- 1 Commencé par Jacques Savary Des Bruslons (1657-1716), ce dictionnaire a été continué et édité par s (...)
1Pour étudier les concepts de « marché » énoncés au xviiie siècle, l’Encyclopédie (1751-1765) dirigée par Diderot (1713-1784) présente l’avantage d’en manifester une diversité importante. Les occurrences du « marché » dans les différents articles sont nombreuses, mais elles peuvent être ramenées à deux grands types d’usage. Il y a d’un côté l’utilisation courante et polysémique d’un terme, entré depuis longtemps dans les pratiques de l’échange des individus en général et des marchands en particulier. L’article « Marché », rédigé par Jaucourt (1704-1780) au 10e tome (1765), relève de cet usage puisque celui-ci fait un relevé de l’ensemble des significations du terme, qu’il a prises dans le Dictionnaire universel de commerce (1723-1730) des Savary1, qui eux-mêmes se sont vraisemblablement inspirés des dictionnaires de Trévoux (1704) et de Furetière (1690). Le terme « marché » signifie à la fois pour Jaucourt un espace, un temps, un droit, un gain, un prix et un contrat. De l’autre côté, il y a l’usage du concept de marché dans le sens restreint de l’économie politique, dont la vocation est de prendre place au sein d’un discours savant sur les facultés morales et les rapports sociaux. Cette seconde utilisation du marché se trouve par exemple dans l’article « Foire » rédigé par Turgot (1727-1781) au 7e tome (1757). Il se sert du marché, comme représentation saine et idéale des échanges, pour critiquer les interventions de l’État dans le commerce et dépeindre les foires comme les fruits de privilèges et de dispositifs artificiels.
2La présence simultanée de ces deux usages du marché dans l’Encyclopédie est sans doute moins le signe d’une opposition rigide et exclusive, que celui de l’existence de deux variétés partageant une partie de leurs caractères et divergeant sur le reste. Il est manifeste que l’usage courant et polysémique est antérieur à l’usage savant des économistes, comme en atteste la comparaison entre les dictionnaires édités au début du xviiie siècle et les textes d’économistes tels que Law (1671-1729) ou Boisguilbert (1646-1714). Chez ces derniers, le mot « marché » n’a pas de portée épistémique particulière et est assez peu utilisé. En revanche, les significations relevées par Jaucourt sont déjà toutes présentes dans le Furetière de 1690, le Dictionnaire de l’Académie française de 1694, ou encore le Trévoux de 1721, et même en partie dans les dictionnaires français-latin du xvie siècle.
3Cette antériorité constitue une source de difficultés lorsqu’on s’interroge sur l’existence d’un lien entre ces deux variétés. Comment le mot « marché » est-il passé entre le début du xviiie siècle et 1776 d’une polysémie d’usages courants à une notion d’économie politique fondant une conception générale de la société ? Par quelles variations est-il devenu un concept pivot pour représenter un mécanisme général de l’économie et de la société, alors qu’il ne désigne au départ qu’un ensemble de pratiques et de disciplines rattachées ? Autrement dit, comment le marché est-il devenu un concept conditionnant la scientificité d’un discours savant en se détachant de ses acceptions traditionnelles ?
4Comprendre la migration du concept de « marché », du domaine des marchands et des juristes à celui des économistes, revient à rechercher les variations des usages d’un mot à travers différents discours. Elles relèvent d’une multitude de facteurs (psychologiques, économiques, politiques, sociaux, etc.) qui ne sont pas l’objet du présent travail. Mais parmi ces facteurs, il y a l’idée que d’autres concepts ont pu déterminer le concept de marché lui-même. Précisément, certains auteurs ont soutenu qu’un changement dans les représentations métaphysiques a pu contribuer à la transformation du concept de marché. Des études anciennes (Taylor 1929, 1930 et Chalk, 1951) ont indiqué en leur temps que ce nouvel usage de la notion de marché, acquis dans les discours d’économie politique, est dépendant d’une variation dans les concepts métaphysiques de loi naturelle, d’ordre naturel et de providence. Les études actuelles tendent à remettre en cause cette mise en relation concernant l’œuvre de Smith (Defalvard, 1990 ; Grampp, 2000 ; Biziou, 2003 et Marouby, 2004). Dans cet article, je chercherai à préciser le degré de validité d’un éventuel lien entre le marché et la métaphysique, non pas en étudiant un auteur particulier ou des causes externes aux énoncés, mais en observant les manifestations successives des concepts de marché jusqu’en 1776. L’enjeu est de représenter une phylogénie de ces concepts, décrivant leurs différentes formes, depuis leurs usages courants jusqu’aux formulations savantes. Cette phylogénie constituera un moyen d’évaluer l’importance des concepts métaphysiques dans l’élaboration du « marché » des économistes, en comparant la proximité respective de certains de leurs caractères.
5Cette démarche impose préalablement quelques considérations méthodologiques. Tout d’abord, une approche phylogénique du concept de marché s’avère indispensable car il n’est pas possible de comprendre ce passage en analysant les énoncés d’un seul auteur. Parler d’une phylogénie conceptuelle renvoie, non pas à une importation des méthodes existantes dans les sciences de la vie, mais seulement à l’hypothèse qu’un concept dans un énoncé donné est le résultat d’une combinaison entre des concepts antérieurs et qu’il est susceptible d’être à son tour repris dans des énoncés ultérieurs. Des filiations (phylo-) peuvent ainsi être établies en comparant les caractères d’un concept avec ceux de ses prédécesseurs. Ces caractères correspondent en partie à un lexique mais surtout aux connexions établies à l’intérieur d’un énoncé entre ce concept et d’autres. L’utilisation de schémas pour représenter ces connexions est nécessaire et facilitera le travail de comparaison. Plus les caractères semblables ou homologues sont nombreux, plus la probabilité d’une filiation est forte. Cela permet alors de comprendre à partir de quels éléments un concept a été produit (-génie) par un individu dans un énoncé donné.
6Pour pouvoir observer les caractères d’un concept, il convient de se fonder sur l’analyse componentielle des concepts, initiée par Vygotsky (1934) et continuée par différents psycholinguistes comme Clark (1996). Son intérêt, si on la compare aux autres approches historiques des concepts, réside dans sa démarche analytique nécessaire à la mise en évidence des caractères d’une même entité linguistique. Elle considère qu’un concept se définit par un ensemble d’autres concepts, inclus en lui et nécessaires pour lui donner une signification. Ces concepts inclus forment les caractères distinctifs dont l’approche phylogénique a besoin pour ses comparaisons. En général, un concept inclus se réfère à une chose appartenant elle-même à la chose désignée par le concept incluant. Pour éviter les problèmes d’interprétation rétrospective, il ne faut accepter comme caractères d’un concept incluant que les concepts inclus désignés lexicalement par l’auteur.
7D’autre part, l’établissement d’une phylogénie ne suppose pas de résoudre le problème des différents mécanismes expliquant l’évolution des concepts (la question des « processes »). Nous ne chercherons pas ici à savoir quelles déterminations psychologiques, cognitives ou sociales ont présidé à la formation des concepts de marché. Nous nous limiterons aux manifestations des concepts dans différents énoncés, sous l’angle des « patterns » ou de leurs formes apparentes, afin de proposer des hypothèses de filiation par la seule comparaison des caractères communs et des divergences. Dans le cas du concept de marché, il semble évident que ses formes savantes ont été précédées par ses formes courantes. Notre hypothèse de départ est que les premières ont été engendrées à partir des secondes, selon des variations que l’étude des patterns doit établir.
- 2 Il est tentant de croire qu’un dictionnaire usuel relève toujours de la catégorie « usage courant » (...)
