Faux et usages de faux dans le cinéma de Claude Chabrol
Résumés
Ce texte propose de revenir sur l’emploi des faux en écriture dans les films de Claude Chabrol mettant en scène des crimes. L’écrit s’intègre à un immense jeu avec les apparences, jeu troublant la limite entre le vrai et le faux et le trouble profond, presque insondable, qui anime les personnages chabroliens. Au contact des faux, les intrigues se complexifient, les personnages deviennent de plus en plus ambigus et les images s’ouvrent sur le vertige de leur interprétation.
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- 1 Comme le souligne Maxime Decout, le faussaire fait partie de ces personnages, comme l’imposteur (fi (...)
1Depuis ses premiers films, Claude Chabrol a développé de nombreuses intrigues mettant en scène des crimes et des meurtres, des jeux sur les apparences et des personnages de manipulateurs. L’écrit y joue bien souvent un rôle primordial, notamment à travers la constitution de faux et les usages de faux. Ces derniers permettent aux protagonistes de commettre des crimes comme dans Violette Nozière (1978), mais aussi de changer d’identité via la création de faux papiers comme dans Rien ne va plus (1997). L’écrit devient alors porteur d’un dangereux pouvoir, souvent destructeur, qui se transforme en arme pour de nombreux manipulateurs. Plus les criminels parviennent à leurs fins grâce à ces pratiques, plus ils semblent se prendre au jeu1. Et plus les faux en écriture se multiplient, plus l’écrit paraît menacé par le faux, même celui exprimant des sentiments sincères. De nombreux personnages adeptes de l’usage de faux se trouvent pris au piège de cette pratique perverse. À travers les nombreuses manipulations que permettent les faux et usages de faux, Chabrol met en scène le décalage entre ce que les personnages écrivent et leurs actions et pulsions insondables, difficiles à retranscrire, tant elles sont inexplicables.
2Cet emploi des faux dans des intrigues criminelles rapproche l’œuvre de Chabrol de deux cinéastes pour lesquels il a régulièrement fait part de son admiration : Henri-Georges Clouzot et Fritz Lang. L’ombre du cinéaste allemand plane sur de nombreux films de Chabrol et ce avant même la réalisation d’Alice ou la dernière fugue (1977), dédiée à Lang, celle de Docteur M (1990), dont l’antagoniste est un avatar du docteur Mabuse, ou celle d’un remake de M le maudit (1931), court métrage diffusé en 1982 à la télévision et reprenant scrupuleusement la mise en scène de Lang sur quelques scènes. Beaucoup de personnages chabroliens, notamment les génies du Mal, ont une fibre langienne clairement revendiquée. Plus que la représentation d’une justice défaillante, ce que retient Chabrol du cinéma de Lang ce sont ces personnages de manipulateurs, ces grands criminels qui, sous couvert d’un besoin de vengeance ou d’un désir de toute puissance, révèlent des pulsions dévastatrices et un dysfonctionnement social et psychique profond. La lettre et l’écrit, comme chez Lang, avec le « M » du maudit ou le testament du docteur Mabuse dans le film du même nom (1933), deviennent l’expression de ces défaillances de l’humain qui se perd dans le faux, parfois jusqu’à la folie. De même, le cinéma d’Henri-Georges Clouzot trouve de nombreux échos dans les films de Claude Chabrol, particulièrement lorsque les lettres anonymes, comme dans Le Corbeau (1943), mettent en avant la folie grandissante d’un personnage comme celui des Fantômes du chapelier (1982). Chez Clouzot aussi l’écrit est au service du crime et surtout met à jour de profondes fêlures chez les personnages.
- 2 À ces deux adaptations, on pourrait ajouter Bellamy (2009) qui, comme l’a écrit Francis Vanoye cons (...)
3À l’instar de ce qui se produit dans les œuvres de ces deux cinéastes, mais aussi dans celles de Georges Simenon, que Chabrol a adaptées deux fois avec Les Fantômes du chapelier (1982) et Betty (1992)2, l’écrit chez ce dernier, même lorsque l’on sait qu’il est faux ou qu’il paraît totalement anodin, constitue une trace indélébile. Il constitue souvent, simultanément, la signature d’un crime et l’expression du dérèglement intérieur des personnages qui tentent de le maîtriser pour commettre leurs forfaits. Ce texte propose donc de revenir sur cette double fonction des faux et usages de faux dans le cinéma de Claude Chabrol. Il s’agira de voir comment ce rapport complexe à l’écrit se dessine dans les œuvres mettant en scène des crimes et surtout des personnages ambigus, adeptes du mensonge et de la manipulation. L’étude se concentrera principalement sur trois œuvres de Claude Chabrol : Landru (1963), Que la bête meure (1969) et Les Fantômes du chapelier (1982). Seront abordés aussi d’autres films de ce cinéaste comme Les Noces rouges (1973), Violette Nozière (1978), Masques (1987) et Rien ne va plus (1997). Finalement, L’Assassin habite au 21 (1942) et Le Corbeau (1943) d’Henri-Georges Clouzot, Docteur Mabuse le joueur (1922), M le maudit (1931) et Le Testament du docteur Mabuse (1933) de Fritz Lang permettront d’établir un lien singulier entre l’écrit dans l’œuvre de Chabrol et une forme d’expressionnisme cinématographique, le texte dans l’image devenant un moyen d’expression de l’inexprimable, de la folie la plus obscure où le vrai et le faux s’entremêlent.
