Navigation – Plan du site

AccueilNuméros104Et pourtant ils tournent… des ada...L’adaptation comme variation thém...

Et pourtant ils tournent… des adaptations

L’adaptation comme variation thématique : les œuvres d’Henry James dans La Chambre verte de François Truffaut

Adaptation as Thematic Variation: The Works of Henry James in François Truffaut’s The Green Room
Évelyne Jardonnet

Résumés

Le générique de La Chambre verte comporte une singularité. Alors qu’elle est à l’origine du film, la nouvelle d’Henry James « L’Autel des morts » n’y est pas créditée. La référence à l’œuvre est remplacée par la mention « sur des thèmes d’Henry James ». Une telle précision n’a rien d’anecdotique, car elle cristallise la complexité du processus d’adaptation inhérent au film. On en prend la pleine mesure grâce à l’analyse des nombreux documents d’archives disponibles. Leur exploration met au jour deux phénomènes. Le premier concerne le jeu de tensions entre le texte source et l’abondante masse textuelle convoquée par les scénaristes pour combler les blancs que comportait, à leurs yeux, le texte source. Porté à son paroxysme par l’introduction de « La Bête dans la jungle », ce jeu de tensions implique également d’autres écrits de James. Des incessantes réécritures du scénario qui en découlent, surgit un autre phénomène. En effet, on observe l’existence d’un intertexte filmique très prégnant, dont la cohérence retient l’attention. Or, loin de faire glisser l’œuvre de James au second plan, celui‑ci jette sur ses réseaux thématiques un éclairage saillant

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, lettre du 6 janvier 1978, 495-B260.
  • 2 Carole Le Berre, François Truffaut au travail, Paris, Cahiers du cinéma, 2004.

1Quelques mois avant la sortie de La Chambre verte, François Truffaut adresse gentiment des remontrances à Nathalie Baye, l’actrice principale du film : « Je viens de lire votre interview dans La Revue du cinéma français et je regrette de ne pas vous avoir parlé d’un point assez important. Il faut désormais éviter de citer “L’Autel des morts” comme source du scénario1. » Le cinéaste précise ensuite que le générique indiquera seulement « inspiré par des thèmes de James », ce qui est effectivement le cas. Ce choix d’escamoter les titres des ouvrages de James utilisés pour La Chambre verte, à savoir « L’Autel des morts », « La Bête dans la jungle » et « Les Amis des amis » ne relève pas de la pure coquetterie. Il cristallise la richesse du processus d’adaptation à l’œuvre dans le film. En  effet, à la recherche de solutions pour résoudre les problèmes techniques inhérents à la transposition des livres de James à l’écran, Truffaut et ses scénaristes se sont livrés à une véritable lecture transversale de son œuvre. Celle-ci met au jour l’existence de certaines constantes thématiques qui structurent l’imaginaire jamesien. C’est en explorant l’imposante masse des archives scénaristiques du film que l’on en prend la pleine mesure. Les recherches de Carole Le Berre sur la genèse de La Chambre verte effectuées à partir du fonds « François Truffaut » conservé à la Cinémathèque française suggéraient déjà ce point2. La prise en compte du fonds « Jean Gruault » déposé à la Médiathèque François Truffaut le confirme. L’exploration de ces fonds d’archives révèle l’existence de deux phénomènes. Elle fait tout d’abord résonner le jeu d’échos instauré par les adaptateurs entre différents textes de James. Elle dévoile également la présence d’un intertexte filmique très cohérent, qui, loin de reléguer l’œuvre de l’écrivain au second plan, jette sur ses réseaux thématiques un éclairage saillant.

D’un livre de James à l’autre : un scénario aux remaniements incessants

2La genèse de La Chambre verte, qui a duré environ trois ans et demi, a engendré environ une dizaine de versions du script, dont ne voici que les principales étapes :

  • 15 mai 1974 : premier traitement réalisé par Suzanne Schiffman

  • 15 juin 1974 : deuxième traitement réalisé par Suzanne Schiffman

  • 15 octobre 1974 : quatrième traitement réalisé par Jean Gruault

  • mars 1975 : cinquième traitement réalisé par Jean Gruault intitulé La Fiancée disparue

  • début 1977 : scénario La Fiancée disparue : nouvelle version

  • avril 1977 : scénario La Fiancée disparue, avril 1977, rédigé d’après le document intitulé Les Révisions pour la fiancée disparue, proposées par Truffaut en mars 1977

  • août 1977 : scénario avec le titre La Chambre verte

  • octobre 1977 : scénario de tournage.

  • 3 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42.
  • 4 Antoine de Baecque, Arnaud Guigue (dir.), Le Dictionnaire Truffaut, Paris, La Martinière, 2004, p.  (...)
  • 5 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42.
  • 6 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42.
  • 7 François Truffaut, Correspondance, Paris, Hatier, 1988, p. 447.
  • 8 Ibid., p. 448.

