Les auteurs souhaitent remercier Jean-Pierre Chanteau, Jean-Sébastien Gharbi et Cyril Hédoin pour leurs commentaires et suggestions. Nous remercions également les évaluateurs anonymes ainsi que le comité de rédaction pour leurs retours sur une version antérieure de ce travail. Nous restons seules responsables de ses insuffisances.
Nous avons une pensée particulière pour Martino Nieddu qui nous a quittés avant de voir la publication de cet article. Nous le remercions pour tout ce qu’il a fait en tant qu’enseignant puis directeur de thèse et de laboratoire. Martino vous laissez un grand vide, vous nous manquez déjà.
« Oberbruck, une petite commune alsacienne, débute [Verdier, #3282] une opération de télémédecine pour faire face à la pénurie de médecins qui persiste depuis trois ans. Lors d’une consultation, l’infirmière accueille les patients en leur fournissant un formulaire à remplir sur leurs antécédents médicaux, le poids, la taille, etc. Ensuite, elle appelle le médecin qui apparaît sur l’écran pour procéder à la consultation. « La technologie d’aujourd’hui permet d’être très précis en matière d’images. On est capable de zoomer sur un grain de beauté par exemple et d’avoir un diagnostic à distance extrêmement satisfaisant », explique le maire. Il ajoute que le cabinet propose également de réaliser des échographies1 ».
1La télémédecine, en tant que forme de soins (diagnostic, suivi…) réalisés à distance au moyen de technologies de l’information et de la communication, apparaît à travers cet exemple riche en espoirs. En rendant possible la pratique des soins à distance elle doit permettre à la fois de répondre aux problématiques d’accès aux soins qui se posent dans les déserts (médicaux) et d’améliorer la prise en charge des malades en leur offrant des soins de qualité.
2La télémédecine se voit ainsi encouragée par de nombreuses instances supranationales comme l’Organisation Mondiale de la Santé (WHO, 1997) ou l’Union Européenne (European Commission, 2012). En France, la télémédecine dispose, depuis 2009, d’un cadre légal visant à soutenir des pratiques qui existaient jusqu’alors de façon informelle. Le législateur cherche ainsi à répondre simultanément aux tensions liées aux dépenses de santé et aux problématiques de prise en charge des maladies chroniques tout en maintenant le principe de liberté d’installation des médecins, ceci dans un contexte de démographie médicale vieillissante. Ces multiples objectifs doivent participer en outre à l’efficience du système de santé.
3À travers la télémédecine, la puissance publique cherche ainsi à prolonger les grands principes organisationnels et institutionnels du système de santé français : en particulier l’exercice libéral de la médecine, la coordination des acteurs par le marché et une couverture assurantielle de base organisée par la branche maladie de la Sécurité sociale (Joumard, André & Nicq, 2010). Mais la télémédecine est-elle pour autant neutre en termes de régulation ? Ne contribue-t-elle pas au contraire à faire émerger un nouveau compromis dans le système de santé français ? Face à ces questionnements, cet article vise à proposer un cadre analytique afin de discuter cette question. Il conclut effectivement à une modification des régulations du système de santé.
- 2 La télésurveillance médicale consiste en un suivi médical à distance, via les technologies de l’inf (...)
4Pour ce faire, nous organisons une analyse multiniveaux. Dans une première partie, nous caractérisons ce qu’est un système de santé. Pour cela, nous développons un cadre permettant de rendre compte des articulations entre les différents systèmes qui le composent : le système de soins et le système de care. Dans une seconde partie, nous caractérisons la manière dont le système de télémédecine s’insère en leur sein. Plus précisément, nous précisons tout à la fois les dimensions contribuant à l’autonomie du système de télémédecine, en particulier ses conditions techniques et monétaires, ainsi que la mesure dans laquelle la télémédecine permet de répondre à des éléments de crise du système de santé (déserts médicaux). Pour cela, nous prenons acte du fait que les régulations sont nécessairement situées. Nous restreignons alors notre analyse au cas français et à une forme particulière de télémédecine, la télésurveillance2. À partir des conclusions dégagées de l’analyse de cette forme de soins émergente, nous proposons de discuter, dans une troisième partie, les effets du développement de la télésurveillance sur la régulation du système de santé et pointons que ce développement, soutenu par le politique, est conjoint à une extension de la sphère économique qui repose sur une implication renforcée de la sphère domestique.
5Cette partie vise à spécifier le système de santé. Dans une perspective régulationniste, ce système peut être qualifié à partir de deux optiques : d’une part, ce que le système produit (1.1. Le système de santé au regard de ce qu’il produit) et d’autre part, les moyens de production du système et flux monétaires liés (1.2. Le système de santé : une articulation de deux sous-systèmes).
- 3 Dans cette perspective, la protection sociale recouvre un ensemble d’éléments plus large que dans l (...)
6Dans cette section, nous discutons de l’autonomie du système de santé au regard de ce qu’il produit. Deux propositions sont discutées. La première s’appuie sur les caractérisations usuelles du système de santé comme sous-système de la protection sociale, auquel cas, le système de santé contribue à produire de la protection sociale, i.e. une régulation des effets de la division de la société et une construction de la société3. La seconde s’appuie sur les approches philosophiques cherchant à caractériser en-soi ce qu’est la santé.
