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Et pourtant ils tournent… des adaptations

Le roman d’une actrice : Madame Bovary par Claude Chabrol et Isabelle Huppert

An Actress’s Novel: Madame Bovary by Claude Chabrol and Isabelle Huppert
Agathe Salha

Résumés

Cet article analyse le rôle central joué par l’interprétation d’Isabelle Huppert dans l’adaptation de Madame Bovary au cinéma par Claude Chabrol.

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Texte intégral

  • 1 Voir l’article de Véronique Nahoum-Grappe, « Le transport : une émotion surannée », Terrain, no 22, (...)

1L’affiche de Madame Bovary de Claude Chabrol, sorti en 1991, est centrée sur Isabelle Huppert, courant au milieu d’une nature aux teintes automnales. Le nom de l’actrice et celui de l’héroïne éponyme se lisent parallèlement, en haut et au centre de l’affiche, tandis que celui du réalisateur est inscrit en bas. L’image est extraite d’une des dernières séquences du film : après avoir échoué à convaincre son ancien amant, Rodolphe, de l’aider financièrement, Emma s’enfuit de chez lui ; elle traverse une allée de son parc, puis la campagne normande et se précipite vers la pharmacie d’Homais pour y dérober l’arsenic avec lequel elle s’empoisonnera. L’image fixe donc un instant de cette course vers la mort ; le corps de l’actrice, présentée de face, semble se porter au-devant du spectateur tandis que sa tête renversée en arrière et ses yeux fermés expriment une forme d’extase, de ravissement, dans un ailleurs aussi bien érotique que funèbre. La spectaculaire robe noire qui s’apparente à un costume de scène et les teintes rougeoyantes du décor confèrent à l’image une incandescence tragique et à Emma la stature et la posture d’une diva d’opéra romantique. On est bien loin de l’univers du roman de « mœurs de province », à moins de déceler justement dans l’affiche une emphase excessive, voire une pointe d’histrionisme. En adoptant le recul et l’ironie de la vision flaubertienne, on pourrait ainsi considérer que l’affiche révèle précisément la théâtralité inhérente au personnage de Flaubert, tout en soulignant le jeu au carré d’Isabelle Huppert assumant dans le film le rôle d’une actrice qui s’ignore. Un terme résume ce qui se joue sur l’image, celui de « transport », entendu au sens propre et figuré, trivial et noble, puisqu’il désigne aussi bien le déplacement physique, et le véhicule platement concret qui le permet — le moyen de transport — que l’émotion indicible, voire l’élévation mystique ; cette acception figurée, commune dans le langage littéraire du xviie siècle, semble avoir été perçue comme vieillie dès le xixe siècle, époque à partir de laquelle son emploi implique une forme d’ironie1. Faisant l’hypothèse que ce terme, dans ses acceptions multiples et ses connotations ambiguës, pourrait définir l’éthos de l’héroïne flaubertienne, nous y voyons aussi la clé de l’adaptation cinématographique du roman par Claude Chabrol et Isabelle Huppert. On verra tout d’abord comment la réception du film témoigne d’une auctorialité partagée entre le metteur en scène et l’actrice principale, tous deux s’affirmant également comme des lecteurs et des récepteurs du roman. C’est à cette valeur interprétative de leur adaptation que nous nous intéresserons dans un second temps.

Une auctorialité partagée entre le metteur en scène et l’actrice ?

  • 2 Sur les adaptations cinématographiques du roman de Flaubert, voir l’ouvrage de Marie Donaldson-Evan (...)

2Le film de Chabrol n’est ni la première, ni la dernière adaptation du roman de Flaubert à l’écran : en 1991, on en compte déjà une dizaine, réalisées pour le cinéma ou la télévision, dont les plus notables sont le film de Jean Renoir (1934), la version hollywoodienne de Vincente Minnelli (1949), la Bovary russe d’Alexandre Sokourov (Sauve et protège, 1989) ainsi que le célèbre Val Abraham de Manoel de Oliveira, sorti en 1993, deux ans après le film de Chabrol2.

  • 3 Jean Cléder, Entre littérature et cinéma, les affinités électives, Paris, Armand Colin, 2012, p. 14 (...)

3Pourtant, dans son ouvrage intitulé Entre Littérature et cinéma, Jean Cléder souligne à quel point le film de Chabrol a fait événement : abondamment commentée dans la presse, sa sortie s’est aussi accompagnée d’une multitude de publications3. Pourquoi ce bruit éditorial et médiatique ? Peut-être parce qu’il s’agissait d’une rencontre et d’une confrontation attendues entre un écrivain patrimonial, le plus grand romancier français du xixe siècle, sans doute le plus grand romancier français tout court, et un cinéaste issu de la Nouvelle Vague — elle-même plutôt critique, comme on sait, à l’égard des adaptations au cinéma — et que son œuvre, par son ampleur et ses thématiques, était en train d’imposer comme le cinéaste français par excellence ; Madame Bovary est environ le quarante sixième film de Claude Chabrol, et c’est un film très chabrolien à en juger par la distribution : Isabelle Huppert bien sûr, vedette d’un film de Chabrol pour la troisième fois, mais encore Jean Yanne, déjà présent dans Le Boucher en 1969 et Que la bête meure en 1970. Enfin, bien avant d’adapter Madame Bovary, Chabrol a pu être identifié comme un cinéaste flaubertien, partageant avec l’écrivain un regard caustique sur la bourgeoisie, une vision désabusée et ironique de la nature et des sentiments humains.

  • 4 Comme le suggère le générique : le nom d’Isabelle Huppert, accompagné de la dédicace « À ma mère », (...)
  • 5 En mettant en valeur la « modernité et l’universalité du personnage », le discours d’Isabelle Huppe (...)
  • 6 Autour d’Emma : Madame Bovary, un film de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert, Paris, Hatier, coll (...)

4Mais si cette sortie a fait événement, c’est pour une autre raison, moins liée à la personne de Claude Chabrol, qu’à celle de son actrice principale, Isabelle Huppert, parfois considérée comme le véritable auteur du film4. Dans son analyse de cette adaptation, Jean Cléder souligne cet avènement de l’actrice et l’importance de ses prises de parole sur le film5. À mon tour, c’est à cette évolution des rôles habituels du réalisateur et de l’actrice que je voudrais m’intéresser dans un premier temps. Je m’appuierai essentiellement sur deux entretiens que l’un et l’autre ont donnés et qui ont été recueillis dans un ouvrage intitulé Autour d’Emma : Madame Bovary, un film de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert6.

