D’une rive à l’autre. Les génériques de la Nouvelle Vague
Résumés
Par une analyse sémiologique, stylistique et figurale des génériques, ce texte double la partition politique entre les deux rives de la Nouvelle Vague d’une dimension poétique : rive droite, les textoclastes qui brisent et font exploser l’écrit pour lui substituer leurs figures ; rive gauche, les iconoclastes qui déconstruisent par l’écrit les images de l’intérieur.
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- 1 François Truffaut dans l’entretien mené par Louis Marcorelles dans le France-Observateur du 19 octo (...)
1Réalité sociologique pour qualifier la jeunesse française puis argument commercial pour défendre la spécificité des films français de cinéastes issus de cette jeunesse, la Nouvelle Vague n’a pourtant pas été qu’un moment dans l’histoire du cinéma pendant lequel un grand nombre de cinéastes réalisent leurs premiers longs métrages avec peu de moyens et en dehors des studios, marquant un changement de paradigme dans la production et la réalisation des films. La facture artisanale et l’expression assumée d’une subjectivité en acte dans les films de cette période sont une conséquence directe de ces contraintes économiques ou d’un budget volontairement réduit, qui ont forcé l’inventivité et la vitalité de cette génération, lesquelles se sont manifestées notamment dans le générique. À François Truffaut qui avance pour définir la Nouvelle Vague, qu’elle n’est, « ni un mouvement, ni une école, ni un groupe [, mais] une quantité, […] une appellation collective inventée par la presse pour grouper cinquante nouveaux noms qui ont surgi en deux ans1 […] », j’opposerai la fameuse « qualité » non pas de la tradition, mais de l’anti-tradition d’un petit nombre seulement de cinéastes visionnaires dont l’écriture se signale dans le conflit entre les mots et les images.
- 2 François Jost, « Des débuts prometteurs », dans Veronica Innocenti et Valentina Re (éd.), Limina/le (...)
- 3 Voir Christian Metz, L’Énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, (...)
- 4 Laurence Moinereau, Le Générique de film. De la lettre à la figure, Rennes, Presses universitaires (...)
- 5 Voir Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « L’instance graphique dans l’écriture du film : À bout de so (...)
- 6 Voir Moinereau, ouvr. cité, p. 11.
2À ce titre, le « générique », dont l’étymologie commune est le verbe « engendrer », est aussi affaire de création. Il est un espace marginal intermédiaire entre le noir de la salle et l’entrée dans la fiction, ainsi qu’un « échantillon de mode d’emploi du film2 » selon François Jost. Il est le moment où l’énonciation filmique est la plus réflexive, dans la mesure où elle dit ce qu’elle est3. Dans ce lieu hétérogène, s’organisent non seulement la « rencontre visuelle de deux systèmes distincts de représentation et de signification, l’écrit et l’image4 », mais aussi le heurt de deux espaces, celui du cinéma et celui du film, qui font résonner à travers l’écrit du générique le non-écrit de l’écriture cinématographique5. Cette confrontation tend à transformer la lettre en image et à faire subir inversement à l’image l’attraction de la lettre, suivant une double logique d’écriture et de figuration sur une page/écran, support des mentions écrites, d’un côté, et sur un écran/champ, support de la diégèse, de l’autre côté6.
3Cette notion de conflit entre mots écrits et images, espace réel et espace fictionnel, est cruciale. Dans leur volonté de rupture avec une certaine façon de faire des films, les cinéastes de la Nouvelle Vague ne pouvaient concevoir cette entrée dans le milieu du cinéma comme dans le récit filmique que sur le mode du conflit et du fracas, contre des images trop univoques, trop clichés, et contre un écrit, jugé trop littéraire, qui incarnerait la tradition, à un moment justement où les Jeunes Turcs et les cinéastes de la modernité revendiquent un nouveau langage, plus libre et surtout spécifiquement « filmique ».
- 7 Si Hans Belting dans Pour une anthropologie des images (Paris, Gallimard), 2004, p. 40, distingue d (...)
- 8 Sophie Rabau utilise ce néologisme dans un article portant sur la poétique du fragment chez Marguer (...)
4L’hypothèse que ce texte ouvre en suivant une approche sémiologique et figurale, est que la dichotomie usuelle proposée entre les cinéastes, critiques des Cahiers du cinéma, Rive droite, et des cinéastes Rive gauche, se déclinerait aussi sur un plan esthétique dans le regard que le cinéaste porte au seuil de son film sur le monde qui l’entoure, engageant dans le générique, par le conflit de l’écrit et de l’image, une écriture spécifique qui y insuffle le réel en rendant perceptible au spectateur par ce heurt le médium dont il fait l’expérience7. Dans ce rapport fracassant entre l’écrit et l’image (en grec, « brisé » se dit klastos), on compterait ainsi : à gauche, les iconoclastes qui utilisent l’écrit pour briser de l’intérieur, et déconstruire les images, trop plates, celles qui ne disent rien, ainsi que les clichés, pour en faire une écriture ; à droite, les textoclastes8 qui brisent et font exploser l’écrit en dispersant ses significations dans l’hétérogénéité de la matière filmique pour lui substituer leurs corps qui l’incarnent.
Rive droite : les textoclastes
- 9 La politique de l’acteur consiste à envisager la manière dont le jeu de l’acteur contribue à part é (...)