7Dans un sens générique, la protection sociale peut se définir comme l’ensemble des dispositifs mis en place par la société pour atténuer les tensions nées du processus de différenciation sociale (Barbier & Théret, 2009). Autrement dit, le système de protection sociale contribue à réguler et rendre soutenables les effets anomiques de la division sociale du travail, en son sens durkheimien, et de la division gouvernants/gouvernés. La protection sociale participe aussi de la construction de la société en reliant, au sein d’un même système, des logiques individuelles (résultat de la différenciation et de la division du travail) et des logiques collectives. Les travaux de Bruno Théret (1995, 1997, 2000, 2011) sur le sujet nous enseignent que l’analyse des systèmes de protection sociale doit tenir compte du contexte social et des interdépendances entre formes institutionnelles géographiquement situées. Ils proposent une décomposition du système de protection sociale en termes de structures élémentaires mettant en relation les ordres économique, politique et domestique avec la forme structurelle de la protection sociale.
8Cette représentation du système indique l’autonomie respective de ces ordres, entre lesquels se nouent cependant des rapports d’interdépendance et donc des rapports de pouvoir hiérarchisés (variables selon les modes de régulation) : les activités nécessaires à chacun de ces ordres mobilisent en effet des ressources dans les autres ordres. Poser la question de la protection sociale de manière systémique appelle à interroger les relations hiérarchiques et les compromis entre les ordres. Le système de santé peut alors être envisagé comme un sous-système de la protection sociale, ce qui est souvent fait implicitement.
9Les travaux de Christine André (2007, 2015) sur la comparaison des systèmes de santé s’inscrivent dans cette perspective systémique et sont explicitement articulés à cette conception du système de protection sociale. Pour caractériser les systèmes de santé, elle propose de construire une configuration autour « d’un cœur comprenant le système de santé et l’état de santé et [qui] ferait apparaître d’une part les interrelations internes à ce bloc, d’autre part ses interrelations avec les composantes du “contexte” (que l’on pourrait définir comme les sphères politico-administrative, économique, sociale-sociétale-domestique, et idéelle) et entre ces dernières » (2015). La configuration proposée fait explicitement référence aux travaux de Théret sur la caractérisation des systèmes de protection sociale. Les systèmes de santé et leur production sont au cœur de l’analyse, mais ce cœur se voit inséré dans un contexte qui est celui de la protection sociale. En cette optique, les ordres domestique, politique et économique, présents dans le système de protection sociale se retrouvent dans le système de santé. Cependant les relations entre les ordres peuvent être spécifiques au système de santé, ce qui suggère une possible autonomie, au moins partielle, de la santé (cf. infra).
10L’OMS définit le système de santé comme « l’ensemble des organisations, des institutions, des ressources et des personnes dont l’objectif principal est d’améliorer la santé4 ». Et l’OMS précise, dans le préambule de sa constitution (1946), que la « santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». En cela, l’OMS s’oppose aux approches naturalistes de la santé, qui définissent la santé comme l’absence d’écart de fonctionnement de l’organisme relativement aux normes biologiques de fonctionnement (Boorse, 1997). L’approche naturaliste, fondée sur la normalité de fonctionnement est en effet fortement discutée (Hausman, 2012, 2015 ; Kingma, 2009), y compris au regard de critères relevant de normes sociales (Canguilhem, 1966). Les approches holistes de la santé étendent donc la conception de la santé au-delà de sa dimension biologique. Elles rattachent explicitement la santé à un concept social. Dans cette perspective, la santé correspond à la capacité qu’a un individu à atteindre ses buts (vital goals), ce qui passe à la fois par la réalisation des activités de la vie quotidienne et son insertion dans la société (Nordenfelt, 2007). Cette approche appelle deux remarques. D’une part, un fonctionnement anormal peut ne pas constituer un problème de santé s’il ne contraint pas l’individu dans la réalisation de ses objectifs. D’autre part, la capacité à réaliser des activités quotidiennes est essentielle pour la réalisation des vital goals de l’individu. La mesure de l’état de santé d’un individu repose ainsi fortement sur la mesure de la capacité de l’individu à la réalisation de ses vital goals. Outre des critères de douleur ou d’anxiété, la mesure repose communément sur des dimensions comme la capacité à se mouvoir, à prendre soin de soi (hygiène) et à réaliser des activités quotidiennes (courses, vaisselle…).
- 5 La littérature sur le care renvoie à l’idée du prendre soin, le plus souvent de personnes non auton (...)
11Si le système de santé a vocation à produire de la bonne santé au sens que nous venons de définir, lorsque la santé est défaillante, deux possibilités existent pour compenser cet état. La première est celle du traitement, souvent médical, de l’état de santé. Nous appellerons cette réponse le soin ou le cure. La seconde réponse est celle de l’accompagnement de l’individu pour la réalisation de ses activités de la vie quotidienne et son insertion dans la société. Nous appellerons cette possibilité le care5.
12Outre le fait que la réponse à une défaillance de santé comporte donc au moins deux éléments distincts, une large partie de l’état de santé des individus ne dépend que partiellement du système de santé. En effet, l’état de santé dépend également des modes de consommation (nourriture, tabac…), des modes de production et de l’environnement (phénomène de pollution), mais aussi des modes de vie, des niveaux d’éducation, des caractéristiques de l’emploi et des revenus . La santé résulte ainsi de l’organisation de la société et les différenciations qui existent dans la société se répercutent sur l’état de santé. Par exemple, les inégalités résultant de la division du travail sont à l’origine d’inégalités en termes d’état de santé (Cambois, Laborde & Robine, 2008). Les catégories sociales les moins aisées souffrent en outre d’un moindre accès aux soins et bénéficient moins des mesures de prévention (Devaux & Looper, 2012 ; Marmot, 2005).
