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Notes de lecture

La santé, bien public mondial, un avatar néolibéral ?

Bruno Boidin, La santé, bien public mondial ou bien marchand ? Réflexions à partir des expériences africaines
Maryse Gadreau
Référence(s) :

Bruno Boidin, La santé, bien public mondial ou bien marchand ? Réflexions à partir des expériences africaines, Presses universitaires du Septentrion, septembre 2014, 183 pages.

Texte intégral

Introduction

1L’interrogation, faussement naïve, qui sous-tend l’ouvrage que nous propose Bruno Boidin, est la suivante : « Pourquoi la santé régulièrement qualifiée de bien public mondial, demeure-t-elle un domaine où les inégalités internationales sont si profondes ? » Le titre de l’ouvrage constitue en soi une réponse à cette interrogation : « La santé, bien public mondial ou bien marchand ? Réflexions à partir des expériences africaines ».

2Bruno Boidin développe une argumentation en trois temps : examen critique de la notion de santé comme bien public mondial, défaillances institutionnelles de sa mise en œuvre en Afrique subsaharienne, perspectives offertes par les approches coopératives.

3Cet essai s’adresse aux spécialistes de la santé et du développement mais aussi aux acteurs de terrain, ONG et professionnels de santé, ainsi qu’aux usagers, citoyens du monde, acteurs de leur avenir. Il constituera un passage obligé pour toute recherche ultérieure relative à la santé dans les pays en développement… comme dans les pays développés : après la lecture de cet essai on ne peut manquer de s’interroger sur la spécificité ou l’universalité de la régulation des systèmes de santé.

4La recension qui suit se déroulera en quatre temps.

5L’évolution des politiques sanitaires en Afrique subsaharienne constitue la toile de fond de l’ouvrage sans que l’auteur la présente explicitement. Nous la rappellerons à grands traits dans un premier temps.

6Cette perspective historique permettra, dans un second temps, de mettre en lumière toute l’ambiguïté de la notion de santé comme bien public mondial, remarquablement analysée dans la première partie de l’ouvrage.

7Dans un troisième temps, qui correspond à la seconde partie de l’ouvrage, nous nous attacherons, avec l’auteur, à souligner les défaillances institutionnelles de mise en œuvre de la santé comme bien public mondial (BPM) : déficit de règlementation mais aussi déficit de légitimité des normes. C’est une approche en termes d’économie politique, pour appréhender l’impact majeur des rapports de force et des processus socio historiques, au-delà du calcul économique qui ne constitue qu’un instrument d’analyse parmi d’autres.

8Dans un quatrième temps, qui correspond à la dernière partie de l’ouvrage, nous nous interrogerons, avec l’auteur, sur les perspectives des approches dites coopératives qui se développent depuis la fin des années 1990, sous la forme entre autres de partenariats multi acteurs, dans le sillage d’une contractualisation néolibérale de la régulation des systèmes de santé, et du new public management.

9Nous esquisserons en conclusion une extension de l’essai de Bruno Boidin, en référence à l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle. Il nous semble que la notion de commun au sens où l’entendent Dardot et Laval pourrait permettre à Bruno Boidin d’aller plus loin dans la perspective d’une institutionnalisation de la société par elle-même.

1. Un rappel historique…

10Dans son article premier, la déclaration d’Alma Ata stipule que « la conférence réaffirme avec force que la santé […] est un droit fondamental de l’humain, et que l’accession au niveau de santé le plus élevé possible est un objectif social extrêmement important qui intéresse le monde entier et suppose la participation d’autres secteurs sociaux économiques que la santé ». En alternative à l’hospitalo-centrisme, la stratégie des soins de santé primaire et la gestion communautaire sont présentées comme les moyens pour que chacun puisse bénéficier pleinement de ce droit fondamental tandis que l’article quatre de la déclaration affirme le caractère public du financement : « Les gouvernements ont, vis-à-vis de la santé des populations une responsabilité dont ils ne peuvent s’acquitter qu’en assurant des prestations sanitaires et sociales adéquates ». La santé est explicitement considérée comme un bien non marchand et la conjoncture économique favorable des années 1970 permet aux économies africaines une avancée significative en matière d’infrastructures et de personnel de santé.