5Côté rive droite, les génériques « textoclastes » brisent l’écrit, en l’évacuant, en l’oralisant, en le décontextualisant, dans un mouvement centrifuge, qui épuise sa matière souvent sur un mode sensible, pour incarner dans des corps une écriture filmique qui puise paradoxalement sa ressource dans le démantèlement de l’écrit, et pour, par cette politique de l’acteur9, accéder à une vérité intime de l’auteur de cinéma.
François Truffaut, le film-livre
- 10 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « art. cit. ».
- 11 Voir Philippe Dubois, « L’écriture figurale dans le cinéma muet des années 20 », dans François Aubr (...)
- 12 Alexandre Tylski, « Les génériques de François Truffaut », pour l’émission Blow Up diffusée sur Art (...)
6Dans les films « Nouvelle Vague » de François Truffaut, ce mouvement centrifuge de l’écrit trouve une incarnation idéale dans la séquence du rotor, métaphore du cinéma, où se loge, au cœur du film, Antoine Doinel, interprété par Jean-Pierre Léaud, alter ego du cinéaste et écrivain transgressif qui plagie et vole des machines à écrire dans Les Quatre Cents coups (1959). Ce film narrativise cette quête buissonnière d’un écrit qui se dérobe, qui sanctionne, qui fige, au point que les corps en quête d’écrit finissent par en figurer l’écriture cinématographique. Selon Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, la « cinécriture » disperse dans l’hétérogénéité du matériau filmique les significations de l’écrit en faisant résonner le non-écrit de cette écriture au point de rencontre entre l’énonciation filmique, l’inscription du texte écrit et la référence cinématographique10. Le mouvement des deux génériques liminaires qui fourmillent de références cinématographiques, mime la puissance du figural11 qui excède l’écrit que l’image filmique prolonge dans un mouvement centrifuge et vertical, orienté vers l’extérieur du film. Dans le générique de début, de longs travellings courant de la droite vers la gauche, font défiler les vitres des fenêtres du quartier de la Cinémathèque (Figures 1 et 2). La séquence finale quant à elle propose un mouvement allant de la gauche vers la droite, jusqu’à la mer qui lance en retour à l’écran le mot « FIN » dont le tracé des lettres vient s’échouer comme la vague que l’on continue d’entendre sur le visage figé d’Antoine, prolongeant ainsi le mouvement centrifuge (Figure 3). L’écrit, en bas du cadre dans le générique de début, est en deçà de l’image, magnifiée par la contre-plongée ; il ne vient pas déconstruire l’image, mais lui donner une assise opérant le transfert des significations des signes écrits aux signes iconiques, que sont ici les deux figures centrales, verticales, omniprésentes de ces deux travellings : la tour Eiffel et l’écolier buissonnier qui annoncent et lancent le mouvement d’étirement de l’écrit que la séquence finale achève d’évacuer. La tour Eiffel, qui apparaît par intermittence entre les immeubles sans jamais quitter le centre du cadre, n’accepte en surimpression, sous ses jambes de dentelles, que deux noms, Jean-Pierre Léaud puis François Truffaut, accroissant ainsi l’homologie entre les deux figures d’autorité (Figure 4). Antoine Doinel, pour la séquence finale, entraîne la caméra dans sa longue course et devient le support unique et unifié du seul écrit final. L’on peut ainsi dire comme Alexandre Tylski que dans les génériques de François Truffaut, « les mots mettent le film debout12 ».
- 13 Henri Focillon, Éloge de la main [1943], Paris, Presses universitaires de France, 1981, p. 113.
7Écrivain raté, amoureux des livres et du verbe, François Truffaut ménage certes l’intégrité du mot mais non celle du texte. Le film est un livre dans lequel les mots s’incarnent et les corps en redessinent le parcours sur le mode de la fugue. Le générique de Tirez sur le pianiste (1960) martèle les mots comme on tire ensuite sur le pianiste, ceux du roman adapté Down There de David Goodis, auxquels les marteaux du piano filmé en plongée donnent un nouveau rythme (Figure 5). En 1962, dans Jules et Jim, les cartons fonctionnent comme des sous-titrages introduisant les personnages que le tourbillon de la vie et le mouvement du film vont désormais régir. En 1964, dans La Peau douce, des mains, « origine[s] même[s] de toute création13 », en s’enlaçant, caressent et travaillent autant l’image des mains que les mots en surface qui en désignent la matière, opérant ainsi le même glissement sémiotique de l’écrit à l’image (Figure 6). Mais c’est surtout le générique de Fahrenheit 451 en 1966, dystopie d’un monde sans livre ni écriture, qui exprime de manière la plus radicale et glaçante, magnifiée par l’orchestration de Bernard Hermann, le geste textoclaste du réalisateur, qui y éradique les mots écrits, désormais entièrement parlés, sur un mode mécanique et machinique, mais que l’image filmique relaie en figurant par ses antennes multiples cette médiation sonore (Figures 7 et 8).
Jean-Luc Godard, les lettres comme des images
8Si Truffaut travaille le mot pour le transformer en figures, comme il transforme, dans ce dernier film, les livres en individus marcheurs, dans un mouvement cyclique centrifuge qui maîtrise l’art de la boucle, c’est la lettre qui bénéficie chez Godard d’un travail plastique et calligraphique, pour opérer au terme du film un renversement qui fait de cette boucle un ruban de Moebius. De nombreux films de Jean-Luc Godard peuvent se résumer à leur titre, qui contient tout le film qu’il développe à partir de lui, le faisant exploser de l’intérieur comme prélude nécessaire au lancement du récit, donnant ainsi les modalités de cette brisure.
- 14 Nicole de Mourgues, Le Générique de film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1994, p. 128.
