1Depuis le projet de « Grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République » en 2015, la question de la transmission de valeurs à et par l’école est revenue au cœur des débats politiques. Ces débats s’inscrivent dans un contexte social complexe, traversés par des tensions et des crises, dans lequel l’école a pour mission de renforcer l’adhésion à un ensemble de valeurs, de faire partager une culture commune.
Ce qui est qualifié aujourd’hui par certains auteurs (Emmanuelli & Frémontier, 2002) de « fracture sociale » relève de nombreuses problématiques cumulées, dont l’augmentation du chômage, notamment chez les jeunes, l’accroissement des inégalités (scolaires notamment), l’idée d’un « échec de l’Etat-providence », d’une perte de sens en lien avec la perte de légitimité et le délitement présupposé des institutions de transmission de normes et de valeurs (l’Ecole, la famille, la religion) (Heinich, 2017).
Dans ce contexte, l’Ecole est la dernière institution nationale de référence pour la transmission de normes sociales et de valeurs partagées par tous. Elle est désignée depuis la fin des années 1980 par les gouvernements successifs pour renforcer son rôle de formation civique et morale. Cela passe notamment par la transmission de ce qui est considéré aujourd’hui comme les piliers de la nation : la laïcité et « les valeurs de la République », objets d’injonctions répétées depuis les attentats de 2015.
Comment l’institution scolaire prend-elle en charge les injonctions de formation à la citoyenneté, à la laïcité et aux valeurs de la République (éducation à, enseignement moral et civique…) dans ce contexte tendu ? Comment les enseignants assurent-ils le rôle d’éducation, de formation d’un individu ? Les caractéristiques de leur environnement de travail influencent-elles leur action ? Telles sont les questions auxquelles cet article cherche à répondre.
2D’un point de vue historique, la volonté de transmettre les « valeurs de la République » à l’école est explicitement présente dans le projet politique de J.-P. Chevènement, notamment dans sa justification du rétablissement de l'enseignement de l'éducation civique dans le primaire (1985), défini à partir du rapport rédigé par Claude Nicolet (1982). Et c’est avec les débats sur le port du voile à l’école, depuis l’affaire dite de « Creil » en 1989, que l’injonction à la défense de la laïcité a pris une ampleur croissante dans les politiques scolaires et une position centrale dans les injonctions à la transmission de valeurs. Aujourd’hui « valeurs de la République » et laïcité sont intriquées dans les discours politiques et les prescriptions.
La « Grande mobilisation de l’école pour les Valeurs de la République »1, présentée par l’ancienne ministre de l’Education nationale N. Vallaud-Belkacem le 22 janvier 2015, seize jours après les attentats, revendiqués par DAESH, dans les locaux du journal Charlie Hebdo et du magasin « Hyper Casher » de la porte de Vincennes, se situe dans la continuité des projets politiques depuis l’impulsion chevènementiste de renforcement de la transmission de valeurs communes (républicaine et démocratique) et de défense du modèle républicain.
Les attentats terroristes de 2015 en France ont suscité un grand émoi dans la société. L’Ecole – censée défendre la laïcité, les valeurs et le modèle politique français – a été pointée parfois comme responsable, ayant laissé des jeunes français se tourner vers une idéologie meurtrière. De là, une série de mesures, dont la mise en place d’un enseignement moral et civique (EMC) dès la rentrée 20162 et l’obligation, dans le cadre de la formation des enseignants, de former des professionnels capables d’« expliquer et de faire partager les valeurs de la République » aux élèves3.
Aujourd’hui, selon les textes officiels et documents d’accompagnement, les « valeurs de la République » renvoient à un ensemble plus ou moins défini de valeurs morales et politiques, mais aussi de principes4 tels que la laïcité. Parfois réduites à la devise de la république française – « liberté égalité fraternité », à laquelle sont rajoutés les principes de « laïcité » et « d’absence de toute forme de discrimination »5 – les « valeurs de la République » peuvent également recouvrir un ensemble plus large de valeurs et de normes sociales : valeurs humanistes, « de solidarité, de respect et de responsabilité »6. Dans le cadre de l’EMC, le ministère de l’EN définit les valeurs comme « un sens donné à l’existence, un idéal qui motive à agir de telle manière plutôt que de telle autre, faisant qu’il vaut « la peine », de vivre, de travailler, de souffrir, de sacrifier peu ou beaucoup de ses intérêts »7.