3La masse d’archives qui résulte de ces remaniements incessants se révèle d’autant plus conséquente, qu’elle concerne donc à la fois celles de Truffaut, mais aussi celles de Jean Gruault, l’un des scénaristes. Dans les archives laissées par Truffaut, le premier signe tangible de son intérêt pour James remonte à l’hiver 1969. Il s’agit d’une traduction faite exprès pour lui de « L’Autel des morts », rédigé par James en 1894. Comportant une note manuscrite du cinéaste intitulée « premier travail3 », cette traduction émane de l’une des proches de Truffaut, Aimée Alexandre. Datant de 1929, la première traduction de la nouvelle était relativement ancienne. D’où vient alors l’intérêt du réalisateur pour une œuvre encore relativement méconnue en France ? D’après Marie-Anne Guérin, il devrait à Jeanne Moreau cette découverte littéraire4. Son intérêt est tel que, dans les années suivantes, il profite de ses séjours aux États-Unis pour se procurer notamment la volumineuse biographie de Léon Edel et une édition américaine regroupant « L’Autel des morts » et « La Bête dans la jungle ». Une fois la traduction d’Aimée Alexandre en main, Truffaut ne se met pas directement au travail. Le projet d’adaptation prend véritablement corps avec la parution d’une nouvelle traduction de « L’Autel des morts ». En effet, en 1973, Diane de Margerie adresse au réalisateur la traduction qui paraît l’année suivante chez Stock, dans la collection « Le cabinet cosmopolite ». Il en annote un exemplaire et charge Suzanne Schiffman de procéder à un premier dépouillement du texte. Si l’apport de Jean Gruault a été décisif, on ne saurait négliger le travail effectué par l’assistante de Truffaut. On lui doit tout d’abord une lecture très méthodique de la nouvelle, qui la conduit à procéder à un repérage systématique des éléments pouvant nourrir le futur scénario. Ce dépouillement aboutit à la rédaction d’un premier traitement, qu’elle propose le 15 mai 19745. À quelques exceptions près, il reprend l’argument de l’histoire, qui figure dans la version définitive du film. On y retrouve Stransom, le personnage principal, qui a édifié un autel dans une chapelle désaffectée pour célébrer le souvenir de ses morts, en particulier celui de sa fiancée disparue. Il rencontre une femme avec laquelle il partage ce culte. Or celle-ci ne le voue qu’à un seul homme, Acton Hague, que Stransom déteste à cause d’une trahison passée. L’histoire se finit au moment où Stransom accepte le culte du défunt qu’il haïssait. Cependant, cette première version du traitement fait surgir plusieurs problèmes. Le texte de James comporte de nombreuses considérations métaphoriques sur la vie intérieure de Stransom. La solution adoptée pour les restituer s’avère très sommaire puisque le traitement recourt à une voix off quasi permanente. Plus généralement, la caractérisation du protagoniste demeure aussi lapidaire que dans le livre. Cette première ébauche fait l’objet de quelques aménagements un mois plus tard et aboutit à un deuxième traitement6. Un peu plus étoffé, celui-ci conserve la même trame événementielle ainsi que l’utilisation de la voix off pour commenter la vie intérieure du personnage. Il se distingue par l’introduction d’éléments caractérisant la vie professionnelle du protagoniste. Si James évoque vaguement la vie de bureau de son protagoniste, Schiffman en fait un journaliste scientifique, spécialisé dans l’astronomie. La revue pour laquelle il travaille porte le nom qu’elle a dans la version définitive, Le Globe. La mention de cet environnement professionnel permet la création d’un personnage également présent dans la version finale, celui du rédacteur en chef. La mort de ce dernier, qui intervient vers la fin du traitement, installe un élément très présent ensuite : la dimension mortifère de l’environnement professionnel du héros. Conscient du caractère embryonnaire de cette première approche, Truffaut sollicite l’aide de Jean Gruault et lui donne un cahier des charges assez précis. Ce dernier forme le cœur d’une lettre de Truffaut datant du 21 juillet 19747. Certaines de ses directives retiennent plus particulièrement l’attention. Les premières concernent la dramatisation de la vie intérieure du héros. Pour accentuer le mystère inhérent au personnage masculin, il suggère à Gruault de transformer le culte de la fiancée morte et de créer des personnages supplémentaires pour parler du héros. Les autres directives portent sur la visualisation des conflits intérieurs du personnage. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité, que, comme l’explique Truffaut, « l’inconvénient avec James, c’est que les choses ne sont jamais dites expressément et nous ne pouvons pas, dans un film, nous permettre ce vague et ce flou ; nous devons tout clarifier, préciser8 ». Pour clarifier les non-dits, Truffaut avance une piste : dilater certains temps forts comme les moments de culte, mais aussi développer les relations entre le héros et la femme qu’il associe à sa démarche. Sur ce point, la lettre est capitale. En effet, Truffaut souffle à Gruault une solution originale : recourir à d’autres textes de James pour étoffer les relations entre les personnages. Il rapproche l’histoire d’amour entre Stransom et l’inconnue de celle de « La Bête dans la jungle » et mentionne aussi la nouvelle « Les Amis des amis » pour créer des connexions entre les deux membres du couple.

  • 9 La Création littéraire : préfaces de l’édition de New-York, Paris, Denoël-Gonthier, 1980, p. 266.