9L’écrit et les mots sont « à bout de souffle » (1959) dans un générique d’ouverture laconique réduit à deux cartons. Dans Le Mépris (1963), l’écrit, celui du roman de Moravia, comme celui de l’Ulysse qu’adapte Fritz Lang, est « méprisé », réduit à trois cartons maquillés des couleurs godardiennes, le bleu, le blanc, le rouge. Cet écrit littéraire ne vaut que cinématographiquement dans le mensonge de sa reprise dans un générique éminemment réflexif. Dans Les Carabiniers (1963), il est évacué en deux cartons très denses, mises en cadre comme un calligramme (Figure 9). Ils sont écrits de la main de Godard, dans « une écriture ronde, un peu maladroite mais appliquée14 » comme celle des cartes postales envoyées par les carabiniers, qui structurent le film et constituent un contrepoint naïf de leurs actes sanguinaires. Sur ce même principe du calligramme, l’écrit du générique de Bande à part (1964) est donné en bandes en suivant le rythme du morceau composé par Michel Legrand qui substitue à la logique linguistique d’apparition des lettres une logique musicale et iconique. L’écrit des cartons s’organise en fonction de l’image pour en reconfigurer en lettres la structure : en bloc comme la remorque d’un camion (Figure 10) ou en croix comme le carrefour (Figure 11). L’écrit dans les génériques de Godard ne se donne pas à lire mais à voir sur le mode de l’énigme, alphabétique dans Pierrot le fou (1965), morse dans Alphaville (1965).
Claude Chabrol, l’écrit ou le drame en sourdine
10Les génériques de Claude Chabrol fluidifient davantage l’entrée dans la fiction malgré les nombreux clins d’œil cinéphiliques et motifs cinématographiques dans ses ouvertures, à l’instar du Beau Serge (1958), lancé par le rythme d’un cours d’eau puis celui de la route sinueuse que l’on parcourt dans un bus qui nous accueille aux côtés de François (Jean-Claude Brialy), avec lequel nous entrons dans le village de Sardent. Le caractère textoclaste réside dans la confusion introduite par le fondu enchaîné des cartons, qui fait se superposer des écrits illisibles et brouille l’identité diégétique des personnages dont les rapports conflictuels porteront l’intrigue. François n’est pas le Beau Serge, interprété par Gérard Blain. Chabrol nous embarque avec sa valise d’êtres de papier, sur laquelle s’inscrit le nom des trois acteurs principaux (Figure 12), à qui il ne donnera corps qu’une fois arrivé à destination. Ainsi, malgré le réalisme de l’ancrage géographique fortement souligné au début du film par un carton, le travail de l’écrit figure déjà la dimension intime de l’histoire au détriment de l’Histoire. Si Chabrol situe ainsi avec précision le film dans la ville de Sardent, c’est parce que la situation de l’intrigue dans sa ville natale crée un espace qui lui est personnel où pourront s’exprimer librement les méandres de son imaginaire créatif.
11Un an plus tard, Les Cousins (1959) constitue le négatif du premier film. Il opère un changement spatial de Sardent, ville natale du réalisateur, à Paris, ville d’adoption. Recourant aux mêmes motifs du déplacement et de la valise, il ouvre son film cette fois de nuit, non plus à la campagne, mais en ville, avec des modes de transports opposés (le train et le taxi) (Figure 13), en inversant à la fois les mouvements et la répartition des rôles entre ses deux acteurs fétiches : Gérard Blain joue désormais le rôle du voyageur aux mœurs impeccables rendant visite à un cousin à la dérive, interprété cette fois par Jean-Claude Brialy. L’écriture blanche des cartons rivalise avec les néons des enseignes et les lumières scintillantes de la capitale.
12Dans Les Bonnes Femmes (1960), le rôle textoclaste est tenu par la musique de Pierre Jansen et de Paul Mistraki, angoissante, aux accents hitchcockiens, qui menace les cartons écrits, êtres encore de papiers, ornant le ciel trop vide de la place de la Bastille, comme le tueur guettant les vendeuses du quartier (Figure 14). La séquence de fin remplace le ballet des voitures par une danse avec un autre inconnu, qui, cachant son visage en ne nous montrant pas son dos, fait planer la même inquiétude. La boule à facettes illustre cette dispersion des significations du texte écrit, relayée par l’image filmique (Figure 15).
Jacques Rivette, l’écrit retors
- 15 Voir David Vasse, « Jacques Rivette et Le Coup du berger : les jeux de la séduction », dans Dominiq (...)
13Le Coup du berger de Rivette, dont le scénario est cosigné avec Chabrol, met lui aussi en scène les apparences troubles au sein du couple, mais sur un mode moins tragique. Le film se termine avec la même image d’un objet aux multiples facettes (un manteau en vison), inversant le « désir de fiction » que lance l’écrit en « fiction de désir ». De part et d’autre, les génériques font jouer entre les mots et les images, le masculin et le féminin, le noir et le blanc, le principe du reflet et de la projection inversée inspiré du coup d’échec dont David Vasse a analysé l’influence sur la mise en scène du film15.
14Dans Paris nous appartient (1961), film dans lequel le secret constitue un thème majeur et qui raconte la mise en scène d’une pièce de Shakespeare dans une atmosphère lourde de suspicion et d’angoisse, l’ambivalence de l’écrit est à l’image du complot dans la fiction. Les deux plans liminaires du générique de début rejouent cette même structure spéculaire que l’on constate dans Le Coup du berger : l’assertion du premier carton « Paris nous appartient » sur un paysage parisien qui défile derrière la vitre du train, se voit démentie par la citation littéraire en exergue de Péguy sur fond noir : « Paris n’appartient à personne ».