Or, les concepts de « valeur », de « République », sont polysémiques. A quel modèle les « valeurs de la République » font-elles référence ?
D’un point de vue philosophique, la question des valeurs est débattue, particulièrement à propos de l’éducation qui voit s’affronter une conception « humaniste » mettant l’accent sur la visée de culture et les valeurs universelles et une conception plus « relativiste » centrée sur les Droits de l’Homme, les compétences et la reconnaissance des différences (Careau, 2003).
La sociologie des valeurs à laquelle nous nous référons, propose, quant à elle, d’analyser des ensembles de valeurs et leur évolution dans la société selon une approche descriptive et non spéculative (Rezsohazy, 2006; Heinich, 2017). Pour Rezsohazy (2006), chaque valeur est un objet qualifié par un jugement comme étant précieux ou méprisable, elles peuvent devenir des normes si elles règlementent des conduites, prescrivent des actions. Les porteurs de valeurs peuvent être des acteurs individuels ou des collectifs.
Selon cette approche, les valeurs s’organisent en système hiérarchiquement agencé et cet agencement varie selon les individus, les cultures. Un système de valeurs est vivant, complexe, et les valeurs peuvent être en contradiction. Rezsohazy (2006) identifie plusieurs types de valeurs (spécifiques, finales, instrumentales, etc.) dont des valeurs « centrales », partagées par une population donnée indépendamment de la catégorie à laquelle ils appartiennent. Ces valeurs centrales constituent la base du consentement social, sur lequel peut se construire le commun d’une société. Les politiques publiques d’éducation visent à diffuser les « valeurs de la République » comme valeurs centrales.
Cependant, les acteurs éducatifs font une traduction des prescriptions (De Cock & Lantheaume, 2012), procèdent à des ajustements en situation, et « renormalisent » leur activité (Schwartz, 1997). En effet, selon l’ergonomie, dans toute activité humaine, il existe un écart entre le travail prescrit et le travail réel dont le contenu est toujours resingularisé selon les individus, les situations de travail. Entre les normes préalables à l’activité et celles de l’activité, le débat, les dilemmes et arbitrages sont nombreux. La resingularisation est donc une renormalisation, c’est-à-dire un débat entre des normes préalables et situationnelles, puis une reconstruction de normes adaptées à l’activité à un moment donné, par un acteur donné (Schwartz & Durrive, 2003). Les enseignants sont ainsi dans une dynamique de renormalisation d’injonctions qu’ils ne se contentent pas d’appliquer.
L’étude de l’activité réelle donne accès à la renormalisation (l’analyse du prescrit donnant, elle, accès aux normes antécédentes). Les enseignants s’approprient les normes, les reformulent, les ignorent, les transgressent, jouent avec, en inventent de nouvelles, ils renormalisent donc en permanence, en prenant appui sur l’intelligence individuelle et collective. Dans le cas de l’injonction à la transmission des « valeurs de la République »8, ils sont face à un ensemble de normes, de valeurs définies par l’institution comme représentatives des valeurs partagées par la société. Le processus de renormalisation de ces valeurs par les enseignants devrait donc permettre leur adaptation aux situations de travail.
Considérant le contexte social et scolaire actuel, de promotion institutionnelle des « valeurs de la République », cet article se propose d’analyser le travail de renormalisation des injonctions à la « transmission de valeurs de la République » par les enseignants dans différents environnements de travail. Comment les enseignants s’approprient-ils, interprètent-ils, adaptent-ils leur rôle prescrit de défenseurs et de transmetteurs des « valeurs de la République » ? Quelle influence a l’environnement de travail sur les débats de normes dans l’activité ?
L’enquête ethnographique, support de l’article, a visé à formuler des hypothèses à propos des stratégies de renormalisation des enseignants.