8Il convient donc de considérer les manifestations du marché dans tous les énoncés disponibles, quels que soient les statuts qu’un lecteur contemporain pourrait créer pour les catégoriser2. Du point de vue phylogénique, un énoncé exprime l’état d’un concept à un moment donné chez son auteur. Par-delà ses intentions, l’auteur emploie toujours un concept doté de caractères particuliers (les concepts inclus et leurs rapports), qui sont les manifestations objectives permettant le recoupement phylogénique avec d’autres énoncés. J’examinerai dans un premier temps le premier type d’usage, qui réside dans les significations issues des dictionnaires et des encyclopédies. Je les comparerai dans un second temps aux usages savants du marché faits jusqu’en 1776, non seulement dans les traités de Smith (1723-1790) et de Condillac (1714-1780), mais aussi chez des économistes antérieurs qui l’utilisent de façon marginale. Il sera alors finalement possible de formuler des hypothèses phylogéniques, combinant les usages courants aux usages savants, et ces derniers entre eux. La représentation phylogénique ainsi acquise n’indique pas des relations d’engendrement ; le concept de marché présent chez un auteur ne s’est pas reproduit linéairement chez un autre, en se modifiant plus ou moins. Une phylogénie des concepts met en évidence des maillages d’apparentement, c’est-à-dire des combinaisons diachroniques. Un concept dans un énoncé résulte des interactions effectuées, à un moment donné, entre des concepts antérieurs, dont les sources peuvent être très éloignées.
- 3 Il est difficile de ranger ces concepts de dictionnaires dans une des catégories inventées par Vygo (...)
9À partir du xvie siècle, une pluralité d’acceptions du terme « marché » se manifeste dans les dictionnaires et les encyclopédies. Ces multiples significations renvoient toutes à des pratiques de la vie quotidienne, étrangères au discours de l’économie politique. Cette exclusivité de la pratique courante demeure dans ces types d’énoncés jusqu’au début du xixe siècle. Cela ne fait pas pour autant de ces définitions un ensemble hétéroclite qui n’aurait pas connu d’évolution. Au contraire, des variations et des permanences sont visibles dans leur succession, indiquant une place de plus en plus prépondérante du mot « marché » dans les pratiques sociales3.
10En relevant l’ensemble des définitions proposées dans les dictionnaires et les encyclopédies, entre le xvie siècle et le début du xixe siècle, il est possible de distinguer onze catégories du marché. Certaines sont récurrentes et apparaissent dans tous les ouvrages, alors que d’autres sont irrégulières, voire uniques selon les textes. Un tableau permet de clarifier leur succession dans le temps, en croisant les dates de publication des textes dans lesquels elles apparaissent avec leurs différentes catégories (figure 1). Nous avons sélectionné les dictionnaires les plus importants de chaque période (en latin, français et anglais), sans prétendre naturellement à l’exhaustivité, avec l’intention d’obtenir un échantillon couvrant une période large autour de 1776, afin d’examiner si des ressemblances et des différences significatives apparaissaient au fil du temps.
11Les trois significations les plus constantes, présentes systématiquement dans les énoncés, renvoient au marché comme à un « espace », un « contrat » et un « prix ». Le marché est d’abord le forum, ou ce lieu dans lequel se réunissent ceux qui ont quelque marchandise à vendre, et qui peut se spécialiser par type de denrée (le marché aux herbes, aux bœufs, etc.). Cet espace a pour fonction d’exposer les marchandises et de les contenir dans un même lieu, afin qu’elles soient toutes accessibles au consommateur. Mais cette exposition conduit immédiatement à une spécialisation et à un fractionnement de l’espace, puisque différents types de marché apparaissent selon les denrées. En tant qu’espace, le marché est donc en même temps un périmètre qui contient et attire vers lui la diversité des marchandises, et un milieu qui les dispose et les organise avant qu’elles le quittent pour être consommées.
Figure 1. Tableau chronologique des différents sens du mot « marché » dans les dictionnaires
12>> consulter le tableau
13Le marché est aussi presque toujours défini comme un « prix », à travers diverses expressions telles que « bon marché » ou « marché donné » pour un prix bas, et « grand marché » pour un prix élevé. Naturellement, il ne faut pas interpréter cette acception dans une perspective contemporaine, qui consisterait à voir en elle un embryon des théories économiques expliquant la fixation des prix par le marché. Le bon ou le grand marché aux xviie et xviiie siècles désigne seulement « le prix de la chose vendue » (Furetière, 1690), et non une origine ou un mécanisme de formation des prix. En tant que prix, le marché renvoie ici à une propriété de la marchandise, consécutive à son passage dans le lieu de l’échange. C’est sans doute par un processus de métonymie que le nom de l’espace contenant les marchandises est devenu le mot pour désigner leur valeur. Le marché vu comme un prix, dans l’usage courant, ne considère donc que le résultat d’un accord commercial, du point de vue de l’une des deux parties, selon qu’il serait « bon » ou « grand » pour elle. Il ne se réfère pas à un point de vue qui serait au-dessus du vendeur et de l’acheteur et qui considèrerait le procès d’échange dans sa totalité.
14Le marché est également toujours présenté comme un « contrat » ou un « traité ». C’est la convention, verbale ou écrite, entre deux parties pour réaliser une vente. Le marché renferme ici les conditions de la vente ; il est la condition de possibilité de l’acte de commerce, c’est-à-dire les éléments rendant possible un échange entre deux parties. Cette acception est confondue avec celle du prix par le Dictionnaire de l’Académie française dans toutes ses éditions, alors que le Furetière ou le Trévoux distinguent bien les deux significations. Cette différence est importante car elle contient des enjeux sur la représentation du prix. Si l’on considère le prix comme l’un des éléments du contrat ou des conditions de la vente, selon l’acception de l’Académie, alors le prix est fixé par les deux parties et dépend de leur entente. Dans ce cas, le prix serait le résultat d’une décision partagée ou d’un commun accord. En revanche, si le prix d’une marchandise est distinct du contrat d’échange, alors sa fixation résulte d’autres causes que celles des volontés de deux parties contractantes. Cette ambiguïté autour de la définition du marché comme prix, dans les différents dictionnaires, est l’expression sous sa forme courante d’un problème ancien que les savants rencontrent pour en expliquer la formation. La valeur des marchandises est-elle déterminée par le simple acte de commerce entre un acheteur et un vendeur, ou d’autres facteurs extérieurs à cet échange entrent-ils en jeu ?
15Trois autres définitions du marché n’apparaissent pas de façon aussi systématique que les précédentes. Leurs occurrences sont importantes mais irrégulières selon les textes. Il s’agit d’abord du marché désignant « l’assemblée » des vendeurs et des acheteurs. À côté des marchandises, il y a le groupe d’individus réunis sur un même lieu pour échanger. Les dictionnaires français-latin distinguent cette assemblée, qui est la foule du mercatus, et le lieu de réunion des marchandises qu’est le forum. Présente dès le xvie siècle, cette définition du marché comme assemblée n’est reprise que par le Dictionnaire de l’Académie, et ignorée par le Furetière et le Trévoux. Faut-il rattacher cela à l’inclusion du prix dans le contrat ? On pourrait supposer que la distinction entre les marchandises et les individus implique de reconnaître à ces derniers un pouvoir sur celles-ci ; les marchandises ne seraient que des objets assujettis aux volontés individuelles et à leur faculté d’en faire des éléments d’un contrat. À l’inverse, en ignorant les individus réunis sur le marché, les marchandises perdent cette objectivité et deviennent des sujets, dont le prix se fixe en dehors ou à côté du contrat.
