- 1 Par libéralisation, nous entendons un phénomène d’accroissement des rapports de concurrence.
1L’évolution historique des politiques agricoles anglaise et française illustre une tendance partagée vers la libéralisation1. Dans ces pays, la Grande dépression est le point de départ d’un processus d’étatisation des économies agricoles à travers des offices que dominaient les producteurs. Après la Seconde Guerre mondiale, le processus s’accentue, toujours en coopération avec les organisations agricoles : l’organisation des marchés s’approfondit, tandis que des prix garantis sont institués et que les services de vulgarisation sont élargis. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit tant d’augmenter la productivité agricole que de garantir aux producteurs un niveau de vie équitable en rapport aux autres secteurs.
2L’établissement de la Politique Agricole Commune (PAC), qui entre en vigueur en 1962 en France et en 1973 en Angleterre, ne bouleverse pas les fondamentaux des politiques agricoles nationales dans le prolongement desquelles elle s’inscrit. L’intervention communautaire poursuit un double objectif – l’augmentation de la productivité agricole et l’amélioration de la qualité de vie des agriculteurs. Elle s’organise pour cela autour de quelques instruments dont les Organisations Communes de Marché (OCM) qui se déclinent par produits : elles visent à garantir la concurrence à l’intérieur du marché communautaire tout en se protégeant de l’instabilité des marchés mondiaux par une union douanière et des instruments d’intervention – stockage et subventions à l’exportation notamment.
- 2 Quand le General Agreement on Tarifs and Trade (GATT) a été créé en 1947 pour faciliter les échange (...)
- 3 Mesures agro-environnementales, aides à la diversification par ex. : des instruments qui sont regro (...)
3Les années 1990 marquent cependant une rupture : dans un contexte marqué par l’intégration de l’agriculture dans les accords commerciaux internationaux2 et l’élargissement européen (Delorme, 2004 ; Fouilleux, 2003), la PAC connaît un mouvement de libéralisation. L’objectif d’augmentation de la productivité agricole cède le pas à celui d’augmentation de la compétitivité sur les marchés internationaux. C’est pourquoi, depuis 1992, les fondamentaux des politiques agricoles nationales que la PAC avait consacrés sont mis à mal : d’abord, certains prix garantis ont été abolis, d’autres drastiquement abaissés ; ensuite, les OCM ont été démantelées ; enfin, les protections tarifaires ont été amoindries. En parallèle, des budgets nouveaux ont été alloués à des instruments jusqu’alors marginaux3 pour préparer les économies agricoles nationales à affronter la compétition internationale. Les transformations de la PAC signent donc un retour vers le libre-échange agricole, la déréglementation des transactions favorisant une économie contractuelle au cœur de laquelle les normes privées jouent un rôle renouvelé (Allaire, Boyer, 1995).
4En dépit des évolutions réglementaires de la PAC, la tendance partagée vers la libéralisation se décline de façon différente en Angleterre et en France : le corporatisme sectoriel qui caractérisait la politique anglaise a été détruit, les négociations associant depuis les années 1990 une pluralité d’intérêts. Instruments d’organisation des marchés agricoles, les offices ont été démantelés, y compris le puissant milk marketing board, en 1994. Soumis à une logique marchande dans les années 1980, le service de vulgarisation agricole a été privatisé en 1997. Désormais, l’intervention de l’État se borne à la correction des « défaillances du marché » – « asymétries d’information » et « biens publics » (environnementaux notamment). En France, en revanche, le corporatisme agricole prévaut toujours, certes dans une version érodée. Pour leur part, les interprofessions entendent toujours agir sur l’organisation des marchés agricoles, en dépit de quelques évolutions. Si elles sont soumises à une logique marchande accrue, les chambres d’agriculture demeurent le principal prestataire de vulgarisation technique. Enfin, l’intervention de l’État sur les marchés agricoles prend des formes multiples, par exemple à travers l’organisation de marchés de produits haut de gamme (cas des appellations d’origine protégée par ex.).
- 1 Nous remercions vivement les évaluateurs de la Revue dont les orientations, précieuses, nous ont pe (...)
5Comment interpréter les trajectoires de libéralisation que les politiques agricoles anglaise et française empruntent depuis les années 1990 ? Pourquoi, en Angleterre, le procès de libéralisation n’a pas fait face comme en France à d’importantes contre-tendances ? Répondre à ces questions sera l’occasion d’esquisser une perspective que nous qualifions de sociologie matérialiste de l’hégémonie économique – c’est-à-dire une analyse des luttes cognitives et symboliques centrée sur les processus d’accumulation et de concentration de ressources1.
6Notre contribution s’inscrit dans le sillon des travaux de la Théorie de la régulation qui visent à prendre en compte la contribution du politique dans la mise en cohérence des modes de régulation (Boyer, 2015 ; Théret, 1992). Cet effort repose sur l’enchaînement de quatre propositions principales :
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Les conflits sociaux, qui trouvent leurs origines dans les intérêts spécifiques que portent les groupes sociaux antagonistes, sont irréductibles ;
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La viabilité d’un mode de régulation tient, non pas tant à la performance de ses composantes, mais à sa capacité à réguler les conflits sociaux ;
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Celle-ci tient à la cohésion d’un bloc hégémonique dont l’action assure la stabilité du mode de régulation par la mise en cohérence de ses contradictions internes ;
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Les institutions en général, la politique économique en particulier, sont l’expression du projet que portent les composantes du bloc hégémonique.
- 2 Notamment : Amable et al., 2012 ; Amable, Palombarini, 2008 ; Amable, 2003.
- 3 Cette tendance élitiste est renforcée par le fait que les travaux d’économie politique se consacren (...)
