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Et pourtant ils tournent… des adaptations

Truffaut et le polar : la série noire de l’imprimerie

Truffaut and the Detective Novel: The Printer's Série Noire
Hervé Aubron

Résumés

Le genre policier fut l’une des rares passions communes de la Nouvelle Vague. Après Claude Chabrol, celui qui s’est le plus mesuré au genre stricto sensu est François Truffaut. Cela reste bizarrement sous-estimé, comme si ces adaptations n’étaient que des intermèdes ou des exercices de style : il s’y exprime là, pourtant, son rapport le plus direct à l’écrit et au stéréotype.

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Texte intégral

1Le genre policier fut l’une des rares passions communes de la Nouvelle Vague – tant elle tient avant tout à des refus partagés. Claude Chabrol s’est, bien sûr, maintes fois illustré en la matière. La figure de l’enquête est également fréquente chez Jacques Rivette (sur un mode ésotérique ou cabalistique) tandis qu’Éric Rohmer intègre souvent des énigmes et filatures dans ses jeux de société. Quant à Jean-Luc Godard, avec À bout de souffle, il place ses débuts sous les auspices du polar, auquel il reviendra dans les années 1980 avec Détective (1985) ou Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma (« d’après un vieux roman de James Hadley Chase » selon son titre complet), réalisé en 1986 pour une collection télévisuelle intitulée « Série noire ».

  • 1 Tous actuellement édités chez Folio policier.
  • 2 David Goodis, Down There, 1956.
  • 3 William Irish, The Bride Wore Black, 1940.
  • 4 William Irish, Waltz into Darkness, 1947.
  • 5 Henry Farrell, Such a Gorgeous Kid Like Me, 1967.
  • 6 Charles Williams, The Long Saturday Night, 1962.

2Après Chabrol, celui qui s’est toutefois le plus mesuré au genre stricto sensu est François Truffaut. Cela reste bizarrement sous-estimé, comme si ces adaptations n’étaient que des intermèdes, des aires de jeux ou des exercices de style. Le polar représente pourtant quasiment le quart de ses longs métrages avec cinq films tirés de romans américains traduits en France dans la Série noire1 : Tirez sur le pianiste (1960, d’après David Goodis2), La Mariée était en noir (1968, d’après William Irish3), La Sirène du Mississipi (1969, d’après Irish encore4), Une belle fille comme moi (1972, d’après Henry Farrell5), Vivement dimanche ! (1983, d’après Charles Williams6).

3Dans leurs adaptations, Truffaut alterne ou conjugue deux grands principes, que les personnages de polars connaissent bien : la cavale et la planque. Ce sont, somme toute, deux bonnes stratégies face à l’exercice de l’adaptation littéraire : soit on prend le livre de vitesse, on écrit dans son dos ou dans ses marges, soit on fait le mort et on s’y laisse couler, pour le contaminer de l’intérieur.

4Les polars truffaldiens se présentent à la fois comme légers et pesants, sautillants et figés, plaisantins et hébétés. Tirez sur le pianiste est une farandole dans laquelle les gangsters blaguent, mais tuent aussi froidement une jeune femme inoffensive, tandis que le héros incarné par Aznavour montre tous les signes d’une profonde neurasthénie. La Mariée et la Sirène sont des cavales mélancoliques, lestées par la pulsion de mort, ce qui n’empêche pas, dans la Mariée, des saynètes drolatiques, presque chabroliennes, et, dans la Sirène, une verdeur sous-jacente. Cette verdeur s’exacerbe jusqu’à une morbidité de la pure voracité dans Une belle fille comme moi, farce sarcastique, non dénuée de misogynie et d’anti-intellectualisme, qui ne retient de la série noire que sa misanthropie potentielle.