13Le système de santé apparaît donc à la fois dans le système de protection sociale (au regard des effets du système de protection sociale sur la santé) et en rapport avec d’autres systèmes ayant d’autres finalités dominantes. Ainsi, l’état de santé des individus relève également de comportements individuels ou renvoyant à une norme sociale que l’on peut difficilement insérer dans le système de protection sociale comme la présence de normes environnementales, l’offre de services destinés à soutenir l’activité physique comme les salles de sport, les dispositifs de contrôle de l’alimentation, la facilité à se procurer des aliments… (sauf à considérer que le système de protection sociale correspond en fait au mode de régulation de la société).
14Les systèmes de santé peuvent donc être caractérisés de façon semi-autonome ou au regard de leurs interactions avec leur environnement. En effet, si les systèmes peuvent être qualifiés de semi-autonomes, ils n’en restent pas moins institués par des compromis sociaux entre les ordres de la structure sociale (politique, économique et domestique), ce qui renvoie à la notion de « nested holons » telle que développée par Elinor Ostrom (2005) et reprise dans les travaux régulationnistes à l’image de ceux de Jean-Pierre Chanteau (2017).
15Même si la santé est une production complexe, ne pouvant être strictement incluse dans le système de protection sociale, c’est pourtant dans cette perspective qu’est réalisée la caractérisation des systèmes de santé au regard de leur dynamique ou de leur performance. En effet, cette caractérisation de systèmes suppose de s’appuyer sur des données statistiques existantes. Elle ne peut donc rendre compte que des éléments institués du système de santé, qui correspondent de facto aux éléments institués des systèmes de protection sociale.
- 6 Cf. André (2015), Annexe 3.
16Pour analyser l’efficience des systèmes de santé, l’OMS et l’OCDE (Joumar, André & Nicq, 2010 ; OMS, 2000) mobilisent des données relatives d’une part à l’espérance de vie ou à la mortalité infantile comme représentant la production du système et d’autre part aux moyens de production et coûts liés. Dans une perspective régulationniste, André (2015) fait reposer son analyse de l’évolution des systèmes de santé en Europe sur une caractérisation des moyens financiers et physiques du système de santé (moyens de productions humains) et l’articulation de ces moyens aux résultats du système (eg. espérance de vie, inégalité d’accès, utilisation des moyens)6. Elle considère que ces éléments constituent « le cœur des systèmes de santé », sans pour autant qu’ils suffisent à clôturer le système.
17Qu’il s’agisse de l’approche régulationniste ou de celle portée par les organismes internationaux, les données mobilisées pour rendre compte des systèmes de santé présentent un ensemble de limites ayant trait aux résultats du système (la production de santé), limites que nous avons pointées dans la section précédente. Elles présentent aussi un ensemble de limites quant au champ des organisations retenues comme constitutives du système, aux moyens dédiés à la production de santé que l’on se propose de discuter dans cette section. Ces limites peuvent être regroupées en deux catégories.
18Premièrement, les moyens financiers consacrés au système de santé sont évalués à travers l’indicateur de la Dépense totale de santé. Cet indicateur, qui vise à estimer les dépenses destinées à produire de la santé, prend cependant mal en compte une partie croissante des soins : les soins de long terme. Si la partie publique de ces dépenses est relativement connue pour l’ensemble des pays, la dépense privée qui est destinée à l’achat de tels services est inconnue. Une large part des dépenses de santé, constituant des moyens financiers destinés à la prise en charge de maladies chroniques, dont la prévalence est croissante, échappe ainsi à la mesure statistique.
- 7 Il peut apparaître sexiste de pointer que les tâches de care sont usuellement réalisées par des fem (...)
19Deuxièmement, les moyens de production humains du système de santé ne sont caractérisés qu’à partir de la production de soins médicaux ou infirmiers. Une partie des professionnels de santé (paramédicaux, auxiliaires…) n’est donc pas caractérisée comme moyens contribuant à la production de santé. Leur implication est pourtant particulièrement marquée dans le cadre des soins de long terme, où une large partie de la prise en charge repose sur des moyens qui ne sont ni médicaux, ni infirmiers, mais relèvent d’autres professions de santé, comme les travailleurs du care. Le care couvre en effet un large ensemble d’activités, souvent difficilement mesurable au regard des critères économiques usuels. Il inclut l’aide à la réalisation des activités de la vie quotidienne (auprès d’enfants ou d’adultes ne pouvant réaliser ces gestes en raison de leur état de santé), aide qui peut être rémunérée lorsqu’elle est effectuée par un professionnel comme une aide à domicile, ou non rémunérée lorsqu’elle est effectuée par une mère sur son enfant ou par une fille sur ses parents7.
- 8 Pour alléger l’écriture, lorsqu’il est fait référence aux sous-systèmes de soins et de care, sans l (...)