4Le travail effectué par Gruault suit d’assez près les directives de Truffaut, mais le détailler excèderait le cadre de cet article. On se concentrera donc plus spécifiquement sur l’utilisation des autres œuvres de James. La mise en pratique de la proposition du cinéaste ne bouleverse pas uniquement le système des personnages de « L’Autel des morts ». Elle donne à l’élaboration du scénario une tournure singulière, car l’intégration de ces éléments est en grande partie à l’origine du jeu de réécritures caractérisant La Chambre verte. L’idée d’associer les deux nouvelles « L’Autel des morts » et « La Bête dans la jungle », qui étaient rassemblées dans l’édition américaine en possession de Truffaut, témoigne d’une lecture assez fine de l’œuvre de James. Un simple rappel de l’intrigue de « La Bête dans la jungle », rédigé par James en  1905, le suggère. Le livre débute par les retrouvailles de John Marcher et May Bartram, qui s’étaient croisés dix ans auparavant en Italie. À l’occasion de ces retrouvailles, May rappelle à John le secret qu’il lui avait confié. Il lui avait affirmé être dans l’attente d’un événement extraordinaire et terrifiant qui devait lui arriver. Ne connaissant toujours pas la teneur de cet événement, John propose à May de guetter avec lui la survenue de cette chose. Une curieuse relation se noue ensuite entre May, qui ne révèle pas le secret dont elle semble porteuse, et John, qui demeure toujours dans l’attente. L’intrigue bascule quand May tombe malade puis meurt en annonçant à son ami que l’événement attendu a eu lieu. Ce n’est qu’après quelques années que John met des mots sur « la chose ». La vision d’un homme en deuil dans le cimetière où May est enterrée lui révèle qu’il est passé à côté d’une histoire d’amour. On l’aura constaté, Marcher et Stransom sont deux êtres d’une idée fixe. Celle-ci participe selon des modalités différentes d’une même emprise de l’imaginaire. James lui-même dans une préface à l’édition new-yorkaise invitait à rapprocher les deux protagonistes. Il qualifie en effet Marcher « d’autre pauvre monsieur sensible », susceptible d’aller de pair avec le Stransom de « L’Autel des morts9 ». Le rapprochement s’avère d’autant plus opératoire, que, dans leur quête, les deux protagonistes sont accompagnés de figures féminines, plus ou moins associées à un amour inabouti.

  • 10 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42, p. 25.
  • 11 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42, p. 115.

5Les premières tentatives de Gruault pour introduire « La Bête dans la jungle » sont très circonscrites et trahissent même, il faut l’avouer, une certaine maladresse. Ainsi, dans la version d’octobre 1974 une proposition est immédiatement rejetée par Truffaut. Le héros surprend une conversation entre deux femmes, dans un compartiment de train, qui se racontent l’histoire de « La Bête dans la jungle ». Il est précisé que la similitude de l’histoire avec la sienne le trouble10. Même procédé de mise en abyme du vécu du héros dans le traitement de mars 1975. Cette fois c’est une longue intervention d’un commentateur dans une émission littéraire télévisée qui rapporte l’histoire11. Le caractère ponctuel de l’utilisation du texte suscite chez Truffaut et Gruault de nouvelles interrogations scénaristiques. Plusieurs lettres datées de la fin 1976 en font état. Dans une lettre du 7 novembre en particulier, le scénariste interroge le cinéaste sur le statut à accorder aux textes :

  • 12 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 44-B43.

Si j’ai bien compris, il s’agirait de mettre « Les Amis des amis » et « La Bête dans la jungle » sur un pied d’égalité avec « L’Autel des morts » dans un scénario original englobant les trois nouvelles. Au lieu de, comme nous l’avons fait jusqu’à présent, n’utiliser les deux premières qu’accessoirement pour étoffer la troisième12

  • 13 Collection « Médiathèque François Truffaut », Fonds Jean Gruault, La Chambre verte, AJG 04.
  • 14 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 44-B43, p. 3.
  • 15 Ibid., p. 10.

6Il ajoute qu’un tel changement de perspective entrainerait « un déplacement de l’axe de l’histoire » et privilégierait le thème des vies gâchées. L’édification de l’autel deviendrait donc secondaire au regard des rapports du couple. Quelques semaines après ce premier courrier, il pointe une nouvelle question liée à l’utilisation de « La Bête dans la jungle » : « Quelle forme et quelle signification donner à la chose qu’attend Ferrand, si nous transplantons cette idée de “La Bête dans la jungle” ? », écrit‑il. Il s’inquiète ensuite des incohérences dramaturgiques liées à la trajectoire du personnage de Cécilia. Il envisage dans un premier temps de la faire mourir comme May avant de se raviser, parce que « cela entrerait en contradiction avec “L’Autel des morts” », « foutrait en l’air les projets relatifs à la bougie qu’elle doit allumer pour lui13 ». L’examen des documents scénaristiques suivant ces échanges confère un caractère très concret à ces interrogations. Par rapport à l’alternative exposée par Gruault le choix est clair. « La Bête dans la jungle » se retrouve bien mis sur un pied d’égalité avec « L’Autel des morts ». Ce parti pris relance un processus d’écriture qui avait été interrompu en 1976. Le synopsis de début 1977 procède au changement d’axe entrevu dans la lettre de novembre 1976. Si le scénario s’intitule encore La Fiancée disparue, le titre est trompeur. L’histoire d’amour inachevée placée sous le signe de l’attente de « la chose » polarise la narration. On observe un premier signe spectaculaire de ce changement avec la réécriture de la première scène14. Alors que, jusqu’à cette version, la rencontre avec l’inconnue intervenait assez tardivement dans un cimetière, elle se produit dès le début. Et il ne s’agit pas d’une rencontre, mais bien de retrouvailles. Comme dans la version finale, elles ont lieu dans la salle des ventes. Leur localisation offre une variante de « La Bête dans la jungle ». En effet, les deux auteurs associent fortement leurs héroïnes au passé. Chez James, Marcher retrouve May dans une vieille demeure où elle sert de guide occasionnel. Cécilia est la secrétaire d’un commissaire-priseur. Le dialogue entre Davenne et Cécilia suit assez fidèlement celui de James. Davenne dit l’avoir rencontrée à Rome avec des amis et de la famille. Comme chez James, Cécilia rectifie l’erreur de Davenne sur les circonstances de leur rencontre, qui a eu lieu à Pompéi et non à Rome comme il l’affirme. Elle évoque également le secret qu’il lui a confié sur « la chose » lors d’une traversée dans la baie de Sorrente. Par la suite, l’allusion au secret partagé sur « la chose » qui doit arriver occasionne d’autres dialogues, parfois très longs. Ces derniers permettent d’établir une connexion avec l’intrigue de « L’Autel des morts ». Davenne mentionne par exemple le décès de la femme d’un ami intime, pour écarter aussitôt l’hypothèse selon laquelle cette mort bouleversante serait « la chose ». Autre connexion, d’ailleurs présente dans l’une des lettres de Gruault : le culte du protagoniste pour les morts serait une façon de se protéger contre « la chose ». On note également quelques passages qui précisent la caractérisation du héros reprenant la thématique du trop tard au cœur de « La Bête dans la jungle ». Lors d’une scène au Globe, le rédacteur en chef désigne Davenne comme l’homme des occasions manquées parce qu’il a « tout laissé passer15 ».