16Dans cette hypothèse, il y aurait deux conceptions du marché qui se manifesteraient implicitement dans ces dictionnaires. D’un côté, le maintien de la définition du marché comme « assemblée » serait corrélative d’une confusion entre le prix et le contrat, ce qui apparaît dans les éditions du Dictionnaire de l’Académie. Le marché y serait alors une réunion d’individus dont les contrats déterminent le prix des marchandises. De l’autre côté, l’ignorance du marché comme « assemblée », dans le Furetière ou le Trévoux, serait corrélative d’une distinction entre le prix et le contrat. Le marché serait dans ce cas une réunion de marchandises dont les prix se forment en dehors des contrats individuels.
17La seconde définition présentant des occurrences irrégulières est le marché comme un « niveau de gain ». Elle apparaît au xviie siècle et revient ensuite presque systématiquement dans les énoncés. Il s’agit du degré atteint par les bénéfices au sens large ou de ce que l’échange a rapporté à l’une des deux parties. Dans l’Encyclopédie, Jaucourt reprend mot pour mot la définition véhiculée depuis Furetière 1690 :
Marché se dit pareillement de la vente et du débit qui se fait à beaucoup ou à peu d’avantage. Il faut voir le cours du marché. Le marché n’a pas été bon aujourd’hui. Chaque jour de marché on doit enregistrer au greffe le prix courant du marché des grains. (Diderot, 1765, 10e vol., p. 84a)
18Cette acception ne signifie pas le résultat immédiat d’une vente particulière, puisqu’il s’agirait alors du prix. Elle renvoie plutôt au devenir des ventes, durant un intervalle de temps donné et dans un lieu précis. Cette définition contient l’expression « cours du marché », c’est-à-dire ce qu’un ensemble de plusieurs actes de vente a entraîné pour ses vendeurs et ses acheteurs. La perspective du contrat individuel est ici dépassée pour penser les effets d’une pluralité de contrats sur les conditions de la vente. La somme des différents échanges se manifeste ainsi par un prix fluctuant dans le temps, qui est jugé a posteriori, selon les positions prises par chacun, comme la source d’un plus ou moins grand gain.
19La troisième définition avec des occurrences irrégulières est le marché comme « temps », c’est-à-dire la période de la semaine durant laquelle le marché se tient dans tel ou tel lieu. Ses occurrences sont beaucoup moins nombreuses. Elle tend même à disparaître, peut-être parce qu’elle ne dépend que de règlements et n’a que peu d’incidence sur les conditions de la vente elle-même, notamment sur le prix.
20Les cinq dernières catégories d’acceptions présentent un nombre d’occurrences assez faible. Elles désignent un type de contrat particulier dans la construction d’un bâtiment, le droit acquis par les villes de tenir un marché (dont Jaucourt est le seul à faire mention dans l’Encyclopédie), les achats rapportés du marché et deux expressions ayant un sens figuré. Dans celles-ci, le marché signifie soit la facilité dans l’exécution d’une tâche (« ce général a eu bon marché des ennemis, ils se sont mal défendus » Trévoux, 1721, 3e vol., p. 175), soit la prodigalité lors d’un don de soi (« Un homme qui va des premiers aux coups, fait bon marché de sa vie » Trévoux, 1771, 5e vol., p. 825).
- 4 On peut donc distinguer les pratiques courantes du concept de marché, relatives aux usages ordinair (...)
- 5 Dans les différents schémas conceptuels proposés ici, les flèches n’indiquent pas un rapport de cau (...)
21Finalement, que peut-on conclure de l’observation dans le temps de toutes ces occurrences ? Le tableau (figure 1) met en évidence deux caractéristiques de la diffusion du terme « marché » dans les pratiques courantes et dans les disciplines qui leurs sont attachées (comme la « science du commerce » apparaissant dans certains manuels ou le droit)4. D’une part, un noyau stable de trois significations perdure dans le temps avec le marché comme « espace », « prix » et « contrat ». Mais celui-ci est perturbé à partir du xviie siècle par sa combinaison avec trois autres définitions moins régulières, selon lesquelles le marché peut être considéré comme une « assemblée », un « niveau de gain » ou un « temps ». Il en résulte deux conceptions implicites du marché en fonction des combinaisons effectuées par les dictionnaires entre ces significations. La première inclut le prix comme l’un des éléments du contrat, qui est lui-même le produit de l’assemblée des individus contractants, réunis dans un espace avec les marchandises (Dictionnaire de l’Académie). Elle peut être qualifiée de conception sérielle, car une chaîne de dépendances est établie entre les choses, les individus et leurs relations réciproques5 :
Figure 2. Schéma de la conception sérielle du marché, ou m1
22La seconde conception implicite du marché distingue le prix et le contrat, qui sont deux éléments du lieu de réunion des acheteurs, des vendeurs et des marchandises (Furetière et Trévoux). Le marché comme espace de réunion obtient alors un rôle central puisqu’il permet la rencontre du contrat et du prix, c’est-à-dire du besoin d’échanger et de la valeur des marchandises. Il s’agit d’une conception centrée du marché :
Figure 3. Schéma de la conception centrée du marché, ou m2
23D’autre part, le tableau des définitions du marché indique que ce terme tend à désigner de plus en plus d’objets, par les ajouts successifs de significations propres à des usages quotidiens ou professionnels. Cet accroissement sémantique ne profite pas pour autant au discours savant des économistes, dont un lien avec le mot « marché » n’est jamais évoqué par les dictionnaires jusqu’au début du xixe siècle. La réciproque est également vraie puisque dans les dictionnaires du xviiie siècle spécialement dédiés au discours économique, le terme ne relève pas d’une notion particulière ayant une dimension explicative centrale. Dans ces textes, le « marché » est soit traité dans les mêmes termes que ceux des dictionnaires usuels, à l’instar du Dictionnaire universel de commerce (dans les 5 éditions entre 1723 et 1765) des Savary, soit tout simplement absent comme dans le Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique (1777-1783) de Robinet (1735-1820), l’Encyclopédie méthodique (1784-1788) de Démeunier (1751-1814) et le Dictionnaire universel de la géographie commerçante (1798-1799) de Peuchet (1758-1830).
24Par conséquent, ce tableau chronologique des définitions montre que le domaine des significations du mot « marché » se conserve et s’étend dans les pratiques ordinaires entre le xviie et le xviiie siècle. Mais ce domaine ignore la portée explicative ou épistémique que des économistes comme Turgot, Condillac ou Smith attribuent au marché durant la seconde moitié du xviiie siècle. Si les deux ensembles semblent nettement distincts du point de vue de leurs manifestations dans les énoncés, il reste à examiner, pour clarifier la possibilité d’un lien phylogénique, s’ils ne possèdent pas des éléments conceptuels communs. En particulier, les deux conceptions implicites du marché présentes dans les dictionnaires se retrouvent-elles ou non dans les discours des économistes ?
25Les premiers emplois explicites du « marché » dans le monde savant ne sont pas à rechercher chez un seul auteur, dont le génie propre expliquerait la transformation d’un mot courant en un concept scientifique. L’incorporation du terme « marché » dans les discours économiques intervient de manière diffuse et polygénique. Avant qu’il ne se manifeste avec évidence chez Condillac et Smith en 1776, il est présent sous une forme simple chez Cantillon (1680-1734), Turgot et Morellet (1727-1819). Il convient donc de distinguer deux formes dans les usages savants du concept de marché au xviiie siècle : une forme simple et une forme développée.