20La caractérisation du système de santé au regard des moyens de production de soins de long terme suggère donc que celui-ci peut être décomposé en un sous-système8 de soins (ou cure) et un autre sous-système qui lui est complémentaire, le care. En raison de la dépendance aux données statistiques disponibles, la caractérisation du système de santé se restreint le plus souvent à la dimension médicale du système (le soin), mieux structurée institutionnellement que le champ du care. Par exemple, pour exercer leur activité, les professionnels médicaux sont soumis à la possession d’une licence (inscription à un ordre professionnel en France), ce qui n’est pas le cas pour les professionnels du care non médicaux. Le recensement des professionnels médicaux ne pose donc pas de problème. En revanche, concernant les travailleurs du care, l’OCDE ne dispose de données que pour 60 % de ses pays membres (OECD, 2016) et, dans près de 30 % des cas (6 des 21 pays pour lesquels l’information est disponible), ces données se restreignent aux soins en établissements alors qu’une large partie de ces soins est réalisée au domicile de la personne. Une partie significative de l’activité de production de soins de long terme échappe ainsi à la mesure de sa contribution au système de santé. La caractérisation des systèmes de santé se restreint donc le plus souvent au système de soins. Néanmoins, l’émergence dans plusieurs pays (Allemagne, Suisse, Japon) de systèmes assurantiels quasi publics destinés à la prise en charge du care agissant de façon parallèle au système de financement des soins suggère que l’on ne peut réduire le système de santé au seul système de soins, et ce même en tenant compte des seuls systèmes institués. En outre, face aux problématiques croissantes de prises en charge de populations vieillissantes et à l’incidence des maladies chroniques, le système du care devrait être amené à occuper une place croissante dans le système de santé.
21Le système de santé (cf. Figure 1) repose alors au moins sur :
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les logiques d’articulation entre le soin et le care ;
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l’articulation des ordres politique, économique et domestique dans le système de santé ;
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l’articulation des différents ordres pour les systèmes de soins et de care.
Figure 1. Caractérisation retenue du système de santé
Source : auteurs
- 9 Décret n° 2010-1229 du 19 octobre 2010 relatif à la télémédecine
22Nous cherchons désormais à rendre compte de la façon dont la télémédecine s’insère dans le système de santé au regard de ce qu’elle produit et de ses facteurs de production. La télémédecine est définie dans le droit français comme « les actes médicaux, réalisés à distance, au moyen d’un dispositif utilisant les technologies de l’information et de la communication »9. Cette définition réglementaire de la télémédecine la renvoie donc au sous-système de soins du système de santé. Mais si l’on n’analyse pas seulement les actes médicaux mais le système de télémédecine, il apparaît que ce système ne se clôture pas dans le système de soins (2.1) mais déborde dans le système de care, ce qui vient modifier la régulation du système de santé (2.2).
23Contrairement à la production usuelle de soins décrite dans le cadre d’une relation médecin-patient, la télémédecine ne nécessite pas que le patient et le praticien se situent dans un même lieu. Les TIC permettent en effet de relier un site requérant, où se situe le patient, et un site requis, où se situe le producteur de soins expert sollicité. La mise en relation de ces lieux de consommation et de production de soins s’effectue au moyen de technologies matérielles et logicielles dédiées (par exemple, la cabine de consultation mise en place à Oberbruck évoquée dans l’introduction) ou non (ordinateur, logiciel de visioconférence de type Skype).
- 10 Les solutions technologiques sont déjà fortement présentes dans le système de soins, qu’elles contr (...)
24Au regard de la production, telle qu’elle est définie réglementairement, outre les professionnels de santé et les patients, deux autres facteurs sont à intégrer dans la production de la télémédecine (cf. Figure 2). Il s’agit (i) des fabricants de solutions logicielles et matérielles qui permettent la communication entre les sites requis et requérant et (ii) des infrastructures à même de supporter l’échange de données (réseau internet, couverture par des réseaux de téléphonie 3G, 4G). Les producteurs de logiciels et les infrastructures d’échange de données sont un élément du système de télémédecine qui ne se trouve pas nécessairement de façon aussi forte dans le système de soins « classiques10 ».
25Enfin, la production de biens et services est usuellement conditionnée à un échange de flux monétaires. Ces flux peuvent avoir lieu directement entre le patient et le producteur de soins (échange direct). Toutefois, les dépenses induites par la consommation de soins font le plus souvent intervenir des tiers assurantiels, publics ou privés, qui vont définir des modalités de paiement (ou de non-paiement) au producteur. La télémédecine, en reliant deux sites de soins modifie les conditions de production, puisque sont introduits deux lieux de production de soins. Il s’agit alors de savoir comment se dirigent les flux monétaires dans ces conditions. Autrement dit, vers quel-s lieu-x et quel-s acteur-s du processus de production circulent les flux monétaires ? Et selon quelles modalités de répartition entre le site requérant et le site requis ?
26La répartition des flux monétaires liés à la télémédecine est conditionnée aux choix effectués par le tiers assurantiel – public ou privé – pour son territoire d’action (pays, état fédéré, etc.). Outre l’accès aux soins que permet usuellement le tiers assurantiel, la répartition des flux monétaires de la production de télémédecine retenue aura des conséquences sur les rémunérations des producteurs de santé, qu’ils relèvent ou non du système de soins (dans le cas, par exemple, où le site requérant est une maison de retraite, la production de soins passe par le système de care). La formation des revenus des établissements et professionnels de santé est ainsi à caractériser comme constitutive de l’environnement du système de télémédecine.
