(S’)Écrire, (s’)envoyer des images : Truffaut et les échanges épistolaires
Résumés
L’un des aspects les plus novateurs du cinéma de François Truffaut est sa capacité à scander les récits par l’usage de la narration épistolaire. Cette dernière accélère ou ralentit l’apport d’informations comme ne peuvent le faire le suivi de l’action ou les simples dialogues. Raconter des histoires autrement aura été la grande affaire de Truffaut, et de ses contemporains de la Nouvelle Vague.
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1La littérature, et plus largement l’écrit, ont tenu pour François Truffaut une très grande place ; non seulement dans sa formation, ses goûts, ses aspirations, mais dans les références et l’organisation dramaturgique de ses films. Le fait d’écrire occupe en effet une place inhabituelle dans ses fictions originales autant que dans ses adaptations. Alors que ses personnages n’y sont pas sociologiquement prédestinés, n’appartenant pas, en général, au milieu intellectuel et germanopratin (dont on dit souvent qu’il a sa place réservée dans le cinéma français, singulièrement depuis la génération de la Nouvelle Vague), on ne compte pas ceux qui trouvent dans l’écriture une forme d’accomplissement, voire de rédemption. Claude dans Les Deux Anglaises et le continent, Antoine dans L’Amour en fuite, Morane dans L’Homme qui aimait les femmes, font de leur vie des livres, tandis que, d’une manière obsessionnelle, le Docteur Itard dans L’Enfant sauvage et Adèle dans L’Histoire d’Adèle H. noircissent les feuillets d’un journal. Il est pourtant étrange, pour un cinéaste qui accordait autant d’importance à la mise en scène, de vouloir filmer quelqu’un qui écrit : rien n’est moins spectaculaire, rien n’est moins dramatique. Il y a sans doute chez Truffaut, au-delà de ses propensions personnelles, un effet d’époque à vouloir pousser ainsi l’expression cinématographique dans ses derniers retranchements. Une influence du Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson, du Roman d’un tricheur de Sacha Guitry, ou peut-être même de Lettre d’une inconnue de Max Ophuls, de ces cinéastes qu’il admire parce qu’ils inventent une écriture par l’image qui fait résonner autrement les textes et les mots en les faisant figurer explicitement à l’écran. Mais il y a aussi, évidemment, un tropisme personnel. Une foi constamment réaffirmée dans la grandeur et l’efficacité de l’écriture, l’impact des mots, l’effet du texte — on dirait aujourd’hui sa performativité. Truffaut aimait filmer les livres, aimait filmer les mots, mais il était surtout à la recherche de leur puissance mystérieuse, de ce qui peut faire leur force.
2Dans Jules et Jim, par exemple, voici comment est enjolivée, dans un passage du scénario, la rencontre réelle de Guillaume Apollinaire et Madeleine Pagès :
En revenant de permission, il a rencontré une jeune fille dans le train, ils se sont parlés entre Nice et Marseille. En sautant sur le quai de la gare elle lui a donné son adresse. Eh bien ! Pendant deux ans, tous les jours, il lui a écrit frénétiquement, depuis les tranchées, sur du papier d’emballage, à la lueur des bougies. Même quand les obus pleuvaient, des lettres de plus en plus intimes […]. Voyez-vous Jules, pour comprendre cet extraordinaire dépucelage par correspondance, il faut avoir connu toute la violence de la guerre des tranchées, cette espèce de folie collective et cette présence de la mort minute par minute.
3On peut séduire, on peut aimer, on peut dépuceler à distance, sans l’ombre d’un doute, parce que l’écriture est souveraine… Qu’est-ce qui passe dans les mots, et qui ne se soucie pas de la présence physique, mais que l’on pourrait peut-être traduire en images, dont on pourrait trouver une dynamique propre, visuelle, au-delà de la simple signification du texte ?
4Cet exercice périlleux, implicite, chaotique, le cinéaste va le tenter à propos des échanges épistolaires, en utilisant en particulier des relations d’images atypiques. Parmi les écrits qui hantent ses films, au milieu des livres et des journaux, ce sont les lettres en effet qui représentent les occurrences les plus remarquables. Elles ne sont parfois que fonctionnelles, anecdotiques — quoique leur accumulation en elle-même ne puisse plus l’être à la longue — mais la plupart du temps elles accompagnent ou provoquent des moments éminemment dramatiques. Elles ont un rôle narratif essentiel, elles constituent des nœuds de l’action et ne se contentent pas d’en être seulement des véhicules. Mais surtout, alors que leurs traitements scénaristique et plastique restent assez différents les uns des autres, leur évocation fait appel à une altérité de l’image qui signe leur singularité.