26Naturellement, les énoncés des savants n’ont ni le même statut, ni les mêmes intentions que ceux des dictionnaires. Pour autant, ils utilisent des concepts similaires et il est probable que les savants aient lu ou utilisé dans leur vie courante les concepts présents dans les dictionnaires. Cela nous autorise à les comparer. Les concepts énoncés par les savants ne sont pas eux-mêmes une catégorie bien délimitée, puisqu’il est possible d’en distinguer au moins deux sortes : les concepts savants définis, fondant explicitement le contenu de l’énoncé, et les concepts savants non définis, avec une signification implicite et approximative. Dans le cas du concept de marché, et peut-être pour une bonne part des concepts scientifiques, une première phase d’usages non définis précède une seconde phase d’usages définis. La différence entre la forme simple et la forme développée du marché ne se comprend que dans cette perspective évolutive.
- 6 « Vers une phylogénie des concepts savants : illustration par la génération spontanée » in Ben Hame (...)
27C’est par une recherche empirique dans différents corpus que nous avons relevé ces premières occurrences du « marché » chez Cantillon, Turgot et Morellet. Cela implique qu’il est peut-être possible de trouver d’autres occurrences qui auraient échappé à notre investigation, en particulier chez d’autres auteurs. De façon générale, la démarche phylogénique nécessite, pour devenir un programme de recherche d’ampleur, un traitement automatisé et numérisé des textes afin de permettre des recherches d’occurrences robustes. Cela signifie qu’une numérisation intégrale des textes anciens, intégrant la fonction de recherche des mots, est une condition technique requise pour que la phylogénie conceptuelle devienne une discipline scientifique à part entière. La disponibilité de nombreux textes sur Gallica, Frantext ou autres peut permettre des recherches d’occurrences systématiques comme nous l’avons fait pour le concept de « génération spontanée » notamment chez Diderot, Buffon et Lamarck6. Mais pour le concept de « marché » avant 1776, nous n’avons pas pu bénéficier d’un corpus numérisé intégralement, quel que soit l’auteur, ce qui laisse naturellement ouverte la possibilité d’occurrences inconnues.
- 7 Ainsi que du respect d’un certain nombre de règles, issues de la systématique, si l’on veut constru (...)
28Sur le plan épistémologique, ce genre de lacune n’interdit pas de formuler des hypothèses d’apparentement entre des concepts ou des variétés d’un même concept, car il importe avant tout d’être en possession d’une collection de caractères dont on peut comparer la présence ou l’absence d’un échantillon à l’autre7. Avant l’essor de la biologie moléculaire, les paléontologues pouvaient élaborer des phylogénies seulement au moyen de fossiles très partiels et incomplets. Nous sommes sans doute dans une situation similaire à l’égard des concepts tant que nous ne disposons pas de numérisations étendues des textes d’une période donnée et de la possibilité de recherches d’occurrences systématiques en leur sein.
29L’idée d’une forme simple du concept de marché chez Cantillon, Turgot et Morellet n’est en rien limitative. Non seulement elle peut exister chez d’autres auteurs, mais surtout elle ne correspond pas à une essence figée et unifiée. Ces trois économistes utilisent le terme de marché d’une façon similaire qui comporte néanmoins des nuances empêchant de les identifier complètement. Comme toute catégorie de classification, la forme simple du concept de marché est un procédé explicatif simplifiant la réalité. Il reflète l’existence d’un contenu conceptuel semblable chez au moins trois savants, qui l’énoncent à des dates relativement distantes. Cantillon se réfère ainsi au marché dans son Essai sur la nature du commerce en général rédigé vers 1730 et publié en 1755 ; Turgot le fait dans l’article « Foire » de l’Encyclopédie au 7e tome paru en 1757, et Morellet dans son Prospectus d’un nouveau Dictionnaire de commerce en 1769.
30Prendre en considération des auteurs de langue anglaise peut soulever un certain nombre de difficultés lexicographiques lorsqu’il s’agit de comparer leurs énoncés à ceux d’auteurs de langue française. Toutefois, l’étude d’un concept utilisé dans des langues différentes peut être légitime dans un cadre phylogénique car ce sont les connexions à l’intérieur d’un énoncé qui sont pertinentes, et non telle ou telle forme lexicale. À partir de ces connexions (représentées ici dans les schémas), des homologies ou des ressemblances peuvent apparaître et guider les hypothèses de filiation. Une approche phylogénique des concepts ne se confond pas avec la phylo-linguistique ou la linguistique historique, bien que des apports réciproques soient possibles.
- 8 Précisons que ce rôle secondaire du marché chez ces auteurs n’a de sens que du point de vue de la c (...)
31En quel sens peut-on parler d’une forme simple du concept de marché ? Chez ces trois économistes, le marché est mis explicitement au service d’une explication de la formation du prix et/ou de la valeur des marchandises. Pour eux, le marché est un lieu permettant la réunion des acheteurs et des vendeurs, et celle-ci aboutit à la fixation d’un prix plus ou moins confondu avec la valeur. Mais l’étendue de cette signification est simple car ils ne font pas du marché un concept premier, au fondement des mécanismes économiques en général et du commerce en particulier. Le rôle du marché est secondaire car son action ne fait qu’ajouter ou retrancher à une valeur préexistante des marchandises, dépendantes d’éléments extérieurs, et sur lesquels il n’a pas d’influence. Le marché intervient à la manière d’un bruit de fond dans la formation des prix8.
32Chez Cantillon, l’usage du marché repose sur une distinction faite entre la « valeur intrinsèque » des marchandises, issue des conditions de leur production, et leur prix qui résulte des ventes réalisées sur le marché. Mais cette distinction n’est pas nette. En fait, elle n’apparaît que si un décalage existe sur le marché entre la production et la consommation, ou entre la quantité de marchandises apportées et les « humeurs » et « fantaisies » des individus (Cantillon, 1756, p. 38). Les « prix du Marché » (Cantillon, 1756, p. 40) varient en fonction de cette possible inadéquation qui n’a rien de nécessaire, ni de souhaitable pour Cantillon. Selon lui, dans des sociétés bien réglées, la consommation reste constante et au besoin les magistrats peuvent fixer les prix. Le marché a ici un rôle secondaire, car il n’a pas de prise sur la valeur intrinsèque des biens. Il s’apparente à un océan exerçant « un flux et un reflux perpétuel » (Cantillon, 1756) sur le prix des marchandises dont les valeurs restent inchangées.
33Le concept de marché chez Cantillon est donc un espace qui réunit les objets et les individus, et qui produit une variation épiphénoménale des prix, sans effet sur la valeur :
Figure 4. Schéma du marché chez Cantillon, ou m3
Dans ce schéma, le marché chez Cantillon apparaît comme un lieu de réunion des marchandises qui ne constitue pas le fondement de la formation des prix. C’est pourquoi les prix et les marchandises convergent vers lui a posteriori, une fois constitués.
34Dans son article « Foire », Turgot ne s’intéresse pas à la différence entre la valeur et le prix. Il convoque le concept de marché pour opposer un « cours naturel du commerce » à un ordre perverti par l’État.