  • 16 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 44-B43, p. 1.
  • 17 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 45-B44, p. 35.
  • 18 Julie Wolkenstein, Le Motif dans le tapis ; La Bête dans la jungle, Paris, Flammarion, coll. « GF » (...)
  • 19 Henry James, « L’Autel des morts », Paris, Stock, coll. « Bibliothèque cosmopolite », 1974, p. 32.
  • 20 Collection « Médiathèque François Truffaut », Fonds Jean Gruault, La Chambre verte, AJG 04.
  • 21 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42, p. 22.

7Cependant, ces propositions ne satisfont pas Truffaut. Dans un document intitulé Révisions pour La Fiancée disparue de mars 197716, il porte un regard sans appel sur l’intégration de « La Bête dans la jungle » dans le scénario. Il juge finalement la référence à la nouvelle trop écrasante, en particulier dans la première scène. Dans le traitement suivant datant d’avril 1977, Truffaut scinde en deux temps le dialogue sur la rencontre pour en atténuer la portée17. Les innombrables ratures, qui recouvrent des pans entiers du dialogue dans les versions suivantes du traitement, s’avèrent encore plus éloquentes. Elles expurgent le scénario de toutes les allusions au flou de l’événement attendu. Au fond, elles mettent au jour le paradoxe qui a guidé l’utilisation de « La Bête dans la jungle ». Dans son édition de « La Bête dans la jungle » Julie Wolkenstein note que « le récit avance sans vraiment progresser, constitué de dialogues et d’introspections infructueuses qui semblent toujours différer la satisfaction de l’obsession curieuse, du désir contagieux de savoir, que la mort […] vient à la fois éteindre et raviver18 ». On retrouve ici précisément les difficultés pointées par Truffaut au sujet du non-dit chez James. Or, dans une certaine mesure, la version finale offre une lecture paradoxale de « La Bête dans la jungle ». Effectivement, en expurgeant du dialogue toute allusion trop développée à « la chose », le cinéaste ne garde que ce qu’il y a de plus romanesque dans cet antiroman : la coïncidence qui amène deux êtres qui s’étaient déjà croisés à se retrouver et l’ébauche de l’histoire d’amour. Dans la dernière version du scénario précédant le tournage, Truffaut bouscule également le rapport de force entre le couple. Il redonne de l’initiative au personnage féminin en lui faisant faire ce que May ne fait pas : une déclaration d’amour explicite. Cécilia écrit une lettre à un Davenne très affaibli. Cette lettre est une allusion au dernier chapitre de « La Bête dans la jungle ». La phrase « Je sais que pour être aimée de vous, il me faudrait être morte » fait écho à la révélation qui saisit Marcher devant la tombe de May. La figure de Cecilia ne redonne pas seulement un surcroit d’existence au personnage de May. Elle confère aussi un autre visage à l’héroïne de « L’Autel des morts ». Ainsi que tendent à le démontrer les différents états du scénario, la position dynamique de cette dernière en sort renforcée. Elle ne possède plus la beauté paradoxale, résumée par l’antithèse « éteinte et superbe19 » que l’on trouve sous la plume de James. Elle s’impose avant tout comme une femme amoureuse, à la vivacité bienveillante. Dans le même ordre d’idée, dans sa lettre du 25 décembre 1976, Gruault réclame plus de romanesque20. Pour accentuer le caractère extraordinaire qui préside à la relation amoureuse, le duo Truffaut Gruault se tourne de nouveau vers James lui-même. C’est à ce moment qu’ils recourent à la nouvelle de James bien moins connue que les œuvres précédentes « Les Amis des amis ». Le choix du texte se révèle particulièrement judicieux, car il se situe à la confluence des univers des deux autres récits. Comme dans « La Bête dans la jungle » un événement toujours différé se trouve au cœur de l’intrigue. La narratrice cherche à provoquer la rencontre entre son fiancé et l’une de ses amies sans y parvenir. Le jour où elle est sur le point d’y parvenir, prise de jalousie, elle y renonce. La raison qui motive le désir de la rencontre n’est pas n’importe laquelle. Le fiancé et l’amie ont tous les deux vécu une expérience étonnante. Ils ont vu apparaître un proche au moment même, où, à plusieurs kilomètres d’eux, celui-ci mourait. Le motif de l’apparition spectrale est également à l’origine de la chute saisissante de la nouvelle. L’amie meurt et le fiancé ne semble pas tant affecté que cela par cette annonce. La narratrice découvre finalement que le fiancé a régulièrement été visité par l’amie défunte et qu’il a découvert avec ce spectre l’amour idéal. De la nouvelle, Truffaut extrait l’épisode de l’apparition du proche défunt. Apparu dès le traitement du 15 octobre 197421 l’épisode concernait uniquement une histoire arrivée à Cécilia. Il a trouvé sa forme définitive en 1977 et se déroule vers la trentième minute du film lorsque Davenne raccompagne Cécilia en voiture. L’introduction de l’épisode confère à la relation entre les deux protagonistes une nouvelle densité. À l’écran, le caractère presque abstrait de la mise en scène avec les très gros plans fixes où seuls les visages sont éclairés, la réduction de l’arrière-plan sonore à quelques aboiements de chiens, tirent également cette relation du côté du fantastique.