7À travers cette contribution, notre ambition est de poser quelques pierres pour développer une lecture sociologique de l’hégémonie, phénomène qui constitue donc, dans cet enchaînement, la clé de l’analyse du changement institutionnel en général et des politiques économiques en particulier. Nous prolongeons en cela les travaux développés dans le giron de la Théorie de la régulation qui visaient à faire une sociologie des référentiels (Jobert, Théret, 1994 ; Lordon, 1999 ; Smith, 2016) – entendus comme des images de la réalité socio-économique en fonction desquels s’organisent les perceptions des agents (Jobert, Muller, 1987). Dans cette perspective, l’analyse vise la dimension processuelle de l’hégémonie – soit l’action par laquelle un groupe social, à travers les luttes cognitives et symboliques que développent des agents qui en sont issus – entend faire valoir sa vision du monde. Au regard de travaux régulationnistes2, conduire une analyse processuelle de l’hégémonie présente deux principales plus-values (Ansaloni, 2016) : la première est de se départir d’une vision élitiste, qui conduit à borner l’observation aux seuls acteurs qui évoluent au sommet de l’État, considérant les seuls conflits qui opposent les « dominants » aux dépens de ceux qui opposent « dominants » contre « dominés3 ». Dans notre perspective, penser en termes d’hégémonie conduit certes à porter l’attention sur les « dominants », ceux qui l’organisent, mais aussi sur les « dominés », ceux qu’ils ont conquis ou bien écartés. La seconde plus-value est d’élucider la dynamique des coalitions – sur leur production, leur reproduction ou bien leur délitement, plutôt que de borner l’analyse à repérer l’existence de coalitions quand les intérêts de leurs acteurs, que leurs discours expriment, convergent. Mettre l’accent sur la dimension processuelle de l’hégémonie, c’est saisir les luttes que déploient des agents multiples (producteurs, scientifiques, politiciens et fonctionnaires notamment) en repérant leurs représentations (dont leurs stratégies de coalition), leurs répertoires d’action et leurs ressources. Consentement et coercition sont donc saisis dans le même mouvement : analyser la production du consentement (à travers l’étude de la formation des coalitions) conduit à analyser celle de la coercition (à travers l’étude du rapport de force entre les coalitions antagonistes).
8Notre schéma d’analyse s’organise autour de trois concepts imbriqués :
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- 1 Nous prenons appui sur les travaux de Dominique Damamme et de Bruno Jobert (2000) et de Robert Boye (...)
- 2 À défaut de rapport salarial dans des secteurs tels que l’agriculture, la médecine, le notariat par (...)
- 3 Dans cet article nous bornons l’analyse à la seule formation professionnelle.
Le premier est celui de régime de politique publique. Il comprend trois éléments1 : un référentiel (ou vision du monde) ; une coalition d’acteurs qui, au terme d’un processus de concentration et d’accumulation de ressources, a su imposer sa domination ; un ensemble relativement cohérent d’instruments qui vise à transformer concrètement un secteur. L’ordonnancement de régimes est à l’origine d’une trajectoire de politique publique. Dans le cas d’une politique sectorielle, nous posons qu’un régime de politique publique se compose de plusieurs instruments qui concernent les principaux enjeux de la régulation (Allaire, Boyer, 1995 ; Boyer, 2015) : le type de concurrence (encadrée par des corporations ou l’administration par ex.) ; la formation des revenus2 (un revenu issu des rapports marchands ou bien médiatisé par l’État à travers des prix administrés par ex.) ; le type de formation des compétences professionnelles3 (étatisé ou marchand par ex.) ; enfin, le type de relations industrielles (corporatisme versus pluralisme par ex.) ;
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Le deuxième concept, celui de coalition, permet de déconstruire les phénomènes hégémoniques. L’étude de la dynamique des coalitions permet de retracer la façon dont des agents, s’exprimant au nom de groupes sociaux distincts, donc susceptibles de poursuivre des intérêts contradictoires, en viennent à partager une vision du monde relativement homogène. Une coalition n’implique pas nécessairement la présence d’un plan concerté (Roger, 2010) : de notre point de vue, il y a coalition quand les prises de position d’agents rattachés à des groupes sociaux distincts convergent vers une même vision du monde ;
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Le troisième est celui de capital (ou ressource). Nous analysons la dynamique des coalitions en portant l’attention sur les ressources qu’investissent leurs instigateurs, et les avantages qu’elles leur offrent dans les conflits qui les opposent (Ansaloni, 2013). C’est donc une vision matérialiste de l’hégémonie que nous mettons en avant. Nous distinguons, classiquement, trois espèces de ressources (Bourdieu, 1994) : le capital économique, qui concerne les ressources financières et matérielles ; le capital culturel, qui relève de la maîtrise de savoirs et de savoir-faire ; enfin, le capital social, qui désigne l’ensemble des contacts qu’une organisation peut mobiliser. À cela s’ajoute le capital symbolique, qui naît de l’accumulation inhabituelle d’un ou de plusieurs des capitaux précédents.
Sur cette base, cet article identifie trois mécanismes, intimement liés les uns aux autres, pour éclairer la singularité des trajectoires de libéralisation des politiques agricoles anglaise et française. Chacun vise à élucider les dynamiques que les coalitions agricoles dominantes ont connues en Angleterre et en France :
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Le premier mécanisme tient à la division spécifique du travail intellectuel sur l’agriculture et à ses évolutions. En Angleterre et en France, les dynamiques propres des coalitions agricoles dominantes dépendent de la capacité des groupes qui les composent à concentrer et accumuler l’expertise technico-économique sur l’agriculture. De ce double processus découle la maîtrise de la construction des termes des luttes nationales, donc de la production des référentiels ;
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Le deuxième mécanisme tient à la production de la contrainte économique. En Angleterre et en France, les dynamiques propres des coalitions agricoles dominantes dépendent de la capacité des groupes qui les composent à proposer un projet sectoriel en phase avec les tendances socio-économiques globales (Jobert, Muller, 1987 ; Bourdieu, Boltanski, 1974). Par leur évocation, les protagonistes des coalitions construisent l’inéluctabilité des changements qu’ils prophétisent, tout en démonétisant les alternatives, jugées relever d’un passé dépassé ;
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Le troisième mécanisme tient à l’action de l’État qui, par ses actions (ou inactions), stabilise momentanément les rapports de force entre les coalitions en fournissant aux groupes sociaux qui les composent des ressources différenciées (e.g. Pierson, 2000). Fondamentalement, les régimes de politique publique façonnent, compte tenu de la puissance symbolique de l’État, la perception que les agents se font du réel en imposant des catégories légitimes (Bourdieu, 2012). Par exemple, en instituant un modèle d’organisation spécifique du secteur, ils consacrent symboliquement un (ou plusieurs) groupe social comme représentant légitime des intérêts du secteur, donc comme interlocuteur de l’État.