Éric Rohmer, l’écrit en marge
15Seul le premier long métrage d’Éric Rohmer, Le Signe du Lion, en 1959, marqué par l’influence de Chabrol, superpose dans son générique les cartons et la diégèse avec laquelle ils entretiennent un lien privilégié. Le film raconte la déchéance continue d’un musicien américain, Pierre, au nom programmatique, qui se ruine en croyant avoir hérité d’une tante et erre tout le long du film dans les rues de Paris suivant un itinéraire épiphanique, au point que son corps se minéralise et se confond avec les rues qu’il arpente. Le mouvement continu de la caméra forme une boucle, en suivant la Seine jusqu’à la Cathédrale, avant de revenir en sens inverse sur les quais et dans la chambre de Pierre. Les cartons à l’écriture blanche se succèdent en fondus, et fondent dans un décor sans corps, annonçant l’errance et le dépouillement du corps de Pierre dans l’ensemble du film (Figure 16).
16Mais ce film reste un hapax dans la filmographie des débuts d’Éric Rohmer qui distingue de manière étanche l’univers des lettres et celui du cinéma, à l’instar de son recours au pseudonyme selon la nature artistique de ses activités. Le générique de ses deux courts métrages de 1963, La Boulangère de Monceau, puis La Carrière de Suzanne, est minimaliste : les cartons blancs sur une écriture noire énoncent l’ensemble des crédits, sans musique, évacuant l’écrit en dehors de l’espace diégétique du récit filmique. En 1968, le dépouillement est à son paroxysme, pour le générique de Ma Nuit chez Maud, qui égrène pendant une minute les mentions écrites sur un fond gris auréolé d’un long silence.
Rive gauche : les iconoclastes
Alain Resnais, l’écrit comme marge
17Côté Rive Gauche, ce sont les mêmes spécificités qui marquent les films d’Alain Resnais, dont aucun des génériques de cette période ne met en conflit l’écrit et l’image.
18Pourtant, l’analyse de ses génériques, même relégués en marge du récit filmique, me permet de classer Resnais parmi les cinéastes iconoclastes, à l’opposé de Rohmer. Car si ce dernier habille de silence et d’austérité l’écrit des génériques, l’excluant de la diégèse filmique, Alain Resnais procède de manière tout à fait opposée en les orchestrant savamment au rythme de la bande sonore. Que ce soit dans le générique comme dans le récit filmique, Resnais préserve la structure qu’il emprunte à un autre, compositeur ou scénariste, pour mener son travail de déconstruction : du texte écrit dans le générique, des images dans le film. Ses génériques constituent ainsi le reflet en miroir de son geste iconoclaste mené au cours de son récit filmique
- 16 Vincent Amiel, « Unité et fragmentation dans Van Gogh et Guernica d’Alain Resnais », dans Dominique (...)
- 17 Claude Bailblé, Michel Marie, Marie-Claire Ropars, Muriel, histoire d’une recherche, Paris, Édition (...)
19Tel est le travail iconoclaste de ces cinéastes Rive gauche dont les chefs de file seraient Resnais et Marker, qui envisagent, selon Vincent Amiel, dans leur premier court métrage artistique l’œuvre d’art comme un intermédiaire privilégié entre l’homme et le monde. Le rôle du cinéaste est alors de raviver l’objet mort non pas en le mettant en mouvement, mais en ravivant le regard que l’on porte sur lui, par une déconstruction qui « multipli[e] les facettes de sa présence au monde16 » ainsi que la puissance de son expression. C’est le rôle que joue de manière mimétique et annonciatrice la musique expressionniste de Guy Bernard avec le texte écrit du générique de Guernica (1950). Il en va de même des musiques sérielles dans Muriel ou le temps d’un retour (1963) qui lient structuralement dans le générique le thème musical au personnage d’Hélène, interprétée par Delphine Seyrig, repris plusieurs fois ensuite, dans le texte filmique « assurant par là la liaison de ces passages au prologue musical17 ».
- 18 Voir Almut Steinlein, Une esthétique de l’authentique : les films de la Nouvelle Vague, Paris, L’Ha (...)
20Ainsi d’une rive à l’autre, les modalités du travail de déconstruction par la mise en conflit de l’écrit et de l’image diffèrent : elles sont individualisantes chez les cinéastes Rive droite qui déconstruisent le texte littéraire ou dramaturgique pour faire advenir une expression singulière incarnée de l’auteur ; elles sont universalisantes chez les cinéastes Rive gauche qui déconstruisent les clichés de l’œuvre comme du monde pour faire signifier autrement l’œuvre et ouvrir le regard sur le monde. Dans les deux cas, l’approche moderne des deux rives a pour même finalité de déconstruire textes et images pour élargir le champ de leurs significations et de l’image, et produire du sens18.
- 19 Voir Hervé Joubert-Laurencin, « La Nouvelle Vague comme vague nouvelle », dans Gilles Mouëllic et J (...)
- 20 André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éd. du Cerf, 1975, p. 9-17.
- 21 Hervé Joubert-Laurencin, ibid.