8En recourant à d’autres textes de James pour modifier le système des personnages de « L’Autel des morts », Truffaut et ses scénaristes remettent en perspective les réseaux thématiques jamesiens. Ceux-ci gravitent autour de la présence fantasmatique des morts qui éclipse celle des vivants, le désir constamment différé qui s’assouvit dans la mort, l’existence d’un « irreprésentable ». Cette remise en perspective engage une dynamique intertextuelle plus vaste. Deux éléments le montrent plus particulièrement : les solutions adoptées pour donner une assise plus solide aux obsessions morbides de Davenne, la construction de l’espace.

Une relecture de James au prisme de quelques œuvres cinématographiques

  • 22 Collection « Médiathèque François Truffaut », Fonds Jean Gruault, La Chambre verte, AJG 04.
  • 23 Léon Edel, Henry James, une vie, Paris, Le Seuil, 1990, p. 81.
  • 24 Elle figure dans le traitement de Gruault du 15 octobre 1974, Collection Cinémathèque française, Fo (...)
  • 25 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 44-B43, p. 1.
  • 26 « Beyond Adaptation : A Comparative Study of François Truffaut’s La Chambre vert eand Henry Jame’s (...)

9Pour donner une assise plus solide aux obsessions de Davenne « L’Autel des morts » esttout d’abord transposé en France, dix ans après la fin de la Première Guerre mondiale et le héros devient un ancien combattant. La transposition n’est pleinement effective que dans les ultimes versions. Elle transforme le personnage de James en véritable revenant et intègre le film dans l’imaginaire collectif lié au conflit de 1914-1918. Dans cet imaginaire, la figure du soldat revenant occupe une place centrale, il est celui qui a survécu au conflit, mais qui, à l’instar de Davenne, a retiré de sa survie un sentiment de culpabilité. Cette culpabilité évoquée par le rédacteur en chef du protagoniste sonne aussi comme une résurgence biographique. Truffaut avait conseillé à Gruault de puiser des idées dans la biographie de James, que Léon Edel a commencé à rédiger dans les années 195022. Il n’est pas impossible qu’ils aient eu en tête le parcours de l’écrivain durant la guerre de Sécession. Dans sa biographie, Léon Edel met en évidence la culpabilité de James, qui n’avait pas pu rejoindre le front où combattaient les hommes de sa génération23. Le parcours de James croise celui d’un personnage cinématographique. En effet, ce motif de la culpabilité du survivant a été développé par Abel Gance, dans la version parlante de J’accuse, réalisée en 1938. Or Truffaut, connaissait très bien l’œuvre de Gance. Difficile de ne pas voir s’interposer entre le personnage de Stransom et celui de Davenne la figure de Jean Diaz, le héros du film de Gance. Lui aussi ramène des tranchées la culpabilité du survivant. Pour vivre près de ses anciens frères d’armes, il se réfugie après-guerre vers l’ossuaire de Douaumont. Il voue un véritable culte à ses anciens compagnons, qui, comme chez Truffaut, transite par quelques photographies accrochées à un mur. La comparaison s’arrête néanmoins là. À la différence de Davenne, Diaz a le regard tourné vers l’avenir de l’humanité. Le souci de développer les penchants morbides de Davenne motive également l’invention d’un épisode ne figurant pas dans le texte source. Après la destruction de la chambre mausolée, Davenne fait confectionner un mannequin de cire à l’effigie de l’épouse disparue. Horrifié par le résultat, il en ordonne immédiatement la destruction. L’idée du mannequin germe dans l’esprit de Truffaut lui-même, après la lecture du premier travail de Gruault. D’abord supprimé dans les versions suivantes, l’épisode est finalement réintroduit. La fabrication du mannequin procède elle aussi d’une construction intertextuelle. Comme l’indique une note manuscrite de Truffaut en décembre 197424, la scène a été écrite en référence à un film, Paris Secret. Il s’agit d’un documentaire sur les dessous insolites de Paris, réalisé en 1965 par Edouard Logerau. Le cinéaste dans le document intitulé Révisions pour la Fiancée disparue en mars 1977 justifie l’épisode par une autre référence. De son héros, il écrit qu’il « pourrait nous donner l’impression d’être à deux doigts de devenir comme le héros de Psycho, un type qui serait capable d’empailler une morte chérie pour la conserver à la maison avec lui25. » À cette strate s’ajoute le souvenir des différents mannequins surgissant sous la plume des commentateurs. Sur ce point, un nouveau détour par l’œuvre de James se produit. Michelle Bloom26 a ainsi confronté le film à une autre nouvelle de James, « Rose Agathe ». La référence ne figure pas dans les archives de La Chambre verte, mais elle offre un nouvel avatar d’amour pathologique, en accord avec l’univers du film. En effet, la nouvelle raconte l’histoire d’un ami du narrateur principal, qui est tombé amoureux d’un mannequin dans une vitrine. Ce réseau de références offre donc des variations sur le vacillement des frontières entre l’animé et l’inanimé. Il met au jour la tentation nécrophile qui sourd dans « L’Autel des morts ». On la retrouve dans la représentation du culte mortuaire qui fait partie des moments que Gruault a dilatés. On le constate plus particulièrement avec le traitement de l’espace. C’est bien le souci de visualiser la passion morbide de Davenne qui régit le traitement de l’espace.