- 9 Réalisée dans le cadre de la thèse de C. Ménard.
- 10 Le choix du terrain d’enquête s’est porté sur le collège car, « dernier palier de l’école obligatoi (...)
- 11 L’enquête repose sur 34 entretiens, 10 heures d’observations en classe et un carnet de bord portant (...)
- 12 Question : « Quelles sont, selon vous, les valeurs importantes à transmettre dans votre travail ? Q (...)
3L’enquête ethnographique9 (Woods, 1990) pendant une année scolaire a été organisée dans deux collèges10 au public contrasté : le premier classé REP+ est situé dans une banlieue populaire, le second en centre-ville d’une grande agglomération française, dans un quartier bourgeois accueillant une majorité de parents de catégorie socioprofessionnelle favorisée. Pour cet article, il a été extrait du corpus de l’enquête 18 entretiens semi-directifs avec 18 enseignants de différentes disciplines11. Le guide d’entretien, qui avait pour but de saisir les sphères de référence axiologique des enseignants, portait notamment sur la description de situations instables rencontrées par eux dans leur pratique. Nous nous sommes centrées sur des événements quotidiens, mais quand la situation « ne tient pas » du point de vue des acteurs, quand elle suscite un débat de normes et que les personnes en présence doivent justifier leur choix et leurs actions. C’est dans ces moment-là que les valeurs en actes sont identifiables (Rezsohazy, 2006).
Ces entretiens ont, dans un premier temps, été analysés à l’aide du logiciel TROPES afin d’identifier les cooccurrences au terme « valeur ». Cette pré-analyse a permis de cibler les thématiques récurrentes dans les discours des enseignants ce qui a orienté une analyse qualitative plus approfondie.
Les entretiens ont alors fait l’objet d’un découpage thématique. Ont été sélectionnées les séquences rendant visibles des valeurs et la catégorisation de leurs valeurs par les enseignants. Dans l’analyse des entretiens, deux temps ont été distingués afin d’éviter un biais de contamination : d’abord le temps d’identification des valeurs de référence dans l’action, à partir de la description de situations concrètes, puis le temps d’énonciation par les enseignants des valeurs qui comptent pour eux12. La comparaison de ces ensembles de valeurs (valeurs en acte / valeurs énoncées) a visé à saisir le processus de renormalisation de l’activité des enseignants. La méthode d’analyse de contenus par codage thématique a été choisie ensuite pour identifier le « système » de valeurs (Rezsohazy, 2006) des enseignants interrogés et comment ils se représentent la catégorie « valeurs de la République ». Le schéma d’analyse suivant présente la catégorisation retenue, construite à partir de celle de Rezsohazy (2006), adaptée au contexte éducatif et spécifiée en fonction des résultats de l’analyse de cooccurrences du logiciel TROPES. Rezsohazy propose en effet une méthode d’analyse des valeurs à partir de supports incarnant ces valeurs (discours, écrits, gestes, comportements…) en les interprétant au regard du contexte socioculturel et personnel d’énonciation ou de visibilisation de ces valeurs.
Schéma 1 : Catégorisation retenue pour l’analyse des entretiens par enseignant
4L’analyse catégorielle a permis de construire les deux tableaux présentés en annexe. Le premier présente les valeurs énoncées par les enseignants, celles considérées par eux comme des valeurs importantes à transmettre dans le cadre de leur travail. Le second tableau présente un descriptif des situations dans lesquelles les valeurs en acte sont visibles.
L’analyse distingue 3 ensembles de valeurs :
- Les « valeurs prescrites » (de la République, liberté-égalité-fraternité, laïcité, refus des discriminations ; qui peuvent aussi se rapprocher des principes républicains)
- Les « valeurs énoncées » : définies comme « valeurs » par les enseignants, même si elles appartiennent parfois plutôt aux normes sociales, aux bonnes mœurs.
- Les « valeurs en acte », mobilisées et identifiables dans les situations.
- 13 Le logiciel TROPES ne travaille que sur l’énoncé, les valeurs pouvant être déduites d’une action ne (...)