Une foire et un marché sont l’un et l’autre un concours de marchands et d’acheteurs, dans des lieux et des temps marqués ; mais dans les marchés, c’est l’intérêt réciproque que les vendeurs et les acheteurs ont de se chercher ; dans les foires, c’est le désir de jouir de certains privilèges qui forme ce concours : d’où il suit qu’il doit être bien plus nombreux et bien plus solennel dans les foires. (Diderot, 1757, 7e vol., 39b)
35La foire représente le lieu d’un échange dépendant de privilèges et de franchises accordées par l’État. Le commerce y est donc dénaturé puisque les individus vont dans les foires en raison de l’absence des taxes en vigueur partout ailleurs. Si les marchandises y sont à un prix relativement plus bas, cela ne tient pas aux conditions de production ou de transport, mais à des règlements et à des décisions du souverain. À l’inverse, le marché est présenté par Turgot comme le lieu de rassemblement des marchands et des acheteurs, dont le nombre respectif s’établit en fonction les uns et des autres. Le nombre de vendeurs est proportionnel au nombre de consommateurs ; ils tendent à augmenter parallèlement jusqu’à ce que la distance à parcourir pour acheminer les marchandises les rendent plus chères que celles vendues sur un autre marché. Un territoire se couvre donc de plusieurs marchés qui expriment des rapports entre une distance et un prix.
36Turgot considère ainsi le marché comme l’atome des rapports d’échange sur un territoire donné. En attirant à lui les productions et les hommes, le marché constitue cet intermédiaire entre « l’individu naturellement libre » (Defalvard, 2005, p. 210) et la société. La formation des prix obéit à des rapports d’éloignements entre les différents marchés. La rencontre des individus et leur concurrence au sein du marché ne constituent que les causes intermédiaires des prix, qui résultent en dernière analyse des conditions d’acheminement. Comme chez Cantillon, les prix n’apparaissent sur le marché qu’après la formation d’une valeur, mais qui est masquée chez Turgot par ce qu’il appelle le « désavantage de la distance » :
Figure 5. Schéma du marché chez Turgot, ou m4
Dans ce schéma, le marché chez Turgot contient en lui d’abord les acheteurs et les vendeurs dont le nombre dépend des distances entre les différents marchés (lieu) existants. Le prix des marchandises est lui aussi déterminé par cette distance relative.
37Même si le marché n’a pas les mêmes déterminations chez Turgot et chez Cantillon, puisque l’un insiste sur la distance entre les marchés et l’autre sur les conditions de la production, ils s’appuient tous les deux sur des causes externes au marché pour en expliquer les rapports internes et la formation des prix. En 1769, Morellet va dans la même direction en parlant des « conditions du marché » (Morellet, 1769, p. 240). Il cherche lui aussi à montrer que des circonstances antérieures à la rencontre des contractants sur le marché déterminent les quantités échangées, et par conséquent les prix. Ces circonstances pèsent sur le niveau des besoins locaux et conduisent à des prix variant d’une région à l’autre. Pour un négociant capable de se rendre sur plusieurs marchés éloignés, un profit peut être réalisé en jouant sur leurs différences de prix. Reprenant le terme utilisé en 1764 par Du Pont (Menudo, 2007, p. 4), Morellet opère une distinction entre le « marché particulier » et le « marché général » (Menudo, 2007, p. 270), c’est-à-dire entre un espace lointain disposant d’une ressource à bas prix et l’espace européen plus ou moins consommateur de cette ressource. Turgot reprend à son tour le terme « marché général » en 1770 dans ses Lettres au contrôleur général Terray sur le commerce de grain.
38Tout comme Cantillon, Morellet suppose une valeur fondamentale autour de laquelle fluctue la « valeur vénale » selon les circonstances. Et comme Turgot, Morellet renvoie à des contraintes externes au marché déterminant le niveau des prix. On peut donc résumer la forme simple du concept de marché, pour ces trois auteurs, par le schéma suivant :
Figure 6. Schéma de la forme simple du marché, ou m5
39Une chaîne de dépendances lie le prix, le marché et la valeur. Cela rejoint la conception sérielle observée dans les dictionnaires, et dans laquelle les individus ou l’assemblée des acheteurs et des vendeurs possèdent une place essentielle. Cantillon parle des « humeurs » des consommateurs, Turgot de leur « concours » avec les vendeurs et Morellet des « contractants ». En première approximation, l’hypothèse d’un lien entre la conception sérielle m1 et la forme simple m5 peut donc être formulée. Elle doit toutefois être étayée par l’analyse de la forme développée.
40Condillac et Smith publient la même année, chacun de leur côté, un ouvrage dans lequel le concept de marché devient un élément fondateur du discours d’économie politique. Le livre de Condillac, Le commerce et le gouvernement, considérés relativement l’un à l’autre, paraît en même temps que le traité de Smith, An inquiry into the nature and causes of the Wealth of Nations. Cette concomitance confirme que la diffusion des concepts ne procède pas selon des lignées uniques, avec un progrès linéaire et des stades incarnés par tel ou tel auteur. La forme développée du concept de marché contient au moins deux variétés d’un même concept qui ont été formulées en même temps, à des endroits différents. Un concept semble donc être le fruit d’une combinaison de concepts antérieurs, dont le nombre et les liaisons permettent tout autant de forger une typologie que de repérer des variations légères. Il convient donc d’examiner le degré de proximité des concepts de marché de Condillac et de Smith, pour juger s’il est pertinent de les associer dans un même type.
41Chez Condillac, une distinction est également faite entre la valeur et le prix d’une marchandise. Mais à la différence des économistes de la forme simple, la valeur se forme d’après les jugements des acheteurs sur l’utilité de l’objet et sur son abondance. La valeur est le résultat d’opérations de pensée qui se déroulent en partie sur le marché ; elle n’est plus le fruit d’une contrainte purement externe au marché. Même si le jugement sur l’utilité d’une marchandise semble antérieur à l’échange, la variation de la valeur est directement reliée à son abondance ou à sa rareté sur le marché :
Si la valeur des choses est fondée sur leur utilité, leur plus ou moins de valeur est donc fondé, l’utilité restant la même, sur leur rareté ou sur leur abondance, ou plutôt sur l’opinion que nous avons de leur rareté et de leur abondance. (Condillac, 1776, p. 253)
42Ces variations de la valeur en fonction de l’état du marché ne correspondent pas aux prix. Ces derniers sont eux aussi la conséquence de jugements, mais effectués au moment d’un échange entre l’acheteur et le vendeur. Ainsi, la valeur change au regard des quantités disponibles sur le marché, alors que le prix se modifie lorsque les quantités sont en train de s’échanger. La valeur dépend du jugement de l’acheteur, tandis que le prix résulte d’un accord entre les jugements de l’acheteur et du vendeur.
43Il apparaît donc que le concept de marché chez Condillac représente un lieu dans lequel une partie de la valeur se forme et où les prix résultent des jugements de chaque partie contractante. S’il distingue bien la valeur du prix, il situe la raison de leurs variations dans le marché, ou dans les rapports d’échange. Les contraintes externes comme le travail ou le transport ne sont pas évoquées ; la centralité du lieu suffit à l’explication.
44Condillac place en tête de son ouvrage la présentation de ce concept. Il se réfère à la notion de concours, comme Turgot, pour en justifier l’existence et établir le récit fictif de la formation du premier marché. Les membres d’une peuplade primitive réalisent rapidement les inconvénients d’une absence de marché. Si chacun doit chercher par lui-même un individu avec lequel échanger, le risque de ne trouver personne ou de ne pas faire affaire, dans l’espoir de toujours trouver mieux, est grand. Un espace central de regroupement s’avère indispensable :
Tôt ou tard l’expérience leur fera sentir ces inconvénients. Alors ils chercheront, à peu près au centre de la peuplade, un lieu où ils conviendront de se rendre, chacun de leur côté, à des jours marqués, et où l’on apportera les denrées dont on se proposera de faire l’échange. Ce concours, et le lieu où il se fait, se nomment marché, parce que les marchés s’y proposent et s’y concluent. (Condillac, 1776, p. 259)
45La présence chez Turgot et Condillac de la notion de « concours », et avec elle de l’intérêt réciproque des vendeurs et des acheteurs pour fonder un marché, constitue bien un caractère commun entre leurs énoncés. Suffit-il pour autant à les relier sur un plan phylogénique ? Même si Condillac avait repris ce terme de Turgot, il le fait dans un environnement conceptuel différent qui modifie le concept d’intérêt réciproque lui-même. Chez Turgot, le concours des vendeurs et des acheteurs est conditionné par le coût des distances, tandis que chez Condillac il est limité par les jugements des uns et des autres sur l’utilité et l’abondance. Seul l’ensemble des caractères d’un concept, c’est-à-dire la combinaison de tous ses concepts inclus dans un énoncé donné, autorise à formuler des hypothèses phylogéniques. L’existence d’un caractère commun ne suffit pas et peut conduire à confondre une convergence avec un lien de filiation.