9Dans les développements qui suivent, nous analysons, en élucidant les phénomènes de (re)production des régimes qui en sont à l’origine, les trajectoires de libéralisation des politiques agricoles anglaise et française. Pour chaque cas national, notre analyse prend pour point de départ le régime de politique agricole qui fut établi à partir de la Grande dépression avant d’analyser plus spécifiquement les évolutions qu’il a connues à partir des années 1990.
10La trajectoire de libéralisation de la politique agricole anglaise a été orchestrée par une large coalition d’acteurs qui à partir des années 1970 s’est opposée aux élites agricoles, détruisant une à une les composantes du régime corporatiste qui avait été établi à partir des années 1930.
11C’est dans l’entre-deux-guerres qu’émerge en Angleterre un régime corporatiste de politique agricole. Jusqu’alors prévaut une gestion libérale du secteur (Hobsbawn, 1977). En 1846, en supprimant les lois céréalières, les gouvernants font le choix du libre-échange : l’alimentation à bas coûts que fournissent les partenaires commerciaux de l’Empire conforte sa position de première puissance industrielle et commerciale. À la fin du XIXe siècle, en dépit de l’augmentation des exportations agricoles des pays du nouveau monde, les gouvernants se refusent à faire le choix du protectionnisme, quand leurs homologues allemands et français instituent tour à tour des protections douanières, en 1879 et en 1882. Vulnérable, l’agriculture subit de plein fouet la chute des cours agricoles. C’est pourquoi, avant la Première guerre mondiale, elle constitue un « secteur mineur » de l’économie nationale (Hobsbawn, 1977) : elle occupe 5 % de la population, compte pour 4 % du revenu national et fournit à peine 30 % de l’approvisionnement alimentaire national. Sinistrée économiquement, l’agriculture est délaissée par l’aristocratie terrienne qui domine la vie parlementaire, qui cède une large partie de ses terres aux fermiers pour investir dans l’industrie et la finance. Ainsi, au début du XXe siècle, le déclin économique de l’agriculture va de pair avec son effacement de la vie politique (Hobsbawn, 1977). La Grande dépression marque cependant une rupture : l’agriculture, à l’image des industries jugées déclinantes (charbon, acier, textile), fait l’objet d’une intervention étatique (Hall, 1986). À travers les Agricultural marketing acts (1931, 1933), les gouvernants travaillistes s’emploient à organiser les marchés agricoles par la mise en place d’offices (boards), qui sont responsables de la collecte des produits, de leur transport et de leur vente, mais aussi de la fixation des prix. Les élites de la National Farmers’ Union (NFU), la principale organisation agricole, s’opposent à cette innovation, en vain (Cox et al., 1991) : ils refusent l’intervention étatique, en souvenir de la planification autoritaire que le gouvernement déploya lors de la précédente guerre. Leur principale revendication – l’établissement de barrières douanières – n’est pas entendue.
- 1 Ce qui fit dire à l’économiste John Bowers : « by any standards, British farmers had a good war » ( (...)
12Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, les gouvernants déploient un nouveau programme de planification autoritaire de l’agriculture (Hobsbawn, 1977). Le pays est largement dépendant des importations alimentaires : quand le blocus est mis en place, l’augmentation de la production nationale est essentielle pour ravitailler la population. Dans chaque comté, au sein des commissions agricoles de guerre, leurs représentants décident de l’assolement et de l’affectation des moyens de production, quand ils ne remplacent pas certains exploitants, jugés « inefficaces ». Pour les responsables de la NFU, la planification est à la base d’un phénomène de concentration et d’accumulation de ressources. D’abord, leur capital social va croissant : la planification, à travers les commissions agricoles de guerre, est au fondement d’une coopération étroite avec les pouvoirs publics et d’un développement massif de l’ancrage social du syndicat (Self, Storing, 1962). Ensuite, le capital symbolique de la NFU s’accroît considérablement : la planification, qui favorise la diffusion des moyens de production (machines, engrais notamment), constitue un véritable « succès » (Hobsbawn, 1977) : les importations diminuent de moitié quand la production nationale augmente pour autant, sans accroissement de la main-d’œuvre. Désormais la productivité de l’agriculture anglaise voisine avec celle de la Hollande. Vu la participation des agriculteurs à l’effort de guerre, le secteur s’affirme dans les esprits comme une industrie économiquement performante. Jadis en berne, le prestige des agriculteurs, dont les responsables de la NFU sont les dépositaires, est inscrit dans la conscience commune1.
13À la faveur du blocus s’impose donc l’idée selon laquelle l’agriculture mérite un « traitement spécial » (Self, Storing, 1962). Quand la guerre prend fin, les dirigeants de la NFU – appuyés par les responsables de la Country Landowners’ Association (CLA), qui regroupe les propriétaires terriens – plaident en faveur d’une augmentation drastique de la productivité agricole (maximum expansion), invoquant le double contexte de pénurie alimentaire et de déclin économique du Royaume-Uni. Le projet fait l’objet d’un consensus partisan, quoique des divisions s’expriment au sujet de l’établissement de prix garantis que défendent les responsables agricoles. La loi agricole de 1947, qui consacre la vision portée par la NFU (Self, Storing, 1962), vise à augmenter la productivité agricole, de sorte à satisfaire les besoins alimentaires nationaux et à investir les marchés internationaux, tout en garantissant des revenus agricoles jugés raisonnables. Outre les offices, la loi définit les composantes du régime de politique agricole : elle officialise le corporatisme sectoriel, en érigeant la NFU en interlocuteur exclusif de l’État. Désormais, lors de l’annual agricultural review, ses élites définissent avec les fonctionnaires agricoles les niveaux des prix garantis, participant de façon déterminante à la formation des revenus agricoles. À la tête des offices, les responsables de la NFU bénéficient d’une position concurrentielle favorable : ils jouissent d’un monopole de collecte sur la plupart des produits, leur permettant d’imposer des prix élevés aux transformateurs. La loi de 1947 prévoit, enfin, l’établissement d’un appareil de développement agricole – l’Advisory Development Agriculture Service : orienté dans les faits par la NFU, l’ADAS permet aux élites agricoles de concentrer l’expertise technico-économique sur l’agriculture, maîtrisant la définition de l’agenda agricole (Grant, 1995).