Figure 2 - Le système de télémédecine : éléments en interactions
Source : auteurs
27Les approches régulationnistes organisent une séparation analytique entre éléments institutionnels et dynamiques socio-économiques (Boyer, 1990, 2015a), qui permet ensuite de discuter la cohérence de ces deux types d’éléments. En effet, le cadre institutionnel conditionne (au moins partiellement) les dynamiques socio-économiques, en constituant des freins ou des opportunités, ces dynamiques influençant elles-mêmes les institutions. L’observation des pratiques rattachées aux logiques socioéconomiques peut cependant différer des pratiques qui découleraient strictement de la façon dont elles sont pensées par les dispositifs institutionnels légaux. En outre, l’observation de ces logiques peut renvoyer à la non-clôturabilité du système, celui-ci ne pouvant se clôturer dans l’espace institué qui lui est réservé. En effet, Gallois et Nieddu (2015) identifient, en analysant les services à la personne que le secteur ne peut se clôturer dans les institutions définies par le législateur, car les logiques de production reposent sur la mobilisation de dispositifs institutionnellement rattachés à d’autres secteurs. De la même manière, il est possible que la télémédecine ne puisse se clôturer dans le système institué de soins au regard des modalités de sa production mais se doive de déborder sur un autre système. Nous proposons donc de retenir cette séparation analytique pour caractériser les éléments du système de télémédecine et la complétude ou non de l’imbrication du système de télémédecine dans le système de soins (cf. Figure 3).
Figure 3 - Éléments nécessaires à la caractérisation de systèmes de télémédecine
Dispositifs institutionnels
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Logiques socio-économiques
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Normes de production :
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Réglementation de l’exercice de la télémédecine ; partiellement induites par les réglementations liées à l’exercice de la médecine
Organisation technique et sociale de la production :
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Forme de coordination des différents lieux de soins, organisation de la division du travail entre les différents types d’offreurs de soins
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Organisation de l’offre entre sites requérants et sites requis, et répartition sur le territoire ; découlant entre autres de la répartition des centres de santé sur le territoire
Conditions de rémunérations des producteurs de soins :
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Modalité de paiement des centres de soins,
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Modalités de rémunération des médecins : capitation/salariat/acte
Politique de santé / politique de télémédecine
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Logique de production :
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Qu’est-ce qui est produit ? par qui ? comment et dans quelles quantités ?
Logique d’échange :
Coordination médecins-patients et flux monétaires :
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Quelle répartition des flux monétaires entre site requérant et site requis ?
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Les flux monétaires destinés à la rémunération des médecins passent-ils par les patients ou bien les médecins sont-ils directement rémunérés par un système de santé intégré public ou privé ?
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Les dispositifs qui réglementent le système de soins sont-ils un frein à la télémédecine ?
Logique de consommation :
Consommation de soins soutenue par la couverture assurantielle, la consommation de télémédecine serait liée à la couverture assurantielle de ce type de pratiques.
La pratique de la télémédecine serait sous-tendue par des difficultés d’accès aux soins classiques
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Contrainte géographique (caractère de ruralité/de distance d’accès aux soins)
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Contrainte en termes d’infrastructures
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Source : auteurs
28La caractérisation des systèmes de télémédecine implique alors de rendre compte : (i) des dispositifs institutionnels rattachés explicitement à la télémédecine en lien avec ceux destinés à la production de soins, et (ii) des logiques socio-économiques de la télémédecine (logiques de production, d’échange et de consommation). Enfin, il s’agit de regarder à travers l’articulation entre dispositifs institutionnels et logiques socio-économiques, (iii) les modalités selon lesquelles s’opère le compromis du sous-système de télémédecine, et (iv) l’articulation de ce compromis au système de santé.
29En tant que forme de production de soins pouvant être réalisée à distance des lieux usuels de soins (cabinet médical, hôpital), la télémédecine déborde du seul système de soins. En effet, les lieux de production peuvent différer de ceux des organismes de soins (eg. maison de retraite, domicile du patient, mairie, école…). En outre, la réalisation de l’acte de télémédecine appelle la mobilisation d’acteurs qui ne relèvent pas nécessairement du système de soins mais du système de care. Par exemple, le patient est directement impliqué dans la transmission de données pour la télésurveillance : il doit mobiliser un appareillage permettant la mesure (par exemple une balance), et dans certains cas, reporter les mesures dans un dispositif de communication. Or si l’état de santé du patient ne lui permet pas de réaliser ces gestes, il doit être suppléé par un acteur du système de care. Dans ces configurations, la production de soins se réalise en dehors du système de soins (classique) et déborde vers le care.
30Les contours du système de télémédecine ne peuvent donc pas être limités à ceux du système de soins. Nous déployons désormais un cadre analytique qui discute de la façon dont la télémédecine modifie ou non les compromis du système de santé. Pour cela, nous nous concentrons sur une application particulière de télémédecine, la télésurveillance. Ce type de soins vise à réaliser à distance un suivi de l’état de santé du patient afin de limiter le nombre de consultations auprès d’un médecin.
- 11 La télémédecine est un sous-ensemble de la télésanté.
31Dans la façon dont elle est présentée par ses promoteurs, la télémédecine permettrait a priori un compromis plus satisfaisant pour l’ensemble des ordres économique, politique et domestique constitutifs du système de santé. Si l’on suit les propos de la Présidente du Haut Conseil Français de Télésanté11 :
- 12 Ghislaine Alajouanine, Présidente du Haut Conseil français de la télésanté : « Il faut un plan quin (...)
[…] l’objectif est de mettre les nouvelles technologies de l’information et de la communication au service d’une santé équitable pour tous, afin de répondre, n’importe où, à la question angoissante pour le patient : qu’est-ce que j’ai ? De nombreux diagnostics peuvent être réalisés à distance, et la télésanté peut apporter une solution aux déserts médicaux, qui deviennent préoccupants. Je suis de la Creuse, les trois médecins de mon canton vont partir à la retraite. Avec les nouvelles technologies, on peut mesurer le pouls à distance, et surveiller les mesures de glycémie d’un diabétique12 (nous surlignons).