5Les trois grands films dans lesquels les échanges épistolaires occupent une place importante et font l’objet de traitements variés appartiennent à ce que le chef opérateur Nestor Almendros appelait « la veine calligraphique » de l’œuvre de Truffaut, c’est-à-dire des films en costumes dans lesquels le travail sur la lumière, les couleurs, les décors est particulièrement soigné, précis et visible. Il s’agit de Jules et Jim, des Deux Anglaises et le continent et de L’Histoire d’Adèle H. Si les deux premiers sont des adaptations de Henri-Pierre Roché, écrivain qui avait lui-même du goût pour les correspondances, le troisième est un scénario original, commandé et supervisé par Truffaut, comme il avait l’habitude de le faire, ce qui élimine l’hypothèse d’un dispositif fortuit et imposé de l’extérieur.
- 1 François Truffaut : « J’ai essayé de faire un film non pas d’amour physique, mais un film physique (...)
- 2 Pages annotées du roman visibles pendant le générique du film.
6En termes narratifs, les lettres sont essentiellement utilisées comme des accélérateurs de récits. Grâce à elles, sont énoncés en quelques mots plusieurs faits majeurs : une mort, une naissance, une décision irrévocable de rupture. Informations dont la violence et la soudaineté sont accentuées par le contraste d’une narration décalée dans laquelle le pathos a trouvé une sorte d’apaisement, et qui use d’un autre temps, transpose le drame et le déplace. L’effet de ce qui est passé revient dans le présent de la lecture, et le présent de la lecture se perd dans le temps de l’envoi. On retrouve là, évidemment, toute la subtilité et les passions glacées des romans épistolaires. Mais ces accélérations ne sont pas systématiques : elles adviennent comme des fulgurances, après que d’autres lettres ont au contraire favorisé les descriptions étales. Dans Les Deux Anglaises par exemple, les premières lettres font état des activités quotidiennes, des conditions de vie au Pays de Galles, et elles sont d’ailleurs associées, on le verra, à une mise en image qui tient davantage de la nature morte que d’un mouvement fébrile. Puis les missives ne sont plus descriptives ni sereines, mais deviennent passionnées, violentes, définitives : « Ce papier est ta peau, cette encre est mon sang, j’appuie fort pour qu’il entre… » déclame Muriel en une formule qui se trouvait déjà dans Jules et Jim et qui est devenue fameuse dans le cercle des truffaldiens. Comme si les lettres, plutôt que de parler de désir, ou d’évoquer un acte sexuel, pouvaient rendre compte elles-mêmes physiquement de l’amour, pour paraphraser une autre formule fameuse du cinéaste à la sortie du film1. Cette violence, donc, est surtout une fulgurance. Truffaut joue à ce moment-là de la vitesse, de la précipitation, d’une brusquerie des informations qui passe par un découpage nettement plus sec, une intonation péremptoire des acteurs et actrices, une tonalité musicale différente. Dans les marges du roman de Roché, le cinéaste a écrit en vue de l’adaptation : « Amour, amour, les chiens sont lâchés… À partir de là, il faut aller très vite2. »
- 3 On aura reconnu là des effets présents dans Les 400 coups, Jules et Jim, Tirez sur le pianiste entr (...)
7C’est effectivement ce qui se passe, et les lettres en fournissent le moyen. D’autant plus que Truffaut force l’effet en juxtaposant d’un courrier à l’autre des informations contradictoires : dans Les Deux Anglaises, l’annonce d’un bébé précède ainsi de quelques secondes son démenti ; dans L’Histoire d’Adèle H., l’annonce de son mariage par l’héroïne est suivie de la réponse de son père qui en dénonce le mensonge. Les sentiments se heurtent ainsi, les actions vont à hue et à dia sans que le temps de leur déroulement — la durée de la correspondance — soit manifesté et pris en compte. De telles scansions du récit, un tel morcellement heurté des histoires, rappellent les effets de montage dont Truffaut est friand dans la première partie de sa carrière. Des arrêts sur image, de brusques raccords dans l’axe, une succession de plans saccadés3 : le montage des premiers films du cinéaste (on l’a un peu oublié au profit de celui des films de Godard) joue d’un temps manipulé, d’instants arrêtés, de durée bousculée. D’indécision et de précipitation. C’est le rôle que le cinéaste alloue précisément à la correspondance dans la trame narrative des films qui nous occupent. Et si le montage, au sens où l’entend la Nouvelle Vague (et où elle le pratique) est un aspect essentiel de la modernité, on peut estimer que la correspondance filmée est, d’un point de vue narratif et dramatique, la grande forme moderne de Truffaut.