21Cette opposition, Hervé Joubert-Laurencin la formule différemment dans « La Nouvelle Vague comme vague nouvelle19 », en opposant les deux rives en termes de tout et de rien, suivant les mêmes modalités du paradoxe de la mimesis exposé par Diderot, qui consiste soit à ne rien donner pour que tout soit offert, soit à donner le rien afin que ceux qui le reçoivent puissent le remplir à leur façon. Selon lui, les critiques des Cahiers du cinéma auraient formulé cette opposition lors d’une table ronde qui avait justement pour objet de déterminer si Alain Resnais avec Hiroshima mon amour (1959), au moment de sa sortie, s’inscrivait dans la même filiation bazinienne qu’eux, exposée notamment dans « Le réalisme ontologique20 ». Rohmer, homme de droite, comme Rivette, homme de gauche, font ainsi le constat que Resnais, auteur de Toute la mémoire du monde (1956), habille d’images et de sons les écrits des autres et se place du côté du « tout », « tandis que leur modernité propre trouvera ses valeurs contraires, et que ses modalités de transmission se fonderont non sur rien mais sur le rien21 ».
22Du côté des cinéastes Rive droite, le monde serait appréhendé cinématographiquement par le biais de l’intimité et de la petite histoire, donc de la fiction. Le « rien », c’est la petite histoire au lieu de la grande ou plutôt la petite histoire dans la grande. Côté rive gauche, on accèderait à l’intimité universelle par la poétisation du réel.
23Cette poétisation du réel passe par une dimension iconoclaste à laquelle l’écrit contribue. On pourrait ainsi analyser le début du générique de L’Année dernière à Marienbad (1960) (Figure 17) et le premier carton « COCINOR » par opposition à Godard (Figure 18). Ce dernier habille l’intérieur de chacune de ses lettres de ses trois couleurs bleu, blanc, rouge, pour Le Mépris. Chez Resnais, le mot est mis en exergue et en majesté par l’image d’un éventail ondulant, qui supporte l’écrit dont l’agrandissement lance la dynamique de pulvérisation de l’image en une pluie de cendres, cédant la place aux écrits seuls du générique. Il n’y a pas chez Resnais de génériques textoclastes, car tout bonnement l’écrit de l’autre constitue l’armature première de la symphonie visuelle qu’il met en œuvre. Le générique constitue l’espace autre qui permet l’expression de son soi ; il est pleinement et librement investi par le texte littéraire et la musique composée par un autre dans des préoccupations artistiques proches.
24Du côté Rive gauche, les génériques iconoclastes investissent ainsi pleinement, nettement et consciemment le domaine des lettres qui fragmentent et valorisent le réel pour l’éprouver sur un mode poétique et alchimique, de sorte que le cinéma se donne à lire dans les films qu’ils ouvrent sur un mode allégorique. Les cinéastes textoclastes brisent l’écrit par l’image de façon centrifuge pour le fragmenter et le faire devenir image ; les cinéastes iconoclastes accueillent l’écrit dans l’image dans un mouvement centripète. L’écrit côté Rive droite, mensonger et espiègle, sous son apparence classique et lisse, est retors et se tord. Il suscite le désir de fiction et l’envie d’images qu’il contamine in extremis de son équivocité.
Agnès Varda, l’écrit-comment taire ?
- 22 Voir aussi Nathalie Mauffrey, La Cinécriture d’Agnès Varda. Pictura et poesis, Aix-en-Provence, Pre (...)
25Cette équivocité, Agnès Varda la provoque dans ses images par un commentaire qui est aussi un « comment taire22 ? », une invitation au silence ; les mots forment avec les images sur lesquelles ils s’accolent, un « mot-image » qui selon la cinéaste fonctionne comme un organisme duel et complémentaire qui contiendrait en lui-même le programme génétique de l’ensemble dans lequel il prend corps. Ce qu’elle appelle la cinécriture ne repose pas sur une structure syntaxique équivalente au langage verbal, mais se fonde davantage sur le canevas d’un imaginaire, si tant est que le modèle d’un tel canevas soit représentable. Chaque mot-image résonne de manière significative dans l’imaginaire de chacun, dont le sien, comme une sorte de précinéma. Chez elle, le mot-image préside le geste créatif de l’ensemble du film, de la même façon qu’inversement chez Godard le titre contenait tout le programme du film :
- 23 Agnès Varda dans Jean-André Fieschi et Claude Ollier, « La grâce laïque », Cahiers du cinéma, no 16 (...)
De même que les écrivains ont des mots privilégiés, moi j’ai des mots-images, dans tous mes films ils apparaissent. […] Ce n’est pas symbolique ni systématique. Ce sont des images qui s’éveillent seules, qui s’imposent à moi23.
26Le mot-image pense ensemble la couleur et son ombre, le plein et le vide, mais aussi l’écrit et l’image. Il vibre, il s’explique et il explique. Le carton titre du générique d’Elsa la rose (1965), dont le prénom est reconstitué comme un rébus par des pétales de roses, fragmentant donc l’image de la rose pour venir matériellement nourrir le canevas de l’écrit « Elsa », en constitue l’emblème (Figure 19). Le court métrage se propose de dresser à deux, Louis Aragon qui ouvre le film de son écrit et Agnès Varda qui se pose en élève du maître au tableau écrivant sur son pupitre, le portrait d’Elsa, insaisissable, dont le film va déconstruire la représentation cliché, d’Elsa, l’amoureuse aimée à la beauté éternelle, quand le film en révèle la vieillesse. L’écriture du prénom d’Elsa entre le maître et l’élève s’oppose spatialement : Aragon écrit à la verticale de gauche à droite, Varda à l’horizontale de la droite vers la gauche ; entre eux deux, le carton-titre figure cette ambivalence qui garantit à l’image son équivocité fructueuse.
- 24 Pour l’analyse détaillée de ce prologue, voir Nathalie Mauffrey, « Dans les arcanes de Cléo : jeux (...)
