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L’écrit à l’écran

Écrit dans les coins pour liaisons secrètes : se passer le (petit) mot dans les films de François Truffaut

Written Somewhere for Secret Liaisons: Passing the (Little) Note in the Films of François Truffaut
David Vasse

Résumés

Toute fiction truffaldienne met en scène une logique de compromission entre la visibilité de la norme et la pression des attractions clandestines. Trouvant probablement son origine dans ses longues heures de lecture à l’écart des adultes, la relation du cinéma de Truffaut à la lettre se caractérise par une ponctualité de l’écrit en filigrane de l’histoire principale, jusqu’à devenir le paraphe d’un destin fatidique. Ainsi trouve‑t‑on fréquemment dans ses films l’interaction de la valeur contrebandière de l’écrit et du développement d’une liaison secrète. Le texte développe cette réflexion à propos de La Peau douce (1964), Domicile conjugal (1970) et La Femme d’à côté (1981).

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Texte intégral

  • 1 Luc Moullet, « La balance et le lien », Cahiers du cinéma, no 410, juillet-août 1988, p. 32.
  • 2 Pour mesurer l’abondance de la production de François Truffaut, tant dans le domaine critique qu’ép (...)
  • 3 Antoine de Baecque, Serge Toubiana, François Truffaut, Paris, Folio, 2011, p. 47.

1Surnommé « M. PTT » par Luc Moullet1, François Truffaut fut de tous les membres de la Nouvelle Vague le plus compulsif en matière de lettres, notes, fiches et autres écrits2. Il conservait, répertoriait, classait tout ce qui passait sous sa plume. Ce goût de la collection, de l’archive intime, lui venait d’une très grande capacité à substituer aux contraintes du social l’ordre de son monde à lui, fait de lectures, d’écritures et de rêves de cinéma. « C’est à travers la lecture qu’il peut rêver une autre vie3 » écrivent Antoine de Baecque et Serge Toubiana à propos de l’enfance du cinéaste, au cours de laquelle celui‑ci cherchait dans les livres à échapper aux reproches d’une mère particulièrement encline à le préférer silencieux. À l’image d’Antoine Doinel en train de lire Le Lys dans la vallée à l’écart des troufions au début de Baisers volés (1968), François Truffaut a passé son enfance et son adolescence à s’extraire de l’autorité adulte dans les romans et les films, uniques refuges par où s’exerçait déjà le pouvoir des émotions clandestines.

2Il est connu que le jeune Truffaut détestait la discipline, les injonctions et les modèles de conduite majoritaires. Les 400 coups (1959) l’attestait d’emblée avec vigueur. La parade était simple : prendre la tangente, aller à contre-courant, se dérober aux regards responsables en élisant la marge comme lieu d’éducation intime. L’Occupation a symbolisé cette urgence de fuir l’obscurité et l’oppression pour un gamin de dix ans épris d’aventures. Dans cette période d’extinction, le seul faisceau de lumière disponible se trouvait, en catimini, dans les pages des livres et sur l’écran blanc comme autant d’endroits privilégiés où se cacher pour vivre plus intensément, plus amoureusement. La scène d’ouverture des 400 coups reste à ce titre parfaitement explicite : au tableau noir et académique du maitre s’oppose juste à côté, à la marge, un mur blanc où Antoine, puni, griffonne des choses interdites et impertinentes. Depuis, chez Truffaut, on trouve quantité de personnages en cachette de qui les traque ou bien de qui ils observent à loisir : les fameux mistons, Charlie et Léna à la fin de Tirez sur le pianiste (1960), Julien Vercel dans Vivement dimanche ! (1983), Lucas Steiner dans Le Dernier métro (1980), Bertrand Morane dans L’Homme qui aimait les femmes (1977) et tant d’autres. La vraie fiction, sa raison d’être et son moteur, ne sont envisageables que dans la dérogation au régime commun du visible par l’action concurrente de la pulsion amoureuse. La seule alternative à la morne plaine du réel se produit dès que s’y infiltrent les marques d’un désir ourlé dans le tissu du quotidien. Sous sa poussée irrépressible au comble de la passion, la réalité se déchire et se renverse. Sous la pression de la marge, le centre vacille sur ses bases avant de dévier vers la mélancolie ou la tragédie. Toute fiction truffaldienne se construit ainsi sur un principe de dérangement considérable opéré entre la surface des conventions et le scandale des sentiments dérobés, entre la visibilité de la norme et la dissimulation de moins en moins tenable des attractions clandestines.