10Comme dans « L’Autel des morts », la porosité entre les lieux et l’espace mental du héros régit ce traitement. Le suggèrent tout d’abord certains effets d’ambiance. On songe notamment à la séquence de la visite nocturne du héros au cimetière, durant laquelle quelques nappes de brouillard surgissent, tandis que résonnent le glas et un hululement. Cette séquence illustre la relecture de l’œuvre de James effectuée par le prisme des productions Universal, que Truffaut n’a jamais dissimulée. En témoignent les propos suivants :

  • 27 L’Express du 11 avril 1978, cité par Anne Gillain, Le Cinéma selon François Truffaut, Paris, Flamma (...)

Avant de commencer à travailler avec Jean Gruault, je me suis raconté deux scénarios qui auraient pu être un développement des thèmes de James à la manière de l’Universal. Dans le premier il y avait un homme qui n’aime que les morts et qui tue lentement la femme qui lui plait pour pouvoir l’aimer. Dans l’autre inversement, une femme rencontre un homme qui n’aime que les morts et elle se laisse mourir pour lui plaire27.

  • 28 Ouvr. cité, p. 22.
  • 29 Ibid., p. 51

11Avec cette tonalité lugubre, Truffaut ici s’intéresse moins aux lieux en eux-mêmes, qu’à ce qu’ils représentent. On en a la confirmation avec l’organisation des deux lieux de culte. L’organisation du culte dans une chapelle désaffectée reconduit l’organisation du culte élaborée par James. Truffaut reprend l’idée d’associer chaque mort à la flamme d’un cierge. Il ajoute deux autres éléments de son invention, assez tardivement dans la genèse du film. Le premier consiste à associer chaque cierge à une photographie du défunt concerné. Quand on pénètre pour la première fois dans le lieu, un récit fictif relatif à la vie du défunt accompagne l’apparition de la photographie. De violents accrocs du tissu diégétiques se produisent alors. Les photos sont celles de gens qui ont compté pour Truffaut et un saisissant effet de mise en abyme se produit quand surgit la photo de James lui-même. Mais, si les éléments précédents ont été amplement commentés, la critique s’est peu aventurée dans la chambre mausolée, qui, après bien des hésitations, a donné au film son titre et qui est le second élément inventé par Truffaut pour réaménager le culte. Le choix de ce titre interpelle, car un orage détruit la chambre au début du film. Or cette chambre cristallise la richesse du processus d’adaptation. Elle n’existe pas dans « L’Autel des morts » et n’apparaît pas non plus dans les premiers traitements de Schiffman. Son invention répond aux inquiétudes de Gruault et Truffaut, relatives à la visualisation de la vie intérieure du héros. Effectivement dans « L’Autel des morts » la découverte de la chapelle ne se produit que dans un deuxième temps. L’autel évoqué par le titre fait d’abord référence à un culte intérieur et dématérialisé, dont James relate la genèse ainsi : « Comment cette idée avait surgi, il n’en savait rien lui-même, mais au cœur de ses espaces spirituels s’éleva un autel perpétuellement éclairé de cierges, voué à ce culte secret28 . » Les difficultés posées par la visualisation de ces espaces spirituels sont réglées dès le deuxième traitement par l’utilisation de la voix off. La solution ne satisfait pas Gruault. Dès le premier traitement qu’il rédige, il a l’idée d’introduire la chambre. Le lieu apparaît même dès le début du document. Comme dans la version finale, un orage détruit la chambre quelques séquences plus loin. Pour être exact, si un tel lieu n’existe pas dans « L’Autel des morts », un déplacement se produit d’un personnage à l’autre. Une pièce comparable existe, mais c’est celle dans laquelle l’héroïne entretient le souvenir d’Acton Hague, l’ami honni par Stransom. James la décrit ainsi : « La pièce avait l’éclat de la vie, elle était expressive : ses murs rouge sombre s’animaient de souvenirs et de reliques. C’étaient des choses toutes simples : photographies et aquarelles, autographes encadrés, fantômes de fleurs séchées29. »

  • 30 Collection « Médiathèque François Truffaut », Fonds Jean Gruault, AJG 04.
  • 31 Collection « Médiathèque François Truffaut », Fonds Jean Gruault, La Chambre verte, AJG 04.
  • 32 Nouvelles complètes. IV, 1898-1910, édition établie par Évelyne Labbé, Paris, Gallimard, coll. « Bi (...)