27Dans le générique en couleurs de Cléo de 5 à 7 (1961), l’écrit vient se superposer aux cartes de divination de la cartomancienne comme un commentaire, qui est aussi un comment-taire, une invitation au silence par la relativité des hypothèses émises hors-champ, du film en noir et blanc qui va suivre. Les images des cartes, sur le tapis-écran filmé en plongée totale, lors d’une séance chez une cartomancienne, rendent compte de manière fragmentée, comme une mosaïque, de la vie de Cléo (Figure 20). Le mot-image à partir duquel la cinéaste construit l’ensemble de ce film est la gravure de Hans Baldung Grien, La Jeune fille et la mort (1517), qui, a travers cette étreinte de la mort squelettique avec la belle tout en chair, exprime aussi le travail de l’écrit sur l’image. L’écrit est un squelette qui tient tout entier l’image qu’il fragmente, au gré d’un générique-prologue, qui décline trois jeux de divination équivalant à trois modalités du travail scriptural de l’image24, pour lancer les spectateurs du monde et du film, que Cléo et nous sommes, dans le vertige de l’interprétation.
Jacques Demy, la ronde de l’écrit
- 25 De Mourgues, ouvr. cité, p. 121.
28Jacques Demy, quant à lui, le figure dès l’ouverture de La Baie des anges (1963), comme l’envol d’un ange. C’est en effet du vertige du jeu cette fois dont il est question dans ce film qui met en scène Jeanne Moreau dans le rôle de Jackie dont le goût pour le jeu et le hasard revêt une dimension existentielle, et que l’amour de Jean, interprété par Claude Mann, parvient difficilement à sauver de son addiction. Le générique est lancé par une ouverture à l’iris sur Jackie flânant sur la Promenade des anglais à Nice, et prolongé par un travelling arrière véloce qui « provoque une sensation d’étourdissement » symptomatique de l’irrésistible attrait du jeu sur l’héroïne qui ne peut s’empêcher de « flamber au casino25 ». Les deux premiers cartons, en bas de l’image, qui se succèdent en fondu enchaîné, redoublent l’information donnée par l’image sur le protagoniste et le lieu dont la coprésence problématique constitue la matrice du film (Figure 21), mais cette ouverture à l’iris qui agrandit indéfiniment l’espace et l’œil au gré du travelling arrière, bien qu’il garde dans la profondeur de champ la présence de Jackie, la perd noyée dans l’immensité du lieu parcouru. Au terme du film, l’amour vainc et le travelling arrière cette fois perpendiculaire à la baie se fait discret et raisonnable, maintenant les personnages dans un rapport harmonieux avec le décor (Figure 22). L’écrit est ici iconoclaste dans la mesure où il suit l’énonciation impersonnelle de la caméra qui perd le personnage dans un lieu pourtant unique et tourne en boucle, de la même façon que dans la diégèse les chiffres constituent pour elle un dieu dont elle est la disciple dévouée et la proie. Au terme du film, nous retrouvons cette même clôture et les mêmes mouvements, mais exprimés de manière harmonieuse par l’union des amants, la lenteur du travelling arrière et la nature de l’iris formé cette fois par l’orbe de l’entrée du casino.
29On retrouve dans le générique de ses autres films, Lola en 1961 et Les Parapluies de Cherbourg en 1964, les mêmes mouvements circulaires, en ronde, comme le titre du film d’Ophuls auquel l’un des films est dédicacé, mais toujours exprimés dans la profondeur d’un champ unique qui aimante ces mouvements, associant de manière étroite le lieu et ses protagonistes, le social et l’intime, le tout de la mer et le rien de ses promeneurs/spectateurs. L’écrit dans ce cadre vient en harmonie souligner et structurer l’espace du générique réunissant cette ronde des personnages dans ce lieu intermittent marin qui les accueille.
Pierre Kast, l’écrit antagoniste
30Les génériques des films de Pierre Kast suivent ce même mouvement centripète de l’écrit, notamment dans Les Vacances portugaises, un film de 1963 qui raconte un week-end au Portugal entre des amis qu’un couple d’intellectuels en vacances là-bas a invités pour se distraire. Après un prégénérique durant lequel ils décident de lancer les invitations, le générique comble l’attente par le couple de leurs convives rassemblés dans l’avion qui les amène à Lisbonne et rassemble dans un lieu unique des personnalités aux caractères très contrastés aux dires du couple. L’écrit et l’image se font face dans ce générique. Les cartons, tantôt en haut à gauche du cadre, tantôt en bas, qui se lisent de la gauche vers la droite, rencontrent le mouvement inverse de l’avion qui vient à leur rencontre. Seul le nom de « Catherine Deneuve » qui interprète le personnage le plus jeune et le plus pur dans ses idéaux, trouve une place de choix au milieu de l’écran face à l’avion (Figure 23). La lecture de ses écrits qui annoncent des échanges littéraires de haute volée, dignes du lettré Pierre Kast, vient contrarier le mouvement de l’avion dont les dimensions ne cessent de grandir à l’écran. Le dernier plan du générique correspondant à l’atterrissage de l’avion qui vient trouer la profondeur de champ, rétablit la suprématie du littéraire sur l’image. Au terme du film, l’avion ramène à Paris les mêmes convives mais sans les cartons écrits, en volant toujours dans la même direction. L’écrit et l’image ne sont plus en conflit. Cette fusion s’exprime par une plongée de l’avion à la fin du film dans la profondeur de l’image, à l’endroit même d’où émerge le carton « FIN ».