L’usage du faux et le crime : le pouvoir destructeur des signatures et des mots
4Dans les films de Chabrol, on voit régulièrement des personnages rédiger de faux documents, imiter ou créer de fausses signatures pour obtenir de l’argent ou pour commettre un crime. Dans Rien ne va plus, Betty (Isabelle Huppert) et Victor (Michel Serrault), deux habiles faussaires, escroquent des personnes en imitant leur signature sur des chèques qu’ils leur ont subtilisés. Ils utilisent aussi de faux papiers qu’ils ont eux-mêmes créés. Dans Violette Nozière, Violette (Isabelle Huppert) rédige une fausse ordonnance médicale dans le but d’empoisonner ses parents. On la voit à deux reprises essayer d’adopter une écriture adéquate pour tromper le personnel de la pharmacie.
5Dans Landru, l’usage de faux est au cœur de l’intrigue. Il est directement associé aux meurtres perpétrés par Henri-Désiré Landru (Charles Denner) sur des femmes dont il veut obtenir l’argent. Ce personnage multiplie les faux et les fausses identités. Il écrit des petites annonces dans lesquelles il se fait passer pour un célibataire ou un veuf qui cherche à refaire sa vie. Puis, une fois qu’il a séduit les femmes qui ont bien voulu le rencontrer, il leur promet le mariage. Avant de les tuer dans sa maison de campagne de Gambais, il leur fait signer une procuration lui donnant accès à leurs comptes bancaires. Même si les femmes signent de leur plein gré la procuration, elles le font au bénéfice d’un certain M. Petit, M. Frémy et M. Cuchet ou M. Dupont. Toute la mécanique meurtrière mise en place par Landru repose sur l’usage de faux et plus généralement sur l’utilisation de l’écrit.
6Au début du film, on voit le personnage, renommé M. Petit, emmener Mme Héon (Danielle Darrieux) à Gambais. Du trajet en train jusqu’au retour de Landru à Paris auprès de sa femme et de ses enfants, l’écrit est associé au crime et à la violence. On voit les conséquences terribles des petites annonces rédigées par le criminel. Le moment où Mme Héon, découvrant la maison de son futur mari, signe la procuration est présenté comme un basculement, un point de non-retour pour ce personnage. Juste après la signature, un plan circulaire rapproché sur la femme suit le personnage qui tourne sur lui-même en étant presque figé et en affichant un grand sourire de contentement. Ce plan est très insolite et inattendu, et fait l’effet d’une rupture dans la mise en scène dans laquelle, jusqu’ici, se multipliaient les plans fixes. Mme Héon est prise dans une sorte de tourbillon auquel on peut donner deux significations complémentaires. Il évoque tout d’abord le vertige amoureux éprouvé par cette femme, vertige auquel est associé un air d’opéra qu’elle a entendu au théâtre avec Landru quelques jours plus tôt. Mais à travers ce plan circulaire s’exprime aussi et surtout l’idée de spirale infernale dans laquelle elle vient de tomber. En signant la procuration, la femme donne une preuve d’amour tout en marquant elle-même, sans le savoir, son propre arrêt de mort, arrêt de mort que Chabrol représente très clairement par un arrêt sur image en fin de scène.
7À la violence du meurtre suggérée par la fumée noire qui s’échappe de la cheminée et de la cuisinière, succède une autre violence, moins directe, mettant encore une fois en jeu l’usage de faux. Lorsque Landru passe à la caisse de la banque pour vider le compte, il signe de son faux nom ce qui constitue la dernière étape de l’usage de faux de ce criminel. La mise en scène n’insiste pas tant sur la fausse signature, qu’on voit à peine, que sur l’échange de papier qu’elle induit, comme en témoigne un gros plan sur la procuration que doit signer Landru, placée juste au-dessus de l’argent et des titres. Finalement, on assiste à un échange de papier. Landru joue avec le troc d’une écriture contre une autre, troc qui ne repose que sur le crédit que l’on accorde à l’écrit. À travers l’usage de faux et l’échange de papiers, Chabrol rend plus horribles encore les meurtres avec l’idée qu’ils sont finalement commis pour du papier, pour des billets que Landru distribue ensuite comme des bonbons ou des bons points à sa femme et à ses enfants. Le mensonge et l’horreur se répandent à travers cet argent distribué par Landru. En pratiquant l’usage de faux, ce personnage manipule les mots et par là même s’octroie un certain pouvoir. L’écrit est finalement montré comme dangereux, à la fois parce qu’il peut être manipulé et surtout parce qu’il n’est à aucun moment remis en question. Les guichetiers ne semblent pas s’interroger sur la présence de cet homme venu récupérer l’argent d’une cliente qui a curieusement donné son accord pour vider entièrement ses comptes. Ils sont beaucoup plus inquiets de perdre une cliente. Tous les crimes de Landru reposent en définitive sur un jeu avec la croyance en l’écriture.