« Un scénario sous influence, entretien avec Claude Chabrol par Pierre-Marc de Biasi7 »

  • 7 Ibid., p. 23 à 109.
  • 8 Ibid., p. 23.
  • 9 Ibid., p. 74-75.

5Dans cet entretien, le metteur en scène répond aux questions de Pierre-Marc de Biasi, spécialiste de Flaubert, en particulier de l’étude de ses manuscrits (il a longtemps été directeur de l’Item à l’ENS). L’entretien ayant été réalisé pendant le tournage, Pierre-Marc de Biasi ne connaît donc du film que le scénario, et il commence par citer une déclaration de Chabrol : « L’idée qui a présidé à cette adaptation de Madame Bovary est l’absolue fidélité… l’ambition, peut-être un peu folle, est celle de faire ce film tel que Flaubert aurait pu le concevoir8. » Cette affirmation est surprenante. Elle traduit moins une volonté de s’égaler à Flaubert, que de s’effacer derrière l’écrivain. Affirmant que Flaubert était doté d’un « œil caméra » et que « les conditions de la mise en scène sont intégrées à son écriture9 », Chabrol souligne, après beaucoup d’autres, la précision photographique de l’écriture du romancier, inventeur « par anticipation » de certains procédés cinématographiques, comme le montage alterné ou l’effet de zoom. Cette écriture visuelle, cette capacité de l’écrivain à faire voir ce qu’il écrit vaudrait donc comme autant d’indications de mise en scène que Chabrol n’aurait eu qu’à suivre en partant de ses impressions et de ses souvenirs de lecteur.

  • 10 Ibid., p. 32.
  • 11 Sur la multiplication des transpositions fictionnelles de Madame Bovary dans la littérature francop (...)
  • 12 Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, L’Art romantique et autres Œuvres critiques de Baudelai (...)
  • 13 « Réquisitoire de M. l’avocat impérial, M. Ernest Pinard », cité dans Flaubert, Œuvres I, Paris, Ga (...)
  • 14 Mario Vargas Llosa, L’Orgie perpétuelle : Flaubert et Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. « Du m (...)

6Tout en revendiquant une absolue fidélité au programme visuel imposé par Flaubert, Chabrol précise en revanche qu’il a dû couper le roman pour le ramener à la dimension d’un scénario de film. Sans aucune hésitation, dit-il, il a supprimé la première partie, concernant la jeunesse de Charles Bovary mais aussi la fin de l’histoire, après le suicide d’Emma, qui se focalise à nouveau sur le personnage de Charles. Chabrol assume ce choix au nom de ce qui lui paraît une évidence : « […] je suis parti du principe que Madame Bovary c’est avant tout l’histoire d’Emma10 ». Pour Chabrol, l’identification ne peut et ne doit se faire qu’à Emma Bovary, seule et unique héroïne du roman de Flaubert. Cette identification joue à plusieurs niveaux : entre le romancier et son personnage, comme le rappelle Chabrol, et donc à son tour entre le cinéaste et Emma, mais aussi entre les lecteurs, puis les spectateurs et l’héroïne de l’histoire. Dans tous les cas, Emma est non seulement la clé de voûte du roman, mais surtout la seule figure capable d’exister au-delà des limites du texte11. Ce pouvoir d’incarnation et de transfiguration se vérifie en effet dans toute l’histoire de la réception du roman. Créature androgyne, Emma est le double féminin de Flaubert selon le jugement bien connu de Charles Baudelaire : « Il ne restait plus à l’auteur, pour accomplir le tour de force dans son entier, que de se dépouiller (autant que possible) de son sexe et de se faire femme. Il en est résulté une merveille12 […]. » Héroïne scandaleuse, Emma semble la véritable cible du réquisitoire de maître Pinard lors du procès intenté à Flaubert à la sortie du roman : « Et moi je dis […] que si l’opinion est représentée par des êtres grotesques, que si le sentiment religieux est représenté par un prêtre ridicule, une seule personne a raison, règne, domine : c’est Emma Bovary. Messaline a raison contre Juvénal13. » Vincente Minnelli s’est souvenu de ce transfert en choisissant d’ouvrir son film sur la scène du procès. Femme adultère, Emma est capable d’inspirer des passions dans la vie réelle, comme le montre le bel essai L’Orgie perpétuelle, où Mario Vargas Llosa raconte sa découverte de Flaubert à Paris dans les années 1960 et confesse : « Une poignée de personnages littéraires ont marqué ma vie de façon plus durable qu’une bonne partie des êtres en chair et en os que j’ai connus. » mais il n’y en a « aucun […] avec qui j’aie une relation plus clairement passionnelle qu’Emma Bovary14. » Pour Chabrol à son tour, parce qu’elle cristallise tous les désirs et toutes les identifications fantasmatiques, Emma joue un rôle central dans le passage du texte à l’écran.

  • 15 Autour d’Emma : Madame Bovary, un film de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert, ouvr. cité, p. 30.
  • 16 Ibid., p. 25.

7Ce rôle est très visible dans la manière dont le cinéaste justifie le choix des acteurs. Par exemple de Christophe Malavoy pour jouer Rodolphe : « C’est un vrai séducteur, exactement ce qu’il me fallait. […] Toutes les spectatrices comprendront Emma immédiatement, même celles qui ne veulent pas se l’avouer. Et ça, c’est important : Emma fond littéralement15. » Mais c’est bien sûr dans le choix d’Isabelle Huppert que le phénomène d’identification et de transfert du désir apparaît le plus marqué. Chabrol se déclare « obsédé par le roman depuis presque toujours » mais avoue avoir longtemps été persuadé qu’il était impossible à adapter. Il ajoute : « Alors ce qui a fait le déclic, c’est d’abord et avant tout la présence d’Isabelle. Mon travail avec elle dans mes précédents films, depuis Violette Nozière, et surtout Une affaire de femmes, allait dans ce sens et m’avait petit à petit convaincu qu’elle était l’incarnation idéale d’Emma16 ». De la parricide graciée par la justice de la IIIe République à l’avorteuse exécutée sous Vichy, les héroïnes scandaleuses jouées par Isabelle Huppert prépareraient et justifieraient son incarnation d’Emma Bovary, affirme ici Chabrol, suggérant du même coup que le destin du personnage de fiction subsume celui des femmes réelles dont il s’était jusque-là inspiré. L’impulsion créatrice du film est ainsi attribuée à l’actrice elle-même, par un cinéaste effectivement « sous influence ». Rien n’en témoigne mieux que l’anecdote dont Chabrol régale son interlocuteur, concernant sa première lecture du roman :

  • 17 Ibid., p. 34.