5Vivement dimanche ! est le plus franchement badin, par l’entremise du personnage de Barbara (Fanny Ardant), comédienne amateure, mais il est aussi le plus explicite et violent dans les scènes de meurtres. Son noir et blanc comme laqué, à la manière du studio Harcourt, est certes glamour, mais il rappelle aussi les médaillons des pierres tombales : les personnages secondaires sont sacrifiés un à un. Le film compte l’un des meilleurs résumés de cette dialectique entre cavale et planque. Recherché par la police, terré dans l’arrière-boutique de son agence immobilière, Julien (Jean-Louis Trintignant) trouve néanmoins une ivresse à observer les pieds des passantes par le soupirail, et à laisser filer avec eux son imaginaire.

6C’est dans ces films que Truffaut a le rapport le plus direct avec le livre. Ailleurs interfèrent souvent les nimbes mythologiques de la littérature, avec ce que cela comporte d’autels et de rites : son cinéma est de plus en plus porté sur la mortification, étroitement associée à l’écriture (exemplaires Histoire d’Adèle H et Chambre verte). Et même lorsqu’il s’aventure dans un autre genre populaire, la science-fiction, il ne peut s’empêcher de verser encore dans la religion du livre, avec Fahrenheit 451 (1966). On le lui a souvent reproché, jusqu’à suggérer que l’ancien contempteur d’« une certaine tendance du cinéma français », selon lui plombée par les mots d’esprit du roman ou du théâtre, en était devenu le nouveau représentant.

  • 7 Correspondance, lettres recueillies par Gilles Jacob et Claude de Givray, avant-propos de Jean-Luc (...)

7Dans son compte rendu de l’édition de la Correspondance de Truffaut, parue cinq ans après la mort du cinéaste7, Serge Daney établit une distinction éclairante en commentant « le véritable culte qu’il eut pour les livres. Pas la littérature, pas l’écrit : les livres » :

  • 8 Serge Daney, « Truffaut, objectif plume », Libération, 12 mai 1988, repris dans La Maison cinéma et (...)

L’homme qui aimait les femmes n’est pas né d’une femme parce qu’il vient d’un livre et que les livres, comme les choux, ne manquent pas de feuilles. Les feuilles sont volantes, le livre pas encore relié. Truffaut ne ménagera pas sa peine pour « relier » les choses aux mots, les œuvres aux hommes. Et si, en définitive, il aura été plus passerelle que passeur, c’est qu’il lui avait fallu relier sa propre vie (1932-1984) à son temps, ce xxe siècle qui l’a si peu intéressé et auquel il devait préférer le xixe. Un objet bien relié qui « tienne » la route et produit de lui-même la figure de son auteur8.

Des films imprimés

  • 9 Il s’aventure là sur un territoire que Godard a plus systématiquement exploré, notamment en incrust (...)

8Avec le polar, il semble qu’il s’agit moins d’adapter des textes, de les porter à l’écran comme on dit, que de filmer dans le livre ou de porter le film sur le papier. Tous les polars de Truffaut apparaissent d’emblée, en effet, comme des films imprimés9. Dans Vivement dimanche !, après la scène du premier meurtre dans les marais, Barbara officie à son bureau de dactylo. Le cliquetis de la machine à écrire raccorde avec celui de ses talons, visuellement saisi dès le plan inaugural de sa marche vers le bureau, puis isolé dans le soupirail d’où son patron Julien guette les pieds des passantes. C’est elle qui dactylographie, puis « podographie », en quelque sorte, le récit.

9Une belle fille comme moi s’ouvre sur la cliente d’une librairie à la recherche d’un livre qui s’avère non édité, non avenu, car son auteur s’est entretemps volatilisé, voire damné : il s’agit de l’essai que projetait un jeune sociologue (André Dussolier), dont on verra ensuite les entretiens préparatoires en prison avec la meurtrière et manipulatrice Camille (Bernadette Lafont), dûment enregistrés sur magnétophone, puis dactylographiés (encore) par l’assistante du chercheur.

