Werner Busch, Die Künstleranekdote, 1760-1960 : Künstlerleben und Bildinterpretation
Werner Busch, Die Künstleranekdote, 1760 –1960. Künstlerleben und Bildinterpretation, Munich : C. H. Beck Verlag, 2020, 303 pages
Notes de la rédaction
https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.57732/rc.2022.12.94989
Texte intégral

Crédits : C. H. Beck Verlag
- 1 Julie Ramos, recension de Werner Busch, Great wits jump. Laurence Sterne und die bildende Kunst, Mu (...)
1« Un facteur de perturbation » riche d’une vérité seconde, irritant pour l’esprit jusqu’à la subversion : c’est en ces termes que le New Historicism salue, pour la réhabiliter, la vertu heuristique de l’anecdote dans la manière de narrer et parfois de contrarier les récits historiques (p. 29). Qu’elle solidifie une légende en cours d’élaboration dans les Vitae d’artistes ou qu’elle corrige la figure officielle du grand homme telle que la postérité la construit, l’anecdote méritait en effet la reconnaissance de sa fécondité dans le récit de vie individuel en création, au regard notamment des théories de l’art qui se sont plu à la minorer. C’est à cette tâche que s’est attelé avec bonheur, érudition et élégance le chercheur Werner Busch, auteur en 2011 d’une remarquable lecture de Laurence Sterne par le prisme de la référence picturale1. On ne s’étonnera donc pas, pour ce nouvel ouvrage, que l’historien de l’art consacre son prologue à l’examen détaillé des Memoirs (1775) de l’auteur de Tristram Shandy pour interroger les surprises de l’anecdote. Dès le titre – L'anecdote artistique, 1760-1960 : vie de l’artiste et interprétation de l’image –, saisissant la dynamique des vies d’artistes et de l’interprétation iconographique, Busch place son lecteur au cœur de la tension entre factualité et fiction, traditions réaliste et idéaliste, usages et mésusages de l’anecdote légitimante d’auctorialité, et ce, à un moment de bascule européen dans la rhétorique des genres et de la théorie. Ce premier seuil au XVIIIe siècle coïncide avec l’émergence de la pratique multiforme de la biographie, un genre, si c’en est un, si spécifiquement anglais prolongé dans les récits de soi. Quant au terminus ad quem de l’étude, annoncé comme 1960, il entend prendre en compte un paradoxe maximal, et même une espèce d’adunaton : la présence signifiante de l’anecdote en peinture dans l’expressionisme abstrait pour en faire ressortir, avec Rothko, toute la dimension tragique. Mais on aura garde de comprendre cet empan comme une délimitation stricte, tant l’investigation chronologiquement ordonnée des six chapitres pour l’essentiel monographiques consacrés à l’esthétique de peintres très divers dans leur manière et leur degré de notoriété (George Stubbs, Thomas Gainsborough, William Turner, Adolph Menzel, Mark Rothko, Ad Reinhardt) fait voyager le lecteur depuis Pline l’ancien et son livre 35 de l’Histoire naturelle et ses émules de la Renaissance jusqu’aux théoriciens du contemporain. Et ce n’est pas une des moindres qualités de cet ouvrage savant que sa clarté d’exposition théorique en contexte historique affiné et la place prépondérante, et même décisive, accordée aux approches de réception, y compris dans leurs manifestations les plus subjectives.
2 Il convient donc, sous la houlette de Busch pédagogue (chapitre I) de « prendre au sérieux » (p. 30) l’anecdote, fruit de la distinction entre vie publique et vie privée, capable, à travers la bonhommie de son prétexte terre-à-terre et de sa pointe (dictum, Witz), de bousculer les conventions en faisant surgir l’inattendu. Car si elle est d’abord diachronique, faite pour la reprise dans le temps jusqu’à devenir parfois errante d’un artiste à l’autre (Wanderanekdote), et donc soumise à suspicion, son anachronisme charrie un formidable pouvoir d’éclairer un présent parfois escamoté par le feuilleté de récits documentés. Déconcertante, l’anecdote remplit ici un vide narratif ; proliférante, elle corrige ailleurs une date, une attribution, une affiliation colportée par d’autres constructions anecdotiques. C’est dire si les contradictions qui la mettent souvent en désaccord avec la tradition épigonale doivent attiser notre curiosité, au même niveau que notre prudence à l’interpréter ou à y chercher une vérité.