La veille du jour de mon dépucelage, j’avais commencé Madame Bovary. Une impression formidable, j’étais fasciné. Je ne comprenais pas tout, mais j’étais sous le charme. Et puis le lendemain, j’avais rendez-vous avec ma petite amoureuse. On devait se promener dans les bois. On était en sabots. On s’est promené, on s’est beaucoup embrassé […] elle n’a pas hésité à sauter le pas…et moi, j’étais aux anges. Ça a duré une bonne partie de l’après-midi, et quand j’ai voulu la raccompagner, la nuit tombait. […] dès que j’ai été seul, je me suis mis à courir comme un fou pour revenir chez moi. Il fallait retraverser le bois, il faisait noir, et je courais si vite qu’à un moment, j’ai perdu l’un de mes sabots…On n’y voyait plus rien, je ne l’ai pas retrouvé, et j’ai fini le chemin à cloche-pied, avec un seul sabot. En fait, je n’avais qu’une idée en tête, retrouver mon roman17… 

8Comme le fait remarquer Pierre-Marc de Biasi, « C’est une belle histoire ! » Elle témoigne d’une tendance bien connue de Chabrol à l’affabulation, concernant notamment ses souvenirs d’enfance. Elle illustre surtout un double phénomène : d’une part, et de manière évidente, le transfert du désir amoureux à l’œuvre littéraire et à son héroïne, mais aussi l’identification du cinéaste à cette même figure féminine. Car c’est dans une scène du roman que Chabrol se revoit et se met en scène enfant, ou plutôt dans un amalgame des nombreuses scènes de transports où Emma Bovary court à travers bois et campagnes pour rejoindre son amant. Mais tandis que, dans le roman, Emma Bovary rejoue « La Belle au bois dormant », dont elle assume tour à tour les rôles féminin et masculin — lorsqu’elle se pique les doigts à son aiguille ou lorsqu’elle surprend Rodolphe endormi dans sa gentilhommière — Claude Chabrol se rêve plutôt ici en Cendrillon, perdant l’un de ses sabots après avoir perdu son pucelage. Si la ficelle psychanalytique est un peu grosse, le contraste n’en est pas moins frappant entre cette identification maintes fois affirmée à l’héroïne de Flaubert et la manière dont Isabelle Huppert, dans le même volume, évoque Emma.

« Emma, Isabelle : entretien avec Isabelle Huppert par Caroline Eliacheff18 »

  • 18 Ibid., p. 125-145.
  • 19 Ibid., p. 127.

9Le titre de l’entretien, « Emma, Isabelle », postule un phénomène d’identification entre l’actrice et l’héroïne du roman. Or le propos d’Isabelle Huppert va réfuter cette évidence, revendiquer au contraire la construction concertée, consciente et calculée de son personnage. Dès les premières réponses de l’actrice, on est frappé par sa compréhension fine, mais également intellectualisée et distanciée de l’héroïne flaubertienne. Isabelle Huppert déclare éprouver de la sympathie pour cette figure scandaleuse et lui reconnaît une forme d’héroïsme : « Moi, je l’aime bien Madame Bovary. Je la trouve assez courageuse […]. C’est une héroïne du désir19. » On le voit cependant, cette sympathie reste mesurée et n’exclut pas une forme de distance ; elle ne conduit jamais Isabelle Huppert à revendiquer une identification au personnage. Paradoxalement, si identification il y a, c’est bien davantage à la figure de l’auteur, dont l’actrice cite d’ailleurs la Correspondance plus volontiers que le roman :

  • 20 Ibid., p. 128-129.

« On n’écrit pas avec son cœur mais avec sa tête, encore une fois et si bien doué que l’on soit, il faut toujours cette vieille concentration qui donne vigueur à la pensée et relief aux mots. » Et bien sûr j’ai envie de paraphraser en disant : on ne joue pas avec son cœur, etc.
Ainsi, de même qu’il a travaillé le choix des mots, ses phrases, toutes ces choses qui concourent à fabriquer la forme d’un ouvrage, pour ce personnage-là, j’ai beaucoup travaillé sur les coiffures, les costumes, les maquillages, j’ai eu une façon presque obsessionnelle de m’attacher à ça. Après, les émotions suivent, ce n’est pas ce qu’il y a de plus difficile. J’avais un plaisir et un grand souci de bien dessiner la forme du personnage20.

  • 21 Ibid., p. 130-134.
  • 22 L’entretien confirme ainsi l’affirmation de Jean Cléder selon laquelle l’actrice principale du film (...)

10À travers l’identification assumée à Flaubert, Isabelle Huppert s’affirme comme artiste à part entière, à égalité avec le metteur en scène : elle privilégie la construction formelle de ses rôles, l’affirmation d’un style et revendique l’intelligence consciente de son jeu qui s’adresse, dit-elle, à l’esprit critique du spectateur. Par le travail sur la forme et le « dessin » du personnage, qu’elle décrit comme une « obsession » pour le costume, les coiffures et le maquillage, l’actrice cherche autant à s’identifier émotionnellement à Emma, qu’à la construire de l’extérieur, en adoptant également le point de vue du romancier : « Je sentais que j’avais un double regard, une partie de moi s’identifiant à Flaubert et l’autre se projetant sur le personnage […]. J’étais à la fois mon instrument et celle qui se servait de l’instrument21. » C’est précisément ce double regard, mélange de proximité et de distance, d’empathie et d’ironie, qui guide son interprétation d’Emma Bovary. Elle l’incarne à la fois comme une « héroïne du désir », toujours passionnément et naïvement sincère, comme le montrent les nombreux gros plans sur son visage marqué par les émotions, mais dévoile également en elle une figure d’actrice qui joue constamment un rôle et semble condamnée à ne jamais coïncider avec elle-même22. Deux brèves séquences du film, absentes du roman, semblent mettre en abyme ce dédoublement interne en l’associant au travail d’interprétation : on y voit Emma-Isabelle, dans son petit jardin de Toste, puis dans celui d’Yonville, esquisser seule des pas de danse, adopter des postures emphatiques ou prononcer des répliques comme une actrice qui répèterait son rôle.