10Tirez sur le pianiste s’ouvre non sur le musicien, mais sur l’intérieur de son instrument, de ses marteaux frappant sur les cordes l’une des rengaines du bar où il joue. Le piano comme la musique apparaissent mécaniques, et instillent le sentiment d’une partition déjà écrite : le pianiste, Charlie Kohler, de son vrai nom Édouard Saroyan (Charles Aznavour) endurera une terrible répétition, en voyant mourir deux fois une femme aimée.

11Filmé de l’intérieur, un piano peut ressembler à une machine à écrire ou à une imprimerie, d’autant qu’un peu plus tard, la musique est envoyée en même temps que les sous-titres des paroles, tandis que Boby Lapointe entonne dans le cabaret la chanson Avanie et Framboise. La voix off, supposément celle du pianiste, n’est pas celle d’Aznavour, ce qui donne un sentiment supplémentaire de sous-titrage. Punaisée sur un mur, la banderole de l’affiche d’un concert passé du musicien semble aussi sortir du piano-imprimerie, comme les fiches perforées d’un orgue de barbarie. (Figures 1 et 2)

Figure 1. – François Truffaut, Vivement dimanche ! (1983).

Figure 1. – François Truffaut, Vivement dimanche ! (1983).

Figure 2. – François Truffaut, Tirez sur le pianiste (1960).

Figure 2. – François Truffaut, Tirez sur le pianiste (1960).

12Cette passion de l’imprimerie prend de furieuses proportions dans La Mariée était en noir et La Sirène du Mississipi. Le générique de la Sirène superpose des pages de petites annonces matrimoniales dans un journal, et en voix off leurs récitatifs de plus en plus cacophoniques, puis un planisphère. Un peu plus tard, alors que Louis (Jean-Paul Belmondo) et Julie (Catherine Deneuve) ont convolé, ils visitent l’usine de cigarettes du mari, qui a décidé de faire imprimer le portrait de son épouse sur chaque paquet.

13Ouverture de la Mariée : dans une imprimerie défilent les reproductions du nu de Julie Kohler (Jeanne Moreau), la veuve vengeresse, peint sur un mur de son atelier par l’artiste Fergus (Charles Denner), son avant-dernière victime. La reprographie de cette image n’est nullement une conséquence logique du récit : le nu est plutôt une pièce à conviction dans le film, que Julie renonce à vandaliser ou badigeonner pour être arrêtée, afin d’éliminer sa dernière cible, en prison. Pourquoi alors en figurer la reprographie en générique ? Sans doute pas pour envisager une aura médiatique de l’affaire criminelle, ou une bizarre gloire posthume du peintre assassiné, d’autant qu’il est la dernière victime (visible) de Julie, et que la plupart des spectateurs auront alors oublié le générique. Truffaut met tout simplement sur un pied d’égalité une tueuse en série et une image elle aussi produite en série. (Figures 3 et 4)

Figure 3. – François Truffaut, La Sirène du Mississipi (1969).

Figure 3. – François Truffaut, La Sirène du Mississipi (1969).

Figure 4. – François Truffaut, La Mariée était en noir (1968).

Figure 4. – François Truffaut, La Mariée était en noir (1968).

14Les imprimeries de la Mariée et de la Sirène fabriquent à vue des clichés — duplicatas que creuse encore le choix du même prénom, Julie, pour leurs deux héroïnes, d’autant que la seconde l’a usurpé. Le cliché n’est pas seulement un jugement de valeur : par-delà son sens figuré, le terme, comme le synonyme « stéréotype », désigne en imprimerie la plaque ou la forme qui impressionne le papier. Les figures de la rotative de presse ou du journal fiévreusement compulsé, pour y trouver trace de tel ou tel fait-divers, sont d’ailleurs une figure éprouvée du polar, que les films noirs de Truffaut reprennent : rotative tournant à plein régime et page imprimée, déjà sèche et prête à être jetée, cavale en roue libre et planque du figement.