46Condillac fait donc du marché un concept fondateur, ce qui le distingue des économistes de la forme simple. Cette différence s’explique en partie par son présupposé d’une humanité fondamentalement encline à échanger et à commercer. Il s’agit d’une véritable nécessité antérieure à des formes d’organisations sociales et politiques élaborées. Le marché constitue ainsi une des premières institutions humaines. Elle joue un rôle central, non seulement dans la formation de la valeur et du prix, mais aussi dans les rapports humains. Le concept de marché prend donc une extension considérable, en intégrant des concepts qui sont extérieurs ou absents chez les économistes de la forme simple :
Figure 7. Schéma du marché chez Condillac, ou m6
Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont si nécessaires, s’obtiennent de cette façon. (Smith, 1776, 5e vol., p. 19)
47Le marché n’est donc nullement pris dans une série de dépendances qui relativiserait son importance ; il est un espace à l’origine d’une multiplicité de phénomènes, et par conséquent le siège de différents mécanismes. Condillac et Smith partagent cette vision d’un marché rayonnant et irradiant les rapports sociaux et économiques. C’est pourquoi ils développent le concept de marché dans des proportions nettement supérieures à celles des savants de la forme simple. Cela nous autorise à les ranger dans une même catégorie.
48Cependant, les différences entre Condillac et Smith ne peuvent être négligées, car elles correspondent aux variations d’un même concept apparu en deux endroits distincts. Smith conçoit lui aussi le marché comme la rencontre entre une quantité de marchandises à vendre, disposant d’une valeur préexistante appelée « prix naturel », et une demande ; à l’instar de Condillac, le « prix du marché » est le fruit de cette rencontre, grâce au jeu de la concurrence qui n’est qu’un rapport entre le nombre des vendeurs et des acheteurs. Mais Smith ne situe pas la formation de la valeur, ou du prix naturel, dans les jugements des acheteurs. Des éléments extérieurs au marché, à travers les taux naturels des salaires, des profits et de la rente, déterminent la valeur d’une marchandise avant son arrivée au marché. Cette nuance a son importance puisqu’elle permet l’introduction du concept de division du travail.
49La spécialisation des producteurs, à l’intérieur ou au dehors de la nation, résulte de la concurrence qui a lieu sur le marché et qui tend à privilégier les avantages initiaux d’une marchandise donnée. La plus grande qualité ou le bas coût d’un objet seront préférés, ce qui incitera les producteurs à améliorer leurs marchandises. Un approfondissement de ces avantages signifie une division du travail plus poussée, et par conséquent la modification des taux naturels déterminant la valeur. Autrement dit, les éléments extérieurs au marché fixant le prix naturel des marchandises sont peu à peu modifiés par le marché lui-même. Smith n’intègre donc pas directement le mécanisme de formation de la valeur dans le marché, comme le fait en partie Condillac, mais il soumet le devenir des facteurs externes déterminant la valeur (salaires, profits et rentes) à la concurrence et aux prix du marché. Il laisse des contraintes externes au marché déterminer la valeur, mais elles sont les effets d’un mouvement de division du travail, qui lui-même est guidé par les prix réalisés sur les marchés.
50Smith se distingue également de Condillac en faisant du marché le lieu de transition des intérêts particuliers à l’intérêt général. Des marchands préoccupés par l’accroissement de leur capital se rendent sur le marché. Certains parviennent à mieux vendre grâce à des avantages de leurs produits, liés à la division du travail. Tous tendent ainsi à se spécialiser et participent à la prospérité générale. Le marché chez Smith est donc conçu comme un lieu alimentant deux cycles : du prix naturel au prix du marché, et de l’intérêt particulier à l’intérêt général, en passant à chaque fois par le perfectionnement. Un schéma peut le représenter :
Figure 8. Schéma du marché chez Smith, ou m7
Le concept de marché chez Smith joue un rôle décisif moins parce qu’il attire à lui toute la production et l’ingéniosité humaine (à travers le perfectionnement des avantages ou les marchandises) mais plutôt parce qu’il est à la fois l’espace et le temps de la formation endogène des prix. C’est pourquoi la concurrence est incluse en lui en tant que rapport entre une quantité de marchandises et une demande solvable.
51En comparant les concepts de marché de Condillac et Smith, il apparaît que chacun se fonde sur une conception centrée m2, ce qui peut expliquer qu’ils lui donnent une extension beaucoup plus large que dans la forme simple m5. En effet, chez eux, le marché est devenu la contrainte conditionnant les éléments extérieurs tels que la valeur, les salaires ou les profits. La forme développée du concept de marché a pour spécificité de conférer au lieu de l’échange un pouvoir d’organisation, c’est-à-dire de faire du centre non plus seulement un espace d’attractivité mais aussi un pourvoyeur de règles ou de contraintes pour le monde environnant. Le rapport entre les offres et les demandes constitue ce noyau interne au marché qui répand au dehors de lui une nécessité et un ordre. En explicitant le rôle central du marché, ces discours savants le représentent comme une source contenant la raison des choses qui lui sont extérieures. La forme développée peut ainsi se résumer par divers éléments périphériques inclus dans un centre :
Figure 9. Schéma de la forme développée du marché, ou m8
52Tous ces éléments périphériques sont réunis chez Smith, alors qu’une partie est absente chez Condillac. L’essentiel est qu’ils conçoivent le marché comme un centre organisant la périphérie. L’existence d’un lien entre la forme développée m8 et la conception centrée m2 est donc vraisemblable, à l’instar de celui supposé entre m1 et m5. Les deux variétés de l’usage courant du concept de marché se seraient ainsi transformées en deux variétés savantes. Mais l’hypothèse d’un tel lien serait simpliste si elle ne tenait pas compte d’autres éléments conceptuels, qui ont pu se combiner au cours de l’élaboration des concepts savants du marché. Il faut donc chercher d’éventuels éléments communs entre des discours savants antérieurs à Condillac et Smith et leurs propres concepts du marché (m6, m7, m8) ; à cette condition, l’hypothèse d’un lien entre m2 et m8 sera conçue dans un cadre polygénique, c’est-à-dire sous la dépendance de plusieurs sources partielles.
53Relier directement et unilatéralement les usages courants et les usages savants du marché n’est pas satisfaisant, car cela reviendrait à penser des filiations linéaires, en complet décalage avec la diversité des sources travaillant les individus producteurs d’énoncés. Pour éviter l’écueil d’une approche monogénique, il convient de rechercher si des concepts inclus dans les formes savantes du marché (de m3 à m8) sont présents dans des énoncés savants antérieurs. Deux groupes de concepts ainsi inclus peuvent être repérés dans des textes précédant les formes simple et développée. Il s’agit d’évaluer ce qu’ils auraient pu apporter à ces formes.
