de R&D ou instituts privés à but non lucratif de R&D
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11 %
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10 %
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12 %
|
12 %
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En gras : différence significative au seuil de 5 % entre les sociétés d’armement et les sociétés hors armement.
(1) : compte tenu de sa petite taille, l’échantillon contrefactuel est tiré 10 fois pour plus de robustesse.
Sources : calculs de l’auteur à partir de CIS, 2014 (Insee) ; Sirus, 2014 (Insee) ; Fare, 2014 (Insee) ; Sandie, 2014 (OED, ministère des Armées)
40Ces résultats sont cohérents avec Belin et al. (2018) qui constatent également l’appétence des entreprises de défense pour le territoire national dans l’organisation de leur chaîne d’approvisionnement en connaissances. En 2010, 73 % de la sous-traitance en R&D opérée par des firmes de la défense se fait auprès d’entreprises françaises contre 61 % en 1987.
- 10 Calculs de l'auteur à partir des rapports annuels de performance accessibles sur le site internet d (...)
- 11 Calculs de l'auteur à partir de l’Enquête R&D 2014 (ministère de la Recherche) ; Sirus, 2014 (Insee (...)
41Enfin, le RI de travail montre toujours les signes d’un rapport qui sert l’intérêt du RI commercial pour la création technologique. Du point de vue de la formation, la direction générale de l’Armement continue d’exercer sa tutelle sur les établissements publics d’enseignement supérieur et de recherche (École polytechnique, ISAE, ENSTA ParisTech et ENSTA Bretagne). L’activité de ces établissements est régie par des contrats d’objectifs et de performance pluriannuels conclus avec le ministère des Armées, dont l’un des principaux est la capacité de répondre aux besoins spécifiques en recherche dans le domaine militaire (site internet du ministère des Armées). En contrepartie, le ministère verse des subventions pour charges de service public (financement des dépenses de personnel et de fonctionnement) et des dotations en fonds propres (financement de l’investissement, en immobilier par exemple). En 2016, les financements publics représentent en moyenne 79 % des recettes des établissements, la majorité (87 %) de ces financements publics émanant du ministère des Armées10. Quant aux entreprises, elles continuent d’employer nombre de chercheurs en R&D. Parmi les entreprises qui ont une activité de recherche en 2014 en France, celles qui font de la R&D de défense emploient 36 % de chercheurs en ETP contre 19 % pour les autres entreprises, cette différence étant statistiquement significative11 au seuil 5 %.
42La résilience dont a fait preuve le secteur de la défense en matière de R&D a été permise par le consensus français pour la chose militaire. Il découle, selon Serfati (2017), du fait que la Ve République est notamment basée sur un ancrage de l’armée dans ses institutions et la mise au point de l’arme nucléaire. Ainsi, tous les partis alternativement au pouvoir depuis les années 1960 ont eu des égards pour la défense nationale et singulièrement l’innovation militaire qui en est la quintessence. D’ailleurs, le rapport d’information des sénateurs Perrin (Les Républicains) et Guérini (Parti socialiste) de juillet 2019 sur « l’innovation et la défense » illustre ce consensus national autour du référentiel sectoriel. Il insiste sur « l’impérieux besoin d’innovation dans le contexte géostratégique contemporain », car « sans innovation, il n’est pas d’autonomie stratégique ». Il met également en avant le caractère prioritaire de l’innovation dans la défense, dont la poursuite fait l’objet d’une volonté politique affirmée. Le discours est proche de celui du ministre de la Défense, M. Léotard, devant les auditeurs du Centre des hautes études de l’armement (1993) : « l’objectif de tous les instants doit être, pour nos industriels, de proposer à nos armées les matériels qui les mettent en situation d’accomplir leur mission, en tous lieux, pour le succès des armes de la France ». Ainsi, depuis plusieurs décennies, la France est en mesure d’intervenir militairement à l’étranger et de se positionner comme l’un des leaders mondiaux dans l’exportation de matériel militaire.
- 12 La convergence des opinions et des arguments évoqués concernant le référentiel de la politique de d (...)
43La permanence de l’impératif technologique étant admise, les entreprises et la DGA vont travailler politiquement à la renforcer par l’intermédiaire de la consolidation industrielle et de la dualité. Ici, le travail politique montre une alliance entre ces acteurs. La primauté donnée à la performance technologique permet à la DGA d’acheter les meilleurs équipements militaires pour les forces armées et, par-là, de conforter son rôle et son statut dans le secteur de la défense. D’autre part, les industriels y trouvent des débouchés, d’autant plus que la concurrence est réduite. En spécialisant leurs actifs dans la R&D de défense, ils posent des barrières à l’entrée (l’État, en situation de financements contraints, a intérêt à travailler avec les fournisseurs qui ont déjà les meilleures compétences). Avec un référentiel préservé et une alliance entre acteurs, les arguments de la ré-institutionnalisation deviennent communs aux uns et aux autres12.