  • 23 Janvier 1854, lettre à Louise Collet : « Mais je crois qu’il y a quelque chose au-dessus de tout ce (...)
  • 24 Muriel Joudet, Isabelle Huppert, Vivre ne nous regarde pas, Paris, Capricci, 2018, p. 96-97.

11Au-delà du film de Chabrol, le dédoublement et l’ironie flaubertienne inspirent Isabelle Huppert tout au long de sa carrière et pourraient définir son style de jeu au sens où l’on parle du style d’un écrivain. En sous-titrant Vivre ne nous regarde pas l’essai biographique qu’elle consacre à l’actrice en 2018, la critique Murielle Joudet souligne précisément cette proximité avec la figure de Flaubert23. Prenant acte des réticences de la star à parler de sa vie privée, elle décide de construire sa biographie à partir de ses rôles successifs, décrits comme autant de vies imaginaires, de costumes et de masques, que l’actrice endosserait tout en conservant avec chacun une certaine distance. À propos de Madame Bovary, elle écrit : « Mais plus qu’aucun autre roman et qu’aucun autre film, c’est Madame Bovary qui rayonne sur toute la carrière de l’actrice. L’œuvre dans laquelle son identité se déploie sans mélange et qui cristallise tout ce qui l’habite24. » Ce double phénomène d’identification et de cristallisation se noue semble-t-il autour de la notion de jeu, madame Bovary projetant sur sa vie une série de rêves et de fantasmes qu’elle tente d’incarner sans jamais y parvenir tout à fait. L’actrice et l’héroïne de Flaubert se rejoignent dans cet élan qui les transporte sans cesse au-delà d’elles-mêmes dans un tourbillon d’identités successives.

Transports de madame Bovary de la page à l’écran

  • 25 Madame Bovary, ouvr. cité, Première partie, chapitre 9, p. 546.
  • 26 Florence Pellegrini et Éric Biagi opposent sur ce point le film de Oliveira qui, écrivent-ils, « pl (...)
  • 27 Cf. le jugement de Baudelaire : « Je disais tout à l’heure qu’elle était presque mâle et que l’aute (...)

12La notion de « transport », au double sens de déplacement physique dans l’espace et d’extase intérieure, peut en effet rendre compte du destin de madame Bovary dans le roman de Flaubert. Après avoir découvert l’ennui et l’enfermement du mariage — la conversation de Charles était « plate comme un trottoir » — celle-ci ne rêve en effet que de fuir vers un ailleurs qui prend toutes les formes possibles : « Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris25 » écrit ainsi Flaubert. À mesure que l’intrigue progresse, les déplacements de l’héroïne dans l’espace se multiplient, ainsi que les moyens de transport utilisés — calèche, cheval, fiacre, voiture fermée, etc. Au motif initial de la femme à la fenêtre, immobilisée dans l’attente du prince charmant, succède celui de la femme en mouvement, courant vers son plaisir, selon un principe d’expansion continu qui la mène de Tostes à Yonville et Rouen, des bras de Rodolphe à ceux de Léon, et enfin de la vie à la mort lors de la scène du suicide dont Chabrol a choisi de faire le final du film. Entre les motifs contradictoires de l’attente immobile et du transport, l’adaptation de Chabrol privilégie nettement le second26. Ce choix correspond manifestement aussi à l’interprétation que revendique Isabelle Huppert : « J’ai voulu échapper au mythe réducteur du bovarysme : une insatisfaction vague, une rêverie neurasthénique. On y associe une idée de mollesse, contre laquelle j’ai réagi27. » L’actrice prête au contraire à Emma la vivacité et l’énergie d’un corps en mouvement, d’un corps devenu d’une extrême minceur, qui n’est plus celui de Violette Nozière par exemple, et encore moins de la Dentellière, mais annonce déjà les incarnations perverses de La Pianiste ou d’Elle. On s’arrêtera plus particulièrement sur trois scènes de transport de l’héroïne dans le film, qui ont toutes leur équivalent dans le roman. Elles permettent de cerner au plus près le travail d’adaptation puisqu’il s’agit de scènes fortes et mémorables dans lesquelles le déplacement dans l’espace est chargé de signifiants symboliques très riches.

  • 28 Voir « La leçon de cinéma de cinéma de Claude Chabrol : cinq séquences commentées » supplément qui (...)
  • 29 Le regard perspicace de censeur du procureur Pinard souligne la sensualité de la description de la (...)

13Le premier extrait, situé lors de la soirée de la Vaubyessard, a été commenté par Chabrol lui-même dans les suppléments du DVD du film28. Chabrol ne met pas en scène le dîner mais se concentre sur le bal, à la fois morceau de bravoure du cinéma en costume et scène de mouvement par excellence. Dans son commentaire, Chabrol souligne la subtilité du jeu de l’actrice qui paraît en même temps heureuse d’être invitée à la Vaubyessard et triste de ne pas faire partie de cet univers. Après une première danse, Charles apporte à Emma une coupe de champagne, puis disparaît du champ tandis que celle-ci s’absorbe un moment dans l’écoute et l’observation de ce monde étranger, avant d’accepter une invitation à la valse et de se laisser entraîner par la musique. À l’écran, ce transport est montré progressivement : la scène commence par un traveling arrière sur l’actrice qui s’avance lentement face caméra et semble effectivement partagée entre joie et tristesse mais surtout extrêmement concentrée, tandis qu’elle saisit au vol quelques bribes de conversations ; puis le déplacement s’accélère avec la valse  : madame Bovary se laisse aller et semble un moment appartenir à cet univers aristocratique ce que Chabrol traduit par un plan large, puis une longue séquence sur la valse alternant plans larges et plans resserrés, points de vue en plongée et en contreplongée, avant de finir par un zoom avant sur Isabelle et un effet de décadrage suggérant le vertige de l’extase29. À la fin de la danse, on aperçoit fugacement le reflet d’Emma dans un miroir, puis la caméra s’arrête sur son visage, tandis qu’elle fredonne avec nostalgie l’air sur lequel elle vient de valser. Le film multiplie ces jeux de reflets de l’héroïne dans des miroirs, soulignant ainsi un processus de dédoublement interne et d’entrée progressive dans la fiction. Tout au long de la séquence du bal, l’expression extatique et figée d’Isabelle Huppert contraste avec le mouvement qui l’environne, comme si elle était à la fois présente et absente : elle semble se concentrer avant d’endosser un rôle, passant successivement du statut de spectatrice à celui d’actrice et inversement. L’épisode du bal à la Vaubyessard correspond au basculement sans retour de l’héroïne dans un univers de fiction, moment à partir duquel sa réalité quotidienne lui devient insupportable. Le montage le fait immédiatement suivre d’une dispute conjugale : le couple est enfermé dans sa cuisine, dont l’espace confiné est souligné par le grand mur sur lequel Emma est appuyée ; son éclat de colère contre Charles semble à ce moment-là comme surjoué et révèle un décalage qui ne fera que s’accentuer avec la réalité triviale de son existence.