8D’un point de vue narratif, nous y avons fait allusion, le modèle est le roman épistolaire ; d’un point de vue dramatique, Truffaut est obligé d’inventer une forme nouvelle, qui passe par l’utilisation d’images ajoutées. Cette correspondance lui permet en effet d’imposer une logique iconographique qui va bien au-delà des dispositifs romanesques ou des artifices du récit. Les accélérations, les révélations, les coups d’arrêt que les lettres permettent ne sont en effet qu’une des facettes de l’échange ; peut-être la plus visible, y compris aux yeux du réalisateur. Mais il y a aussi une manière de mettre en images, une manière de « faire figure » de ces lettres qui fait de celles-ci le motif inattendu d’une dimension essentielle de l’œuvre. Le cinéaste varie sans cesse la façon de filmer l’échange de lettres : on voit le scripteur ou le lecteur, on les voit écrire ou lire la lettre, ou bien la « réciter » face caméra, on les entend en voix off ou en son diégétique, etc. Mais trois types de scènes se dégagent, qui correspondent à trois figures épistolaires, trois mises en image de celui ou de celle qui écrit, lequel (ou laquelle) est en l’occurrence, la plupart du temps, beaucoup plus important que celui ou celle qui reçoit les lettres. Les premières scènes s’attachent au contexte de l’écriture, les deuxièmes valorisent le visage du scripteur, les troisièmes utilisent les surimpressions.
9La première figure délaisse l’acte d’écrire pour s’attarder sur le moment et le lieu de l’écriture ; elle est de l’ordre de la description, et prend ses distances avec la spécificité du geste scriptural. C’est le cas des deux premières lettres envoyées par Claude à sa mère au début des Deux Anglaises : leur lecture en voix off accompagne des panoramiques lents, des natures mortes attachées au décor d’un salon ou d’une chambre à coucher. Le contenu des images, comme celui des lettres, est anecdotique. La caméra en oublie et le scripteur, et sa main, et l’encre et le papier, autant dire le sang et la peau. Ne reste que l’accessoire. La lettre est ici purement fonctionnelle, et pourtant elle amorce un trait spécifique, elle ouvre une série dans le film qui progressivement aura son autonomie, et développera sa puissance propre. Comme si, enclenchant un mécanisme qui leur échappe, les épistoliers faisaient naitre une phénoménologie singulière. Ils provoquent des images ; c’est une qualité du verbe. Mais ces images sont éclatées en de multiples facettes : il y a, nous l’avons vu, ce que disent les lettres au moment où elles sont écrites, ce qu’elles disent au moment où elles sont lues, et il y a la narration de ce décalage. Les images de correspondance épistolaire qui naissent dans les films de Truffaut sont des images de ce geste, et de ces moments ; dans la complexité de l’acte et de ses conséquences, du sortir de soi, de l’adresse à l’autre et de la décision solitaire. C’est à ce nœud complexe de situations et d’images qu’échappent précisément les premiers panoramiques sur les accessoires du décor qui accompagnent les premières lettres des Deux Anglaises.
10Le film raconte la découverte progressive de la gravité sous l’apparence superficielle des moments ; il faut donc bien que cette surface des choses — et des sentiments — commence par être montrée. C’est sans doute le rôle de cette première série d’images, parfaitement intégrée à la diégèse, et à ses dispositifs de représentation.