Louis Malle, l’écrit au chiasme de l’image
31Dans Ascenseur pour l’échafaud (1958) de Louis Malle, l’écrit des cartons, au gré de travellings arrières, vient enfermer les amants dans des endroits distincts, scellant définitivement, par une structure en chiasme, leur séparation qui prévaudra tout le long du film : les trois cartons successifs sur l’origine littéraire du récit en surimpression sur Florence ancrent le personnage féminin dans le domaine des lettres, quand, dans le récit filmique, c’est elle qui arpente les rues (Figure 24) ; inversement, les cartons présentant les acteurs et la musique jazz de Miles Davis se rajoutent aux lignes du bâtiment qui enferment Julien sur le lieu du crime, ancrant le personnage masculin dans le domaine musical, alors même qu’il passera l’intégralité du récit bloqué dans un ascenseur (Figure 25). Le générique place ainsi en chiasme par rapport à l’intrigue dans des lieux distincts le féminin sur le mode du littéraire et le masculin sur le mode de la musique, pour les réunir in fine dans un espace utopique, celui du temps qui passe que l’on ne peut vivre que dans l’instant du rêve, ainsi que l’énonce Jeanne Moreau en guise de carton « Fin ».
Entrer par le milieu : Jacques Rozier et alii
32Un cinéaste semble particulièrement résister à cette typologie, Jacques Rozier, pourtant situé clairement à gauche, mais dont l’éloignement de Paris et la singularité de la carrière ont préservé la liberté de ton. Cette liberté s’exprime dans le générique d’Adieu Philippine (1960), dont le récit est lui-même lancé dans le milieu de la télévision qui fut aussi celui du réalisateur, par un geste de rejet et de fracas contre un écrit qu’on renvoie d’un revers de main, qui situerait donc ce cinéaste du côté des textoclastes. Dans ce générique, l’écrit n’apparaît que pour souligner « la première entrée à l’écran » de chaque acteur (Figure 26). Il n’a sa raison d’être que motivé par l’image qui lui impose son rythme : les cartons défilent une fois lancé le générique de l’émission télévisée qui ouvre le film et mettent ainsi en abyme cette énonciation scripturale qu’il diégétise. Une fois cette fonction remplie, l’écrit est évacué.
33Ce geste textoclaste est déjà présent dans ses premiers courts métrages, notamment Blue Jeans (1957), dans la manière dont les cartons à la police flamboyante s’enchaînent dans une spirale qui en gomme les contours. Mais sa poétique, ses mouvements en travelling arrière de la caméra et la manière dont il travaille l’image dans la profondeur du champ l’associent aussi aux cinéastes Rive gauche, de la même façon que le cinéaste dans Adieu Philippine fait coexister deux génériques, celui du film et celui de l’émission télévisée.
34Aussi, pourrait-on proposer de ranger Jacques Rozier dans les « clastes » tout court, tant sa personnalité le rend à la fois inclassable et emblématique de la volonté des cinéastes de cette période de déconstruire le langage, quel qu’il soit. Ce n’est ainsi ni le mouvement centrifuge, ni le mouvement centripète, qui le caractérise, mais la spirale, celle du serpent d’eau qui dans Rentrée des classes (1955) relaie sur le quadrillage d’un torchon l’écriture scolaire sur la grille du générique de début (Figures 27 et 28). Le mouvement de ce serpent est non seulement centrifuge par la manière dont il attire en dehors de la classe l’ensemble des écoliers, mais aussi centripète dans la manière avec laquelle il oriente tous les regards et les mouvements dans la profondeur de champ d’un ruisseau final aux multiples remous (Figure 29).
Conclusion
35Entrer par le milieu, telle pourrait être finalement la modernité de ces cinéastes, Rive gauche ou Rive droite, dans la manière dont ils investissent non seulement le champ cinématographique, mais aussi le récit filmique. Peu importe le côté de la rive qu’on emprunte pour entrer dans un fleuve, ce sera toujours par le milieu, en brisant le flux continu de l’eau et surprenant un instant la fluidité de son cours.
- 26 Henri Lefebvre, La Production de l’espace [1974], Paris, Anthropos, 2004, p. 227.
- 27 Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck Université, coll. « Arts et cinéma », 2000, p. 75-80
- 28 Voir Laurent Jullier, « De la Nouvelle Vague à l’immersion », dans Mouëllic et Cléder (éd.), ouvr. (...)
36Par cette entrée fracassante, les génériques, eux-mêmes « fragments du film », dans les films de la Nouvelle Vague ne clôturent pas leur fiction, mais la bordent. Du bord de leur rive, ils entrent par le milieu, ni par le seuil de la porte, mais en train, en voiture ou à pied, directement par la fenêtre pour Rivette ou sur le plateau d’un tournage ou d’un jeu de cartes ou sur le bord d’une mer. La notion de « rive » est à ce titre explicite. Entrer dans le « milieu » que Henri Lefebvre définit comme la réduction de « l’activité à l’insertion passive dans une matérialité naturelle26 », c’est, autrement dit, investir l’espace de la lettre comme de l’image en rendant sensibles à travers elles les flux ou souffles multiples du monde qui n’a de vérité que dans l’instant du regard. Il ne s’agit dès lors plus pour les héros comme pour les spectateurs de tendre vers une fin annoncée mais de savoir regarder et ressentir pour traduire le sens de ces flux multiples. Le générique ne favorise pas, comme le montre Roger Odin pour l’ouverture d’Une partie de campagne (1936) de Renoir, une entrée dans la fiction27. Le générique de la Nouvelle Vague n’ouvre pas la fiction rendue intelligible par les lettres d’un titre, il nous « immerge28 » et nous fait entrer in medias res, transformant tout récit qu’il reprend et toute image qu’il visite, en visualité pure. Il n’ouvre qu’une seule chose, qu’une seule histoire : celle des imaginaires dont on libère les mouvements.