54Le premier groupe concerne la valeur et son procès de formation, étroitement associés à la concurrence et à la faculté d’échange. L’idée d’une valeur des marchandises déterminée par un rapport, entre une quantité à vendre et les ventes réalisées, date de la fin du xviie siècle. Elle est présente en 1691 chez Locke (1632-1704), dans un manuscrit de Gregory King (1648-1712) (Evans, 1967), chez Davenant (1656-1714) (1699) et Law (1671-1729) (1705, p. 466). Dans chacun de leurs textes, la valeur résulte, non pas d’une loi de l’offre et de la demande, mais d’un rapport entre une quantité précédant la vente et la vente effective :
Figure 10. Schéma du premier groupe de concept de valeur, ou v1
55Au cours du xviiie siècle, ce concept de la valeur est repris par différents savants sans qu’il soit attaché au concept de marché. On le trouve chez Mandeville (1670-1733) (1714, p. 139), Montesquieu (1689-1755) (1748, p. 273) ou Forbonnais (1722-1800) (1758, 1er vol., p. 564). Jaucourt lui-même s’y réfère dans l’Encyclopédie à l’article « Prix », dans lequel il ne renvoie qu’à « Monnaie » et non à « Marché ».
On peut dire en général que toutes les circonstances qui augmentent le prix des choses, n’ont cette vertu qu’à cause qu’elles font d’une manière ou d’autre que ce qui était plus commun le devient moins ; et quant aux choses qui sont d’un usage ordinaire ou continuel, c’est le besoin ou la nécessité jointes à la rareté qui en augmente le plus le prix. (Diderot, 1765, 13e vol., p. 391b)
56À la fin de cet article, Jaucourt laisse entendre qu’il y aurait une différence entre le prix fixé par ce rapport entre quantité et vente, et le « prix véritable et intrinsèque » (Diderot, 1765, 13e vol., p. 391b) fondé sur le coût de fabrication et un profit raisonnable. Jaucourt suit ainsi la perspective des physiocrates, et de Quesnay (1694-1774) en particulier, qui distinguent la valeur avant et après l’échange. Déjà formulée en son temps par Cantillon, cette distinction est énoncée par Quesnay en 1765 dans le Dialogue sur le commerce. Pour une même marchandise, il y a un prix indépendant du commerce qui précède les achats et les ventes, et un prix pouvant varier par le jeu de la concurrence.
57Tous ces savants utilisant ce concept de valeur v1 ne suivent pas nécessairement Quesnay et Jaucourt dans cette distinction, et peuvent attribuer à la concurrence un rôle prépondérant dans la formation de la valeur ou du prix. Par exemple, Montesquieu utilise une forme dérivée de v1 pour affirmer que « l’établissement du prix des choses dépend toujours fondamentalement de la raison du total des choses au total des signes » (1748, p. 384), c’est-à-dire du rapport entre les marchandises disponibles et l’argent. Chez lui, seule la concurrence règle ce rapport et aucune cause extérieure au commerce n’intervient dans la formation des prix.
58Il y a donc deux façons d’utiliser le concept de la valeur v1 et de le lier à la concurrence. Soit la formation de la valeur ne dépend que de l’échange et de la concurrence (forme v1’ de Locke à Montesquieu en passant par Law, Mandeville, etc.), soit elle procède de deux ordres de causes, les unes indépendantes du commerce, les autres non (forme v1’’ des physiocrates), ce qui oblige à distinguer une valeur intrinsèque et un prix de marché. Ces deux variétés de v1 se retrouvent en partie dans les deux formes du marché m5 et m8, ce qui interdit de considérer l’une ou l’autre comme un ancêtre conceptuel exclusif. En effet, la distinction entre la valeur et le prix, tout comme le rôle de la concurrence, se retrouve aussi bien en m5 qu’en m8. Il n’est donc pas exact de penser qu’une lignée existe de Locke et Law jusqu’à Smith et Condillac, dans laquelle l’idée de loi de l’offre et de la demande se serait peu à peu constituée.
59Il apparaît plutôt qu’une recombinaison des formes v1’ et v1’’ s’est effectuée dans l’une des deux grandes conceptions savantes du marché du xviiie siècle. Dans la forme simple m5, la distinction valeur intrinsèque/prix de marché et l’existence de causes externes face à la concurrence semblent reproduire la forme v1’’. En revanche, dans la forme développée m8, une combinaison de la distinction valeur/prix (v1’’) s’opère avec le rôle prépondérant de la concurrence (v1’). Condillac et Smith distinguent deux sortes de prix ou de valeur, tout en ramenant en dernière analyse leur formation au jeu de l’échange et de la concurrence. Ainsi, l’insertion de la conception centrée du marché m2 dans un discours savant a été solidaire d’une recombinaison des conceptions de la valeur (v1’ + v1’’).
- 9 Par exemple chez Nicole (1671) et Domat (1689-1694).
60Le second groupe de concepts issu d’énoncés antérieurs, et que l’on retrouve en partie dans m3 à m8, concerne les intérêts individuels et l’intérêt général. Une filiation évidente entre Smith et de nombreux auteurs a déjà été établie sur ce point (Perrot, 1992, p. 333-354). Le concept d’une harmonie entre les égoïsmes individuels et la société est très largement répandu dès le xviie siècle, et l’une de ses sources est le jansénisme9. Le thème d’une providence accordant les fins individuelles et l’ordre social apparaît par exemple chez Boisguilbert (1705, p. 280), Mandeville (1714, p. 132) ou Hume (1741, p. 17). Il est raisonnable de penser que ce thème s’est reproduit dans l’environnement immédiat du concept de marché smithien (m7). Cependant, quel que soit son statut métaphysique (celui d’un dessein divin ou d’une faculté bienveillante comme s’interrogent Perrot, 1992 et Clavé, 2005), ce présupposé n’est en rien essentiel au caractère central du marché chez Smith. En effet, chez Condillac, la centralité du marché existe sans être fondée par l’idée d’un accord entre les intérêts privés et l’intérêt général. La providence semble même absente de ses énoncés, qui ne manifestent pas le souci de résoudre un conflit entre les égoïsmes et la société. Dans le Traité des sensations (Condillac, 1754), seuls les besoins naturels de l’homme déterminent ses facultés, à travers la balance des plaisirs et des peines. L’idée d’un dessein sous-tendant le bonheur ou le malheur des hommes y est même dénoncée comme une superstition (Condillac, 1754, p. 138). Quand un objet cause du plaisir ou de la peine à un individu, ce dernier a tendance à lui attribuer une intention chargée de veiller en bien ou en mal sur lui. En réalité, pour Condillac, il ne s’agit là que d’illusions et d’erreurs de jugement propres à l’enfance des idées. Lorsqu’il formule son concept de marché en 1776, Condillac ne fait pas plus intervenir le thème d’une providence ou d’une harmonie. Il invoque seulement la nécessité pour des individus aux besoins différents de se réunir et d’échanger.