11La deuxième série, elle, est productrice d’images toujours intégrées à l’environnement réaliste, mais qui prennent une certaine autonomie : elle utilise des surcadrages qui confèrent aux auteurs des lettres une place particulière. À l’écran, c’est comme s’ils occupaient un cadre à part, un espace privilégié et peut-être ostracisé. Ils se distinguent en formant une image dans l’image. C’est le cas dans L’Histoire d’Adèle H. et à deux reprises dans Les Deux Anglaises, où les personnages (toujours féminins) font image au moment où ils écrivent. Muriel y apparait ainsi dans le cadre d’un miroir alors qu’elle déclame le contenu de sa lettre, puis, beaucoup plus tard dans le film, toujours « disant » sa lettre, elle est surcadrée par le montant d’une fenêtre. Au moment d’écrire, donc, le geste de la main est remplacé par la parole, par une énonciation face caméra, et c’est comme si ce geste confisqué trouvait précisément à se traduire par la formation d’une image autonome. Le visage ou le buste de celle qui écrit, frontalement cadré, se détache du flux représentatif continu pour instaurer une réalité différente. Pour créer une figure indépendante.
12Muriel comme Adèle ont l’air de se parler à elles-mêmes ; dans le miroir, comme dans l’encadrement de la fenêtre, elles deviennent images pour nous, sans doute, pour leurs correspondants, mais aussi pour elles-mêmes. Écrivant à l’autre, au père, à l’amant, elles s’écrivent à elles-mêmes ; lui parlant, elles se parlent. Le cinéaste transforme ainsi la relation épistolaire en une sorte d’introspection, comme si la voix qui tente de rejoindre son correspondant rebondissait toujours sur le papier comme le visage sur un miroir. Au-delà du journal intime, de l’aveu à soi-même, ces femmes se dédoublent dans le geste d’écriture comme leurs images se dédoublent et se détachent de l’écran.
13Dans L’Histoire d’Adèle H., une scène est symptomatique, lorsque la jeune héroïne divulgue au charlatan l’identité de son père. Elle trace le nom de Victor Hugo sur la poussière d’un miroir, et là encore les mots se retrouvent dans un cadre, font image, alors qu’en même temps ils s’adossent à ce miroir, destinés à revenir d’abord vers celle qui les a tracés. Alors que la voix se serait élancée, se serait perdue vers l’autre, vers l’interlocuteur, les lettres sur le miroir font d’abord, par principe, réflexion. Cette figure, nous l’avons noté, ne concerne jamais les hommes. Pourtant Claude écrit aussi beaucoup, reçoit des lettres, participe activement au réseau de correspondances épistolaires. Mais à aucun moment Truffaut ne lui donne à occuper un espace pictural ou graphique coupé du monde extérieur : ni cadre ni cloisonnement qui le dédoubleraient comme image ; ni couleur ni fond qui le détacheraient comme figure. D’ailleurs Claude ne s’enferme pas dans sa correspondance comme le font ses partenaires, il fait lire à sa mère les lettres qu’il reçoit ou qu’il envoie, il ouvre à d’autres l’espace de leurs effets performatifs. Mieux encore : si chez lui l’acte d’écrire fait image, ce n’est pas d’un reflet qu’il s’agit, mais d’une image extérieure. Lors d’une scène assez énigmatique, on voit en effet Claude écrire à sa table, et, pendant que la voix off énonce le contenu de la lettre, la caméra s’élève vers un tableau accroché au mur. Au moment où son personnage écrit : « Je vous imagine comme une épouse, avec un enfant, dans un foyer à nous. Cette image m’absorbe » (ce que nous entendons par le fait de la voix intérieure), Truffaut absorbe à son tour le geste d’écrire dans le cadre du tableau. Claude est extérieur à ses lettres : elles sont pour lui un mode de transmission, transmission de ses images, de ses dispositions, mais jamais elles ne se referment sur lui, jamais elles ne provoquent ce que l’on pourrait appeler des « images de l’écriture ». Le contenu de ces lettres fait image, pas l’acte d’écrire.
14Les personnages masculins sont d’ailleurs définitivement chassés de la troisième figure épistolaire, pourtant repérable dans les trois films cités, et dans lesquels Jim et Jules, autant que Claude, écrivent des lettres, et seraient donc susceptibles de la provoquer. Cette troisième figue est celle de la surimpression. D’une image ajoutée à une autre, qui en trouble le flux narratif et dramatique. Elle associe en l’occurrence le visage de celle qui écrit, la voix qui énonce le contenu de la lettre, et un mouvement de caméra dynamique. Dans les deux films adaptés de Henri-Pierre Roché, cette figure advient dans les toutes dernières minutes. Au comble de la passion, de la violence exprimée des sentiments, lorsque la confession est la plus crue. Dans Jules et Jim, Catherine annonce avec fièvre à Jim qu’elle est enceinte de lui, tandis que défilent rapidement derrière elle les paysages qui ont déjà donné lieu à d’amples images aériennes, et qui ont vu se déployer le lyrisme et les engouements de la jeune femme.