3Trouvant probablement son origine dans ces longues heures de lecture à l’écart des adultes, la relation du cinéma de Truffaut à la lettre se caractérise par la fréquence de l’écrit en filigrane de l’histoire principale, jusqu’à devenir le paraphe d’un destin fatidique. Ainsi trouve-t-on fréquemment dans ses films l’association de la valeur contrebandière de l’écrit et du développement d’une liaison secrète, la marge trouvant à se vectoriser dans leur difficile négociation avec les allégeances supposées des personnages à la part sans mystère de leur vie. Sans se perdre en spéculations hasardeuses, il n’est peut-être pas anodin de relever une sorte de correspondance entre la fréquence de l’écrit dans la vie de Truffaut et la fréquence de ces « liaisons », de ces nombreuses aventures sentimentales, même du temps où il vivait avec son épouse Madeleine Morgenstern dans les années 1960. Vie et cinéma, centre et marge, fidélité et infidélité, direct et indirect, chez Truffaut tout se répond et se dispute la préséance. Ses personnages têtus le sont d’abord dans leur refus de compromettre leur désir au nom des forces intolérantes à son avènement (travail, famille, neutralité sociale). Jusqu’au bout ils iront, par incapacité à se fixer des limites, à faire prévaloir la raison sur la passion. Seule la mort parviendra à leur place à mettre un terme à leurs élans, à leur collection d’émotions et de drames (une dernière femme pour l’homme qui les aimait, une dernière flamme pour l’homme qui chérissait les morts dans La Chambre verte [1978]). La mort ou la solitude apparaitront comme le triomphe absolu du désir sur la loi, c’est-à-dire du secret romanesque sur la menace d’un retour à la norme.

4Il est des films de Truffaut inspirés de ses relations personnelles. Prenons La Peau douce (1964), son premier film « critique » sous influence hitchcockienne. D’après deux faits divers, l’affaire « Jaccoud », qui défraya la chronique à Genève au milieu des années 1950, et l’affaire « Nicole Gérard », cette femme qui, le 26 juin 1963, tua son mari infidèle de deux coups de fusil de chasse dans un restaurant, La Peau douce est aussi marquée par la crise conjugale du cinéaste avec sa femme Madeleine Morgenstern en cette année 1963. Le personnage de Nicole, interprété par Françoise Dorléac, évoque clairement la liaison de Truffaut avec l’actrice Liliane David rencontrée au moment des 400 coups alors qu’il était déjà en couple avec Madeleine. Pierre Lachenay (Jean Desailly) est conférencier, critique littéraire spécialiste de Balzac et directeur d’une revue. C’est un homme de lettres, un homme de l’écrit, comme il en existe beaucoup dans l’œuvre de Truffaut. Marié, père d’une petite fille, il s’éprend d’une hôtesse de l’air, Nicole, qu’il rencontre au début du film, dans l’avion qui l’emmène à Lisbonne où il doit faire une conférence sur son écrivain fétiche. Très vite, pour Pierre, l’adultère et la conjugalité rivalisent sur le terrain d’une communication codée entre les mailles d’une respectabilité à toute épreuve, trahie à sa surface par l’intrusion de l’écrit confidentiel. Voué à la dissimulation, l’écrit amoureux passera son temps à ruser avec la visibilité des convenances en retardant le plus possible la menace de sa découverte.