11La situation se retourne dix ans plus tard : les secteurs sociaux de la santé et de l’éducation subissent de plein fouet les conséquences des politiques de stabilisation et de libéralisation préconisées par le Fonds monétaire international et dans une moindre mesure la Banque mondiale. Dans le domaine de la santé la diminution des ressources et leur répartition géographique inégale en faveur des grandes structures urbaines, au détriment des unités rurales, induisent une baisse de la qualité des soins, une chute de la fréquentation sanitaire par les populations, et en conséquence une dégradation de leur niveau de santé. Dans ce contexte émerge alors l’idée selon laquelle la gratuité des soins est une cause prépondérante de cette situation. En 1987 l’Initiative de Bamako propose de compléter le financement public déficient par un paiement direct émanant des usagers. C’est la politique dite « de recouvrement des coûts » qui marque le passage d’une certaine conception collective de la prise en charge sanitaire en Afrique subsaharienne, vers une conception libérale qui donne aux mécanismes de prix et de marché une importance significative.

12C’est un échec. Dix ans plus tard l’aggravation de la situation sanitaire de la plupart des pays qui ont mis en œuvre la dite politique, conduit les organisations internationales, dont la Banque mondiale elle-même, à envisager un renforcement de l’État ou plus généralement des institutions, dans la politique de régulation des systèmes de santé subsahariens. Ce renouveau politique s’accompagne d’un renouveau théorique : à la régulation standard par le marché, instrumentalisée par les prix, succède une régulation standard-élargie, instrumentalisée par le contrat. (Gadreau, Tizio, 2000, p. 241-266). Les institutions acquièrent une légitimité « williamsonnienne » : elles apparaissent comme l’un des éléments essentiels des modes de gouvernance susceptibles de minimiser les coûts de transaction.

13Les nouvelles politiques africaines prennent alors la forme, comme d’ailleurs dans les économies industrialisées développées, de règles publiques négociées qui, au cours du temps, accordent de plus en plus de place aux partenariats multi-acteurs, au sein d’une régulation néolibérale qui s’affirme et de privatisations rampantes.

14C’est précisément à la fin des années 1990 qu’apparaît la notion de santé comme bien public mondial (BPM). Cette expression prolifère ensuite dans les rapports des organisations internationales, les engagements des bailleurs de fonds et les travaux des chercheurs. On peut penser qu’elle recouvre l’idée très ancienne d’une communauté d’intérêt, présente dans les premières conférences sanitaires internationales dès les années 1850. En fait elle s’inscrit dans un contexte très différent de mondialisation et de libéralisation, impliquant d’autres interprétations.

2. …qui met en évidence l’ambiguïté de la santé, bien public mondial

15Dans la première partie de son ouvrage, intitulée « la santé comme bien public mondial, une notion toujours ambiguë », Bruno Boidin révèle la double ambiguïté, « terminologique » et « prescriptive » de la notion de BPM : terminologique en ce qu’elle recouvre des motivations différentes de l’action collective, et par voie de corollaire, prescriptive en ce qu’elle implique des modalités d’interventions particulièrement confuses.

16L’ambiguïté terminologique est examinée aux plans « externe » et « interne ». Ce que l’auteur appelle le plan externe concerne l’usage souvent indifférencié de trois expressions : droits humains, biens communs, biens publics, qui recouvrent en fait des conceptions théoriques différentes. Ce qu’il appelle le plan interne concerne l’ambiguïté inhérente à chacune de ces trois conceptions selon les organisations qui l’utilisent.

17La notion de santé, « bien commun », met l’accent sur le caractère mondial des problèmes de santé et sur la nécessité d’une gestion commune à l’échelle internationale. La santé BPM serait alors très proche de la notion de « global health » avec une dimension éthique qui met en avant l’intérêt général. L’auteur mentionne cependant un débat particulièrement important qui aurait mérité d’être approfondi. Il nous dit, p. 20, sans autres précisions, que Philippe Hugon (Hugon, 2003, p. 55-72) considère que cette notion de bien commun ne peut être comprise sans une analyse politique des rapports de pouvoirs. Par ailleurs dans une note de bas de page (p. 21), il cite judicieusement la critique que Pierre Dardot et Christian Laval font, dans le même ordre d’idée, de la notion de bien commun : cette notion revient à naturaliser et réifier ce qui serait en réalité non pas un objet mais « un principe politique à partir duquel nous devons construire des communs et nous rapporter à eux pour les préserver, les étendre et les faire vivre » (Dardot, Laval, 2014, p. 49). Cette perspective devrait être d’autant plus développée par Bruno Boidin qu’elle recoupe, nous semble-t-il, sa propre position, telle qu’elle se dégage de son ouvrage, sans être malheureusement explicitement formulée.