- 1 L’État alloue par ce biais des aides aux producteurs quand les prix nationaux sont inférieurs au co (...)
14La Seconde Guerre mondiale a donc favorisé l’établissement d’un régime de politique agricole corporatiste. Sa mise en opération a suscité des divisions : ainsi, en 1954, la fin du rationnement alimentaire engendre des surplus agricoles qui engendrent des crispations entre la NFU, l’administration agricole et le Treasury. Les prix garantis cèdent alors le pas aux deficiency payments1, un instrument qui vise l’ajustement de la production agricole nationale aux marchés internationaux. Si, lors des annual price reviews, les négociations peinent, les accords finaux, qui établissent des programmes pluriannuels de soutien des revenus agricoles, bénéficient cependant toujours du blanc-seing de la NFU (Self, Storing, 1962 ; Bowers, 1985). Quoi qu’il en soit, jusqu’à l’entrée du RU dans la CEE en 1973, le régime établi dans l’après-guerre fait l’objet d’un large consensus. Pour l’heure, les élites de la NFU parviennent à faire taire les divisions au sein du secteur agricole ; les responsables partisans, quant à eux, apportent leur caution (Flynn, 1985 ; Grant, 1995). Le phénomène de concentration et d’accumulation de ressources que la planification autoritaire de l’agriculture a suscité permet aux dirigeants de la NFU de maîtriser la construction des luttes sur l’agriculture, légitimant le régime en vigueur.
- 2 Pour une analyse du développement du mouvement environnementaliste anglais dans les années 1970 et (...)
- 3 Allan Buckwell, Kenneth Thompson, David Colman par ex.
- 1 Allan Buckwell, alors mobilisé par les responsables de la CLA comme expert avant d’être nommé direc (...)
15Dans les années 1970, un premier front est ouvert par les environnementalistes qui débutent leur mobilisation contre la politique agricole (Ansaloni, 2015). À la tête de puissantes fondations, leurs responsables disposent de vastes ressources qui connaissent, à partir des années 1970, un essor considérable2. Ainsi, la Royal Society for the Protection of Birds (RSPB), qui mène l’offensive contre la politique agricole, a vu son nombre d’adhérents passer de 70 000 en 1970 à près d’un million en 1990. Un tel développement, qui augmente pour autant leurs ressources financières, permet à ses dirigeants de conduire leur mobilisation : lorsqu’ils développent un programme de recherche d’écologie scientifique pour explorer les rapports entre déclin des populations d’oiseaux, intensification agricole et prix garantis, ils mettent sur pied une équipe de lobbyistes agricoles qui comptera, au début des années 1990, une dizaine de spécialistes. Exploitant les travaux d’économistes agricoles « orthodoxes3 », qui théorisent dans les années 1970 les « défaillances » de la PAC, les dirigeants de la RSPB – au-delà les environnementalistes – dénoncent ses « coûts » multiples que supportent les contribuables et les consommateurs. Forts de leur expertise en écologie scientifique, ils soulignent, également, ses coûts sur la vie naturelle. Ainsi, les environnementalistes minent le capital symbolique de la NFU : ils représentent l’agriculture comme une industrie « inefficace », dont la contribution à l’économie nationale ne tient qu’à l’importance des subsides publics qu’elle absorbe ; de plus, selon eux, les agriculteurs, loin d’entretenir la campagne, participent à sa destruction, arasant les talus, les haies et les chemins creux qui abritent la vie naturelle. Pour les environnementalistes, la PAC doit céder le pas à une politique prenant en charge les « défaillances du marché » – les « biens publics » environnementaux. Dans les années 1990, leurs dirigeants présentent ce projet comme inéluctable. Selon eux, compte tenu de l’intégration de l’agriculture dans les accords commerciaux internationaux et des engagements internationaux, l’intervention publique ne peut être « légitime » que si elle vise la correction des défaillances du marché, notamment la prise en charge des biens publics environnementaux. Corrélativement, les soutiens aux revenus agricoles, parce que reposant sur une logique protectionniste, sont condamnés, relevant en quelque sorte d’un autre temps. En somme, le budget agricole doit venir abonder une politique agro-environnementale. Le projet que portent les environnementalistes tient en un slogan : « public money for public goods ». Au milieu des années 1990, la coalition agricole traditionnelle éclate quand les responsables de la CLA font leur la vision en termes de bien public. Estimant que la PAC est condamnée à renouveler ses instruments, les alliés traditionnels de la NFU rallient la cause environnementaliste1. Pour eux, les paiements environnementaux, comme jadis les prix garantis, sont susceptibles de valoriser les terres agricoles.
- 2 Dont ceux de David Colman.
- 1 Sous l’impulsion des dirigeants néo-conservateurs, l’autorité de la concurrence réoriente au début (...)