5Au regard de ce suspense sentimental fondé sur le trouble des apparences, une scène est particulièrement éloquente. Au cours d’une soirée avec un couple d’amis, Michel (Jean Lanier) et Odile (Paule Emanuèle), Pierre s’absente quelques minutes pour aller voir sa petite fille, Sabine (Sabine Haudepin), dans la chambre à côté, prétexte à un coup de fil passé en douce à sa maitresse. Ce besoin de l’appeler au beau milieu d’une conversation insignifiante aura été provoqué par une vulgaire boite d’allumettes sur laquelle Nicole avait griffonné son numéro de téléphone. Dès que celui-ci lui apparait, Pierre ne pense plus qu’à elle, peine à prêter attention à ses convives. L’extériorité des conventions sociales entre immédiatement en concurrence avec l’interdit de la passion. Comme il le fera dans La Femme d’à côté (1981), François Truffaut construit sa mise en scène dans le but de rendre visible le trouble amoureux au comble de la visibilité collective, de trahir ce trouble dans le respect des politesses, de donner à percevoir la pensée intime à la lumière à peine modifiée des réalités les plus communes. On assiste à une « double discrétion » mise à l’épreuve de la civilité et de la courtoisie. Quand Pierre allume la cigarette de Michel, c’est par le biais de la boite d’allumettes (clin d’œil évident à La Mort aux trousses), en un réflexe de pure convention qui suscite aussitôt chez le personnage une émotion contenue, une irrésistible tentation. La boite d’allumettes, accessoire anodin, jetable, périssable, exposé partout à la vue de tous, devient soudain la chose la plus unique au monde. Elle n’existe plus que comme objet d’une pulsion d’excentrement, d’un besoin à assouvir sur le champ au mépris de la plus élémentaire des corrections.

6Après avoir glissé le fétiche au fond de sa poche, Pierre profite d’aller voir sa petite fille dans sa chambre pour se retirer et téléphoner à celle qui maintenant hante son esprit. Avec un sens du détail allusif, Truffaut nous montre l’enfant cherchant dans son placard de quoi lire, comme une manière de fournir un prolongement faussement ingénu à la tension sentimentale du père autour de l’impériosité de l’écrit. Dans les deux cas, il s’agit bel et bien de faire une entorse aux conventions. Pour Sabine, lire plutôt que dormir, pour Pierre, obéir à la pulsion du code amoureux plutôt qu’aux bonnes manières.

7Dans le bureau, au plus loin de son retrait, après avoir composé le numéro et constaté que la ligne est occupée, Pierre déchire le coin « interdit » de la boite d’allumettes où figure le numéro de Nicole et le range cette fois dans un redoublement vestimentaire du secret : le portefeuille glissé dans la poche intérieure de sa veste. Ainsi réduit pour davantage se soustraire aux regards, ce petit bout de carton annoncera, dans un enchainement fatal, le ticket de développement de photos romantiques prises avec Nicole que Franca (Nelly Benedetti), l’épouse de Pierre, découvrira à la fin dans la poche de son manteau.

8Dans la scène suivante, au bureau de Ratures, la revue que Pierre dirige, on assiste clairement à la concurrence de deux urgences, la privée et la professionnelle, celle du désir et celle du devoir, une cohabitation voisine de celle, fondamentale chez Truffaut, du cinéma et de la vie. Réciproquement, la vie abrite le cinéma, les dehors de l’ordinaire s’accommodent tant bien que mal des agitations de la pensée amoureuse qui déclenche et accélère la fiction. Pierre est toujours dans la frustration de cette envie non satisfaite de la veille (joindre Nicole). Il demande à sa secrétaire de faire le numéro. En vain. Encore occupé, comme son esprit. Cela se voit. Il a du mal à travailler. Place maintenant à une autre urgence, rivale et parasite : écrire la lettre au collaborateur démissionnaire, Canailland. Dicter la lettre, en principe, est une facilité pour Pierre. Mais l’urgence amoureuse est plus forte que l’urgence professionnelle. Toutes les autres tâches ne font pas le poids. Arrêtons la rédaction de la lettre, des autres lettres. Annulons tous les coups de fil sous la pression du seul qui importe. Pierre ressort le petit morceau de carton, ce petit mot de passe de chiffres et de lettres et renouvelle lui-même l’appel. Le cadre des activités ordinaires ne tremble pas, c’est la fonction première de ses instruments qui se trouve transgressée au nom de la satisfaction impérieuse du désir.