12On retrouve donc des éléments présents dans la représentation de la chambre à l’écran. Les autres matériaux utilisés pour édifier cette nouvelle pièce la désignent comme un haut lieu intertextuel. Dans le journal de bord de Gruault, ils font l’objet de l’une de ses premières recherches. Selon un mécanisme comparable à celui qui conduit à l’introduction de « La Bête dans la jungle », il se tourne d’abord vers l’œuvre de James lui-même. Le 18 juillet 1974 il écrit se mettre en quête, « de maisons mystérieuses contenant un secret, un trésor30 ». Une référence plus précise surgit sous la plume de Gruault dans la lettre adressée en décembre 1976 à Truffaut. Il songe en effet à la chambre vide d’une autre nouvelle de James, « Maud-Evelyn ». La référence figure aussi dans son journal de bord, en décembre 197631. Parue en 1900, cette nouvelle se situe dans la lignée de « L’Autel des morts » et des « Amis des amis ». Rapportée par Lady Emma au narrateur, l’histoire retrace la curieuse destinée d’un certain Marmaduke. Plutôt que d’épouser Lavinia, une amie de Lady Emma, celui-ci s’est entiché d’une morte. Il a été happé par le culte voué par deux vieux époux à Maud Evelyn, leur fillette prématurément décédée. Les années passant, Marmaduke décide même d’épouser la défunte, en âge d’être mariée. L’organisation du culte morbide repose en grande partie sur deux éléments, l’existence d’une photographie de la défunte et l’existence de pièces transformées par ses parents, en « temple de la douleur et de l’adoration32 », avec de multiples reliques. La séquence où Davenne se rend dans la chambre pour redonner à sa femme défunte la bague récupérée lors de la séquence de la vente aux enchères offre des réminiscences de la formule de James. Le faux dialogue, les inserts qui traitent les objets comme des natures mortes ou ceux sur les différents portraits photographiques de la morte, renvoient à la même problématique que chez James : comment incarner un être absent ? L’intertexte filmique, qui travaille également l’invention de la chambre verte, gravite autour de cette problématique.

  • 33 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 44-B43, p. 49.
  • 34 Annette Insdorf, François Truffaut. Le cinéma est-il magique ? [1978], Paris, Ramsay, 1989, p. 18-1 (...)
  • 35 Laurent Véray, Marie Martin, « La Chambre verte de François Truffaut, remake secret du Paradis perd (...)

13Le fantôme de deux films hante plus particulièrement le lieu. Assez curieusement, on s’est peu interrogé sur le choix du titre. Pourquoi le choix de la couleur verte ? Difficile sur ce point de ne pas songer à Vertigo. Bien que le passage soit raturé, une ligne de l’un des traitements de 1977 intitulé Nouvelle version 1977 mentionne le film33. On sait que, dans son film, Alfred Hitchcock associe le vert au deuil impossible de Madeleine et que la nécrophilie du héros estompe vertigineusement les frontières du réel et de la fiction. De façon plus souterraine, une autre référence croise les réseaux thématiques jamesiens. On doit à Laurent Veray et Marie Martin de l’avoir mis au jour. Il s’agit de Paradis perdu, réalisé par Abel Gance en 1940. Selon Annette Insdorf, l’une des biographes de Truffaut34, le film a constitué sa première émotion cinématographique. Il relate l’histoire de Pierre, un autre ancien combattant de 1914-1918. Durant la guerre, son épouse adorée meurt en donnant naissance à leur fille. Sa mort n’est que physique, parce que Pierre n’a de cesse d’entretenir son souvenir. Il opère notamment un transfert sur leur fille, devenue une jeune femme et, fait troublant, jouée par la même actrice que la mère. Le rapport de Truffaut à Paradis perdu se révèle complexe. Alors que la charge émotionnelle procurée par le film a été documentée, alors que le jeu des références est au cœur de l’écriture scénaristique, on ne relève aucune allusion au film. Rien dans les archives scénaristiques, rien dans les entretiens. Néanmoins pour Laurent Veray et Marie Martin, « davantage qu’une adaptation littéraire affichée de différents thèmes de Henry James, La Chambre verte est avant tout le remake secret de Paradis perdu35. » Au regard de la densité du travail de relecture de l’œuvre de James auquel se sont livrés Truffaut et ses scénaristes, il paraît excessif de parler d’un tel renversement. Mais il est certain que le film de Gance travaille l’adaptation. Pour filer la métaphore cultuelle, on relève des reliques visuelles du film dans certains passages de La Chambre verte. On l’observe en particulier à la fin du film, avant le mariage de la fille du protagoniste, qui est alors très affaibli. Le lieu de la chambre verte ravive le souvenir de la pièce de Paradis Perdu, où le veuf a collecté différents objets liés à son épouse disparue. On retrouve ici l’existence des objets de substitution, poupée, photos. Quelques années avant Truffaut, Gance utilise aussi un travelling avant sur une photographie de la défunte pour figurer l’absorption du héros dans le souvenir. De nouveau, on est frappé par la coalescence avec la thématique jamesienne. Comme dans « Maud Evelyn », la frontière devient ténue entre la relique et le fétichisme morbide. Au-delà, c’est bien l’association du deuil impossible à l’emprise de l’imaginaire, l’un des enjeux irriguant des pans entiers de l’œuvre de James, qui sourd de ces références.

  • 36 « L’ampleur et le romanesque d’abord, la sécheresse tragique ensuite ». En ligne : <https://www.ime (...)