Notes
1 François Truffaut dans l’entretien mené par Louis Marcorelles dans le France-Observateur du 19 octobre 1961.
2 François Jost, « Des débuts prometteurs », dans Veronica Innocenti et Valentina Re (éd.), Limina/le soglie del film : Film’s tresholds, Udine, Forum, 2004, p. 39-50.
3 Voir Christian Metz, L’Énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 68.
4 Laurence Moinereau, Le Générique de film. De la lettre à la figure, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2009, p. 10.
5 Voir Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « L’instance graphique dans l’écriture du film : À bout de souffle ou l’alphabet erratique », Littérature, no 46, « Graphies », 1982, p. 59-81.
6 Voir Moinereau, ouvr. cité, p. 11.
7 Si Hans Belting dans Pour une anthropologie des images (Paris, Gallimard), 2004, p. 40, distingue d’un côté l’expérience du monde par les images et l’expérience des images par les médiums, et l’écriture qui engage une expérience du langage par le médium de l’écrit, le spectateur de cinéma doit quant à lui faire face à ces deux logiques contradictoires.
8 Sophie Rabau utilise ce néologisme dans un article portant sur la poétique du fragment chez Marguerite Yourcenar, pour désigner une « nouvelle forme d’hypertextualité où la transformation ne passerait ni par la parodie ni par quelque anachronisme, mais par le bris d’un hypotexte auparavant continu […] en exerçant sur un autre texte l’action même du temps » dans « Entre bris et relique : pour une poétique de la mise en fragment du texte continu ou de la fragmentation selon Marguerite Yourcenar », dans R. Ripoll (éd.), L'Écriture fragmentaire : théories et pratiques (actes du 1er Congrès international du Groupe de recherches sur les écritures subversives, Barcelone, 21-23 juin 2001), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2002, p. 23-42.
9 La politique de l’acteur consiste à envisager la manière dont le jeu de l’acteur contribue à part égale avec la mise en scène du cinéaste au « puzzle » filmique que le dispositif cinématographique compose. Voir Christophe Damour, « Introduction : le cinéma à partir de l’acteur » dans Christophe Damour (dir.), Jeu d’acteurs : corps et gestes au cinéma, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Formes cinématographiques », 2016, p. 7-17.
10 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, « art. cit. ».
11 Voir Philippe Dubois, « L’écriture figurale dans le cinéma muet des années 20 », dans François Aubral et Dominique Château (éd.), Figure, figural, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 246-247, qui définit le figural comme la « matière de la pensée visuelle » et une « force » qui naît autant de l’écrit que de l’image.
12 Alexandre Tylski, « Les génériques de François Truffaut », pour l’émission Blow Up diffusée sur Arte.
13 Henri Focillon, Éloge de la main [1943], Paris, Presses universitaires de France, 1981, p. 113.
14 Nicole de Mourgues, Le Générique de film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1994, p. 128.
15 Voir David Vasse, « Jacques Rivette et Le Coup du berger : les jeux de la séduction », dans Dominique Bluher et François Thomas (éd.), Le Court métrage français de 1945 à 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 269-274.
16 Vincent Amiel, « Unité et fragmentation dans Van Gogh et Guernica d’Alain Resnais », dans Dominique Bluher et François Thomas (éd.), ouvr. cité, p. 111-117.
17 Claude Bailblé, Michel Marie, Marie-Claire Ropars, Muriel, histoire d’une recherche, Paris, Éditions Galilée, 1975, p. 74.
18 Voir Almut Steinlein, Une esthétique de l’authentique : les films de la Nouvelle Vague, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 68-69.
19 Voir Hervé Joubert-Laurencin, « La Nouvelle Vague comme vague nouvelle », dans Gilles Mouëllic et Jean Cléder (éd.), Nouvelle vague, nouveaux rivages, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 201-211.
20 André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éd. du Cerf, 1975, p. 9-17.
21 Hervé Joubert-Laurencin, ibid.
22 Voir aussi Nathalie Mauffrey, La Cinécriture d’Agnès Varda. Pictura et poesis, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2021, p. 44-64.
23 Agnès Varda dans Jean-André Fieschi et Claude Ollier, « La grâce laïque », Cahiers du cinéma, no 165, 1965, p. 50.
24 Pour l’analyse détaillée de ce prologue, voir Nathalie Mauffrey, « Dans les arcanes de Cléo : jeux de mains et jeux de regards chez la cartomancienne », Cahier des Ailes du désir, no 16, 2021, p. 34-43.
25 De Mourgues, ouvr. cité, p. 121.
26 Henri Lefebvre, La Production de l’espace [1974], Paris, Anthropos, 2004, p. 227.
27 Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck Université, coll. « Arts et cinéma », 2000, p. 75-80.
28 Voir Laurent Jullier, « De la Nouvelle Vague à l’immersion », dans Mouëllic et Cléder (éd.), ouvr. cité, p. 59-65.
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Référence électronique
Nathalie Mauffrey, « D’une rive à l’autre. Les génériques de la Nouvelle Vague », Recherches & Travaux [En ligne], 104 | 2024, mis en ligne le , consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/7602 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xzr
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