9Il est remarquable que le lien entre l’écrit et le téléphone soit du même ordre qu’entre l’image et le son, qu’entre le silence et la parole. Tout aussi remarquable de constater qu’au centre du visible (le lieu de travail), l’écrit et la voix (via le téléphone) ne peuvent être exposés à égalité dans l’image. Pierre range le numéro dans sa poche avant de le composer mais, observant sa secrétaire précisément en train d’écrire à la machine, n’a pas d’autre choix que de sortir, c’est-à-dire de se rendre à côté de son bureau, pour téléphoner d’une cabine. Et là enfin, en marge, c’est-à-dire à l’endroit dévolu à leur partage, l’écrit et le téléphone communiquent ensemble, totalement libres de figurer dans le même plan. « On a failli se rater vous savez ? » dit Nicole dans la rue. C’est tout le drame du film — et une grande part de la tension du cinéma de Truffaut —, cette non-concordance des temps individuels, pour quelques minutes, quelques secondes. Se rater signifie un problème de raccord, trop tôt ou trop tard, lorsque l’un et l’autre justement ne sont pas dans le même plan.

10Se situer à côté, jamais au centre, est l’un des traits du comportement d’Antoine Doinel. Son instabilité notoire, sa foncière inadaptation à la société, sa marginalité tour à tour mélancolique et enjouée, Truffaut les relate en de nombreux récits d’escapades sentimentales. Baisers volés en est évidemment l’exemple le plus parlant, avec tous ces métiers successifs dont celui, éminemment romanesque, de détective, mais sur la question de l’infidélité traitée sur le mode du décalage et du côtoiement équivoque, Domicile conjugal (1970), la quatrième aventure de Doinel, est probablement le plus intrigant.

11Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) a épousé Christine Darbon (Claude Jade), va bientôt avoir un petit garçon mais le couple bat de l’aile à cause de la brève liaison d’Antoine avec Kyoko (Hiroko Berghauer), une Japonaise rencontrée à l’entreprise hydraulique américaine où il a été embauché. D’emblée, le film se place sous le signe de la promiscuité de l’ordre conjugal et du désordre adultère par l’introduction d’un dispositif dynamique de voisinage (voisins de palier, voisins de cour, tous ces gens vivant à côté, autant d’histoires parallèles). Ainsi l’adultère ne sera pas envisagé sous l’angle de la morale ni de la culpabilité, mais apparaitra plutôt comme le résultat d’un contact entre le centre et la marge, le banal et l’exotique. De la même manière, on peut dire que le conjugal et l’extraconjugal se conjuguent étroitement comme l’ordinaire et l’extraordinaire, les deux n’étant pas opposés ou disjoints (puisque tout communique et coulisse chez Truffaut) mais situés juste à côté l’un de l’autre, un intervalle tout simple à réduire grâce à un léger déplacement maladroit, un léger pas de côté aventureux. Tromper le conjoint ou la conjointe comme on se trompe de porte, et au même étage, pourquoi pas. Ne pas faire de l’adultère un drame, contrairement à La Peau douce, mais une comédie, précisément une comédie de remariage, puisque Antoine et Christine se réconcilieront à la fin, sans toutefois trop y croire.