  • 30 Ibid., p. 440.
  • 31 Ibid., p. 440.
  • 32 Comme l’explique Claude Chabrol, les tonalités bleues et froides correspondent à l’univers romantiq (...)

14Une deuxième scène de transport, fortement marquée par l’onirisme, illustre plus nettement le triomphe du rêve et de la fiction sur la réalité. Il s’agit d’un épisode nocturne ; Emma a désormais Rodolphe pour amant ; chaque matin, à l’aube, quand Charles quitte le lit conjugal pour commencer sa tournée médicale, elle se lève et court à travers la campagne endormie rejoindre Rodolphe dans son château de la Huchette. La scène tournée par Chabrol correspond à un passage précis et célèbre du roman30. Par un certain nombre de procédés stylistiques, Flaubert suggère de manière subtile le don cinétique de l’héroïne qui semble se déplacer par magie et atteindre immédiatement l’objet de son désir. Son entrée dans le château où elle va surprendre Rodolphe endormi est ainsi discrètement comparée à celle du prince charmant dans le palais de la Belle au bois dormant : « Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis, qui devait être le château. Elle y entra, comme si les murs, à son approche, se fussent écartés d’eux-mêmes31. » Dans une séquence nocturne d’une grande beauté, Chabrol traduit visuellement cette superposition merveilleuse des transports physiques et amoureux d’Emma. Un plan fixe montre Emma traverser un champ depuis le fond de l’écran et s’avancer en courant jusqu’au premier plan. Le caractère magique du déplacement est suggéré par un effet de plan sur plan obtenu lors du montage par la mise bout à bout de deux plans offrant des cadrages identiques sur le même sujet, mais entre lesquels intervient une légère ellipse temporelle. Le résultat à la projection est une sensation étrange et peu naturelle de saut sur place. Le même procédé intervient un peu plus tard, lorsqu’Isabelle Huppert entre dans le château de Rodolphe. Commentant cette séquence, Claude Chabrol croit se souvenir que Flaubert avait écrit qu’Emma avait la sensation d’être si légère qu’elle traversait les murs et explique qu’il a cherché à transposer cette impression à l’image. Le décalage avec le passage de Flaubert est révélateur d’un travail de transposition à partir d’impressions et de suggestions visuelles créées par la lecture et témoignant d’une appropriation intime de l’œuvre. On comprend précisément ici en quel sens Chabrol peut revendiquer « l’ambition […] de faire ce film tel que Flaubert aurait pu le concevoir. » Dans la scène de rencontre amoureuse qui suit, le drapé rouge du lit semble une allusion au célèbre Verrou de Fragonard. L’érotisme est souligné par cette couleur vive qui tranche avec l’effet de désaturation et les tonalités bleutées de la scène d’extérieur nocturne. La qualité visuelle de l’écriture de Flaubert est ainsi transposée dans le film à travers les couleurs qui épousent les sentiments et les sensations des personnages, en particulier d’Emma32.

  • 33 Ce thème récurrent de la littérature romantique est analysé par Georges Poulet dans un article inti (...)
  • 34 L’actrice souligne en effet à quel point le choix des costumes lui a importé dans la construction d (...)

15Le motif du transport atteint son point d’orgue dans la dernière séquence du film. Il s’agit de l’avant-dernière scène, juste avant le suicide. Lheureux a fini par réclamer son argent, Emma ruinée cherche en vain une solution : elle multiplie alors les déplacements, à Rouen d’abord où elle demande l’aide de Léon, puis à Yonville où sa maison fait l’objet d’une saisie ; une série de courses précipitées l’amènent successivement chez le notaire, qui refuse son aide, chez la nourrice où elle attend en vain des nouvelles de Léon, puis chez son ancien amant Rodolphe à la Huchette ; après avoir essuyé le refus de celui-ci, Emma se précipite dans la pharmacie d’Homais et s’empare de l’arsenic. Dans cette séquence très longue, la multiplication des déplacements traduit la recherche désespérée d’une issue dont la seule possible s’avèrera être la mort. Dans le roman, ces transports dans l’espace sont aussi des transports dans le temps : Emma parcourt tous les lieux où elle a vécu et souffert, et les souvenirs resurgissent dans sa mémoire. Cette vision récapitulative est une annonce de sa mort prochaine, illustrant une théorie qui veut que le mourant revoie sa vie tout entière33. L’adaptation de Claude Chabrol joue également de cette dimension récapitulative, en sollicitant la mémoire du spectateur comme le montre le choix de la robe noire de l’héroïne qui figure également sur l’affiche. Isabelle Huppert rappelle l’importance qu’ont eue pour elles les costumes qui « dessinent » la personnalité d’Emma et matérialisent son évolution : aux couleurs claires et virginales du début du film, comme le blanc ou le bleu ciel, succèdent des tonalités de plus en plus affirmées, le rouge vif, le vert foncé, le noir. La première apparition du noir est le costume de cavalière que porte Emma pour ses séances de cheval avec Rodolphe. De manière nette également, les robes d’Emma s’apparentent de plus en plus à de somptueux costumes de théâtre, voire à des déguisements, jurant avec le cadre banal et terre à terre de sa vie : elle porte par exemple une robe rouge et de longs gants noirs pour un dîner en tête à tête avec Charles ou un costume et un chapeau chinois lors d’une visite à son modiste Lheureux. Malgré la multiplication des costumes différents qui mènent Emma à la ruine, il arrive que la même robe soit portée à plusieurs moments, créant des échos visuels entre les scènes du film34. Ainsi la somptueuse robe noire qui apparaît dans la dernière séquence est celle qu’Emma portait au moment de sa tentative d’évasion avec Rodolphe. Après l’aller-retour à Rouen, la course dans la campagne et l’entrevue avec Rodolphe, un ultime plan fixe montre Emma courant, depuis le fond du cadre vers le premier plan, à travers une allée d’arbres aux couleurs automnales tandis qu’en bande-son quelques mesures de Lucie de Lammermoor évoquent la scène de ses retrouvailles avec Léon à l’opéra. Ce plan fugace associe donc une dimension récapitulative à l’exaltation d’Emma qui semble atteindre ici à la stature d’une héroïne tragique. Au début de cet article, nous avons vu dans cette séquence, qui sert d’affiche au film, une modalité particulièrement significative du transport : cette dernière course marque un mouvement intérieur d’élévation, mais aussi une ultime et dérisoire identification d’Emma à une diva romantique. Elle trouve sa source dans le texte de Flaubert au moment où Emma sort de chez Rodolphe avant de traverser une dernière fois la campagne normande :