15Tout entière dévolue à son projet vengeur, la mine fermée, la Mariée n’a pas de vie propre, passe d’un masque à un autre, confectionne pour chacun des hommes qu’elle assassine le fantasme qui lui conviendra le mieux. Elle est à cet égard une sorte de livre d’images, elle qui coche dans son carnet, après chaque meurtre, le nom du dernier homme exécuté. À chaque fois, elle s’impose aux hommes ciblés comme une apparition, une silhouette hiératique et saisissante au sens le plus fort : son aspect distant, froid, et se donnant pourtant en offrande. Elle est figée autant qu’elle fige — d’abord fascinante, puis tout simplement fatale. Ses futures victimes ne réalisent pas que ce qui les cloue est précisément la marque du mirage : ils confondent une femme et une image, sinon un cliché.

16Le peintre Fergus (Charles Denner) le fera de la manière la plus complète puisqu’il croit transformer un corps en image en s’attelant au portrait de Julie quand il ne fait que reproduire une image préfabriquée, telle une variation évidente de Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958). De la même manière, la Sirène s’impose à Louis, aux abords du quai de débarquement, comme une effigie parachutée — ce qu’elle parvient à faire accepter en le revendiquant presque, disant qu’« elle ne ressemble pas à la photo », alors qu’elle est elle-même une photo éminemment truquée.

L’usine du stéréotype

  • 10 Siegfried Kracauer, Le Roman policier, traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Pari (...)

17Jamais comme dans ses polars Truffaut n’a aussi sérieusement mesuré le vertige du cliché, qui passionna tant les autres représentants de la Nouvelle Vague, mais qui l’indifféra globalement dans ses autres films, écrits ou entretiens (quitte d’ailleurs à ce qu’il sacrifie au cliché, qu’il y arrive au lieu d’en partir). Dans le polar, le stéréotype n’est pas un incident collatéral : il est la condition même de l’émergence du genre, pour qui le stéréotype est devenu le crible de l’existence « moderne ». C’est ainsi que le roman policier est passé du seul récit d’énigme au polar ou à la série noire, et aussi de la figure du policier à celle du détective professionnel ou amateur. Dès les années 1920, avant même d’avoir connaissance de l’émergence contemporaine du hard boiled états-unien, l’Allemand Siegfried Kracauer10 pressent que les nouvelles modalités du roman policier cristallisent un nouveau rapport, assez gnostique, au monde, en ce qu’il est désormais conçu comme une parodie fallacieuse, et non plus un champ où la logique peut s’exercer, en vertu d’une seule loi incontestable (juridique ou scientifique). Le détective du roman noir est une sorte de mystique affrontant les simulacres absurdes d’un monde stéréotypé, tandis que le clergé orthodoxe de la police fait encore semblant de croire à un semblant d’ordre intangible.

  • 11 Gilles Deleuze, « Philosophie de la Série noire », Arts et loisirs, no 18, 1966, repris dans L’Île (...)

18Gilles Deleuze prolongera ce diagnostic dans un texte consacré à la Série noire. Pour le philosophe, alors que le roman à énigme croyait encore à la révélation possible d’une vérité, le polar, lui, ne cesse de mesurer la « puissance du faux » : tout n’y est que mensonge, approximation ou pacotille. Et il fait dès lors de la Série noire une expérience incomparable du stéréotype, non par cécité mais en vertu de son réalisme particulier : « Les très beaux livres de la Série noire, c’est quand le réel trouve une parodie qui lui est propre11. »

19La remarque de Deleuze préfigure, quelque vingt ans avant, ses réflexions sur le passage de l’image-mouvement à l’image-temps au cinéma, dont participa selon lui, entre autres, la Nouvelle Vague. Le cliché constitue en la matière un pivot décisif, qu’il évoque d’ailleurs en reprenant son expression de « puissances du faux ». Brutalement, le « schème sensori-moteur », ce qui orientait nos actions en modélisant nos perceptions (en les appauvrissant ou en les parcellisant au passage), se révèle un cliché dérisoire. On n’y croit plus, on plonge dans l’hébétude et la paralysie, un abîme d’où surgira l’image-temps, les « situations optiques et sonores pures », qui ne sont plus quadrillées par les segments du cliché.