12Le personnage de Kyoko fait référence à la rencontre de Truffaut avec une jeune mannequin homonyme, lors de son premier voyage à Tokyo en 1963, une jeune femme mystérieuse et fascinante qui lui avait écrit des petits mots, très sobres et très intenses, comme ceux que nous voyons dans le film. Kyoko, c’est « un autre continent » dira Antoine à Christine. C’est l’incarnation un peu féérique de la tentation extraconjugale, l’ailleurs improbable soudain disponible, le summum de l’apparition féminine déjà croisée dans Baisers volés sous les traits de Fabienne Tabard. Mais très vite, Doinel réalise que derrière l’extraordinaire de l’apparition (une possibilité d’évasion) se cache la plus ennuyeuse des banalités, que l’image au départ exceptionnelle de cette femme éprise d’absolu trahit, à force d’habitudes et de diners répétés, une artificialité et une vacuité mortelles.

13Comme dans La Peau douce, l’écrit est le support de l’amour secret (et sacré) dissimulé dans les plis du réel, les pétales de tulipes remplaçant la poche intérieure de la veste de Pierre. Les petits mots doux de Kyoko, enroulés et glissés dans les fleurs, situent sa relation avec Antoine quelque part entre la poésie et le jeu, le mystère et l’aveu, à la manière des charades et des aphorismes que l’on trouve à l’intérieur des petits gâteaux feuilletés chinois ou japonais servis au restaurant. Dans une séquence évoquant le célèbre trajet, dans Baisers volés, du pneumatique d’Antoine à Mme Tabard dans les conduits souterrains de Paris, Truffaut filme intégralement le parcours du petit mot fleuri jusqu’à son destinataire. De main en main, l’écrit invisible au milieu d’une réalité qui s’emploie au contraire à tout rendre visible, où les commérages endommagent l’accès au secret, doit surmonter les obstacles du quotidien pour atteindre son but. De nouveau, l’écrit amoureux, pour demeurer intact, c’est-à-dire pour parvenir à destination, est obligé d’esquiver ce qui, de l’extérieur profane, est à même de nuire à son aboutissement.

14Après les plaisanteries de bureau, c’est au tour de la poubelle dans la cour d’immeuble de marquer par deux fois la précarité de son issue, du moins son détour par la réalité la plus dégradante, la plus violemment opposée à la noblesse du sentiment de Kyoko pour Antoine. Celui-ci ne veut pas que ces fleurs arrivent chez lui car elles risqueraient de le compromettre auprès de Christine. Il s’empresse de les jeter à la poubelle mais Christophe, le petit garçon, corrige l’interruption du circuit de l’écrit en récupérant le bouquet puis en suivant Antoine jusque chez lui. Surgissant derrière lui, à côté de lui, tel un messager raccommodant la trame amoureuse, Christophe est l’agent complice et concomitant d’une intimité pure et absolue. Petit voisin, il achève le parcours des termes imprimés d’une histoire voisine et parallèle. C’est lui, serviteur à la marge du plan, qui se présente comme le dépositaire indirect d’une liaison vécue en marge du foyer conjugal. Et comme pour parfaire l’intervention de la marge sur le couple central, Truffaut laisse subtilement hors champ la scène entre Antoine et Christine en préférant suivre le parcours de l’enfant, porteur innocent d’une histoire vécue off, jusqu’à la pièce à côté, la chambre du fils d’Antoine, autrement dit son lieu d’origine et d’intervention imaginaire. Hors champ, à l’autre extrémité de l’appartement, Antoine n’a pas d’autre choix que de mentir, sous l’effet d’une histoire qui vient de faire son entrée par le prisme d’une déclaration maquillée en bouquet de tulipes. Littéralement, physiquement, topographiquement, l’à-côté de l’infidélité a réussi à se frayer un chemin au milieu des petites habitudes.

15Lorsque le geste poétique de Kyoko se dévoile par la tombée magique des mots à l’ouverture des tulipes, c’est en plein repas de bébé, en pleine scène de la vie quotidienne. Survient alors un nouveau contraste sous le même toit entre la fantaisie et la banalité, la fiction amoureuse et la plate réalité domestique, entre le rouge éclatant des tulipes et la pâleur bleutée du séjour. Conséquence parfaitement en accord avec l’action implicite d’une liaison à part (dans le double sens d’excentrique et d’excentré) : Antoine et Christine feront un temps chambre à part, vivant chacun de son côté.