14S’il fallait encore en douter, le travail de Truffaut et de ses scénaristes montre à quel point l’adaptation peut prendre une tournure qui va au-delà de la seule transposition d’un unique récit à l’écran. Les adaptateurs ont en effet procédé à une véritable lecture transversale de l’œuvre de James, en dégageant le caractère obsessionnel de certains thèmes. La démarche est d’autant plus notable qu’elle mobilise un intertexte cinématographique cohérent, qui se développe aussi dans l’entre-deux de la présence-absence des morts. Cette mobilisation d’un corpus d’œuvres multiples n’est pas isolée dans le traitement cinématographique des livres de James. Jérome Lachasse a ainsi montré comment Gruault avait de nouveau convoqué les nouvelles de l’auteur utilisées dans La Chambre verte pour nourrir la biographie fictive du personnage d’Elisabeth Sutter dans L’Amour à mort d’Alain Resnais36. Pour en revenir aux rapports des cinéastes de la Nouvelle Vague à l’adaptation, on ne manquera pas d’évoquer l’approche originale que Jacques Rivette a proposée de deux textes de James, L’Autre maison et « Histoire singulière de quelques vieux habits », dans Céline et Julie vont en bateau. Coïncidence troublante avec La Chambre verte, il y est là aussi question de revenance, d’estompage des frontières du mort et du vivant.

Haut de page

Notes

1 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, lettre du 6 janvier 1978, 495-B260.

2 Carole Le Berre, François Truffaut au travail, Paris, Cahiers du cinéma, 2004.

3 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42.

4 Antoine de Baecque, Arnaud Guigue (dir.), Le Dictionnaire Truffaut, Paris, La Martinière, 2004, p. 213.

5 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42.

6 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42.

7 François Truffaut, Correspondance, Paris, Hatier, 1988, p. 447.

8 Ibid., p. 448.

9 La Création littéraire : préfaces de l’édition de New-York, Paris, Denoël-Gonthier, 1980, p. 266.

10 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42, p. 25.

11 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42, p. 115.

12 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 44-B43.

13 Collection « Médiathèque François Truffaut », Fonds Jean Gruault, La Chambre verte, AJG 04.

14 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 44-B43, p. 3.

15 Ibid., p. 10.

16 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 44-B43, p. 1.

17 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 45-B44, p. 35.

18 Julie Wolkenstein, Le Motif dans le tapis ; La Bête dans la jungle, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2004, p. 8.

19 Henry James, « L’Autel des morts », Paris, Stock, coll. « Bibliothèque cosmopolite », 1974, p. 32.

20 Collection « Médiathèque François Truffaut », Fonds Jean Gruault, La Chambre verte, AJG 04.

21 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42, p. 22.

22 Collection « Médiathèque François Truffaut », Fonds Jean Gruault, La Chambre verte, AJG 04.

23 Léon Edel, Henry James, une vie, Paris, Le Seuil, 1990, p. 81.

24 Elle figure dans le traitement de Gruault du 15 octobre 1974, Collection Cinémathèque française, Fonds François Truffaut, Truffaut 43-B42, p. 11.

25 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 44-B43, p. 1.

26 « Beyond Adaptation : A Comparative Study of François Truffaut’s La Chambre vert eand Henry Jame’s “Rose-Agathe” », Literature film quarterly, vol. 28, no 3, 2000, p. 180-186.

27 L’Express du 11 avril 1978, cité par Anne Gillain, Le Cinéma selon François Truffaut, Paris, Flammarion, 1988, p. 371.

28 Ouvr. cité, p. 22.

29 Ibid., p. 51

30 Collection « Médiathèque François Truffaut », Fonds Jean Gruault, AJG 04.

31 Collection « Médiathèque François Truffaut », Fonds Jean Gruault, La Chambre verte, AJG 04.

32 Nouvelles complètes. IV, 1898-1910, édition établie par Évelyne Labbé, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 528.

33 Collection « Cinémathèque française », Fonds François Truffaut, Truffaut 44-B43, p. 49.

34 Annette Insdorf, François Truffaut. Le cinéma est-il magique ? [1978], Paris, Ramsay, 1989, p. 18-19.

35 Laurent Véray, Marie Martin, « La Chambre verte de François Truffaut, remake secret du Paradis perdu d’Abel Gance. Du culte des morts à celui du cinéma », CiNéMAS, 25, nos 2-3, printemps 2015 : Le Remake. Généalogies secrètes dans l’histoire du cinéma, p. 75.

36 « L’ampleur et le romanesque d’abord, la sécheresse tragique ensuite ». En ligne : <https://www.imec-archives.com/matieres-premieres/papiers/alain-resnais/l-ampleur-et-le-romanesque-d-abord-la-secheresse-tragique-ensuite>, consulté le 23 mai 2024.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Évelyne Jardonnet, « L’adaptation comme variation thématique : les œuvres d’Henry James dans La Chambre verte de François Truffaut »Recherches & Travaux [En ligne], 104 | 2024, mis en ligne le 04 juillet 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/7507 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xzo

Haut de page

Auteur

Évelyne Jardonnet

Ministère de l’Éducation nationale
evelyneja[at]yahoo.fr
 
Docteure en études cinématographiques et professeure certifiée de lettres modernes, Évelyne Jardonnet enseigne la littérature ainsi que le cinéma dans un lycée en option audiovisuel. Ses premières recherches, qui ont fait l’objet de deux ouvrages (Poétique de la singularité au cinéma, L’Harmattan, 2006 et Pickpocket de Robert Bresson, Atlande, 2005), portaient sur le cinéma français moderne. Elle s’est également rapidement spécialisée dans l’analyse des rapports cinéma/littérature, auxquels elle a consacré plusieurs articles. Les derniers « Présences de la littérature dans le cinéma d’Agnès Varda : de La Pointe courte à Elsa la rose » et « Le corpus théâtral dans l’œuvre de Rivette à l’épreuve de l’invention corporelle : de Paris nous appartient à Out1 » ont été publiés dans Recherches & Travaux, no 101 : La Nouvelle Vague à la lettre (vol. 1) en 2023.

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search