3À ce titre, on relèvera dans l’ouvrage de Busch toutes les garanties de ce geste méthodique (curiosité et prudence critiques) pratiqué sur tous ses exemples, particulièrement fructueux en contexte anglais à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. L’anecdote à fonction de démenti, de contrepoint, de consolidation, ne surgit en effet dans la démonstration qu’encadrée par une patiente mise en place d’une doxa préétablie et d’un solide panorama historique et culturel. L’exemple le plus frappant concerne le contexte de cohabitation précis, en Grande-Bretagne, qui a rendu possible la complexité, l’ambiguïté calculée, voire la double allégeance esthétique des artistes. C’est bien grâce à deux traditions parallèles, aristocratique et bourgeoise middle class, qu’un Hogarth, qu’un Stubbs, qu’un Reynolds, qu’un Gainsborough nous deviennent intelligibles. À côté de la Royal Academy à Londres, se multiplient en effet dans les villes de province en contact immédiat avec la campagne des Societies of Artists qui forgent à leur tour un goût nouveau pour la Nature, nouent des relations avec le jeune système bancaire, épousent le progrès technologique, industriel et artisanal, créent surtout une formidable coopération interartistique autour des supper boxes (pavillons de musique) où l’esprit de fête est compatible souvent avec un fort engagement social. Ces arrière-fonds économiques, sociaux, idéologiques, matériels, agronomiques et paysagers (enclosure system, p. 124), géologiques même, Werner Busch excelle à en montrer l’intrication étroite avec les mutations de l’esthétique et les enjeux thématiques. Ses éclairages, jamais digressifs, aiguillent notre regard, en lien avec des anecdotes d’abord énigmatiques, sur des détails présents dans la peinture et dont la valeur de signature auctoriale frappe soudainement (c’est la fonction du calembour et du jeu de mot sur Greyhound chez Turner – à la fois marque de locomotive et race de chien anglais –, magistralement glosé dans la lecture du tableau Rain, Steam and Speed, p. 157 et déjà chez Gainsborough avec La Fillette aux cochons, p. 129). Cette révélation pour le lecteur-spectateur est redoublée par l’iconographie soignée de l’ouvrage et la comparaison avec des tableaux d’autres artistes présumés éloignés de la ligne esthétique attribuée par convention au peintre étudié, et que la mise en vis-à-vis fait signifier de façon très convaincante. Apparaît ainsi de façon récurrente dans l’étude de Busch, de façon adaptée à chaque individualité artistique, que l’anecdote décisive du récit de vie, celle que le chercheur élit au centre de sa démonstration pour l’envisager contradictoirement sous toutes ses métamorphoses, est un remarquable dissolvant des oppositions catégoriques entre tradition classique idéaliste et tradition réaliste. L’anecdote permet aussi de condenser l’idée que chaque œuvre contient une trame secrète qui la situe au carrefour de plusieurs influences plus ou moins manifestes, si l’on consent à prendre en considération la durée de réalisation entre commande et exécution par exemple, ou création et exposition. Même l’humble et prolifique peintre anatomiste de chevaux George Stubbs, dont le portrait du cheval de course du marquis de Rockingham Whistlejacket (1762) n’entrera à la National Gallery de Londres que dans les années 2000, semble avoir intégré avec succès, selon Busch, le fait qu’il dispose à son gré d’un double modèle, classique et anticlassique, pour illustrer toute la palette des émotions en peinture (chapitre II).
4D’autres qualités sont à souligner dans ce travail. À commencer par le choix de varier les formats (chapitres resserrés pour Turner et Menzel, chapitres plus développés comme celui sur Thomas Gainsborough dont l’étude théorique sur la couleur et la musique constitue l’épicentre du livre). Un second atout consiste à donner de la visibilité (jusque sur la couverture du livre) à des artistes à notoriété plus modeste ou locale (Stubbs), pour lesquels même la notion d’« esthétique » (p. 31) paraît presque incongrue, et à associer la leçon apprise des « outsiders » dans les chapitres monographiques des majores. C’est le cas notamment, hors contexte anglophone, pour l’Allemand graveur de l’Histoire de Frédéric le Grand Adolph Menzel. Non seulement, avec lui, on change de pratique artistique et de contexte, mais l’illustration, par son dialogue attendu avec une narration antérieure, fait apparaître, dans les anecdotes analysées, des distorsions tout à fait éloquentes prétextes à enquête. Menzel, solitaire, nain, homosexuel, misogyne, traduit sa sympathie pour l’Empereur Frédéric II à travers la dominante intimiste qu’il donne à ses illustrations, en contradiction complète avec le récit-support du biographe Franz Kugler et de ses anecdotes morales.
5Terminons sur un dernier point d’émotion de lecture, quand l’anecdote en histoire de l’art se prête à un retour profondément réfléchi sur le couple fact and fiction. Dans l’épilogue consacré au collectionneur ami Hugo Oelze, Busch fait entrer à la première personne le récit d’une initiation personnelle dans le champ de la critique, avec une subjectivité pétillante ouverte à un intense dialogue entre la littérature et la vie.
Notes
1 Julie Ramos, recension de Werner Busch, Great wits jump. Laurence Sterne und die bildende Kunst, Munich : Wilhelm Fink, 2011, Regards croisés 1, no. 1, 2013, p. 72-75, URL : http://hicsa.univ-paris1.fr/documents/file/7_Great%20wits%20jump.pdf.
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Référence papier
Martine Boyer-Weinmann, « Werner Busch, Die Künstleranekdote, 1760-1960 : Künstlerleben und Bildinterpretation », Regards croisés, 12 | 2022, 142-144.
Référence électronique
Martine Boyer-Weinmann, « Werner Busch, Die Künstleranekdote, 1760-1960 : Künstlerleben und Bildinterpretation », Regards croisés [En ligne], 12 | 2022, mis en ligne le 01 juillet 2023, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/regardscroises/360
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