  • 12 Gilles Deleuze, 1985, L’Image-temps, Minuit, coll. « Critique », p. 223.

20Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort, comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié. Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film12.

21Truffaut n’aurait sans doute pas accrédité cette vision du monde comme « mauvais film ». Il croit encore plutôt aux « bons » films, capables de nous sauver du cliché. Avec la série noire, il négocie peut-être, en revanche, avec une autre intuition : le monde comme « mauvais livre », ou en tout cas livre de gare. Le « mauvais film » du monde n’est plus transfiguré par le livre : il s’y aplatit encore au contraire, il est pressé entre ses pages, qui peuvent aussi bien être celles d’un grand roman que celles d’un journal, comme au début de La Sirène du Mississippi.

22L’imprimerie est l’usine de l’obsession, qui fait se démultiplier un schéma, une figure, une image ou un motif, sur le papier ou dans un esprit. Scottie, le détective de Vertigo incarné par James Stewart, croit voir partout le profil ou le chignon de Madeleine après sa disparition — motifs germinaux dont le générique du film, conçu par Saul Bass, figure l’imprimerie inaugurale.

23Dans la Mariée, Julie Kohler se présente immédiatement comme une page ou une feuille lors du tout premier meurtre, celui de Bliss (Claude Rich), qu’elle pousse dans le vide alors qu’il a enjambé la rambarde de son balcon pour tenter d’attraper son foulard accroché au store. Ce foulard, blanc, apparaît comme une feuille vierge, et c’est l’erreur monumentale de Bliss : il croit que l’image fascinante est une page blanche — alors même qu’elle est très lourdement écrite, chargée d’une histoire antérieure, et d’une encre qui n’est pas sympathique. Une fois que son corps a chuté au bas de l’immeuble, s’est écrasé, sinon aplati, le foulard vole dans les airs, comme une banderole, une paperolle, ou un avion de papier, puisqu’un appareil fend le ciel en arrière-fond. Le cliché assassin flotte, circule, poursuit son office — il ne cherche rien tant qu’à transformer des corps (ceux de la tueuse comme de ses victimes) en papiers, et notamment ceux de la rubrique des faits-divers.

24C’est en effet un monde de papiers, et notamment de ceux qu’on dit peints, mais qui sont plus exactement imprimés. Dans la Sirène, la chambre d’hôtel où Louis surprend Marion est revêtue d’un papier peint débordant de motifs végétaux, et comporte un paravent lui-même surchargé : ce court-circuit entre motifs imprimés rappelle ces tableaux de Matisse où la juxtaposition d’ornements exubérants et différents annihile la profondeur.

25La deuxième victime de la Mariée, Robert Coral (Michel Bouquet), vit seul dans une chambre d’hôtel payée au mois. Il a accroché aux murs de multiples reproductions modiques et posters qui rehaussent, plutôt qu’ils ne masquent, le papier peint pisseux : double couche d’imprimés, reprographie miséreuse. Attendant la première visite chez lui de Julie Kohler, Coral décide de décrocher son livre d’images de vieux garçon, mais il en demeure sur le papier peint les empreintes, en forme de fenêtres plus claires. Ce sont des photographies au sens littéral : la lumière s’est comme imprimée sur les murs.

26Dans la Sirène, Michel Bouquet interprète un nouvel émissaire de l’imprimerie — en l’occurrence un détective qui s’apparente, dans sa première scène, à un greffier notant tout scrupuleusement. Il est un homme de dossiers, qui n’oublie rien, lourd de toutes les paperasseries du premier volet — les reçus bancaires à signer, les livres de comptes… Démon de l’administratif, il ne veut pas lâcher l’affaire et vient importuner l’extase du couple Belmondo-Deneuve. À nouveau on le tue, et on l’enterre à la cave, car on ne veut pas entendre que la vie est un livre, ou qu’on vit dans un livre.