16À partir des années 1970, un second front est ouvert par de gros producteurs, des transformateurs et des distributeurs : après l’adhésion à la CEE, les monopoles dont bénéficient les agriculteurs à travers les offices sont de moins en moins tolérables, les pénalisant face à leurs concurrents européens (Royer et al., 2014). De gros producteurs s’opposent à leur existence estimant que les frais obligatoires qu’ils endossent en guise d’adhésion ne servent qu’à payer le coût de collecte de petits producteurs (Grant, 1995). Ce conflit, récurrent, avait provoqué en 1955 une scission au sein de la NFU, donnant naissance à la Farmers’ union of wales (Self, Storing, 1962). À l’opposition des gros producteurs s’ajoute celle des entreprises agro-alimentaires et, plus sourdement, des distributeurs : par exemple, les dirigeants de la Dairy Trade Federation (DTF), qui regroupent les laiteries, dénoncent les prix élevés qu’imposent les agriculteurs à travers l’office du lait – des prix supérieurs à ceux que préconisent les autorités communautaires. Ils refusent de plus la standardisation de la production qu’induit le cahier des charges d’une organisation bénéficiant d’un monopole de collecte (Fearne, Ray, 1996) : face à la concurrence qu’ils affrontent sur le marché communautaire sur lequel s’affirment des importations croissantes, les laiteries entendent mener des stratégies de diversification par la qualité alimentaire. Reprenant à leur compte certains travaux universitaires2, gros producteurs, transformateurs et distributeurs plaident pour le démantèlement des offices, qui favoriserait des prix moins élevés. Selon eux, l’entrée dans le marché communautaire condamne les monopoles de producteurs dont l’adaptation aux Organisations Communes de Marché (OCM) a fragilisé le fonctionnement (Royer et al., 2014). Ces difficultés ne sauraient être autre chose que le signe d’une organisation obsolète, relevant d’un passé dépassé (Fearne, Ray, 1996). Pour favoriser son démantèlement, ils initient dès les années 1970 des actions en justice pour motif d’entrave à la concurrence (Royer et al., 2014 ; Grant, 1995). En 1994, l’Office of fair trading, dont les responsables viennent d’être renouvelés1, prononce son abolition.
17Environnementalistes, propriétaires terriens, gros producteurs, transformateurs et distributeurs constituent donc des alliés objectifs face à la NFU. Tous ont intérêt à démanteler le régime corporatiste établi dans l’après-guerre. En effet, l’abolition des prix garantis et des offices provoquera la chute des cours agricoles ; les montants libérés seront susceptibles d’abonder le budget d’une politique basée sur des paiements environnementaux. Cette coalition se forme dans un contexte où le consensus partisan sur la politique agricole prend fin : en dépit de vues quelque peu divergentes, travaillistes et conservateurs s’accordent depuis l’adhésion à la CEE pour dénoncer ses coûts (Delorme, 2004 ; Grant, 1995). Les dirigeants de la NFU, qui défendent sans discontinuer une politique agricole tournée vers la stabilisation des marchés et la formation des revenus, sont désormais isolés. Vu l’expertise que détiennent leurs opposants, ils ont perdu la maîtrise de la construction de l’agenda agricole. Environnementalistes, propriétaires terriens, gros producteurs, transformateurs et distributeurs érigent les élites agricoles en symbole du « corporatisme » qui minerait l’économie nationale, grevant le budget public pour favoriser leurs intérêts jugés étroits.
- 2 Sur la politique agricole des néo-travaillistes, voir : Ward et Lowe, 2007.
- 3 Farming and food. A report of the policy commission on the future of farming and food, London, Cabi (...)
- 4 En 2012, le gouvernement de David Cameron alloue ainsi un quart du budget agricole national aux pai (...)
- 5 Dans le cas du lait, en 1999, la Monopolies and mergers commission condamne pour abus de position d (...)
18En 1990 s’affirme une relation industrielle de type pluraliste que symbolise l’ouverture de l’annual price review aux organisations environnementalistes – dont la RSPB. Par la suite, les « consultations publiques » seront généralisées. En 2001, l’abolition de l’administration agricole signe l’acte de mort du corporatisme sectoriel. Quand, à la fin des années 1990, les néo-travaillistes arrivent au pouvoir2, ils s’appuient sur les dirigeants environnementalistes et les hommes d’affaires de l’industrie agro-alimentaire pour tracer les grandes orientations agricoles. Cette coalition trouve une expression criante à travers la « Curry commission » (Ansaloni, 2015) : mise en place par le Premier ministre Tony Blair, la commission regroupe uniquement des porte-parole des environnementalistes et des industriels. Agriculteur et industriel, Donald Curry, son président, est un membre dissident de la NFU que ses dirigeants actuels honnissent. Le rapport3 qui sera produit par la commission consacrera la vision en termes de biens publics. Avec la fin du corporatisme sectoriel, les responsables de la NFU perdent la maîtrise de la formation des revenus : quand, à la suite de la réforme de la PAC de 1992, les prix garantis sont abaissés, les gouvernants imposent aux responsables de la NFU des aides forfaitaires à l’hectare et réorientent le budget agricole vers les paiements environnementaux, d’abord de façon marginale (Delorme, 2004). C’est en 2005 que, suivant la recommandation de la commission présidée par Donald Curry, le budget agro-environnemental est abondé de manière maximale, dans la limite qu’impose la réglementation communautaire. Cette orientation, initiée par le gouvernement de Tony Blair, sera suivie par les néoconservateurs quand ils arriveront au pouvoir4. Avec l’abolition des offices se met en place une économie contractuelle, signant le renversement du rapport de force entre producteurs et transformateurs5. Enfin, en dépit de l’opposition de la NFU (Delorme, 2004 ; Grant, 1995), l’ADAS – dont les services longtemps gratuits faisaient l’objet de paiements depuis 1985 – est privatisé en 1997, privant les élites et les fonctionnaires agricoles de leur principale source d’expertise technico-économique sur l’agriculture.
19En Angleterre, au début des années 2000, le régime corporatiste a cédé le pas à un régime libéral. Initié par une vaste coalition regroupant environnementalistes, propriétaires terriens, transformateurs et distributeurs, ce basculement a été imposé aux dirigeants agricoles. Quand leurs opposants concentraient et accumulaient des ressources croissantes, ces derniers voyaient leurs capitaux diminuer à mesure que le régime corporatiste était démantelé.