8L’écrit est signe de danger et de violence chez Chabrol. Lorsqu’il est falsifié, il peut conduire au crime comme ici ou dans Violette Nozière. Même lorsqu’il n’est pas faux, il est dangereux, car il peut constituer une preuve, être un indice dans une enquête par exemple, ou encore faire l’objet d’une dénonciation comme à la fin des Noces rouges. Dans Landru, est présent un autre écrit (qui n’est pas un faux pour le coup), qui pourrait passer totalement inaperçu et qui a pourtant un rôle très important dans l’affaire et dans le film. Lorsque Mme Héon et Landru sont dans le train, le faux fiancé prête peu attention à la femme parce qu’il note ses comptes sur un petit carnet. On peut penser, à juste titre, qu’il fait des estimations sur la petite fortune qu’il va amasser et ensuite distribuer. Mais, si on connaît un peu l’affaire Landru, on sait aussi que ces petits carnets dans lesquels le criminel marquait toutes ses dépenses ont constitué l’une des preuves de sa culpabilité lors de son procès. C’est en effet parce qu’il notait qu’il payait deux allers pour Gambais où il commettait les meurtres, et un seul retour, que la police a su que les femmes ne revenaient pas de ce voyage. L’aller simple de ces onze femmes, systématiquement notifié, s’est avéré constituer leur dernière trace de vie avant leur disparition. Lorsque Chabrol montre Landru tenir scrupuleusement ses comptes dans le train puis chez lui après la distribution de billets aux membres de sa famille, il insiste, avec ironie, sur un acte d’écriture qui, associé aux procurations falsifiées, va perdre le personnage.
9Qu’il soit vrai ou faux, l’écrit chez Chabrol a un immense pouvoir, en tant qu’il est dangereux, parce qu’il laisse une trace qui sera interprétée bien ou mal par tel ou tel lecteur. Dans son film de 1963, l’écrit détient un pouvoir de vie ou de mort sur les femmes, mais aussi sur Landru. Chabrol confère un pouvoir souvent destructeur aux mots, de préférence lorsqu’ils sont faux. On trouve aussi ce pouvoir de mort dans un roman de Georges Simenon mettant en scène Maigret. En effet, dans L’Affaire Saint-Fiacre, roman paru en 1932, la mort de la comtesse de Saint-Fiacre a lieu durant la messe lorsqu’elle découvre dans son missel un faux article de journal annonçant le décès de son fils, nouvelle qui provoque chez la vieille femme une crise cardiaque. Comme on va le voir dans l’une des adaptations d’un roman de Simenon par Chabrol, l’écrit est non seulement associé à la mort et au crime, mais présente aussi un pouvoir destructeur pour les personnages de faussaires.
L’écrit qui devient faux : distance et décalage entre le texte, les actions et les intentions des personnages
10La limite entre vrai et faux, dès qu’il s’agit d’écriture, est très floue chez Chabrol. Les deux peuvent se confondre, en fonction des situations et du crédit que le lecteur apporte aux mots et à leur auteur. Il suffit de peu de choses pour qu’un écrit devienne faux et perturbe totalement son auteur qui pensait pourtant détenir un pouvoir grâce aux mots. C’est tout le drame du chapelier, Léon Labbé (Michel Serrault), dans Les Fantômes du chapelier. Bourgeois respecté de Concarneau, Léon Labbé meurtrier de sa femme handicapée, fait croire à son entourage qu’elle est encore vivante (il utilise notamment un mannequin). Afin, prétend-il, de cacher ce crime initial, il étrangle une à une les amies de sa défunte épouse qui ont pour habitude de lui rendre visite le jour de son anniversaire. Mais l’Étrangleur, comme on le surnomme, ne se contente pas de tuer. Pour parler des crimes qu’il projette de commettre, il envoie régulièrement des lettres au quotidien L’Écho de l’Atlantique, lettres qu’il confectionne en découpant des morceaux de ce même journal local. Comme Landru, Léon Labbé manipule et joue, ici au sens propre, avec les mots. Il crée aussi une sorte de faux, tout d’abord parce que les lettres ne sont ni rédigées de sa propre main ni signées de son nom, et surtout, parce qu’il y affirme des vérités qui se révèleront fausses.
11Au début du film, il annonce dans une lettre qu’il commettra le dernier meurtre, le septième, le lundi suivant. La police et un jeune journaliste de L’Écho, Jeantet (François Cluzet) le prennent au mot, attendent de voir ce qui va se passer ce lundi et mettent en place des mesures de sécurité. Mais le meurtre n’a pas lieu comme prévu. Le chapelier découvre que la femme qu’il devait tuer est morte récemment. Le personnage, dont l’esprit est déjà passablement dérangé, est alors de plus en plus perturbé : non seulement il n’a pas pu mettre le crime à exécution, et selon lui achever sa mission (dans l’une des lettres, il parle de « nécessité »), mais il entend également Jeantet traiter l’Étrangleur de fou. Le jeune journaliste de L’Écho ajoute que ce dément ne s’arrêtera jamais, quoi qu’il ait pu écrire auparavant. Il déclare : « on n’est pas obligé de croire ce qu’il écrit. La preuve c’est qu’il n’a pas tué hier ». On accuse donc l’Étrangleur d’avoir menti et le chapelier se trouve être désormais l’auteur d’un faux. En réaction aux propos du journaliste et parce qu’il refuse d’admettre qu’il a toujours des pulsions meurtrières, cette fois-ci dirigées contre sa bonne, Louise (Christine Paolini), Léon Labbé écrit une lettre de sa propre main qu’il compte envoyer à L’Écho de l’Atlantique.