16Domicile conjugal contient des signes prémonitoires de La Femme d’à côté (le suicide à deux évoqué par Kyoko, Antoine qui manœuvre des maquettes de bateaux comme Bernard dans le film de 1981). Indiqué dès le titre, l’à-côté se manifeste pour déranger la norme conjugale, la paix d’un ménage sans histoires. On retrouve l’importance accordée aux présences voisines, à ce qui se tient dans les coins, à proximité, et qui ne demande qu’à faire irruption dans l’espace tranquille des convenances. Dans un petit village à quelques kilomètres de Grenoble, Bernard (Gérard Depardieu) et sa famille voient un jour s’installer un couple dans la maison en location située juste à côté. Seulement, hasard fatal, la femme, Mathilde (Fanny Ardant), est celle avec qui Bernard a vécu une passion dévorante huit ans auparavant. Très vite, la violence des sentiments entre eux ressurgit et les conduira à une mort tragique.

17Excepté les livres pour enfants que dessine Mathilde, La Femme d’à côté comporte assez peu d’écrit. Significativement, lorsque Mathilde demande à Bernard au téléphone s’il a de quoi écrire son numéro, il répond par la négative en ajoutant qu’il n’a besoin de rien, avant de raccrocher sèchement. Dans ce film, le téléphone remplace le stylo. On ne se cache plus pour écrire mais pour s’appeler. Néanmoins, grâce à l’attention de Mme Jouve, la gérante du club de tennis et confidente de Bernard, l’écrit va intervenir à un moment précis, dans un mouvement comparable à la réémergence d’un temps lointain, d’une histoire ancienne. Car Mme Jouve est, elle aussi, la rescapée d’une passion amoureuse vécue autrefois, évoquée en miroir de celle, ressuscitée, de Mathilde et de Bernard, dans un hors champ temporel qui sous-tend le récit central d’une trame originaire aux accents romanesques.

18Notons que cette allusion à un passé amoureux rejoint la propre expérience de Truffaut car le script de La Femme d’à côté remonte à 1972 et il s’inspirerait de sa relation avec Catherine Deneuve en 1969 durant le tournage de La Sirène du Mississippi. Autrement dit, La Femme d’à côté est une fiction où se superposent trois grandes passions revenues à la mémoire : l’histoire personnelle de Truffaut, l’histoire de Mathilde et de Bernard, l’histoire de Mme Jouve. C’est même pour cette dernière, par son intermédiaire, que Truffaut décide, dans une courte scène, de réhabiliter l’écrit sous la forme d’un télégramme et selon un mode de circulation physique caractéristique de certains de ses films.

  • 4 François Truffaut, Entretien avec Aline Desjardins, 11 décembre 1971, Paris, Ramsay, coll. « Poche (...)

19« Au cinéma, malgré qu’on soit très nombreux autour de la caméra, il y a quelque chose de très intime, c’est un travail souterrain et secret qui me convient beaucoup » déclarait François Truffaut4. Par son déplacement en aller et retour dans le jardin, à la recherche de Mme Jouve, le facteur est un peu le dépositaire de ce goût du souterrain au milieu des autres, de l’inavoué à ciel ouvert. Sans discrétion, il vient pourtant livrer le secret niché dans le souvenir douloureux de l’histoire de Mme Jouve avec son grand amour de Nouvelle-Calédonie, souvenir dont son infirmité porte la trace. La remise du télégramme n’est pas directe, plutôt en sinuosités laborieuses, en zigzag, à travers une série d’écarts et de retards, conformément au statut filmique de l’écrit qui a toujours, chez Truffaut, besoin d’un certain temps pour arriver à destination. Ne pas trouver tout de suite Mme Jouve oblige le facteur à faire quelque pas de plus et Truffaut à gagner quelques secondes pour faire de la marche un événement et d’un simple facteur un messager de mauvais augure.