27La Mariée et la Sirène affichent leurs pastiches ou parodies de Hitchcock. La musique de la Mariée est de Bernard Herrmann lui-même, celle d’Antoine Duhamel pour la Sirène marche évidemment dans ses pas. Accessoirement, Fenêtre sur cour adaptait une nouvelle de William Irish, mais c’est particulièrement Vertigo qui est en ligne de mire, tant il s’y agissait bien de fabriquer de toute pièce une image désirable pour hameçonner Scottie, lui jouer un spectacle, érotique d’abord, meurtrier ensuite, afin qu’il devienne le vrai-faux témoin d’un crime déguisé en suicide. La Sirène est le plus exact duplicata de Vertigo : les fréquents plans de Louis conduisant de dos rappellent les filatures de Scottie à San Francisco. Comme le détective américain, il s’effondre et doit entrer en maison de repos à la fin du premier volet. Contrairement à Scottie, Louis a au moins compris qu’il a été berné, mais saura aimer ensuite celle qui a l’été l’instrument de la duperie.

28De même que Vertigo, la Mariée et la Sirène révèlent précocement le pot aux roses, font tomber le soufflé à mi-parcours. La Mariée et la Sirène ne font pas fructifier leur mystère : dans le premier, des flash-back exposent le traumatisme originaire que Julie veut venger (la mort par balle perdue de son époux devant l’église, le jour de leur mariage) ; dans le second, Julie, de son vrai nom Marion Vergano, déballe tous les tenants et aboutissants de la supercherie lorsque Louis la retrouve. Comme dans Vertigo, film pour le moins fondateur sur l’érotique du stéréotype, le suspense ne faiblit pourtant pas, tant il ne suffit pas de confondre un cliché coupable pour réduire son pouvoir de fascination — lorsque cela ne l’augmente pas encore.

29Hitchcock est aussi devenu un livre. Pour tout le monde, dès lors qu’il est devenu le grand grammairien du cinéma, qui a fini comme les autres arts par sécréter ses propres poncifs. Pour Truffaut en particulier, puisque le cinéaste, peu de temps avant la Mariée et la Sirène, a fait paraître en 1966 la première édition de son fameux « Hitchbook » — qui est entre autres un catalogue, en textes et en images, des clichés inventés par l’auteur de Vertigo.

30Hitchcock est de loin le cinéaste le plus invoqué, mais il n’est pas le seul — et cette part ouvertement citationnelle des polars truffaldiens, leur maniérisme avoué, est aussi une de leur singularité. Pour expliquer, sur fond de planisphère, l’origine du nom de l’île de La Réunion (la concorde entre révolutionnaires parisiens et marseillais), l’ouverture de la Sirène insère par exemple la séquence correspondante de La Marseillaise de Jean Renoir (1938). Curieux frontispice, qui s’adjoint à des imprimés typographiques et géographiques — manière de marquer que le cinéma n’échappe plus lui-même, en effet, à l’imprimerie et à la reprographie.

31La Mariée et la Sirène font aussi de leurs actrices des citations vivantes, qui renvoient à un contemporain inattendu : Jacques Demy, ô combien attentif, contrairement à Truffaut, à la question de l’imagerie, du cliché et de la marchandise. Dans la Sirène, Louis retrouve la trace de Julie/Marion en voyant à la télévision, depuis sa maison de repos, un reportage sur un bar d’entraîneuses à Antibes : Deneuve y porte une combinaison lamée évoquant celle des récentes Demoiselles de Rochefort (1968), qu’elle porte toujours lorsqu’il l’entreprend sur ses mensonges dans sa chambre d’hôtel, dont l’effet de papiers collés rappelle les folies décoratives des Parapluies de Cherbourg. Dans l’avant-dernier segment de la Mariée, Jeanne Moreau revêt une robe blanche envahie d’un noir motif arachnéen, comme celle qu’elle portait dans La Baie des anges (1962) du même Demy, dans le rôle d’une joueuse de casino manipulatrice.