20En France, les élites agricoles ont su actualiser leur position de domination. Soutenues par l’État, elles ont freiné et limité le processus de libéralisation, œuvrant en faveur d’un certain renouveau du régime corporatiste.
- 1 Dans le prolongement notamment des lois viticoles – lois sur le statut du vin (1931) et sur les AOC (...)
- 2 Sous tutelle étatique, l’office détermine les prix et l’achat aux producteurs (la vente relève des (...)
21À la différence de l’exemple anglais, l’agriculture française constitue à la fin du xixe siècle un secteur prépondérant de l’économie nationale : elle absorbe 40 % de la main-d’œuvre et représente 25 % du revenu national (Gervais et al., 1977). Dans les campagnes, c’est la figure du « paysan parcellaire », selon l’expression de Karl Marx, qui prime : la division du travail est faible ; jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, plus du tiers de la production agricole est autoconsommé. Au Parlement l’agriculture dispose d’une forte représentation, cependant captée par les propriétaires terriens. Sous la Troisième république, la politique agricole est en effet tournée vers le maintien de la population rurale (Muller, 1984). Les élites républicaines tentent d’arrimer à la République les paysans – soit la majorité des Français. C’est l’heure des professeurs d’agriculture qui ont à leur charge la vulgarisation technique. La volonté de maintien de la population rurale passe aussi par la protection du marché intérieur via des tarifs douaniers, à partir de 1882. L’objectif de maintien, s’il vise à fonder la République, vise également à mettre l’épargne agricole, dont le taux est élevé, au service du commerce et des industries de la France coloniale (Gervais et al., 1977). Après la Grande dépression, l’étatisation des marchés agricoles se poursuit1 : comme en Angleterre, la gauche au pouvoir (le Front populaire précisément) initie un projet d’organisation des marchés pour répondre à la chute des cours agricoles (Chatriot et al., 2012). À travers les offices, il s’agit à la fois d’augmenter la productivité agricole et d’assurer des prix rémunérateurs aux producteurs. Si le projet gouvernemental couvrait l’ensemble des produits, seul sera institué en 1936 l’Office National Interprofessionnel du Blé2 (ONIB), compte tenu de l’opposition de la droite parlementaire et du syndicalisme agricole. Cette expérience jette cependant les bases de la politique agricole qui émergera dans les années 1950, fruit d’une étroite coopération entre l’État et les organisations professionnelles.
22Le régime de politique agricole qui émerge à l’issue de la Seconde Guerre mondiale est le fruit de l’action concertée de l’élite administrative – les planificateurs notamment, et d’une frange du syndicalisme – les réformistes du Centre National des Jeunes Agriculteurs – CNJA (Muller, 1984 ; Gervais et al., 1977). Ils dénoncent la « politique des prix » que leurs aînés de la FNSEA, de grands cultivateurs, défendent, pour leur seul profit. Selon eux, l’agriculture – par ses structures jugées archaïques – est un frein à l’expansion économique des industries et du commerce. Il faut moderniser le secteur pour augmenter sa productivité, assurer une alimentation à bas coûts et libérer de la main-d’œuvre pour les industries. Le gouvernement gaulliste donne son soutien à cette vision à laquelle le comité « Rueff-Armand » a apporté son blanc-seing en 1959. Le CNJA se trouve donc consacré par l’État, que ses dirigeants désignent comme interlocuteur. Cette consécration permettra aux élites agricoles réformistes de prendre quelques années plus tard la tête de la FNSEA. Avec l’avènement du corporatisme sectoriel, les responsables syndicaux vont maîtriser la définition des différentes composantes du régime de politique agricole qui se met en place (Muller, 1984 ; Gervais et al., 1977) : à l’échelle nationale, l’organisation des marchés s’accentue, à la faveur de l’introduction (en 1953) puis de la généralisation des interprofessions qu’ils appellent de leurs vœux pour renforcer la position concurrentielle des producteurs. De plus, en 1959, l’administration délègue aux élites agricoles la responsabilité de la vulgarisation : elles contrôlent donc l’orientation des actions comme la distribution des fonds, certes sous la tutelle de l’administration agricole. Enfin, à l’échelle européenne, les élites de la FNSEA participent de manière décisive à la mise en place de la PAC au cœur de laquelle figurent les prix d’intervention et les Organisations Communes de Marché (OCM).
23À l’image de l’exemple anglais, le corporatisme sectoriel, qui s’affirme en France dans l’après-guerre, permet aux élites professionnelles de maîtriser la formation des revenus agricoles, l’organisation des marchés et la formation professionnelle. Du succès que représente la modernisation agricole, les dirigeants de la FNSEA tireront un capital symbolique important : en 1971, pour la première fois, la France produit plus qu’elle consomme (Gervais et al., 1977). Dès lors, comme leurs homologues anglais, les élites agricoles ne cessent d’affirmer le poids de l’agriculture dans l’économie nationale, poids qu’exprime selon eux sa contribution à la balance commerciale internationale. À partir des années 1970, face au rétrécissement des voies d’expansion d’une part (Allaire, Boyer, 1995) et à l’affirmation de contestations d’autre part, les élites professionnelles vont parvenir à actualiser leur position de domination.
- 1 D’abord le Mouvement de coordination et de défense des exploitations agricoles familiales (MODEF) e (...)
24Au fondement de cette évolution réside la capacité des responsables de la FNSEA à parler au nom de la « profession ». La fédération regroupe une grande diversité d’organisations : les associations spécialisées – qui représentent les filières, et les fédérations départementales – qui représentent les territoires. Certes l’instauration en 1981 du pluralisme syndical, dont découle la multiplication de représentations professionnelles concurrentes1, a érodé le pouvoir de représentation de la FNSEA (Bruneau, 2013). Au demeurant, la coalition que ses responsables unissent a su reproduire sa position de domination : en témoignent les élections consulaires que les élites de la FNSEA remportent depuis les années 1950 à la majorité absolue des suffrages, ce qui leur permet de contrôler la quasi-totalité des chambres d’agriculture. De leurs succès électoraux, les dirigeants de la FNSEA tirent des ressources importantes qui leur permettent d’actualiser leur position de domination : jouissant du statut d’interlocuteur de l’État, ils représentent les intérêts de la « profession » au sommet de l’État ; à la tête de l’appareil d’encadrement de l’agriculture, ils sont en mesure d’orienter la production de l’expertise technico-économique qu’ils tendent à monopoliser, maîtrisant la construction des termes des luttes sur l’agriculture, légitimant donc le régime en vigueur ; enfin, disposant d’une capacité de mobilisation importante, ils sont en mesure de recourir au nombre, sinon à la violence, quand la négociation politique patine.