61En revanche, le concept de providence est nettement apparent chez des économistes qui n’utilisent au mieux que la forme simple du marché m5, comme Melon (1675-1738) (1734, p. 760), Quesnay (1768, p. 54-55) ou Baudeau (1730-1792) (1768, p. 18) par exemple. Chez eux, l’harmonie n’a pas à résoudre une contradiction ; elle est immédiatement réalisée dans l’agencement de dépendances mutuelles entre les individus. Ce point de vue est bien exprimé par Forbonnais :
La providence infinie dont la nature est l’ouvrage, a voulu par la variété qu’elle y répand mettre les hommes dans la dépendance les uns des autres. L’Être suprême en a formé les liens, afin de porter les peuples à conserver la paix entre eux, à s’aimer, et afin de réunir le tribut de leurs louanges, en leur manifestant son amour et sa grandeur par la connaissance des merveilles dont il a rempli l’univers. C’est ainsi que les vues et les passions humaines rentrent dans l’ordre inaltérable des décrets éternels. (Forbonnais, 1754, 1er vol., p. 1-2)
62Au moins deux types de providence occupent donc inégalement le voisinage des concepts savants du marché m5 et m8. Le premier type, présent chez Smith, présuppose une contradiction entre égoïsmes et société (p1’). Le second a pour perspective une diversité organisée immédiatement par des lois (p1’’) et il est très présent chez les physiocrates (Quesnay, 1768, p. 14-22 et Dupont de Nemours, 1793, p. 43-44). Ces ressorts métaphysiques sont indifférents à la formulation de la forme développée du marché, puisque Condillac et Smith sont opposés sur ce point. Condillac n’utilise aucun de ces deux types de providence, tandis que Smith privilégie la forme p1’. Il faut donc conclure que la main invisible de Smith comme les lois naturelles des physiocrates ne représentent pas des concepts décisifs dans l’élaboration des concepts savants du marché. Précisément, si le concept d’une providence générale d’origine divine (qu’on pourrait nommer p1) est présent chez la plupart des économistes, ses variations p1’ et p1’’ n’ont pas eu d’interaction avec m5 et m8 au cours de leur formation, puisqu’elles sont absentes des énoncés de Condillac.
63Cette conclusion invalide toute interprétation qui présuppose un lien, chez les économistes du xviiie siècle, entre les représentations de Dieu et celles du marché (Bourthoumieux, 1935, p. 43 ou Dermange, 2003, p. 40). L’idée d’une covariation entre un ensemble de concepts dans lequel se rangent Dieu, la loi naturelle et la main invisible et un autre contenant le commerce, le marché et la valeur n’est pas justifiée. Les études les plus récentes ont montré de diverses manières comment le finalisme de la main invisible de Smith n’était nullement dépendant de ses explications économiques par le marché (Defalvard, 1990 ; Grampp, 2000 ; Biziou, 2003, p. 270 ; Marouby, 2004, p. 238). Ce constat s’explique par le fait que le concept de marché s’est formé chez Smith, comme d’ailleurs chez Condillac, sans le recours à l’un de ces concepts finalistes. Cela ne signifie pas que le marché, une fois formulé, est indifférent à ceux-ci, puisque Smith lui-même le justifie par l’image de la main invisible. Cela implique seulement que ces concepts métaphysiques n’ont pas eu de rôle dans la phylogénie du concept savant de marché.
64La grande diversité de combinaisons chez les auteurs, entre leurs conceptions de la valeur (v1’ et v1’’) et celles de la providence (p1’ et p1’’), confirment ce résultat. Smith et Condillac ont combiné v1’ et v1’’, mais seul le premier a manifesté la forme p1’. Les physiocrates ont utilisé à la fois la forme v1’’ de la valeur et la forme p1’’ de la providence. Montesquieu a préféré la forme v1’ et la forme p1’’. Il est probable que les combinaisons restantes existent chez d’autres savants et philosophes, puisque ces deux groupes de concepts ne se sont pas contraints réciproquement au cours du temps. Ils ont ainsi pu se diffuser chez les uns et les autres sans lien de corrélation évident.
65Par conséquent, il est raisonnable d’exclure du procès de formation des concepts savants du marché (m3 à m8) le groupe de concepts relevant des métaphysiques finalistes (p1’ et p1’’). Mais il est nécessaire de prendre en compte les variétés conceptuelles autour de la valeur (v1’ et v1’’), car un clivage apparaît à leur égard dans les formes simple et développée du marché (m5 et m8). Dans les énoncés appartenant à la forme m5, la variété v1’’ a été systématiquement conservée, alors que dans la forme m8 une recombinaison (v1’ + v1’’) se manifeste à la fois chez Smith et Condillac.
66Afin de proposer une hypothèse sur la phylogénie du concept de marché jusqu’en 1776, il convient de rassembler les différents éléments analysés à propos de l’usage courant et des concepts savants antérieurs. Autrement dit, l’établissement d’un maillage phylogénique nécessite une synthèse des divers constituants qui se sont combinés à un moment donné dans des formes particulières. Comme il s’agit de concepts, les liens de parenté ne sauraient être linéaires, puisque les énoncés diffusent toujours un nombre variable de concepts, en fonction de celui qui les reçoit et des conditions de réception. Par conséquent, la représentation de cette phylogénie doit mettre en évidence des croisements et des chevauchements, correspondant aux divers concepts antérieurs qui se sont combinés à l’intérieur de chaque concept considéré.
67Ainsi, la figure 11 montre qu’il n’y a pas un seul ancêtre conceptuel, aussi bien pour la forme simple m5 que pour la forme développée m8. Les combinaisons des conceptions inhérentes aux usages courants m1 et m2 avec les concepts de la valeur v1’ et v1’’ expliquent la production d’énoncés dans lesquels se manifestent les formes m5 et m8. Ces combinaisons créent une véritable dépendance entre ces différents concepts à l’intérieur de chaque forme. Dans la forme m5, le marché est conçu comme un élément d’une série parce que la valeur est déterminée par d’autres causes que l’échange, et réciproquement (m5 = m1 + v1’’). Dans la forme m8, le marché est une force centripète car il détermine les différentes manifestations de la valeur, y compris celles provenant de la périphérie (m8 = m2 + (v1’ + v1’’)). On peut donc dire que les deux formes ordinaires du mot « marché » (m1 et m2) n’ont permis que se forment deux grandes variétés d’usages savants (m3-4-5 et m6-7-8) qu’à la faveur d’au moins une combinaison avec certaines variétés distinctes du concept de la valeur. Autrement dit, les usages courants du marché sont bien les ancêtres des formes savantes, et l’une de ces dernières est devenue prééminente (m8) parmi les économistes en raison d’une combinaison spécifique entre une variété de la valeur (v1’ + v1’’) et l’acception centrée des usages ordinaires (m2).
68En revanche, la figure 11 indique que les concepts de la providence n’interviennent pas de façon décisive dans les deux grands types du marché. Il n’y a justement pas de dépendance conceptuelle entre les deux formes de la providence (p1’ et p1’’) et les concepts précédents. En effet, elles ne se manifestent pas systématiquement dans les concepts savants du marché. Quelle que soit leur représentation de Dieu, les économistes du xviiie siècle ont pensé le marché selon les différents rapports possibles entre la valeur et le rôle des échanges. Un concept est un objet situé dans l’espace et le temps ; comprendre ses conditions de formation implique de se limiter à ses manifestations objectives et de ne pas l’interpréter comme la création d’une volonté, mobilisant un système de pensée achevé.
Figure 11. Schéma de la phylogénie des concepts savants du marché aux xviie et xviiie siècles
69Après 1776, la forme simple m5 n’a pas été immédiatement supplantée par la forme développée m8. Elles ont continué à exister l’une à côté de l’autre durant un certain temps, comme en atteste l’Encyclopédie méthodique (1784-1788) de Démeunier (1751-1814). Il n’y rédige pas d’article « marché » et défend une conception de la valeur fondée sur la concurrence (v1’). Cette ignorance du marché montre que les énoncés de Condillac et de Smith n’ont pas suffi, par eux-mêmes, à répandre leur concept. Le succès de la forme m8 chez les économistes du xixe siècle n’a sans doute pas été une simple réception de l’héritage smithien. Ils ont à leur tour combiné d’autres concepts et produit de nouvelles variétés du concept de marché.