32Les deux tenues de la Mariée et de la Sirène, d’autant plus qu’elles sont citées, reprises, ne font qu’accentuer leur aspect déjà racoleur dans le cinéma de Demy, chez qui la prostitution est omniprésente en arrière-fond (tout comme elle était sous-jacente dans l’agencement de Vertigo, dès lors qu’une femme vendait son corps pour berner Scottie). L’on pourrait en effet considérer le cliché, au sens figuré, comme une forme prostituée, qui ne sait plus que se vendre.

Pages blanches et noires

33« De cette vie, il a fait plus et moins qu’un “livre”, où les images du cinéma alternent avec des pages blanches et noires », écrivait Daney. Voilà : livre d’images et de pages « blanches et noires », soit celles du texte. Le stéréotype réactive mécaniquement l’ancienne querelle du dessin et de la couleur, qui prévalent à ses deux extrémités : d’un côté, un contour trop tranché finit par transformer l’image en schéma, en pictogramme ou en logo ; de l’autre, les composants mal calés de la quadrichromie peuvent confiner au pâté informe, à l’arlequinade qui bave, à un excès de pigments qui noient la figure.

34Cela peut par exemple se traduire par une rivalité entre le noir et blanc et la couleur, mais aussi entre le texte et l’image. La Mariée a souvent des accès de désaturation ou de décoloration, sous l’effet de la simultanée mariée et veuve, toujours habillée de blanc et/ou de noir. Dans la Sirène, alternent excès d’ornementation colorée (notamment exotique à La Réunion ou dans les papiers peints de la chambre), et intérieurs monochromes, blancs (dans la maison de campagne à Aix-en-Provence, l’appartement de Lyon) ou noirs (dans le chalet). Dans cette dernière retraite, qui est aussi une retraite hors de la couleur, Louis comprend que Marion l’empoisonne graduellement en tombant dans le journal sur un comic trip rudimentaire en noir et blanc, reprenant la scène de la pomme empoisonnée dans la Blanche-Neige de Disney : révélation sans appel, en noir et blanc, comme un avis de deuil ou une tête de mort. Les trompe-l’œil colorés se réinstaurent pourtant quasi immédiatement avec le finale, dont la tonalité visuelle et celle des dialogues rappellent un roman-photo aux aplats clinquants.

35Ce final montagnard de la Sirène est presque une autocitation, puisque le Pianiste s’achevait pareillement par une planque dans un chalet au milieu de la neige, où la mort n’est pas cette fois seulement une éventualité : le personnage de Marie Dubois y est fauché par une balle. Les deux films sont comme tentés de s’enterrer sous le noir et blanc fondamental, celui du texte imprimé. Bien sûr, le Pianiste est un film en noir et blanc, mais l’on sait qu’il y a des « couleurs » dans le noir et blanc, l’infinité des dégradés de gris, quand son épilogue accuse plutôt la disjonction de ses deux éléments fondamentaux : la page blanche et silencieuse de la neige, et sur elle l’encre noire, ténue, des traces de pas et des silhouettes. Cela peut évoquer la photo du cadavre de Robert Walser effondré dans la neige, au bout de la ligne de ses empreintes — comme sa dernière ligne d’écriture. Truffaut se situe là à la lisière entre la trace et la disparition, dont relève simultanément le stéréotype : il imprime tout autant qu’il sature, noie, asphyxie, uniformise.

36Le figement, associé au noir et blanc, est aussi une figure du tragique (le soudain saisissement lorsque la fatalité se révèle), registre pour lequel le cinéaste a eu de plus en plus d’appétence. Le Pianiste, dans la répétition de la mort et du malheur, expérimente typiquement une ironie tragique, la mariée est un ange exterminateur, l’agent d’une fatalité avec laquelle on ne peut négocier. Ils partagent un même nom, Kohler, celui d’une rage qui déborde, venue d’ailleurs. Dans la série noire toutefois, la fatalité n’est plus celle des dieux — elle est celle du stéréotype, d’un texte en effet toujours déjà écrit, non par les dieux mais par l’industrie culturelle. Le figement n’est plus celui de l’âme foudroyée, mais celui d’un code ou d’une image fixée sur le papier.