18La notion de « droit humain » nous semble très proche de la notion de bien commun au sens d’intérêt général. Elle précise cette dernière, de façon quasi juridique, dans la même perspective éthique, à partir de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Elle est particulièrement affirmée au cours des années 1990 et 2000 : sommets de Rio et de Johannesburg sur le développement durable en 1992, 2002 et 2012, Sommet social de Copenhague en 1995 et de Genève en 2000. Encore faut-il hiérarchiser les droits humains. Comment caractériser la santé en tant que droit humain fondamental ?

19L’approche à dominante éthique (bien commun, droit humain) coexiste avec l’approche à dominante économique de bien public. On connaît la théorie néoclassique selon laquelle un bien sera public, à la charge de l’État, si ses caractéristiques intrinsèques de non rivalité et de non exclusion, ou s’il génère des externalités positives ou négatives, empêchent techniquement sa production optimale par le marché. C’est cette conception standard qui, sous une forme dite « élargie » irrigue la politique contemporaine de contractualisation et de coopération en santé. La position de la Banque mondiale dans son rapport sur le développement publié en 2004 en est fortement imprégnée, préconisant des mécanismes d’incitations qui, sous la surveillance de l’État, produiraient des comportements efficients parmi les prestataires de santé publics ou privés.

20Approches à dominante éthique et à dominante économique semblent a priori incompatibles, justifiant en cela que les acteurs assument clairement telle ou telle conception de la santé comme BPM, selon leurs préférences théoriques ou leurs engagements. En fait Bruno Boidin donne toute une série d’exemples significatifs d’une ambiguïté interne, où les organismes internationaux mélangent allègrement les genres, en fonction semble-t-il de l’objectif qui les guide. Le « social business », la « bonne gouvernance », la « responsabilité sociale d’entreprise » sont censés conjuguer harmonieusement les deux logiques. Est-ce de l’angélisme ou la négation délibérée des conflits qui existent, pour faire perdurer le système ?

21L’ambiguïté terminologique débouche ainsi sur une ambiguïté prescriptive dont nous laisserons le lecteur apprécier la complexité par la lecture du chapitre 2 de l’ouvrage. Nous ne donnerons ici qu’un exemple : dans son discours la Banque mondiale prône la démocratisation des décisions par la décentralisation et la participation ; dans les faits elle somme les pays d’introduire la concurrence pour soutenir les politiques d’assainissement macroéconomique préconisées par les Institutions de Bretton Woods. L’indicateur de « bonne gouvernance » porté par les IBW laisse peu de doute quant au rôle dévolu aux logiques marchandes. Il existe ainsi un paradoxe dans le domaine de la coopération internationale pour la santé, en particulier dans l’aide accordée aux pays pauvres. Si l’éthique est omniprésente et consubstantielle à la coopération ses critères demeurent largement ambigus et souvent incompatibles avec les dispositifs mis en œuvre.

3. Le poids des défaillances institutionnelles dans les avancées limitées de la coopération internationale pour la santé

22Ce paradoxe est sans doute la cause majeure des avancées limitées de la coopération internationale pour la santé. Dans la seconde partie de son ouvrage, Bruno Boidin fait une large place aux enquêtes de terrain qu’il a conduites en Afrique de l’Ouest et centrale, notamment au Bénin, au Sénégal, au Mali et au Gabon. En économie standard de la santé et du développement les enquêtes quantitatives dominent au sein des travaux académiques. L’auteur privilégie une approche qualitative, plus à même selon lui d’appréhender les processus et les rapports de pouvoir susceptibles d’éclairer le paradoxe mis en évidence théoriquement dans la première partie.

23Il aborde les avancées de la santé comme BPM pour souligner les défaillances institutionnelles de sa mise en œuvre, liées très largement aux questions de légitimité des normes de gouvernance de la santé comme BPM : déficit de règlementation nationale et internationale pour favoriser l’accès aux médicaments et aux services de santé essentiels, déficit de légitimité des normes qui dominent l’aide à la santé au détriment des principes d’équité et d’appropriation de la santé par les bénéficiaires supposés de cette aide.