5Les enseignants interrogés sont presque unanimes (15 sur 18) quant à la conception de leur rôle : la formation à la citoyenneté, l’éducation d’individus dans leur globalité. Leur rôle de transmission de valeurs, de principes, fait donc l’accord, produisant une forme d’homogénéité dans le groupe professionnel. Leur rôle, estiment-ils, est avant tout de former de futurs citoyens, mais aussi de faire réussir les élèves pour qu’ils trouvent leur place dans la société de demain.
L’analyse de cooccurrences par le logiciel TROPES montre que les enseignants font très peu référence spontanément aux « valeurs de la République » pour définir l’ensemble des valeurs considérées par eux comme « à transmettre ». Le terme « valeur », quand il apparait dans les discours13 des enseignants, est associé aux termes « humanisme », « religion », « essentiel », « école » mais pas au terme « république ». L’extraction terminologique lie d’abord l’occurrence « valeur » à l’ensemble « valeurs personnelles », puis aux « valeurs religieuses », « valeurs humaines ou humanistes » et enfin aux « valeurs professionnelles ou de métier ».
Enfin, l’analyse de catégorisation montre un décalage entre les valeurs énoncées et les valeurs mobilisées dans l’action, les systèmes de valeurs voire les valeurs elles-mêmes peuvent varier entre l’énonciation des valeurs et la description d’une situation. Comment interpréter cette différence ?
6Pour approfondir la compréhension des pratiques enseignantes, il faut analyser plus finement la description de leur action dans des situations données.
7Le terme « valeurs de la République » n’est que très rarement cité comme référence pour l’action, un enseignant seulement s’y réfère spontanément. Pour la plupart, ce n’est pas un système de référence pertinent bien que leur rôle dans la formation aux valeurs, la formation d’un individu moral, soit considéré comme central. Ils font plus souvent référence à leurs valeurs personnelles ainsi qu’à une grande diversité de « systèmes de valeurs » (héritage familial, religieux, socialisation politique ou professionnelle, parcours personnel) lorsqu’ils décrivent leurs valeurs de référence dans leur métier.
« C’est des valeurs humaines plus que des valeurs de la République en fait hein. Parce qu’on peut être dans une monarchie comme en Grande Bretagne et avoir les mêmes valeurs. Alors nous, on le place dans le cadre du modèle républicain où en effet, on peut expliquer que la république est une et indivisible, qu’on fait partie d’une même nation et que donc, on doit pouvoir vivre ensemble et donc se parler, et savoir s’écouter. Donc on le replace nous dans ce cadre-là, mais si on va plus loin, ça va bien plus loin que la République ! » [E16, EPS]
« c’est des valeurs humaines ! D’humanité, c’est tout. Donc voilà. Après, moi, […] mes parents m’ont inculqué ça. » [E4, mathématiques]
8Or, bien que volontairement distinguées des valeurs de l’institution, les valeurs énoncées par les enseignants ne sont pas en contradiction avec l’ensemble des valeurs prescrites. Les enseignants peuvent être assez virulents quant au fait que leurs valeurs professionnelles sont les leurs, personnelles, et non celles de l’école ou de la nation, or il s’avère que généralement ces valeurs en question sont très proches voire confondues avec celles de l’éducation nationale. Aucun enseignant ne s’est dit – et déclare des valeurs – en complet décalage avec « les valeurs de la République » et quand ils énumèrent leurs valeurs (respect, solidarité, égalité, tolérance, etc.) elles sont proches de celles décrites dans les textes officiels. Aucun enseignant ne défend par exemple la libre concurrence, la compétition, la richesse, la beauté, l’opportunisme.
Ces affirmations laissent penser que les personnes attirées par ce métier – et sélectionnées par les jurys du concours de recrutement – sont a priori des personnes porteuses de valeurs (humaines, politiques) considérées aujourd’hui, en France, comme républicaines. Les valeurs de l’institution sont sans doute des « valeurs centrales » (Rezsohazy, 2006) qui orientent l’action des enseignants dans leur métier. Il est donc possible de faire l’hypothèse que les valeurs personnelles des enseignants sont en accord avec les valeurs prescrites et que c’est en partie pour cela qu’ils ont décidé de faire ce métier et qu’ils y restent. Les enseignants ont un habitus familial et de socialisation secondaire, qui n’est pas en disjonction avec les valeurs de l’institution. Est-ce parce que les enseignants adhèrent personnellement aux valeurs de l’éducation nationale qu’ils ont choisi d’en faire leur métier ou l’inverse ?