44La question des regroupements industriels est mise en avant dans les années 1990. Elle est présentée comme un moyen de sauvegarder le potentiel d’innovation en technologies utiles à la défense vis-à-vis de la concurrence qu’impose l’industrie de défense américaine, celle-ci jouissant d’un plus vaste marché intérieur et d’autorisations exceptionnelles pour échapper aux lois anti-trust et se concentrer (Markusen, 2008). C’est aussi un moyen d’allouer les dépenses en R&D rationnellement dès lors qu’elles sont plus faibles et d’investir sur des actifs qui ont déjà un haut niveau de spécialisation dans le domaine pour bénéficier du savoir-faire accumulé. Les regroupements industriels sont également justifiés par l’Europe de la défense, qu’ils sont un moyen de stimuler. Les alliances industrielles trans-européennes sont encouragées et pilotées par l’exécutif. En 1999, le Premier ministre M. Jospin déclare, à propos de la constitution du groupe EADS (aujourd’hui Airbus), que « la construction d’une forte industrie aéronautique civile et militaire consolide l’Europe de la Défense ».
45À partir des années 2010 (de nombreux regroupements industriels ayant eu lieu), c’est du côté de la performance économique que se dirige l’argumentation pour consolider le thème de l’autonomie stratégique et de l’impératif technologique. Dans une tribune adressée au président de la République, M. Hollande, les dirigeants des sept plus grands groupes français de défense mettent en avant le fait que l’industrie de défense, créatrice de valeur et d’emplois grâce aux perfectionnements des systèmes militaires que requiert l’autonomie stratégique, est un pilier de l’économie nationale (La Tribune, édition du 07/07/2013). Cet argument économique est également promu dans les territoires comme le montrent les témoignages recueillis par Poiret (2019) dans le cas de l’Ouest bordelais. La plupart des élus locaux soutiennent le cluster aéronautique militaire local, car il est pourvoyeur d’emplois et promeut l’image d’une terre d’innovation et d’excellence technologique.
46Enfin, le travail politique sur le référentiel passe par l’utilisation du concept de dualité. Substitué au paradigme des retombées, il légitime la R&D de défense d’une autre façon : la dualité en améliore la qualité. Mérindol et Versailles (2018) relèvent que les entreprises militaires, comme Thales, se sont organisées pour rendre le concept opérationnel, en tirer profit et communiquer sur ce succès. C’est aussi le cas de la DGA qui crée les dispositifs Astrid et Rapid. Sur la base d’appels à projet, ces derniers permettent de subventionner des projets de R&D qui ont un objectif d’application duale. Enfin, la dualité est renouvelée au moyen de son imbrication dans la quatrième révolution industrielle (4e RI). La 4e RI peut être vue comme un concept large regroupant intelligence artificielle, big data, imprimantes 3D ou cobotique. Bellais et Droff (2017) soulignent que la convergence entre la R&D de défense et la 4e RI est l’opportunité de renouveler le potentiel technologique des armements. Cette nouvelle conception de la dualité est l’une des justifications à la création de l’Agence de l’innovation de défense en 2018 au sein du ministère des Armées (sous autorité administrative de la DGA). Le site internet du gouvernement précise que l’agence a pour mission de découvrir les innovations dans le domaine de l’économie digitale, et son directeur insiste sur le potentiel de l’intelligence artificielle et de la robotique (La Tribune, édition du 11/09/2019).
47L’article a mobilisé la méthode IDR (institutionnalisation-désinstitutionnalisation-réinstitutionnalisation) de Jullien et Smith dans le cadre de la R&D de défense. Cette méthode définit le secteur industriel comme un cadre social relativement autonome au sein duquel les acteurs déploient des projets productifs en se coordonnant et où ils appréhendent de façon relativement homogène leur environnement productif et social. Il a ajouté la notion de « politique publique » pour bien saisir l’importance du référentiel sectoriel dans l’explication de la régulation sectorielle.
48Il apparaît ainsi que pour influer sur les quatre rapports institués de l’industrie de défense, les acteurs ont usé d’un levier politique en convoquant les débats de valeur dans la politique de défense, afin de maintenir la France dans la course à l’excellence technologique. L’évolution du secteur industriel de la défense se comprend ainsi à l’aune de la politisation de l’action publique de défense, menée par des acteurs impliqués dans des jeux de conflits et d’alliances à la fois. Leur travail politique comme expression commune d’un consensus pour maintenir la primauté de l’innovation technologique en matière de défense a ainsi permis à la R&D de s’adapter au nouveau contexte géopolitique et économique. La crise des années 1990 n’a donc pas désinstitutionnalisé complètement l’organisation de la R&D militaire, même si elle a engendré des effets désinstitutionnalisant qui ont contribué à exacerber les discussions entre l’État et les industriels sur les dépassements de coût dans les contrats publics de R&D, remettant sur le devant de la scène une question classique en matière de R&D de défense (Rogerson, 1995).