  • 35 Madame Bovary, éd. cit., p. 578. (Nous soulignons.)

Alors sa situation, telle qu’un abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d’héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l’allée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien35.

  • 36 On relève six occurrences du mot « héros » et de ses dérivés dans le roman. Le plus souvent associé (...)

16Dans le roman, plusieurs métaphores apparaissent en amont de ces lignes. La course à travers la campagne s’apparente à une noyade au cours de laquelle, dans une anticipation de sa propre agonie, Emma est saisie de vertige et voit défiler les images de sa vie. Puis, dans un deuxième mouvement d’exaltation, Emma oublie le motif trivial de la ruine et ne souffre plus que de l’amour, « elle sent alors son âme l’abandonner », image qui motive une comparaison épique aux soldats agonisants sur les champs de bataille. Finalement, le terme de « transport » couronne ce double mouvement d’exacerbation des émotions. On soulignera l’ambiguïté du mot « héroïsme », employé comme complément du nom, et qui peut indiquer à la fois la cause et le but du transport. L’important reste que l’on hésite ici à le prendre tout à fait au sérieux, tant il apparaît chargé d’ironie dans le reste du roman36. Il n’en reste pas moins significatif que Chabrol choisisse d’immortaliser ce mouvement de la séquence finale sur l’affiche de son film et de magnifier à la fois son actrice fétiche et le personnage de Flaubert. À travers elles, l’affiche exalte la figure de la comédienne et l’art du jeu identifiés à cet « héroïsme du désir », à ce transport hors de soi qui semble les mouvoir également. Dans un article intitulé, « Bovary mythe féminin », Jean-Marc de Biasi voyait précisément le bovarysme comme la métaphore d’un élan artistique perpétuellement insatisfait :

Le « bovarysme » est bien soif de l’impossible, conscience douloureuse d’un outre-monde inaccessible, où l’on peut voir, avec Baudelaire, le prolongement d’un idéalisme de la transcendance. [] Mais le désir inassouvissable d’Emma est aussi plus que tout cela : il est la forme d’un désir rendu fou de ne pouvoir s’exprimer qu’à travers ses ratures et ses repentirs, sans jamais parvenir à atteindre sa formulation exacte, son style. Le désir d’Emma est mythique parce qu’il est, à son insu, une métaphore de l’art lui‑même. Ce qu’il postule, c’est sa propre sublimation sous la forme d’une création, d’une œuvre capable d’atteindre l’autre37 [].

Conclusion

  • 38 Florence Pellegrini et Éric Biagi, « Pour en finir (ou presque) avec l’adaptation cinématographique (...)

17Malgré l’attente suscitée et l’événement constitué par sa sortie, le film de Claude Chabrol a connu un relatif échec commercial et surtout critique. La quasi-totalité des commentaires a été négative, dénonçant la platitude d’une adaptation souvent perçue comme purement illustrative. Dans cette coûteuse reconstitution historique en costumes d’époque, Claude Chabrol n’avait-il pas renoué finalement avec les pires travers de la fameuse « qualité française », contre laquelle s’était précisément construite la Nouvelle Vague ? En 2007, c’est encore le point de vue défendu par Florence Pellegrini et Éric Biagi, dans un article extrêmement (et classiquement) négatif sur le film qu’ils opposent au Val Abraham de Manoel de Oliveira, dont ils montrent cependant qu’il ne s’agit pas réellement d’une adaptation du roman de Flaubert. Significativement intitulé « Pour en finir (ou presque) avec l’adaptation cinématographique », l’article conclut que celle de Chabrol serait quant à elle : « Dramatique pour le roman, qu’elle vulgarise au pire sens du terme : elle en donne l’accès aux masses […], le réduit, le démembre en un mot le lamine et entretient chacun dans l’illusoire certitude d’un savoir38 ». Le film de Manoel de Oliveira s’adresserait au contraire à un public de « lecteurs/spectateurs » en jouant subtilement avec ses souvenirs du roman. On l’aura compris c’est l’éternel procès de l’adaptation cinématographique qui se rejoue ici, avec cette double circonstance aggravante qu’il s’agit d’un classique de la littérature et que le réalisateur revendique une « absolue fidélité à Flaubert » ce qui témoignerait selon les auteurs de l’article « d’une touchante naïveté ou d’une totale mauvaise foi ».  

  • 39 Jean Cléder, Laurent Jullier, Analyser une adaptation, Du texte à l’écran, Flammarion, coll. « Cham (...)
  • 40 En ce sens, la carrière d’Isabelle Huppert illustre bien cette Politique des acteurs, dont Luc Moul (...)