Cependant, dans l’énonciation référée à une situation précise, les valeurs d’une prescription peuvent être en opposition avec les valeurs des enseignants. Ceux-ci prennent alors en compte la prescription et cherchent une marge de manœuvre pour rester en accord avec leurs propres valeurs. Cette stratégie leur permet de garantir la cohérence de leur propre identité tout en restant dans leur rôle professionnel. Il s’opère alors un compromis selon différentes conceptions du bien commun. Par exemple, une enseignante, opposée à la loi de 2004 sur l’interdiction des signes ostensibles à l’école au nom de la liberté individuelle, justifie le respect de cette loi au nom de la paix civile et de la paix scolaire et l’explique aux élèves :
« Venez avec votre voile, venez avec la kippa, venez avec la croix, qu’est-ce qui risque de se passer ? Quel est le risque, ici, au collège B. ? », je leur parle pas de la société, je leur parle juste de notre collège. Ils le disent d’eux-mêmes ! « Si je vous dis au final que cet élève il est juif », en en ciblant un, tu vois, [imitant la réponse d’un élève] « non ! c’est pas vrai, t’es Juif ! Bah je savais même pas !! », « vous voyez ? Déjà que vous savez pas communiquer ensemble, que vous croyez que vous rigolez, et qu’en fait vous vous moquez mais en fait vous rigolez, enfin voilà, les règles sont déjà pas bonnes, vous imaginez si on met ça en plus ! Donc en fait, si on dit tout haut / en fait, on en parle pas ! On vous montre pas, mais quelque part, est-ce que c’est pas mieux pour vous ? », et là au final, les gamins quelque part, eux-mêmes ils sont tous d’accord ! » [E9 – histoire-géographie]
- 14 C’est-à-dire le maintien d’un environnement calme permettant la transmission et l’apprentissage.
9La forme scolaire (Vincent, 1994) a construit et défini des normes scolaires empreintes de valeurs, transmises à la fois par les disciplines d’enseignement et par la discipline des comportements comme le montre Thomas Popkewitz à son propos : « This organizing, selecting, and evaluating of curriculum as subservient to the governing of conduct should be evident, specific need to “make” loyal citizens » (Popkewitz, 2015, p. 15).
Partant du principe que la transmission formelle de valeurs et de principes dans les contenus d’enseignement comme le cours l’enseignement moral et civique est peu efficient et que les valeurs doivent être éprouvées concrètement pour être apprises (Forquin, 1993), la prise en charge du rôle de transmission de valeurs, de formation de citoyens, à l’école ne peut être saisie à travers les seules prescriptions.
L’analyse de situations permet une autre compréhension des valeurs des enseignants. En partant de descriptions de l’activité concrète par les enseignants, il devient possible de saisir le mécanisme de renormalisation et de comprendre le débat de normes en jeu dans la résolution d’un conflit (Schwartz, 1997). Les valeurs « en acte » correspondent alors aux valeurs que les acteurs mobilisent dans l’action, considérant de manière conscientisée ou non que ce sont les valeurs les plus appropriées pour faire tenir la situation et atteindre leur objectif.