12Ce qui est frappant dans cette scène d’écriture est le fait que le personnage utilise la lettre comme une caution de vérité, pour affirmer qu’il n’a pas menti et manqué à ses devoirs. Pourtant, à travers son comportement se révèle un grand malaise. Il tourne en rond dans sa chambre et fait les cent pas, sa lecture de la lettre est marquée par quelques éclats de voix et son écriture est appuyée, il grossit certains mots et souligne des termes précis. C’est lui-même qu’il tente de convaincre, par l’écrit, que ces crimes suivent une logique alors que ses pulsions (par définition déraisonnables, dépourvues de logique) se réveillent. À partir du moment où il ouvre la porte pour aller, on s’en doute, tuer Louise, la lettre et les affirmations qu’elle contient deviennent fausses, tout comme les lettres qu’il envoyait auparavant au journal. Finalement, toutes les lettres exposent une nécessité de tuer qui se révèle fausse. Le décalage entre l’écrit et les actions et pulsions de Labbé devient trop grand. C’est d’ailleurs certainement la raison pour laquelle il n’enverra jamais cette dernière lettre que l’on perd de vue définitivement à la fin de la scène. Elle est centrale au début. La caméra part quasiment d’elle avant d’effectuer un zoom arrière. Le plan d’ensemble s’est construit à partir de la lettre qui reste visible. Suit un gros plan sur elle où l’on voit Labbé souligner les termes suivants : « pris aucun plaisir malsain ». Arrêté dans sa dictée par Louise qui lui demande hors champ pourquoi il fait autant de bruit, Labbé ne retourne pas vers la lettre qui disparaît de la scène et plus généralement du film. Cette scène est un autre moment de basculement où l’on quitte l’écrit, le jeu et la manipulation qu’il peut induire, pour se concentrer sur l’angoisse et la folie grandissante du protagoniste.
13Dans une telle scène, ce que filme Chabrol est la distance et le décalage qui existent entre les pulsions et les mots, entre les motivations et les intentions d’un personnage (éléments inaccessibles) et ce qu’il écrit, ce qui laisse une trace. Ces décalages, ces ruptures entre l’écrit et l’action trahissant les pulsions sont représentés par les changements de plan et d’échelles assez abrupts, par un gros plan sur l’écriture, ainsi que par un resserrement sur le personnage. Comme dans la scène de Landru où l’on voyait Mme Héon prise dans une spirale infernale, on retrouve l’idée du cercle à travers ce personnage qui tourne en rond, suivi de près par la caméra. Finalement, Léon Labbé est presque une synthèse de Landru et de Mme Héon, il est lui-même pris d’un vertige et dans un cercle vicieux dont le contrôle commence à lui échapper. Il est devenu victime de sa propre lettre anonyme qui s’est révélée fausse malgré lui, et ne parvient plus à écrire. Après cette scène, le chapelier n’écrira plus jusqu’à la fin du film. Il s’en trouvera incapable, tout comme Violette Nozière qui ne parvient pas, dans la cellule de sa prison à la fin du film homonyme, à écrire à son ancien amant. La maîtrise de l’écrit échappe à ces personnages, tout comme cela sera le cas finalement pour Landru.
Se prendre et se faire prendre au jeu du faux
14Les personnages qui ont recours au faux en écriture se retrouvent bien souvent pris à leur propre piège, en grande partie parce qu’ils se laissent prendre à un jeu dangereux dont ils perdent le contrôle. La question des faux et usages de faux est indissociable de celle du jeu qui est primordiale dans le cinéma de Chabrol. Comme l’imposteur étudié par Maxime Decout, le faussaire joue un rôle :
- 3 Maxime Decout, Pouvoirs de l'imposture, Éditions de Minuit, 2018, p. 22.
[..] dans ce jeu il y a beaucoup. Il y a non seulement une part de mise en scène qui le rattache à l’acteur, une part de ludisme qui l’apparente au joueur, mais aussi et surtout un jeu avec un système qui a ses règles et dans lequel subsiste encore du jeu, une certaine latitude, une marge de liberté3.
15Cette notion de jeu dépasse les situations et vient se loger dans les dialogues, truffés de jeux de mots et à travers des personnages qui se mettent en scène.
- 4 Soulignons au passage les noms des deux protagonistes qui, sans aller jusqu’aux jeux de mots, sont (...)
- 5 Au sujet de ce personnage, Chabrol notera ce jeu entre le faux et le vrai : « C’est un faux tout : (...)
16Les personnages chabroliens détournent les règles ou jouent à être quelqu’un d’autre. Ils créent des intrigues le plus souvent en mentant, en trompant, en tentant de perturber et de donner de fausses pistes à leurs spectateurs ou à leurs lecteurs. Ainsi les amis et les clients du café où se rend le chapelier sont des spectateurs de son double, l’Étrangleur, et Léon Labbé prend plaisir à jouer sur le double sens des mots qu’il utilise lorsqu’il leur parle ou à faire des allusions. Par exemple, lorsque ses amis lui souhaitent un bon dimanche et lui disent « À lundi ! », Léon s’amuse à répéter ces mots en riant, sachant très bien que c’est justement ce lundi que l’Étrangleur a choisi de frapper et que par conséquent son double sera bien présent ce jour‑là. Par ailleurs, on peut remarquer que dès qu’il s’agit d’évoquer les lettres et l’Étrangleur, cela se passe dans le café où tous les hommes font des parties de cartes ou de billard. Landru aussi joue double jeu. Il est un personnage sans cesse en représentation comme le souligne par ailleurs la mise en scène se référant aux décors factices de l’opérette et du théâtre de boulevard. Dans Masques, les doubles jeux vont bon train. Afin de découvrir pourquoi sa sœur a disparu, un jeune écrivain, Roland Wolf (Robin Renucci), fait croire à un animateur de télévision, Christian Legagneur4 (Philippe Noiret) personnification de l’hypocrisie et du mensonge mais en apparence bon sous tous rapports, qu’il souhaite écrire sa biographie5. Dans la maison de campagne de l’animateur, se succèdent et s’entrecroisent des moments d’entretien, mais aussi de parties d’échecs ou de tennis entre deux hommes convaincus que l’autre cache son jeu. Le faux et l’usage de faux trouvent une place de prédilection dans une mise en scène où la notion de jeu s’avère essentielle. Ces pratiques font partie d’un jeu dangereux auquel s’adonnent les personnages jusqu’à s’y perdre.