20Par un étrange phénomène d’inversion et de substitution, l’arrivée inopinée de l’écrit évacue provisoirement l’histoire de Mathilde et de Bernard pour faire de celle de Mme Jouve le centre de l’attention, tout en lui conservant sa part de mystère. Lorsque, la première fois, le facteur demande Mme Jouve, un raccord rapide nous montre Bernard se retournant, comme si, à la fois confusément et directement, cet appel lui était adressé, comme si l’histoire de Mme Jouve le concernait et recoupait la sienne entre les lignes, tel un écho lui aussi secret. Spontanément, Bernard propose d’aider Mme Jouve par solidarité non seulement affective mais aussi télépathique. À tel point qu’on peut se dire que l’à-côté (figuré par Mme Jouve) et le centre (figuré par Bernard) se rapprochent diégétiquement par une même force magnétique d’observation.

21Dans le film, à plusieurs reprises, une histoire est en situation d’en observer une autre, à distance et en silence (Mme Jouve observant Bernard et Mathilde à tour de rôle, Bernard et Mathilde observant à tour de rôle Mme Jouve). Ainsi chaque strate d’expérience intime, dans le temps et l’espace de la fiction, en rejoint-elle d’autres, par effets de rimes et de correspondances (y compris au sens de l’échange épistolaire), pour ne plus composer qu’un seul et même destin de souffrance amoureuse.

22Il est banal de dire que le cinéma de François Truffaut est indissociable d’une véritable passion de la lettre. Chaque film porte en lui l’impossibilité de s’en passer, chaque histoire s’en nourrit pour toucher d’emblée à l’inéluctable. Puisque c’est écrit, autant l’écrire. Mais pas tout de suite, pas aussi vite, pas dans la plate exécution d’un destin réglé à l’avance. Pour Truffaut, la fiction n’a de rythme et de durée que dans les ratures, les fuites de stylo, les renvois à la ligne, les sauts de page et les notes dans la marge. Moins banal serait alors de dire que l’écrit est central parce que périphérique, in à force d’être off, ici à force d’être ailleurs et de venir d’ailleurs, présent à l’image tout en rôdant autour d’elle. Il comble autant qu’il manque, fait courir autant qu’il use. Quels que soient ses effets, son statut et sa provenance demeurent bel et bien la chose la plus prépondérante pour faire de la vie un roman d’amour, une trajectoire incertaine, une joie autant qu’un regret.

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Notes

1 Luc Moullet, « La balance et le lien », Cahiers du cinéma, no 410, juillet-août 1988, p. 32.

2 Pour mesurer l’abondance de la production de François Truffaut, tant dans le domaine critique qu’épistolaire, deux lectures sont particulièrement instructives : ses Chroniques d’Arts Spectacles (1954-1958), Éditions Gallimard (2019) et ses Correspondances avec des écrivains (1948-1984), Éditions Gallimard (2022).

3 Antoine de Baecque, Serge Toubiana, François Truffaut, Paris, Folio, 2011, p. 47.

4 François Truffaut, Entretien avec Aline Desjardins, 11 décembre 1971, Paris, Ramsay, coll. « Poche Cinéma », 1993, p. 70-71.

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Pour citer cet article

Référence électronique

David Vasse, « Écrit dans les coins pour liaisons secrètes : se passer le (petit) mot dans les films de François Truffaut »Recherches & Travaux [En ligne], 104 | 2024, mis en ligne le , consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/7542 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xzp

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Auteur

David Vasse

Université de Caen Normandie
vassedavid14[at]gmail.com
 
David Vasse est professeur en études cinématographiques à l’université de Caen Normandie. Spécialiste de la critique de cinéma et du cinéma français contemporain, il est l’auteur de plusieurs articles sur ces sujets (Cahiers du cinéma, Éclipses, Vertigo, Double jeu, etc.) et d’ouvrages sur le cinéma d’auteur français, Catherine Breillat, Jean-Claude Brisseau et la critique de cinéma à l’université.

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