37Même lorsque la parodie semble instiller une sorte de frivolité, elle n’en immole pas moins durement des corps, de la jeune fille tuée à la fin du Pianiste aux crises de nerfs désespérées de la caissière de cinéma dans Vivement dimanche ! Grâce à la série noire, Truffaut n’a pas totalement raté ce moment où les aléas de l’industrie culturelle rejoignent des tourments très anciens — l’amour, la mort, et tutti quanti, pour parler comme cette même caissière de Vivement dimanche ! On adore les clichés, on en use, on en rit, mais cela ne les empêche pas de nous tuer.

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Notes

1 Tous actuellement édités chez Folio policier.

2 David Goodis, Down There, 1956.

3 William Irish, The Bride Wore Black, 1940.

4 William Irish, Waltz into Darkness, 1947.

5 Henry Farrell, Such a Gorgeous Kid Like Me, 1967.

6 Charles Williams, The Long Saturday Night, 1962.

7 Correspondance, lettres recueillies par Gilles Jacob et Claude de Givray, avant-propos de Jean-Luc Godard, Paris, Hatier, coll. « 5 continents », 1988.

8 Serge Daney, « Truffaut, objectif plume », Libération, 12 mai 1988, repris dans La Maison cinéma et le monde, tome 3, Les années Libé. 1986-1991, Paris. P.O.L, 2012, p. 233-238. Lire aussi le commentaire de cet article par Emmanuel Burdeau dans « Une œuvre de relieur », Magazine littéraire no 549, novembre 2014.

9 Il s’aventure là sur un territoire que Godard a plus systématiquement exploré, notamment en incrustant du texte dans ses films. À ce propos, voir l’instructif livre de Paule Palacios-Dalens, VOX JLG, du plomb au film (202 éditions, Bordeaux, 2021), qui monte en parallèle le cinéma de Godard et l’œuvre de son parent (via la dynastie des Monod) et contemporain Maximilien Vox, fameux typographe.

10 Siegfried Kracauer, Le Roman policier, traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, [1981] 2001, rééd. Payot & Rivages.

11 Gilles Deleuze, « Philosophie de la Série noire », Arts et loisirs, no 18, 1966, repris dans L’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, édition établie par David Lapoujade, Minuit, coll. « Paradoxe », 2002, p. 114-119.

12 Gilles Deleuze, 1985, L’Image-temps, Minuit, coll. « Critique », p. 223.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. – François Truffaut, Vivement dimanche ! (1983).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/docannexe/image/7363/img-1.png
Fichier image/png, 336k
Titre Figure 2. – François Truffaut, Tirez sur le pianiste (1960).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/docannexe/image/7363/img-2.png
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Titre Figure 3. – François Truffaut, La Sirène du Mississipi (1969).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/docannexe/image/7363/img-3.png
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Titre Figure 4. – François Truffaut, La Mariée était en noir (1968).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/docannexe/image/7363/img-4.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Hervé Aubron, « Truffaut et le polar : la série noire de l’imprimerie »Recherches & Travaux [En ligne], 104 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/recherchestravaux/7363 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xzk

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Auteur

Hervé Aubron

herve.aubron[at]club-internet.fr
 
Ancien rédacteur en chef du Magazine littéraire, Hervé Aubron est critique aux Cahiers du cinéma et sélectionneur à la Quinzaine des cinéastes. Il a enseigné le cinéma à l’université Sorbonne-Nouvelle (Paris 3) et est l’auteur de livres consacrés à Werner Herzog, David Lynch ou aux studios Pixar.

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