24Le domaine du médicament constitue une illustration emblématique des défaillances juridiques. Le régime actuel de la propriété intellectuelle à l’échelle internationale résulte directement de l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle touchant au commerce signé en 1994 dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce et qui fait l’objet de clauses spécifiques pour les pays pauvres. Conçu pour renforcer les droits de propriété intellectuelle dans l’économie du médicament, il s’inscrit dans l’évolution des enjeux économiques et sociétaux pour les firmes pharmaceutiques du Nord : pour contrer la baisse de productivité inhérente à l’essoufflement du modèle des blockbusters, les laboratoires cherchent à améliorer l’efficacité dans la sélection des molécules les moins performantes et à proposer des produits adaptés aux profils culturels et socio-économiques des pays en développement. Ils font alors évoluer leur modèle économique vers des stratégies présentées comme plus responsables et mieux adaptées aux enjeux de coopération pour la santé. Les nombreux travaux auxquels Bruno Boidin se réfère, entre autres ceux de Philippe Abécassis et Nathalie Coutinet, montrent que ce « nouveau modèle économique » n’est pas vraiment à la hauteur des problèmes d’accès aux médicaments pour les populations pauvres et que par ailleurs la marge de manœuvre dont disposent les pays émergents producteurs de médicaments demeure très étroite et sous haute surveillance des firmes pharmaceutiques et des États du Nord.

25La place des rapports de force dans les blocages institutionnels, au-delà ou plutôt en deçà des questions incitatives ou participatives, apparaît clairement dans les orientations récentes de l’aide au développement dans le domaine de la santé. Il ne semble pas que l’orientation des flux d’aide à la santé réponde aux enjeux mis en avant, d’équité et de soutenabilité des politiques. Par ailleurs les programmes annoncés demeurent largement orientés par les priorités des bailleurs. Les trois exemples retenus : le Gabon, le Mali et le Sénégal, sont très significatifs. Le Gabon constitue une illustration évidente de la déconnexion entre les discours publics sur la « bonne gouvernance » et les réformes mises en œuvre. Le cas du Mali, qui a fait des centres de santé communautaires la vitrine du principe de participation, montre les difficultés de mise en œuvre de la décentralisation dans un contexte économique et politique inadéquat, avec un État qui ne joue pas pleinement son rôle d’arbitrage et de rééquilibrage territorial. Quant au Sénégal il constitue un exemple révélateur des limites d’une politique de mutualisation de la santé conduite sans réflexion suffisante sur un projet d’ensemble qui inclurait des considérations sur les groupes prioritaires. Dans les trois cas on est en présence d’un problème de légitimité des normes. Sans une analyse de la compatibilité des réformes avec les intérêts des élites au pouvoir, l’application d’une gouvernance selon des schémas pré-établis, d’obédience standard, apportés de l’extérieur, ne peut améliorer significativement l’efficience de l’aide à la santé.

4. Coopération en santé et new public management. Une logique néolibérale à dépasser

26Qu’attendre de l’approche coopérative reposant sur l’hypothèse de l’opportunité de partenariats multi-acteurs, marchands et non marchands ? Dans la troisième partie de son ouvrage, Bruno Boidin explore en profondeur le dispositif partenarial à partir de l’expérience ASAQ ayant conduit à la promotion d’un traitement antipaludéen. Les enseignements qui en résultent ne sont pas à proprement parler généralisables mais dans la mesure où cette expérience largement médiatisée est présentée comme un exemple de succès du partenariat multi-acteur il était intéressant de la disséquer.

27L’analyse est plutôt convaincante. L’efficacité semble avérée si on se limite au nombre de traitements produits et distribués. Mais le nombre de vies sauvées est difficile à évaluer. Plus généralement il convient de s’interroger sur les effets à long terme d’un programme de coopération. La question de l’appropriation à long terme du programme par les acteurs endogènes reste entière, contrariée par les contradictions dans l’action des firmes pharmaceutiques qui, d’un côté communiquent sur leur démarche de « responsabilité sociale » et la nécessité d’un « nouveau modèle industriel », et de l’autre continuent de développer des stratégies agressives et défensives en droite ligne du modèle non coopératif classique.