18Adoptant le point de vue plus positif de Jean Cléder et Laurent Jullier dans leur ouvrage sur l’adaptation, nous avons tenté au contraire de montrer en quoi le film de Claude Chabrol nous « présente sensiblement (en sons et en images) l’interprétation par quelqu’un d’autre de la partition proposée par Flaubert39. » Pour cela il nous a paru nécessaire de prendre en compte non seulement l’apport du metteur en scène, mais également celui de l’actrice principale dans sa tentative d’incarnation du personnage littéraire. La notion de « transport » nous a servi de fil conducteur pour mettre en valeur ce travail commun d’interprétation et le rôle tout à fait spécifique qu’y joue celle de l’actrice. Construisant de manière consciente un personnage auquel elle ne s’identifiait naturellement ni par le physique, ni par l’âge, Isabelle Huppert semble avoir trouvé dans le rôle d’Emma et l’identification paradoxale à Flaubert des éléments essentiels de son jeu qu’elle conçoit alors et revendique comme un art à part entière40. Ce rôle clé rayonne d’ailleurs sur l’ensemble de sa carrière et contribue à définir sa persona d’actrice dont il semble désormais inséparable. C’est ce que suggère à nouveau, dans une émission récente, son échange avec un journaliste :

  • 41 France Inter, Le Grand Atelier, émission produite par Vincent Josse avec Isabelle Huppert diffusée (...)

— Quand Isabelle joue Madame Bovary chez Claude Chabrol elle écrit ? 
Oui d’une certaine manière j’écris une part de mon roman à moi à travers tous les rôles que je fais. Bien sûr41.

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Notes

1 Voir l’article de Véronique Nahoum-Grappe, « Le transport : une émotion surannée », Terrain, no 22, 1994. DOI : <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.3086>.

2 Sur les adaptations cinématographiques du roman de Flaubert, voir l’ouvrage de Marie Donaldson-Evan, Madame Bovary at the movies – Adaptation, Ideology, Contexte, Amsterdam, Rodopi, coll. « Faux titre », 2009, en particulier le chapitre 4 : « Chabrol (1991) : Keeping the Faith », p. 101 à 135.

3 Jean Cléder, Entre littérature et cinéma, les affinités électives, Paris, Armand Colin, 2012, p. 149. Nous renvoyons plus largement, dans le chapitre 6, « De l’évolution des espèces : l’adaptation cinématographique du texte littéraire », aux pages consacrées à l’adaptation de Claude Chabrol ainsi qu’à d’autres « extensions », textuelles ou cinématographiques, du roman de Flaubert.

4 Comme le suggère le générique : le nom d’Isabelle Huppert, accompagné de la dédicace « À ma mère », y apparaît en premier ; il précède immédiatement le titre, Emma Bovary, inscrit en lettres anglaises, comme sur l’affiche, suivi de l’attribution : « de Gustave Flaubert ». La mention « Un film de Claude Chabrol » conclut générique.

5 En mettant en valeur la « modernité et l’universalité du personnage », le discours d’Isabelle Huppert sur Emma Bovary participe de son émancipation des frontières « du texte initial » selon Jean Cléder. Cette subjectivité assumée des propos de l’actrice « décompose » également la responsabilité du réalisateur : « On se demande moins si Isabelle Huppert ressemble à l’Emma Bovary de Flaubert qu’on ne cherche à vérifier l’adéquation de l’œuvre avec la prestation d’une actrice […] », ouvr. cité, p. 158-159.

6 Autour d’Emma : Madame Bovary, un film de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert, Paris, Hatier, coll. « Brèves cinéma », 1991.

7 Ibid., p. 23 à 109.

8 Ibid., p. 23.

9 Ibid., p. 74-75.

10 Ibid., p. 32.

11 Sur la multiplication des transpositions fictionnelles de Madame Bovary dans la littérature francophone contemporaine, voir en particulier l’article de Richard Saint-Gelais, « Spectres de Madame Bovary : la transfictionnalité comme remémoration », dans Mapping Memory in Nineteenth-Century French Literature and Culture, S. Harrow et A. Watts (éd.), Rodopi, Amsterdam-New York, 2012, p. 97-111.

12 Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, L’Art romantique et autres Œuvres critiques de Baudelaire, Paris, Classiques Garnier, 1962, p. 647. Le passage est extrait d’un article paru dans L’Artiste, le 18 octobre 1857 (titre : « M. Gustave Flaubert, Madame Bovary. La Tentation de saint Antoine »).

13 « Réquisitoire de M. l’avocat impérial, M. Ernest Pinard », cité dans Flaubert, Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 633.

14 Mario Vargas Llosa, L’Orgie perpétuelle : Flaubert et Madame Bovary, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1978, trad. de l’Espagnol (Pérou) par Albert Benoussan, p. 13-14.

15 Autour d’Emma : Madame Bovary, un film de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert, ouvr. cité, p. 30.

16 Ibid., p. 25.

17 Ibid., p. 34.

18 Ibid., p. 125-145.

19 Ibid., p. 127.

20 Ibid., p. 128-129.

21 Ibid., p. 130-134.

22 L’entretien confirme ainsi l’affirmation de Jean Cléder selon laquelle l’actrice principale du film, bien plus que le réalisateur, en assume la création et en revendique partiellement l’autorité, et cela à travers la construction, ou, plus exactement, l’invention, du personnage féminin : « […] les interventions d’Isabelle Huppert dans la presse écrite et audio-visuelle sont d’une importance capitale, parce que l’actrice s’est employée régulièrement à extraire le personnage d’Emma de l’œuvre de Flaubert pour le rebâtir mot à mot, au fil des entretiens – ce que le cinéaste ne pouvait se permettre de faire. » (Entre littérature et cinéma, les affinités électives, ouvr. cité, p. 158.)

23 Janvier 1854, lettre à Louise Collet : « Mais je crois qu’il y a quelque chose au-dessus de tout cela, à savoir : l’acceptation ironique de l’existence et sa refonte plastique et complète par l’Art. Quant à nous, vivre ne nous regarde pas ; ce qu’il faut chercher, c’est ne pas souffrir. » (Œuvres Complètes de Gustave Flaubert, Correspondance, Nouvelle édition augmentée, Quatrième série (1854-1861), Paris, Louis Connard, 1927, p. 15.

24 Muriel Joudet, Isabelle Huppert, Vivre ne nous regarde pas, Paris, Capricci, 2018, p. 96-97.

25 Madame Bovary, ouvr. cité, Première partie, chapitre 9, p. 546.

26 Florence Pellegrini et Éric Biagi opposent sur ce point le film de Oliveira qui, écrivent-ils, « plus qu’une improbable adaptation du roman de Flaubert […] est surtout une réflexion sur le Bovarysme » à celui de Chabrol : « Le statisme qui naît de la stratification des différents éléments constituants le film — voix off, dialogues, décor, dialogue, musique — fait du Val Abraham un film « à l’imparfait » qui n’a gardé que l’essentiel : l’écoulement du temps. […]. Chabrol, lui, filme Madame Bovary au passé simple. » (« Pour en finir (ou presque) avec l’adaptation cinématographique », Madame Bovary, Préludes, présences, mutations, Messina-Napoli, Accademia Peloritana dei Pericolanti, Supplemento no 1, vol. LXXXIII, 2007, note 14 p. 198.)