- 1 Ainsi en 2015 le président de la FNSEA, Xavier Beulin, plaidait pour un « moratoire d’un an sur les (...)
25Les engagements des dirigeants de la FNSEA en faveur de la protection de l’environnement et de la qualité alimentaire sont au cœur du travail d’actualisation de leur position dominante. Ils expriment, les uns comme les autres, leur capacité à réajuster leur projet sectoriel aux évolutions des tendances socio-économiques globales. Face au rétrécissement des voies d’expansion, les responsables majoritaires ont peu à peu pris conscience qu’il était nécessaire de promouvoir non plus un « modèle d’agriculture », mais une diversité, pour favoriser une meilleure segmentation de la production (Fouilleux, 2003). Cette évolution, qui s’est affirmée à partir des années 1990, est obscurcie par une rhétorique nationale toujours actuelle qui tend à assimiler la protection de l’environnement à des « contraintes environnementales », donc à des « charges supplémentaires1 ». Elle est également obscurcie par une opposition de principe à toute réglementation environnementale (Ansaloni, 2015 ; Fouilleux, 2003). N’empêche que, dans les actes, les élus de la FNSEA se sont saisis de la question environnementale depuis les années 1980 (Rémy et al., 2006). Au fil des évolutions de la politique communautaire, ils ont intégré la thématique environnementale dans le champ d’expertise des chambres d’agriculture et des instituts techniques. Ce phénomène de « corporatisation » de l’environnement s’est traduit de façons multiples, depuis la mise en place d’actions nationales telles que « ferti-mieux » et « phyto-mieux » dans les années 1990 (Rémy et al., 2006), à l’ajustement de l’offre de formation des chambres d’agriculture dans une logique de concurrence avec leurs opposants (Ansaloni, Fouilleux, 2006). De plus, en favorisant la différenciation de la qualité alimentaire, les dirigeants de la FNSEA ont su tracer une voie d’avenir pour une couche d’exploitants qui, dans un contexte de resserrement des débouchés, n’étaient pas en mesure d’affronter la compétition internationale sur les marchés bas de gamme. Évoluant dans le giron de la FNSEA, les fédérations de syndicats d’Appellations d’Origine Contrôlée (AOC) ont, avec l’appui des administrations agricoles française et italienne, exporté le modèle des AOC à l’échelle européenne à la fin des années 1990, de sorte à pérenniser le développement des filières nationales (Smith, 2016). Par leur engagement en faveur de la différenciation alimentaire, ces responsables professionnels ont, comme en matière de protection de l’environnement, concrétisé leur engagement en faveur du développement durable, chaque AOC reposant selon cette rhétorique sur la valorisation des ressources patrimoniales, humaines et naturelles de son « terroir » (Sylvander et al., 2006).
- 2 Aucune plainte à l’encontre des accords interprofessionnels sur les prix n’a été portée devant une (...)
- 1 Autorité de la concurrence, Avis 09-A-48 du 2 octobre 2009 sur le fonctionnement du secteur laitier (...)
26Tandis que les dirigeants de la FNSEA adaptaient leur projet à l’évolution des tendances socio-économiques globales, leurs opposants, multiples, n’ont pas su faire émerger de coalition antagoniste, comme ce fut le cas en Angleterre. Initiée dans les années 1980, la mobilisation des environnementalistes n’a pas eu le même succès que celle conduite par leurs homologues anglais. Les responsables de France Nature Environnement (FNE), la principale organisation environnementaliste française, n’ont pas su faire émerger une vision de l’agriculture alternative. Leur attachement à l’administration des marchés agricoles les conduit à plaider, à l’image des concurrents syndicaux de la FNSEA (la Confédération paysanne par ex.), en faveur d’une « agriculture productive » et de « prix rémunérateurs ». Cette impasse théorique se double d’une impasse stratégique : jusqu’alors les dirigeants de la FNE ont échoué à fédérer leurs homologues autour de leur vision de l’agriculture, tout comme ils préfèrent se tenir à l’écart des syndicats minoritaires de peur de s’aliéner l’administration agricole (Ansaloni, 2015). Au final, il semble bien que le coup le plus dur à l’encontre de l’hégémonie de la FNSEA a été porté par les transformateurs et les distributeurs. Si jusqu’à une période récente ces derniers se satisfaisaient des accords interprofessionnels2, un avis prononcé par l’Autorité de la concurrence en 2009 semble indiquer un revirement1. Saisie par le ministère de l’Économie, celle-ci a mis en garde l’interprofession laitière au sujet des recommandations de prix qu’elle donnait, ce qui a conduit l’organisation à abandonner cette pratique.
27Les élites de la FNSEA ont donc su actualiser leur position de domination, engageant leurs ressources pour réajuster leur projet aux tendances socio-économiques globales. Ils font certes face à des intérêts multiples, mais qui demeurent antagonistes : des environnementalistes et des syndicats minoritaires qui revendiquaient des « prix rémunérateurs » pour une agriculture plus « durable » ; les transformateurs et les distributeurs qui œuvraient en faveur en faveur d’une baisse des prix agricoles.
- 2 Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (2015), Mise en œuvre de (...)
- 3 Dominique Gallois, « Crise du lait : les négociations ont repris à Laval », Le Monde, 31 août 2016.