28Bruno Boidin avance alors qu’il convient d’en revenir aux besoins et aux comportements. La politique internationale de l’aide à la santé est axée sur l’offre sous toutes ses formes (d’infrastructures, de médicaments, d’assurance, etc.). Le patient est négligé ou réduit à un consommateur qu’on « responsabilise » par des incitations financières dont l’Initiative de Bamako constitue l’exemple flagrant avec la stratégie de recouvrement des coûts. Nous ferons à ce propos le parallèle entre cette posture dans les pays en développement et la posture similaire dans les pays développés, mise en évidence par Philippe Batifoulier dans son dernier ouvrage (Batifoulier, 2014). En France les politiques d’incitation mises en œuvre sous forme de déremboursement et de restes à charge croissants, sont davantage soucieuses de soutenabilité financière que sociale. On assiste à une quasi privatisation de la santé sous des formes diverses : développement de l’assurance privée, abandon et délégation de service public à des opérateurs privés, apprentissage d’un comportement entrepreneurial par le patient, colonisation du public par le privé par la promotion des outils du new public management. Les deux ouvrages sont sortis exactement en même temps. Les deux auteurs seront bien inspirés de s’interroger ensemble ultérieurement sur les raisons d’une similitude qui ne relève certainement pas du hasard mais de la logique néolibérale mondialement à l’œuvre.

29Revenir à un patient qui ne soit pas réduit à un consommateur implique une perspective d’économie politique de la santé, revendiquée par Buno Boidin dans un dernier chapitre. L’auteur part à la recherche d’un « seuil de santé comme méta norme de santé globale ». Il s’inspire évidemment de la notion de capabilities d’Amartya Sen, pour en montrer les limites : cette notion restera non opérationnelle tant qu’elle ne sera pas articulée avec une approche institutionnelle globale. À ce propos l’auteur se rapproche à juste titre de l’approche de l’institutionnalisme originel de John Commons (1934). Commons distingue l’action (au niveau individuel, contrôlée) et l’institution (au niveau collectif, contrôlante). L’individu est responsable mais de façon subordonnée à la société, selon des critères qui dépassent largement l’utilitarisme individuel et l’égoïsme des nations. Bruno Boidin affirme alors plus qu’il ne l’argumente, la nécessité d’une économie politique internationale de la santé qu’il définit comme l’ensemble des rapports de force et des négociations entre les acteurs. Il cite Philippe Mossé et Joseph Brunet-Jailly (2005) « c’est de la concurrence de forces économiques et de créations institutionnelles que naissent les besoins auxquels sont censés répondre les systèmes de protection sociale et de soins. Dans cette perspective, la création de besoins est le produit de mécanismes économique et sociaux institutionnalisés, tous endogènes, et qu’il convient de mettre au jour ». Nous appelons Bruno Boidin à rebondir sur cette citation, en revenant à la notion de besoin comme produit de l’ordre économique et social… ce qui devrait le conduire à réexaminer la notion de bien public mondial de santé dans une perspective macroéconomique de régulation néolibérale mondialisée.

Conclusion : le commun. Pour l’institution d’une nouvelle société par elle-même

30Jusqu’à la fin des années 1970, le financement de la santé et de la protection sociale en Afrique subsaharienne est socialisé : l’État dispose à l’époque du monopole de financement et assure en outre la gestion planifiée de l’offre sanitaire à tous les niveaux. Nous sommes dans le cadre d’un capitalisme fordiste qui initie une régulation monopolistique où l’extension de la couverture sociale apparaît, dans les pays développés et par voie de mimétisme dans les pays en voie de développement, comme le fruit du dialogue social et politique et de la complémentarité entre progrès économique et progrès médical. Le capitalisme postfordiste concomitant à la crise économique contemporaine amorce un retour à la régulation marchande avec un recul de la solidarité nationale mais aussi la coexistence de plusieurs logiques peu compatibles entre elles. (Gadreau, Da Silva, 2015). Dans les pays en voie de développement, la remise en cause du monopole public de la santé, qui émane à la fois des effets de la crise économique et des politiques d’ajustement structurel, conduit les pays concernés à adopter une gestion décentralisée de l’offre sanitaire et à conférer aux patients eux-mêmes, via une participation communautaire qui s’avèrera un leurre, le financement du système de santé. Simultanément cette pseudo décentralisation s’accompagne, depuis la fin des années 1980 d’un désengagement partiel ou total de l’État dans le domaine sanitaire et d’un renforcement de la logique de marché. Nous sommes dans le cadre d’un régime d’accumulation postfordiste où une fraction croissante de la production et de la consommation porte désormais sur la santé mais aussi sur l’éducation ou les loisirs. Le développement de ce modèle impose un accroissement des dépenses de santé qui appelle des financements aussi bien publics que privés. Robert Boyer qualifie ce nouveau régime d’accumulation de modèle « anthropogénétique » parce qu’il vise à reproduire l’homme par le travail humain (Boyer, 2008, p. 22-35). Il n’attire, de notre point de vue, pas suffisamment l’attention, sur le fait que cette production de l’homme par l’homme s’accompagne d’un renforcement de l’exploitation de l’homme par l’homme qui condamne peut-être la santé à être au nouveau capitalisme ce que l’automobile était à l’ancien.