32La télémédecine est ainsi présentée comme une réponse technologique aux attentes des patients et de leurs familles dans un contexte où l’accès aux soins pose problème dans certaines zones déficitaires en professionnels médicaux. La télémédecine apparaît alors comme une nouvelle technologie qui rend soutenable le maintien de la liberté d’installation des médecins.
33Dans cette vision du compromis, l’ordre économique du système de soins inclus désormais les producteurs de solutions technologiques de télémédecine, en plus des autres acteurs déjà présents (médecins, etc.). De plus, la promesse d’une amélioration de l’accès aux soins apparaît strictement bénéfique pour les ménages de l’ordre domestique. L’ordre politique trouve quant à lui un autre argument de poids : cette nouvelle forme d’organisation de la production de soins représente une source d’efficience à même de limiter l’accroissement des dépenses de l’Assurance maladie obligatoire, en particulier des dépenses liées à la prise en charge de maladies chroniques. À titre d’illustration, pour le suivi de l’insuffisance cardiaque, la télésurveillance, qui est l’un des cinq actes de télémédecine reconnus en France, vise à « assurer un monitoring clinique étroit pour les patients cardiaques les plus lourds, permettant à ceux-ci d’éviter l’hospitalisation ou de l’écourter » (Martin & Rivoiron, 2012a, p. 86). En permettant d’éviter ou de limiter l’hospitalisation, il s’agit ici clairement de contenir l’augmentation des dépenses de santé associées à ces maladies qui, en 2012, représentaient 80 % des dépenses totales et concernaient près de 17 millions de personnes (Martin & Rivoiron, 2012). La télésurveillance s’inscrit ici dans un mouvement de développement des prises en charge ambulatoires (i.e. à domicile) en coordination avec l’hôpital, qui vise justement à permettre la réalisation d’économies (Sentilhes-Monkam, 2005). Puisque le patient reste chez lui, les services liés à l’hôtellerie, la maintenance des appareils et le nettoyage habituellement inclus dans le service hospitalier et pris en charge (au moins en partie) par l’assurance maladie obligatoire ne sont plus produits par l’hôpital, mais dans le lieu de vie du patient, généralement son domicile, sans contrepartie monétaire. La télésurveillance isole un service de suivi médical hospitalier, mais l’insère au sein d’un service complexe de prise en charge d’une maladie chronique. Les différents éléments constitutifs du service de prise en charge d’une maladie chronique comprennent alors des soins médicaux spécialisés, des soins médicaux de généraliste, de la télésurveillance, des soins infirmiers, mais aussi des services de care, de l’hôtellerie, de la restauration, etc.
34L’efficience du système de santé permise par la technologie apparaît ici clairement : les espoirs liés à la télémédecine sont orientés sur les dépenses les plus importantes et reposent sur leur sortie du champ pris en charge par l’Assurance maladie obligatoire, correspondant au champ le plus fortement institué du système de soins, pour les faire prendre en charge par le système de care.
35La présence de professionnels médicaux ne constitue pas une condition suffisante à la réalisation d’actes de télésurveillance. La mobilisation d’acteurs producteurs de care, relevant ainsi du système de care, apparaît nécessaire pour la production de cet acte de soins. La DGOS, organe public en charge du déploiement de la télémédecine, reconnaît d’ailleurs la présence d’acteurs « opérationnels de soutien » dans la production des actes (Barge, Boutteau, Calinaud, Catz & Chamberland, 2012). Cette nouvelle organisation des soins pose alors la question des frontières de l’espace de production de télémédecine et de son articulation au système de santé. Elle vient également modifier le compromis de régulation du système.
36En favorisant la prise en charge médicale à domicile, en lieu et place de l’hôpital, la télésurveillance procède à une redéfinition du rôle du système de care dans la production de soins, en particulier celui joué par les familles, principaux acteurs du care. Au sein du système de santé, on observe ainsi une recomposition des contours du système productif de soins qui se voient étendus par la mobilisation des acteurs système de care. Nous cherchons dans cette section à examiner les conséquences de cette implication au regard de conditions de la performance attendue du système de santé.
37Pour l’ordre politique, la performance du système de santé réside dans l’efficience de la dépense publique de santé. Cette dépense se situe essentiellement dans le soin, et est donc rattachée au système de soins. Nous avons vu précédemment que, du point de vue international, la mesure des dépenses de santé par l’indicateur de dépense totale de santé se limitait principalement aux soins. Dans le système de santé français, l’ordre politique s’est doté, depuis le Plan Juppé de 1995, d’un outil destiné à contenir les dépenses publiques de santé : l’Objectif national de dépenses de l’assurance maladie (obligatoire - ONDAM), dont le montant est approuvé chaque année via la Loi de Financement de la sécurité Sociale. L’ONDAM, dont le contour diffère quelque peu de celui de l’indicateur de Dépense totale de santé, reste orienté sur les dépenses rattachées au système de soins, mais dont nous avons vu qu’elles ne représentaient qu’une partie du système de santé et des dépenses afférentes. Pour l’ordre politique, la limitation des dépenses de santé est ainsi à rechercher dans les dépenses de prise en charge de soins que la télésurveillance permet d’éviter.
38Cherchant à étendre le marché de ses adhérents, le syndicat des industriels du numérique soutien de son côté que la télémédecine, par la télésurveillance est une opportunité d’économies pour la dépense publique de santé :
- 13 Les maladies mentionnées sont le diabète insulino traité, l’hypertension artérielle, l’insuffisance (...)