17C’est dans Que la bête meure que l’entremêlement entre le faux, l’usage de faux et le jeu est certainement poussé à son paroxysme. Dans ce film, nous suivons Charles (Michel Duchaussoy), personnage profondément meurtri, qui veut retrouver et assassiner le chauffard qui a tué son petit garçon. Dès sa sortie de l’hôpital au début du film, il écrit à l’encre rouge sur un petit carnet noir son projet de meurtre. Il s’agit de la première image qui suit le générique du film. Toute la vengeance du protagoniste est directement associée à l’écriture. Dans ce carnet, sorte de journal, Charles décrit toutes les étapes de son enquête pour retrouver l’homme qui a tué son fils. Il écrit partout, y compris lorsqu’il se retrouve chez les paysans qui lui donnent de précieuses informations sur une animatrice vedette, Hélène (Caroline Cellier), qui le conduira jusqu’à l’assassin de son fils, le terrible Paul (Jean Yanne).
18Chose étonnante dans ce film, ce n’est que lorsqu’il entreprend de trouver et de séduire Hélène que nous apprenons que ce personnage est un écrivain. Il écrit des livres pour enfants. Son lien avec l’écriture apparaît alors tout à coup à la fois évident et étrange. En effet, il semble normal, en tant qu’écrivain, que Charles écrive et qu’il attache une importance aux mots. L’écriture de son enquête prend pourtant une nouvelle dimension. Il s’agit d’un écrivain qui projette, sur le papier, de tuer un homme, projet qu’il décrit dans les moindres détails. On est loin des livres pour enfants. Le projet d’écriture est terrible et s’avérera bien plus pervers à la fin du film. Par ailleurs, pour mener l’enquête, Charles emprunte un faux nom, Marc Andrieux, pseudonyme qu’il utilise pour signer ses propres livres pour enfants. Sa qualité d’écrivain lui permet de donner le change lorsque son carnet est découvert par Paul. Il expliquera qu’il s’agit d’un projet de roman. L’écriture prend une double dimension : elle est un faux projet de roman et un vrai projet d’assassinat. On retrouve l’idée du lien entre l’écrit et le crime. Mais ici l’écrit est associé à la notion d’œuvre. En écrivant son journal et en prétendant qu’il s’agit d’un projet de roman, Charles associe finalement l’œuvre littéraire au meurtre.
19Plus que les autres formes d’écrit, le journal est central dans cette histoire, à tel point qu’il devient un enjeu de l’intrigue. Paul mettra la main sur le fameux journal dont il fera en sorte qu’il soit retrouvé, au cas où il lui arriverait quelque chose. À la fin du film, lorsque Paul est trouvé empoisonné à la mort aux rats, un commissaire de police (Maurice Pialat) interroge Charles et lui parle de son journal. Charles parvient à convaincre son interlocuteur, pendant un moment, qu’il constitue une preuve accablante trop évidente pour faire de lui l’assassin. Il dit qu’il serait trop idiot, sachant que la police allait avoir connaissance de ce journal, de « se jeter dans la gueule du loup » en assassinant Paul.
20Mais une fois au poste de police, le commissaire lui fait part d’une nouvelle hypothèse. Le journal, dont nous avons suivi la rédaction depuis le début du film, est un faux d’après le commissaire. Il a été utilisé pour tromper à la fois Paul et la police. Mais en l’absence de réponse de Charles, on ne sait si cette hypothèse formulée par le policier est la bonne et par conséquent ses intentions et son stratagème deviennent de plus en plus obscurs. L’air de défi qu’affiche le protagoniste lorsqu’il écoute le commissaire est très troublant. Signifie-t-il que le policier se trompe ? A-t-il raison ? Exprime-t-il la satisfaction d’être bientôt découvert ? Ce journal est-il vrai ou faux ? Ou est-il vrai, mais a-t-il été utilisé comme un faux, comme un document visant à détourner et à contourner la vérité ? Cette expression renvoie-t-elle à la satisfaction du joueur qui continue à jouer le faux ? Les véritables motivations de Charles, tout comme la véracité des propos qu’il tient dans son journal, sont très difficiles à cerner à ce moment précis. Le spectateur, comme le commissaire, ne peut se raccrocher qu’à une seule certitude : Charles est bien l’auteur du crime.
21Cette certitude est néanmoins remise en question avec l’arrivée de Philippe, le propre fils de Paul, qui vient se dénoncer. Lorsque Philippe entre dans le bureau du commissariat, Charles change tout à coup d’expression. Il se voûte, ne sourit plus et passe au second plan. Il n’est plus maître du jeu. C’est Philippe à ce moment qui prend la main en devenant faussaire, en signant le meurtre commis par un autre. En effet, le jeu de faux se prolonge jusqu’à la fin du film lorsque l’on apprend dans une dernière lettre que Charles adresse à Hélène que c’est bien lui qui a tué. Il innocente finalement Philippe. On pourrait alors se dire que c’est parce que le jeu va trop loin que Charles finit par se dénoncer dans sa lettre. Mais, face à son changement de comportement dans la scène où Philippe s’accuse et face aux aveux de Charles dans sa dernière lettre, et même s’ils paraissent sincères, on peut se demander également si en s’accusant du meurtre, ce dernier ne cherche pas à reprendre la main sur cette immense manipulation qu’il a mise en place et dont on ne connaîtra jamais tous les tenants et aboutissants. N’est-ce pas pour Charles une manière de terminer soi-même et selon ses propres règles, un jeu macabre auquel il a peut-être finalement pris plus de plaisir qu’il ne le croit ou qu’il ne veut bien le dire ?