28Quoiqu’érodé, le corporatisme sectoriel reste d’actualité. Vu les ressources qu’elles concentrent et accumulent, les élus de la FNSEA conservent une relation privilégiée avec les dirigeants politiques, de droite comme de gauche. Bénéficiant du soutien de l’État, ils étaient en mesure de freiner et de limiter autant qu’ils pouvaient la transformation des composantes du régime établi après la Seconde Guerre mondiale. Si, au fil des réformes de la PAC, la formation des revenus a été inféodée à une logique marchande, leur action a longtemps permis de contrarier cette évolution. Quand, lors de la réforme de 2003, le découplage des aides a été décidé, ils ont obtenu que le Président de la République s’engage dans les négociations communautaires. Celui-ci arracha la possibilité d’allouer les aides en fonction de critères historiques, maintenant les privilèges des grands cultivateurs et des éleveurs intensifs qui dominent traditionnellement la FNSEA (Delorme, 2004). Si, avec la réforme de la PAC de 2014, les possibilités d’allocation des aides en fonction de critères historiques ont été réduites, ils ont obtenu que les États accordent du temps pour mettre en œuvre les paiements forfaitaires à l’hectare, au nom de la « viabilité économique des exploitations ». Autre exemple : à la différence de l’exemple anglais, la formation professionnelle demeure sous la tutelle professionnelle : les responsables de la FNSEA président tant le fonds de formation professionnel que les chambres d’agriculture, qui restent le principal prestataire de formation, même si elles font face à une concurrence désormais importante (Labarthe, 2005). Enfin, si les transformations de la PAC favorisent une concurrence de type contractuelle, celle-ci demeure en partie administrée. Certes des incertitudes pèsent actuellement sur le rôle des interprofessions, comme en témoigne l’exemple du lait. Cette évolution, qui reste à investiguer, n’implique cependant pas un déclin de l’interprofession, qui est appelée au plus haut niveau à s’engager dans le processus de contractualisation2. Cette évolution n’implique pas non plus le désengagement de l’État de l’organisation des marchés : ainsi, à l’initiative de la FNSEA, Stéphane Le Foll défendait auprès de la Commission européenne une augmentation du prix d’intervention du lait. Il obtenait, de plus, des aides pour désengorger le marché, donc favoriser une augmentation des cours3. Au-delà, dans le cadre de l’Institut National de la Qualité et de l’Origine (INAO), l’État organise, en étroite coopération avec les producteurs agricoles, les productions « haut de gamme », dont les AOC qui couvrent aujourd’hui plus du tiers des exploitations nationales (Sylvander et al., 2006). Chaque AOC est gouvernée par une Organisation et de défense et de gestion, sorte d’organisation interprofessionnelle qui détermine les règles de production et de transformation, exerçant donc un contrôle de fait sur les volumes.
29À partir des années 1990, en France, le régime corporatiste a donc cédé le pas à un régime reposant sur une forme renouvelée de dirigisme. La résilience du corporatisme sectoriel a permis aux élites majoritaires de limiter au mieux la transformation des composantes du régime antérieur, pérennisant par-là même leurs ressources.
30Cet article avait pour but d’élucider les trajectoires de libéralisation des politiques agricole anglaise et française. Pour cela, notre démarche consistait à caractériser les trajectoires nationales en termes de régimes de politique agricole puis à analyser le renouvellement de leurs composantes, notamment à partir des années 1990. Théoriquement, notre ambition était de poser quelques jalons pour développer une sociologie de l’hégémonie économique. L’analyse se concentre à cette fin sur la dimension processuelle de l’hégémonie – soit sur les luttes cognitives et symboliques que livrent les « dominants », ceux qui l’organisent, et les « dominés », ceux qu’ils ont conquis ou bien écartés. Dans cette perspective, la question qui prime est donc celle de la dynamique des coalitions – soit leur production, reproduction ou bien délitement. Pour l’appréhender, notre schéma d’analyse se concentre sur les ressources qu’engagent les agents, et sur les avantages qu’elles leur donnent dans les conflits qui les opposent. L’accent mis sur les ressources vise à développer une analyse non pas discursive mais matérialiste de l’hégémonie. Sur cette base, nous avons élucidé les trajectoires de libéralisation anglaise et française en reconstituant empiriquement trois mécanismes qui influaient chacun sur la dynamique des coalitions qui soutiennent les régimes de politique agricole. Le premier tient à la division spécifique, selon les pays, du travail intellectuel sur l’agriculture, division qui influe sur les luttes que développent les agents à ce propos, donc la définition des référentiels. Le deuxième tient à la construction de la contrainte économique, précisément à la capacité des acteurs à ajuster leur projet aux tendances socio-économiques globales, construisant le caractère inéluctable des évolutions qu’ils prophétisent. Enfin, le troisième mécanisme concerne l’action de l’État qui, en distribuant des ressources inégales aux groupes, mais aussi en consacrant certaines catégories, stabilise les rapports de force entre les coalitions antagonistes.
31Au terme de notre analyse, il apparaît que, parmi les composantes des régimes de politique sectorielle, les institutions qui définissent le type de « relation industrielle » déterminent le cours des autres instruments. Dans le cas anglais, la destruction du corporatisme sectoriel a signé la subordination des élites agricoles à des intérêts divers (environnementalistes, transformateurs et distributeurs notamment). Celles-ci ont perdu la maîtrise des autres composantes du régime de politique agricole, donnant naissance à une forme d’accumulation tirée par la concurrence. Dans le cas français, la résilience du corporatisme sectoriel a permis aux élites agricoles de freiner et limiter le démantèlement du régime antérieur que les transformations de la PAC induisent. Elles gardent ainsi une certaine maîtrise sur les composantes du régime de politique agricole, donnant naissance à une forme d’accumulation, certes tirée par la concurrence, mais aussi par la formation administrée des revenus. Dans un cas comme dans l’autre, l’État joue un rôle central dans la transformation des régimes : en instituant un type de relations industrielles, donc un modèle d’organisation spécifique du secteur, ses actions consacrent symboliquement ses interlocuteurs légitimes, stabilisant momentanément les luttes hégémoniques.