27 Cf. le jugement de Baudelaire : « Je disais tout à l’heure qu’elle était presque mâle et que l’auteur l’avait dotée (inconsciemment peut-être) de toutes les qualités viriles./Que l’on examine attentivement:/1° L’imagination, faculté suprême et tyrannique, substituée au cœur […] ;/ 2° Énergie soudaine d’action, rapidité de décision, fusion mystique du raisonnement et de la passion, qui caractérise les hommes créés pour agir ;/ 3° Goût immodéré de la séduction, de la domination et même de tous les moyens vulgaires de séduction, descendant jusqu’au charlatanisme du costume, des parfums et de la pommade […]. » dans Curiosités esthétiques, L’Art romantique et autres Œuvres critiques de Baudelaire, ouvr. cité, p. 647-648.

28 Voir « La leçon de cinéma de cinéma de Claude Chabrol : cinq séquences commentées » supplément qui figure dans le DVD Madame Bovary, mk2 éditions, 2001.

29 Le regard perspicace de censeur du procureur Pinard souligne la sensualité de la description de la valse par Flaubert avant d’ajouter ce commentaire : « Je sais bien qu’on valse un peu de cette manière, mais cela n’en est pas plus moral. » (Madame Bovary dans Œuvres I, éd. cit., p. 620.)

30 Ibid., p. 440.

31 Ibid., p. 440.

32 Comme l’explique Claude Chabrol, les tonalités bleues et froides correspondent à l’univers romantique et aux rêves d’Emma, tandis que les tons chauds, en particulier le rouge, marquent le retour à une certaine forme de réalité.

33 Ce thème récurrent de la littérature romantique est analysé par Georges Poulet dans un article intitulé « Bergson et le thème de la vision panoramique des mourants ». Un des premiers exemples examinés est extrait d’un texte de Thomas de Quincey qui raconte comment une de ses parentes, sur le point de se noyer, aurait revu simultanément tous les instants de sa vie. Cf. Revue de théologie et de philosophie, vol. 10, no 1, p. 23-41, 1960. En ligne : <https://0-www-jstor-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/stable/44350467>, consulté le 21 mai 2024.

34 L’actrice souligne en effet à quel point le choix des costumes lui a importé dans la construction de son personnage. Le rôle des costumes dans le film de Chabrol évoque celui qu’ils jouent dans le mélodrame de Wong Kar Wai, In the mood for love (2000), qualifié par un critique de « film de robes » : non seulement les costumes sont révélateurs des identités des personnages, mais les différentes tenues de l’héroïne fonctionnent comme un indice temporel essentiel qui construit la mémoire du spectateur.

35 Madame Bovary, éd. cit., p. 578. (Nous soulignons.)

36 On relève six occurrences du mot « héros » et de ses dérivés dans le roman. Le plus souvent associés à l’amour et à la passion, ils relèvent du cliché : ils connotent tantôt le mensonge (dans la bouche de Léon ou surtout de Rodolphe), tantôt l’illusion (notamment dans les rêveries d’Emma sur ses lectures de jeunesse).

37 Pierre-Marc de Biasi, « Bovary, mythe féminin », item, 2007. En ligne : <http://www.item.ens.fr/articles-en-ligne/bovary-mythe-feminin/>, consulté le 21 mai 2024.

38 Florence Pellegrini et Éric Biagi, « Pour en finir (ou presque) avec l’adaptation cinématographique : Madame Bovary de Claude Chabrol et Vale Abraão de Manoel de Oliveira », Madame Bovary, Préludes, présences, mutations, Messina-Napoli, Accademia Peloritana dei Pericolanti, Supplemento no 1, vol. LXXXIII, 2007, p. 191-205.

39 Jean Cléder, Laurent Jullier, Analyser une adaptation, Du texte à l’écran, Flammarion, coll. « Champarts », 2017, « Introduction : le jeu des sept erreurs », p. 8. Dans cette introduction, les deux auteurs refusent la condamnation a priori de l’adaptation, qui repose, plus ou moins explicitement, sur une hiérarchie entre les arts. Ils considèrent que l’adaptation cinématographique témoigne d’une « communication avec l’imaginaire d’autrui » et nous permet de confronter notre vision de l’œuvre avec celle d’autres lecteurs et d’autres spectateurs. Ce qui expliquerait aussi les polémiques qu’elle suscite.

40 En ce sens, la carrière d’Isabelle Huppert illustre bien cette Politique des acteurs, dont Luc Moullet dans un passage en forme de mea culpa regrettait qu’elle ait été trop souvent négligée par la critique de la Nouvelle Vague au profit de la politique des auteurs. (Luc Moullet, Politique des acteurs, Gary Cooper, John Wayne, Cary Grant, James Stewart, Éditions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, 1993, coll. « Essais », p.  10-11.)

41 France Inter, Le Grand Atelier, émission produite par Vincent Josse avec Isabelle Huppert diffusée le 11 mars 2018.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Agathe Salha, « Le roman d’une actrice : Madame Bovary par Claude Chabrol et Isabelle Huppert »Recherches & Travaux [En ligne], 104 | 2024, mis en ligne le 04 juillet 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/7445 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xzm

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Auteur

Agathe Salha

Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Litt&Arts, 38000 Grenoble, France
agathe.salha[at]univ-grenoble-alpes.fr
 
Agathe Salha est maître de conférences en littérature comparée à l’Université Grenoble Alpes et membre de l’UMR 5316 Litt&Arts. Ses recherches portent sur la réception de l’Antiquité dans la littérature moderne et contemporaine, sur les relations entre littérature et arts ainsi que sur les écritures biographiques et autobiographiques. Elle a récemment dirigé, avec Christiane Louette, un ouvrage collectif intitulé Notre Homère, Stratégies d’appropriation des poèmes homériques (France xvie-xxie siècles) paru en 2021 chez UGA Éditions.

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