15Dans Les Deux Anglaises la surimpression intervient aussi au plus fort de la passion : Muriel vient d’apprendre que sa sœur et Claude ont été amants, elle avoue à celui-ci à son tour un amour absolu, et rompt définitivement avec lui. Là encore, la caméra balaye des paysages déjà vus, peut-être ceux que la femme traverse en train pour s’éloigner de son correspondant, dans le laps de temps qu’il faut à la lettre pour lui parvenir. La surimpression est ainsi tout à la fois mouvement, éclats de lumière, vitesse, perception troublée, et mesure de l’éloignement. Elle manifeste aussi bien la teneur de la lettre que son trajet, la fièvre des sentiments aussi bien que le mouvement qui les porte dans l’écriture.
16Plus explicite encore est la séquence de L’Histoire d’Adèle H. : elle démarre comme les deux autres sur le visage de la jeune femme « disant » sa lettre frontalement, avec en surimpression un travelling avant sur des flots agités ; mais s’ajoute en dernier lieu une troisième image superposée, celle d’une carte ancienne dont le champ s’élargit en zoom arrière de la région de Halifax à l’océan Atlantique en son entier. Soit du lieu d’expédition au trajet ultime de la lettre. Ici la passion ne se dit pas directement à l’homme aimé : elle transparait dans le fantasme d’une union inventée, et pourtant avouée, exposée, imposée, aux parents réfractaires. L’océan n’est pas seulement le signe de la distance à parcourir pour toucher les correspondants ; ce n’est pas seulement un espace géographique. C’est, depuis le début du film, le motif ambigu de la folie, de la passion, de l’accomplissement et de la perte de soi. Cinématographiquement, ce sont ses vagues qui engloutissent la jeune fille lors de ses cauchemars, mêlant à son propre destin celui de sa sœur Léopoldine. Ce sont ses flots, encore, qui bouclent le film, alors que la silhouette d’Adèle, sur un rocher de Guernesey, accompagne cette déclamation en voix off : « cette chose incroyable de faire qu’une jeune fille marche sur la mer… passe de l’ancien monde au nouveau monde pour rejoindre son amant, cette chose-là, je la ferai… ». Ce sont les mots, en l’occurrence, qui marchent sur la mer, c’est-à-dire, littéralement, qui échappent à la raison.
- 4 Cahiers du cinéma, no 31, janvier 1954.
17Dans ces trois séquences, il est indéniable que Truffaut associe l’écriture, et singulièrement l’écriture épistolaire, à un mouvement de soi aussi violent qu’immaîtrisé. Encore une fois, ce n’est pas tant le contenu des lettres auquel il chercherait une « équivalence » visuelle, cette équivalence de l’adaptation contre laquelle il s’élevait déjà quinze ans avant dans son fameux article « Une certaine tendance du cinéma français4 » ; non, c’est bien l’acte d’écrire qui est ici transposé à l’écran, et avec lui un état des personnages, une épaisseur du trouble relationnel qui n’a plus grand-chose à voir avec la transmission d’informations. Non seulement la passion, non seulement la violence, mais la décision de les exprimer, et de leur choisir une forme singulière. Une lettre vers Victor Hugo, une lettre vers Claude ou vers Jim, ce sont autant de durées, de traces, de liens profonds ou éphémères, qui irradient dans tous les sens du temps, vers le passé comme vers l’avenir, et qui pourtant sont saisis dans le présent de leur manifestation. Les plus belles envolées, les plus belles courses de ces mots se donnent dans ces trois superpositions où défile l’histoire entière des personnages, que l’océan, les vallées sombres ou les allers-retours en train évoquent respectivement. Que ces images composites, ces figures choisies par Truffaut correspondent à la puissance de l’écriture, au moins autant qu’à celle des sentiments exprimés, un seul point commun, majeur, suffit à le corroborer : dans les trois lettres qui déclenchent ces superpositions et ces amples travellings, à chaque fois les nouvelles transmises sont fausses ou mensongères. Muriel jure de quitter Claude à jamais, mais il suffira de quelques scènes pour qu’elle devienne à son tour sa maitresse ; Catherine annonce un enfant, qui en définitive n’existe pas ; Adèle enfin fait part d’un mariage qui n’est qu’une vue de l’esprit. Ce n’est donc pas tant la chose désignée, la réalité transmise qui donne aux images leur puissance : c’est la décision de l’écrire, c’est le choix de la dire. Derrière ces images superposées, « ajoutées » à la réalité, il y a sans doute pour Truffaut une identité singulière de l’imaginaire et du fantasme, qu’il exprime plus ou moins consciemment par ces subterfuges. De Jean Vigo, ou du premier Renoir, il a retenu les effets impressionnistes de surimpression, dans une tonalité générale profondément réaliste. C’est à ce courant qu’il emprunte, et ce sont ces effets graphiques qu’il systématise ici.