22Comme dans Les Fantômes du chapelier, ce personnage est pris d’un vertige, emporté dans le tourbillon qu’il a créé. Cette idée du tourbillon est d’ailleurs bien présente lorsque le commissaire parle pour la première fois avec Charles. Les deux personnages vont s’assoir à la table du salon et la caméra opère un très curieux mouvement circulaire. Partant d’un plan d’ensemble, la caméra se rapproche des deux personnages en formant une courbe et se retrouve derrière eux. Le plan s’arrête alors lorsque le commissaire sort le journal qu’il pose sur la table et qui est filmé en plan rapproché. Comment ne pas voir dans ce curieux plan, l’amorce du vertige que vont provoquer la découverte du journal et les nombreuses questions dont il fera l’objet ?
Lang, Clouzot, Chabrol : pratiquer le faux pour se rapprocher du vrai
23Ces plans circulaires formant une courbe ou évoquant une spirale et un vertige sont très souvent présents dès lors que l’écrit, frappé du sceau du simulacre, est au centre d’une scène. Et même lorsqu’il ne l’est pas, on trouve ce type de plan propice au malaise. Il en est ainsi dans Que la bête meure, lorsque Paul lit les poèmes de sa femme et l’humilie devant sa famille et ses amis. Tandis que la lecture se mêle aux rires de Paul et de sa mère dont les visages sont traversés par d’horribles grimaces, un panoramique fait le tour de la table et dévoile le visage consterné des convives, dont celui défait de la femme humiliée du maître des lieux.
24Dans le cinéma de Fritz Lang, qui porte aussi un grand intérêt à la figure de la spirale, le rapport à l’écrit est très problématique et brouille les pistes entre le vrai et le faux. L’écrit est particulièrement nocif, notamment dans Docteur Mabuse le joueur (1922) et dans Le Testament du docteur Mabuse (1933). Dans le premier, l’écrit, manipulé par le génie du crime et hypnotiseur docteur Mabuse (Rudolf Klein-Rogge interprète le rôle dans les deux films), sert à établir de nombreux faux, notamment à mettre en place une fausse monnaie, à constituer des contrats et bien d’autres documents. Dans le second film, l’écrit n’est pas véritablement faux, mais émane d’un cerveau a priori malade, celui de Mabuse qui, devenu fou et interné dans un asile psychiatrique, écrit frénétiquement sur tous les morceaux de papier qui sont à sa portée. Mis bout à bout, ces écrits forment une sorte de testament, un essai sur le crime visant à plonger le monde dans le chaos. De nombreux crimes décrits dans ces pages sont perpétrés en dehors de l’asile par des brigades violentes qui répondent aux ordres d’un certain docteur Mabuse. Dans les deux films, l’écrit brouille les pistes et surtout suscite le malaise ou exprime la folie du personnage qui écrit.
25Il en est de même chez un autre cinéaste dont la mise en scène et le style sec ne sont pas sans rappeler ceux de Fritz Lang et faire écho à de nombreux films de Chabrol. Henri-Georges Clouzot associe lui aussi l’écrit au crime notamment dans L’Assassin habite au 21 et surtout dans Le Corbeau. Dans le premier, un certain M. Durand signe ses meurtres en déposant une carte de visite sur chaque cadavre. Vers le milieu du film, on découvre le corps sans vie d’une écrivaine de livres d’horreur, gisant dans une baignoire. Sur elle ont été déposées les lettres découpées d’un journal de manière à signer encore une fois le meurtre commis par Durand. Comme dans Les Fantômes du chapelier, on joue avec les lettres qu’on récupère dans les journaux et surtout on invente un nom, ici celui imaginé par trois meurtriers qui se sont associés pour donner à tour de rôle un alibi aux autres et ainsi demeurer insaisissables. Dans Le Corbeau également l’écrit sert le crime et permet au mystérieux auteur de lettres anonymes de terroriser, en s’amusant, les habitants d’une ville de province. Comme dans Les Fantômes du chapelier, on parle, non pas de l’Étrangleur, mais du Corbeau, autour d’un verre, pendant une partie de cartes ou de billard dans un club réservé aux hommes. Le Corbeau, lui aussi, signe des lettres anonymes. Mais il ne prévoit pas directement des meurtres. Il déclenche des suicides ou des tentatives par ses lettres qui tantôt dévoilent de lourds secrets, tantôt diffament certaines personnes, notamment le docteur Germain (Pierre Fresnay). Le vrai et le faux se mélangent sans cesse dans les lettres. Ainsi, il annonce à un patient de l’hôpital qu’il est condamné, révélation qui pousse ce dernier à se suicider. Dans d’autres lettres, il révèle des liaisons ou des détournements de fonds, des faits bien réels. Puis, quasiment systématiquement, il termine ses missives par de la diffamation en prétendant que le docteur Germain a une liaison avec le psychiatre de l’hôpital, le docteur Vorzet (Pierre Larquey) et qu’il pratique l’avortement, deux faits qui sont totalement faux.