« le déploiement généralisé des outils de télémédecine au bénéfice des patients souffrant de ces quatre maladies chroniques13 (qui représentent 38 % des dépenses ALD) permettrait, à l’échéance 2020, une économie potentielle de 2,6 milliards d’euros chaque année » (Syntec Numerique, 2011, p. 21).
39Cette économie potentielle se réaliserait en totalité au sein de l’Assurance maladie obligatoire, les patients souffrant d’Affections de longue durée (ALD) étant exonérés de ticket modérateur (c’est-à-dire que l’ensemble des dépenses de soins directement liées à leur affection longue durée est couverte par l’Assurance maladie obligatoire).
40Discuter les modalités d’obtention de ces chiffres correspondant à des économies possibles est un exercice spécifique qui déborderait largement l’objet de cet article. Nous nous contenterons de pointer les lieux identifiés par les industriels de l’ordre économique comme source possible « de gains potentiels permis par la télémédecine (en particulier la télésurveillance) » : des gains en transports évités, des complications médicales évitées, des hospitalisations évitées et/ou de durée réduite, du temps médical économisé, des consultations médicales évitées, et enfin des décès évités et une amélioration du suivi et de la qualité (idem, p. 21). Ces éléments sont interconnectés, l’amélioration du suivi et de la qualité des soins se traduisant de fait par des complications médicales évitées, et donc des hospitalisations évitées (les taux de ré-hospitalisation étant d’ailleurs un indicateur communément mobilisé pour mesurer la qualité des soins). Les gains avancés se trouvent ainsi dans la contraction des prises en charges par le système de soins et des financements afférents.
41Mais ce chiffrage ne prend pas en compte d’autres effets économiques. Or, nous avons vu que la production de télésurveillance s’étendait en dehors du système de soins dans la mesure où elle faisait intervenir des acteurs qui ne relèvent pas du système de soins (les aidants), ou tout au moins dont l’implication dans le système de soins a été transformée de « consommateur » à « producteur nécessaire » (les patients producteurs de mesure médicale). Ces soins sont réalisés au domicile du patient, qui devient le site requérant l’acte. Cependant, les flux monétaires organisant la rémunération de l’acte se dirigent uniquement vers le site requis : l’hôpital. En orientant les flux monétaires intervenant en contrepartie de la production de soins vers le seul hôpital, et en contribuant à ne pas mobiliser les capacités d’hospitalisation pour des patients pris en charge par la télésurveillance, la télémédecine entend contribuer au processus de rotation des lits nécessaire à l’efficience du système hospitalier, principale source de dépense de l’assurance maladie (les soins hospitaliers représentent 42 % de l’ONDAM14). La télésurveillance, dans la mesure où elle permet d’éviter certains actes et de ne pas rémunérer la partie de la production fournie par le patient (et ses aidants) contribue à l’efficience du système de soins. Elle nécessite cependant la recomposition du service hospitalier et la sortie explicite du système de soins d’un ensemble de services élémentaires qui étaient associés à une prise en charge dans l’hôpital.
42En organisant les soins au sein même du domicile du patient, la télésurveillance constitue un prolongement de l’hospitalisation à domicile, une offre de soins, au sein de laquelle les charges d’hôtellerie (restauration, blanchisserie) et la prise en charge de certains actes de la vie quotidienne (change, hygiène) sont transférées de l’hôpital vers le domicile, et sont reportées des personnels hospitaliers vers l’entourage du patient (aidants professionnels ou non). Ces soins sont alors transférés du système de soins vers un autre sous-système du système de santé, le système de care, qui contribue ainsi à la performance du système de soins et à la régulation du système de santé.
- 15 Pour des questions de clarté, nous nous focalisons sur les incapacités de personnes adultes, des di (...)
43Dominé par le système de soins, le système du care est également moins structuré institutionnellement (Gallois, 2013). Pour ce qui est de la prise en charge des incapacités par le système de care15, l’action de l’ordre politique se restreint à un transfert monétaire destiné à l’achat de services d’aide à la vie quotidienne auprès de l’ordre économique. Contrairement au système de soins où des transferts monétaires ont lieu de façon universelle à partir du moment où des soins sont consommés (les montants sont alors fonction du type de soins), les conditions d’accès à des allocations dépendent conjointement de l’état de santé et de l’âge du bénéficiaire. Dans le cas où le bénéficiaire souffre d’incapacités apparues et reconnues par la puissance publique avant l’âge de 60 ans, les transferts monétaires visent la compensation du handicap et leur montant doit permettre l’achat des services évalués par l’ordre politique comme nécessaire à cette compensation. Dans le cas où l’incapacité du bénéficiaire est apparue après l’âge de 60 ans, le montant de l’allocation perçue par la personne varie à la fois en fonction (i) du niveau de dépendance et du Plan d’aide déterminé par le Conseil départemental dans le respect de plafonds nationaux, et (ii) du montant des revenus de la personne, qui va déterminer sa participation au financement des prestations. Dit autrement, l’ordre politique organise un transfert monétaire vers l’ordre domestique pour que la personne puisse recourir à des services inscrits dans l’ordre économique.