18Il y a encore bien des scènes de correspondance épistolaire filmées par Truffaut, et de bien des manières. Ce n’est pas un répertoire de ces mises en scène qui nous importe ici. Ce qui, au-delà de la mise en film, semble intéressant, c’est la capacité des situations de correspondance à faire image. C’est leur façon d’imposer au film, pourrait-on dire, une dimension différente, d’obliger celui-ci à se charger de figures spécifiques. Ce cadre qui soustrait le scripteur au monde environnant, qui l’arrache aussi bien à la description qu’à l’altérité, à l’objet qu’à l’interlocuteur ; ou bien ces surimpressions, que Deleuze aurait pu citer comme exemples d’« images-cristal », qui permettent de croiser les mots, le visage, le maelström des passions et le temps. Figures spécifiques, images nouvelles et complexes inventées par le film, elles sont de pures créations, qui échappent au réalisme autant qu’à la représentation conventionnelle des états de conscience.
19En définitive, y a-t-il une illustration plus adéquate que cette figuration des échanges épistolaires pour rendre compte de la conception que les cinéastes de la Nouvelle Vague se faisaient de la mise en scène ? Truffaut utilise la puissance graphique de celle-ci : cadres, surimpression, mouvements de caméra, fulgurance des effets de montage ; il crée un sens qui n’appartient qu’à l’image, il donne à ressentir des émotions qui n’appartiennent qu’au cinéma. Et pour autant il ne les déconnecte pas du récit. Contrairement aux effets formels des avant-gardes qui mettent en question la logique narrative, ceux-ci viennent l’enrichir, lui donner de l’épaisseur, de la complexité. C’est ce qui a caractérisé très vite la voie truffaldienne, à mi-distance entre ceux de ses contemporains qui optèrent pour des récits plus classiques et ceux qui multiplièrent les provocations. Ses innovations formelles sont manifestes — même si on l’oublie souvent aujourd’hui —, non pas soumises à la logique d’un récit, mais venant amplifier celle-ci, la grossir de complexités nouvelles, ignorées des linéarités du scénario.
20Enfin ces figures de l’épistolaire sont importantes car elles obligent l’image à prendre en charge non plus seulement un objet, ou même un regard, mais un mode d’expression. Un acte, une situation, un type de relation, une temporalité : ce sont toutes ces dimensions que l’échange de lettres recouvre, auxquelles on peut ajouter, ou lier, l’instabilité extrême des sentiments. Il y a dans le geste d’écrire, dans le projet de faire passer les sentiments de l’épreuve à l’expression graphique, dans le décalage sensible entre cette expression et sa réception, un jeu de situations pour lequel aucune figure narrative ne s’est imposée. En s’y attelant régulièrement, Truffaut se confronte à un geste d’expression, une poïétique, un art. On peut y reconnaitre le statut réflexif du cinéma que le réalisateur, à l’instar de toute une génération, appela souvent de ses vœux.
Notes
1 François Truffaut : « J’ai essayé de faire un film non pas d’amour physique, mais un film physique sur l’amour », L’Avant-Scène Cinéma, janvier 1972 ; formule que le cinéaste réemploiera à plusieurs reprises à propos de son film.
2 Pages annotées du roman visibles pendant le générique du film.
3 On aura reconnu là des effets présents dans Les 400 coups, Jules et Jim, Tirez sur le pianiste entre autres.
4 Cahiers du cinéma, no 31, janvier 1954.
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Référence électronique
Vincent Amiel, « (S’)Écrire, (s’)envoyer des images : Truffaut et les échanges épistolaires », Recherches & Travaux [En ligne], 104 | 2024, mis en ligne le , consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/7580 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xzq
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