26Au-delà de ces références, les scènes dans le café des Fantômes du chapelier étant proches de la citation de la scène dans le club du Corbeau, l’approche de l’écrit par ces deux cinéastes permet de mettre au jour une conception singulière de l’écrit dans le cinéma de Chabrol : il constitue un jeu sur l’entremêlement entre le vrai et le faux, jeu qui met en avant une impossibilité à saisir pleinement les intentions des personnages, mais aussi leurs angoisses et leurs tourments. Dans les films de Lang, en plus de la création de faux, l’écrit vient perturber presque physiquement et psychiquement les protagonistes. Ainsi, dans Docteur Mabuse, le joueur, durant une scène où le procureur von Wenk (Bernhard Goetzke) tente de piéger un tricheur dans un tripot, tricheur qui n’est autre que Mabuse, l’écrit sert à hypnotiser l’homme de loi. Au départ, Mabuse utilise ses yeux puis des lunettes chinoises pour mettre von Wenk sous son emprise. Et c’est lorsqu’il prononce le nom de la ville d’où elles proviennent, « Tsi Nan Fu » que le procureur commence à être pris de somnolence. Ces trois mots apparaissent alors comme par magie sur les deux cartes que regarde le personnage puis sur le tapis de jeu. Le procureur tente en vain de les faire disparaître en posant ses cartes dessus à plusieurs reprises. L’écrit perturbe l’image pour mieux exprimer l’emprise et une forme de folie dévastatrice.
27On retrouve cette idée dans M le maudit dans lequel le tueur d’enfants (Peter Lorre) écrit et envoie des lettres anonymes à la police puis à la presse pour annoncer qu’il n’est pas près de s’arrêter. Lorsqu’on le voit en train d’écrire sur le rebord de la fenêtre de son appartement, on ne peut qu’être frappé par les similitudes que la séquence entretient avec celle des Fantômes du chapelier, notamment dans l’écriture elle-même. M souligne aussi certains mots, emploie des exclamations et surtout affirme qu’il va continuer de tuer : « Parce que la police n’a pas publié ma première lettre, j’écris aujourd’hui directement aux journaux ! Continuez votre enquête, les choses vont arriver telles que je vous les ai dites. Mais je n’ai pas encore terminé ». Avant même que nous ne découvrions le visage du meurtrier, c’est son écriture qui affiche sa folie, le dérèglement qui l’anime. Ce plan sur la lettre fait écho à un autre célèbre, situé au début du film, où l’on assiste à la rencontre entre la petite Elsie et M. Alors qu’elle lance sa balle contre une affiche annonçant la prime versée à toute personne qui aidera la police à arrêter le meurtrier, apparaît l’ombre projetée de M sur la colonne. À l’ombre révélatrice de la dangerosité du personnage succède, dans la scène de la lettre, l’écriture qui porte en elle-même les symptômes de la folie, comme si l’écrit fonctionnait comme une projection du mal qui tourmente le personnage.
- 6 Cette déclaration pourrait presque être attribuée à Lang lui-même qui, très rapidement dans sa carr (...)
28Que ce soit dans Docteur Mabuse le joueur, dans Le Testament du docteur Mabuse ou dans M le maudit, l’écrit est associé à une forme de surexpressivité ou à une artificialité affichée qui est censée représenter un état (l’emprise ou la folie) quasiment indéfinissable. Comme le dit Mabuse dans le premier film dédié à ce personnage et réalisé par Fritz Lang en 1922, l’expressionnisme est un jeu6. Et dans ce cadre, l’écrit est un artifice qui entre au service d’une forme de surexpressivité destinée à suggérer les intentions, les sentiments ou les troubles des personnages. On retrouve cette idée que l’écrit est un jeu dangereux où le faux, l’artifice qui s’affiche comme tel, permettent d’offrir un aperçu, et seulement un aperçu, des troubles profonds ressentis par les personnages. Le journal de Charles dans Que la bête meure fonctionne lui aussi, a priori, comme un artifice de la vengeance, artifice qui finalement donne surtout à voir la haine et le désespoir du personnage.
29Jouer le faux, rendre ostensible l’artifice pour entrapercevoir le vrai est une technique présente aussi dans Le Corbeau de Clouzot. Durant une séance de dictée destinée à démasquer le Corbeau, l’une des protagonistes, Denise (Ginette Leclerc), sous le coup de la fatigue s’évanouit et laisse tomber sa plume. On découvre alors que son écriture commençait à ressembler à celle du Corbeau : une écriture en lettres majuscules, dont des termes sont encadrés, voire accompagnés d’un dessin représentant le corbeau. Elle avouera plus tard qu’elle a sciemment imité cette écriture pour provoquer son amant, le docteur Germain. À partir du moment où l’écriture du Corbeau est imitable, chaque habitant peut envoyer des lettres anonymes pour révéler des secrets. C’est ce que fait d’ailleurs Denise à la fin du film pour avouer à Germain qu’elle est enceinte de lui. L’écrit est diabolique chez Clouzot non seulement parce qu’il provoque des crimes et révèle des choses inavouables, mais aussi et surtout parce qu’il est un agent très puissant de contamination. La folie du Corbeau, par l’entremise de l’écrit, contamine les autres personnages qui à leur tour jouent le faux pour dire le vrai. Par ces jeux multiples de contamination, la frontière entre le vrai et le faux devient de plus en plus floue.