44Cependant, quelle que soit la configuration, le transfert monétaire ne suffit pas à couvrir l’ensemble de la prise en charge par l’ordre économique. L’ordre domestique peut alors soit décider de consacrer une partie de ses revenus à l’achat de services complémentaires, soit auto-produire les éléments du service de prise en charge. Il n’existe pas de données relatives au volume de care induit par la télésurveillance, cependant, les données d’ordre général sur les prises en charge de care à domicile indiquent que 10 % de la population française de plus de 5 ans reçoit une aide de type care, visant la prise en charge d’une incapacité, et que dans 63 % des cas, cette aide est autoproduite dans l’ordre domestique. Dans 14 % des cas, l’aide est exclusivement achetée auprès de l’ordre économique, et dans 23 % des cas, l’aide provient à la fois de l’autoproduction dans l’ordre domestique et d’un achat auprès de l’ordre économique (Weber, 2015). L’importance de cette production de care par l’ordre domestique, si elle n’est pas officiellement encouragée par l’ordre politique est néanmoins reconnue par celui-ci, comme en témoigne le développement de l’outil statistique pour en mesurer le poids (Mormiche, 2001) et la reconnaissance progressive du rôle joué par l’aidant familial dans la prise en charge (ANSEM, Haut Conseil de la Famille, 2011), sans que toutefois celui-ci ne se voit attribuer de droits sociaux afférant à son statut.
45Qu’il s’agisse du care ou du soin, la soutenabilité de la performance du système de santé pour l’ordre politique semble se réaliser à travers une délégation de tâches croissantes à l’ordre domestique, tâches n’induisant pas de transferts monétaires. Outre le renforcement opérationnel de l’ordre domestique, l’ordre politique trouve l’efficience du système dans le renforcement de l’ordre économique pour les prises en charge, qu’il s’agisse des fabricants de solutions matérielles ou logicielles de télémédecine ou bien d’entreprises et associations d’aide à domicile. À travers son soutien au déploiement de la télémédecine, l’ordre politique contribue à l’émergence d’un nouveau marché pour les industriels.
- 16 Il déborderait des objectifs de cet article que de traiter de façon détaillée des services à la per (...)
46Dans le cadre du care, le plan de développement des services à la personne16 a cherché explicitement à construire un marché pour ces services qui ont toutes les « caractéristiques de services privés » (Cahuc & Debonneuil, 2004). Toutefois, l’objectif principal du plan de développement des services à la personne n’était pas de contribuer à la production de bonne santé, mais de créer des emplois pour les moins qualifiés, qui viennent répondre aux besoins de services des personnes aux plus hauts revenus (Devetter & Rousseau, 2011 ; Gallois & Nieddu, 2015).
47À l’échelle du système de protection sociale, la gestion des inégalités opérée par le politique passe par un renforcement de l’ordre économique qui permet de soutenir, au sein du système de santé, un transfert du système institué de soins vers le système de care. La technologie qu’est la télémédecine ne contribue pas à l’efficience du système de santé par une substitution capital/travail comme on pourrait l’attendre, mais par le renforcement des complémentarités entre l’espace dominant du soin et l’espace dominé du care, dans lequel l’ordre domestique est le principal producteur.
48Cet article visait à proposer un cadre analytique permettant de discuter la façon dont une forme de soins émergente, la télémédecine, s’insère dans le système de santé et en modifie la régulation. Cet objectif appliqué ici au système de santé, rejoint ainsi le projet régulationniste de renforcer la conceptualisation des analyses développées aux niveaux mésos (Chanteau, Grouiez, Labrousse, Lamarche, Michel, Nieddu & Vercueil, 2016 ; Laurent et du Tertre, 2008). En effet, depuis Pierre Bartoli et Daniel Boulet (1990) et Robert Boyer (1990), les approches en termes de régulation sectorielle et territoriale ont montré que l’action « macro » (les politiques étatiques) ne détermine pas les structurations de champs sectoriels qui résultent d’autres acteurs et qui ont des régulations semi-autonomes, et s’intéressent ainsi aux rapports entre ces régulations émergentes et le niveau macro .
49La caractérisation de systèmes imbriqués (protection sociale, santé, télémédecine) nous a permis de confirmer la présence d’effets d’entraînement entre ces différents systèmes. Plus précisément, notre contribution confirme la nécessité d’observer la production pour identifier ces effets d’entraînement entre systèmes imbriqués. Ainsi, la production de santé, supposée résulter du système de santé, est difficilement séparable de la production du système de protection sociale dans son acceptation la plus large, en particulier du fait que la partie instituée du système de santé relève aussi du système de protection social tel qu’il est institué. Notre contribution met également en évidence qu’un système peut lui-même se décomposer en sous-systèmes complémentaires, comme le soin et le care. La télémédecine, forme de production de soins, ne peut se clôturer dans le système de soins et relève conjointement de deux sous-systèmes complémentaires à la production au sein du système de santé : le care et le soin. Le care est complémentaire de la production de soins et le resserrement du système de soins autour de la dimension médicale contribue à renforcer le rôle joué par le care dans le système de santé. Ces deux sous-systèmes interconnectés sont également complémentaires à la régulation du système de santé : c’est dans la domination du système de care par le système de soins qu’est rendue possible la performance du système de santé, entendue par le politique comme l’efficience des dépenses d’assurance maladie obligatoire. Et s’il est surprenant que l’efficience de la dépense publique soit liée à une position renforcée de l’ordre économique, c’est surtout car la participation de l’ordre domestique à la production permet de limiter les transferts monétaires dans le système de santé.
50Notre analyse se cantonne au système de santé et rend compte des dynamiques induites par l’émergence de la télémédecine. Cependant, les mouvements d’externalisation dans l’industrie automobile, ou encore les jeux de domination entre l’agriculture et la chimie (Nieddu, 1998) suggèrent que la compréhension d’un espace méso, et de ses relations à l’ensemble d’une société considérée (par exemple, un pays, un espace communautaire), nécessite de prendre en compte les complémentarités productives entre les sous-systèmes d’un méso-système.