31La logique de cette évolution est-elle implacable et les effets du capitalisme inéluctables ? L’importance prépondérante des structures capitalistes ne signifie pas l’absence de libre arbitre et de marges de manœuvre pour l’institution d’une nouvelle société par elle-même. Selon Dardot et Laval (2014) « commun » est le nom du principe qui anime l’activité collective des individus et qui préside en même temps à la construction de cette forme d’autogouvernement. Dans quelle mesure le principe du commun peut-il devenir un axe du droit à l’échelle mondiale, capable de s’imposer aux États et de restructurer l’action des institutions internationales et intergouvernementales ? « Poser la question des institutions du commun impose d’affronter ce qu’il est convenu d’appeler la “question du pouvoir” » écrivent Dardot et Laval (2014, p. 546). Le commun ramène à un fédéralisme et à une participation non étatiques. Dans le champ de la santé, la démocratie participative deviendrait une réalité et non pas un alibi de la régulation néolibérale. Le commun serait d’emblée un principe politique qui aurait vocation à gouverner la sphère socio-économique tant publique que privée. C’est toute la question de la démocratie directe et de la participation à la base des citoyens à la décision, dont la Commune de Paris de 1871 reste l’exemple princeps quoiqu’avorté. Le commun n’est pas une fin que l’on vise : ce n’est pas le « bien commun ». Ce n’est pas non plus une chose caractérisée par telle ou telle propriété inhérente à sa nature, tel qu’un « bien public » de conception néoclassique. Le commun est affaire d’institution et de gouvernement. Il s’agit d’une « citoyenneté insurgée » selon l’expression de James Holston qui se réfère à la forme de citoyenneté pratiquée par les citoyens des populations défavorisées vivant dans les quartiers périphériques des grandes métropoles brésiliennes (Holston, 1999). Si la raison néolibérale n’a pas fini de s’imposer, elle ne constitue pas pour autant la fin de l’histoire. Un retournement est possible qui impose de déconstruire le cadre institutionnel existant pour retrouver la grandeur de l’idée de révolution… comme auto-institution de la société.

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Bibliographie

Batifoulier P. (2014), Capital santé. Quand le patient devient client, Paris, La Découverte, Paris, 192 pages.

Boyer R. (2008), « Capitalisme(s) du xxie siècle », Contretemps, n° 21, février, p. 22-35.

Commons John (1934), Institutional economics. Its place in political economy, New York, Mac Millan.

Dardot P, Laval C. (2014), Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte.

Gadreau M., Da Silva N. (2015), « La médecine libérale en France. Une régulation située, entre contingence et déterminisme », Revue de la Régulation, 1er semestre / Spring, à paraître.

Gadreau M., Tizio S. (2000), « Quels fondements théoriques pour les politiques sanitaires en Afrique subsaharienne ? », Économies et Sociétés, série « Théorie de la régulation », R, n° 11, 1/2000, p. 241-266.

Holston J. (1999), Cities and citizenship, Durham, Duke Universiy Press.

Hugon P. (2003), « Les biens publics mondiaux : un renouveau théorique pour penser l’action publique à l’échelle mondiale ? », Politiques et management publics, vol. 21, n° 3, p. 55-72.

Mossé Philippe et Brunet Jailly Joseph (2005), « Éléments pour une économie politique de la santé », in Pour une économie politique du travail. Morale et action dans l’œuvre de François Sellier, Marc Maurice, Philippe Mossé, Robert Tchourian (dir.), Octarès éditions.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maryse Gadreau, « La santé, bien public mondial, un avatar néolibéral ? »Revue de la régulation [En ligne], 16 | 2e semestre / Autumn 2014, mis en ligne le 10 décembre 2014, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/regulation/10844 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/regulation.10844

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Auteur

Maryse Gadreau

Professeur émérite, laboratoire d’économie de Dijon (LEDI), UMR 6307 - CNRS et Université de Bourgogne, maryse.gadreau@u-bourgogne.fr

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