Du jeu expressionniste au jeu avec les apparences
30Dans le cinéma de Chabrol, on retrouve cette forme de surexpressivité de l’écrit et ce jeu entre le faux et le vrai. À force d’être manipulé, le sens premier de l’écrit n’est jamais certain. Le faux est un artifice qui s’affiche comme tel à l’instar du leurre que représente le journal de Charles dans Que la bête meure, ou de la dernière lettre de Léon Labbé dans Les Fantômes du chapelier. Le faux chez Chabrol constitue un lointain écho aux mots et aux lettres chez Lang et Clouzot, vecteurs de folie des personnages, et de perturbation de l’image. À l’écriture automatique de Mabuse dans Le Testament répond celle de Charles qui écrit n’importe où, presque de manière frénétique et compulsive ; à l’écriture de M grossie, soulignée, là encore surexpressive, répond celle de Léon Labbé. Par ailleurs, l’écrit dit toujours de manière détournée une part de vérité comme chez Clouzot. Mais il est tellement suspect qu’il ne fait finalement que traduire un profond malaise. Chez Chabrol l’écrit est bel et bien associé au mal, il est l’instrument des meurtres et des crimes, il entraine la folie de ceux qui cherchent à le maîtriser. Le vrai-faux journal de Charles dans Que la bête meure permet de brouiller les pistes de l’enquête criminelle en rendant incertaine la limite entre le vrai et le faux, en semant le doute. Mais ce qui demeure vrai est bien la douleur d’un père qui a perdu son enfant et surtout son désir de vengeance. Et une fois cette dernière assouvie, lorsque Charles se livre dans son ultime lettre qu’il adresse à Hélène, plus que toutes les explications et justifications qu’il tente de fournir, c’est surtout le vide ressenti par le personnage qui domine, exprimé à travers ses sentiments pour Hélène et sa fuite vers la mort. Comme chez Lang et Clouzot, l’écrit dans le cinéma de Chabrol fonctionne comme un vaste jeu des apparences à la fois révélatrices et trompeuses. Les faux y sont parfois plus éloquents tout en préservant une part de mystère chez les personnages les plus fourbes et les plus manipulateurs.
31Finalement, à travers le faux et l’usage de faux, c’est la valeur de l’écrit qui est sans cesse remise en question dans le cinéma de Chabrol. L’écriture est à la fois une preuve et un leurre comme dans Landru. Elle est dangereuse parce qu’on lui accorde du crédit. Pourtant, même si les mots peuvent tuer, mener au crime, perturber les personnages, etc., ils ne peuvent traduire avec exactitude ce qui les anime profondément. Landru est-il animé uniquement par le besoin d’argent ? Par le goût du sang ? Par le jeu ? (peut-être par les trois). Le plaisir que Charles prend à jouer le faux n’a-t-il pas supplanté son désir de vengeance et de meurtre ? Les usages de faux et l’écriture promise à la falsification rendent plus complexes les personnages chabroliens exposés ainsi à leurs pulsions dévastatrices. Car finalement, plus que le sens des phrases ou leur place dans l’intrigue, c’est bien la capacité de l’écrit à révéler l’instabilité constante des personnages qui compte. L’écrit, comme chez Lang et Clouzot, dans de lointains échos au jeu avec l’expressionnisme pratiqué par le cinéaste allemand ou à la contamination du malaise chère à l’auteur du Corbeau, vaut avant tout comme élément perturbateur. Il trouble les repères moraux du spectateur, il cause la perte des personnages qui jouent avec l’écrit comme avec le feu et dérègle enfin l’image elle-même en l’ouvrant sur le vertige de son interprétation.
Notes
1 Comme le souligne Maxime Decout, le faussaire fait partie de ces personnages, comme l’imposteur (figure sur laquelle se concentre l’auteur), le tricheur et le menteur, qui peuvent pratiquer le faux en jouant. Nous renvoyons le lecteur au passage intitulé « Faites vos jeux », dans Maxime Decout, Pouvoirs de l'imposture, Éditions de Minuit, 2018, p. 22.
2 À ces deux adaptations, on pourrait ajouter Bellamy (2009) qui, comme l’a écrit Francis Vanoye constitue presque une « adaptation secrète » de Simenon. Voir Francis Vanoye, « Adaptations secrètes. À propos de Claude Chabrol et de Georges Simenon », dans Cinéma/Littérature : projections, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
3 Maxime Decout, Pouvoirs de l'imposture, Éditions de Minuit, 2018, p. 22.
4 Soulignons au passage les noms des deux protagonistes qui, sans aller jusqu’aux jeux de mots, sont des marqueurs supplémentaires de l’ironie qui donne son ton à tout le film.
5 Au sujet de ce personnage, Chabrol notera ce jeu entre le faux et le vrai : « C’est un faux tout : un faux homme de cœur, un faux gourmet, mais un vrai aigrefin, un véritable ogre », dans Claude Chabrol et François Guérif, Un jardin bien à moi, Paris, Denoël, 1999, p. 190.
6 Cette déclaration pourrait presque être attribuée à Lang lui-même qui, très rapidement dans sa carrière, a pris ses distances avec l’expressionnisme, en usant encore dans certains de ces films de quelques-uns de ses principes pour mieux les tordre, voire les détourner et ainsi maintenir une part de mystère et de complexité aux formes dont le sens est a priori évident et brut. Ainsi, l’ombre de M n’est pas l’expression du mal qui est en lui, mais seulement une facette du personnage, l’autre étant celle de cet homme déchiré, extrêmement vulnérable, qui se dévoile à la fin du film.
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Référence électronique
Hélène Frazik, « Faux et usages de faux dans le cinéma de Claude Chabrol », Recherches & Travaux [En ligne], 104 | 2024, mis en ligne le , consulté le 30 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/7648 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xzs
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