Or, l’enquête montre que l’objectif premier des enseignants, dans des situations instables, est de maintenir la paix scolaire, de garder le calme dans leur classe pour pouvoir faire leur travail dans les meilleures conditions (Lantheaume & Hélou, 2008). C’est ce qui ressort des situations analysées : les enseignants défendent les valeurs de respect, de solidarité, de tolérance, tant qu’elles ne vont pas à l’encontre de la paix scolaire14. L’objectif reste de tenir sa classe, de faire son cours, d’éviter les conflits ou de les limiter. Par exemple cette professeure s’indigne à propos d’une réflexion antisémite (« je ne tolère pas ! »), tout en adaptant ses propos aux circonstances :
« Si par exemple personne n’a entendu et que je remarque quelque chose / ne pas réagir, si jamais j’estime que ma réaction va pas être intéressante ou je ne sais quoi, ou que les autres n’ont pas entendu. Ou alors je fais venir en fin d’heure. Mais si il y a une seule autre personne qui a entendu, je fais stopper le truc, même si c’est juste une petite remarque lancée comme ça, c’est pas tolérable donc / » [E4 – mathématiques]
10Ainsi, quand les enseignants interviennent dans un conflit, les valeurs mobilisées ou défendues se révèlent être ni totalement arrimées aux valeurs personnelles énoncées, ni complètement assujetties aux valeurs prescrites, quoique jamais vraiment en contradiction avec ces deux ensembles. Dans l’activité, les enseignants font majoritairement appel au respect de la règle, du règlement de l’école ou de la loi, au respect de l’autorité du maître, de la tolérance et au respect envers les autres élèves. Cet ensemble regroupe des valeurs (morales et politiques) mais aussi des normes sociales, des principes politiques, chaque élément étant adapté à la forme scolaire. Il s’opère donc une renormalisation scolaire des valeurs énoncées et/ou prescrites. Les valeurs/principes/normes que les enseignants transmettent sont surtout des valeurs qui, une fois acquises, permettront aux élèves d’être de « bons élèves » et de réussir dans une discipline. Il est possible alors de parler de « valeurs scolaires » ou de « valeurs disciplinaires ». Par exemple, un enseignant d’EPS s’appuie systématiquement sur le principe du respect de la règle, fondamental dans une activité sportive, et du respect de l’arbitre, mais aussi du respect de l’adversaire et du fairplay en cas de conflit. Il met parfois en place des règles volontairement injustes (e.g. une discrimination positive des filles en leur accordant des avantages sur les garçons), car l’équité et le respect de la règle prime sur l’égalité ou le dépassement de soi pour lui et dans cette situation précise.
Former un « bon » citoyen passe donc selon les enseignants par la formation d’un « bon » élève. C’est-à-dire que l’objectif principal est de transmettre un cadre et de former à des comportements en adéquation avec la forme scolaire : le respect de la règle, du cadre scolaire, de l’autorité du maître, des autres élèves ; l’égalité entre les élèves, par opposition à la dissymétrie avec l’enseignant ; la justice du système de notation, par exemple, ne peut être mis en cause. Notons aussi que la liberté est une valeur peu présente dans les valeurs énoncées et dans les valeurs en acte. Selon les enseignants interrogés en effet, les élèves doivent avant tout se plier au cadre scolaire plutôt que de revendiquer une liberté d’action, de pensée. Les valeurs transmises par l’école sont donc d’abord des valeurs suscitées par la forme scolaire et adaptées au rôle attendu de l’élève.
Les déplacements sensibles entre les valeurs prescrites, les valeurs énoncées et les valeurs en acte sont la trace visible du conflit de normes propre à l’activité enseignante.
11Les valeurs énoncées d’un établissement à l’autre restent globalement les mêmes (respect, égalité, solidarité, justice), cependant la pondération de chaque valeur change. Dans l’établissement du quartier bourgeois, l’égalité, la justice sociale et la défense du modèle de redistribution des richesses sont mises en avant. Par exemple, une enseignante est désarmée lorsqu’un élève lui dit que de toute façon ses parents gagnent plus qu’elle et donc qu’il ne veut pas lui obéir. Elle fait alors appel au respect de la règle et de l’adulte pour enrôler l’élève dans son activité.
Les valeurs défendues et transmises par les enseignants sont adaptées à l’environnement et au système de valeurs des élèves et des familles. Dans un environnement privilégié, les enseignants interrogés s’opposent à l’importance de l’argent ou au dénigrement des classes défavorisées. Par exemple, à ce propos, la situation éclairante décrite par une enseignante d’histoire et de géographie :
« L’insulte clé au début d’année c’était « sale chômeur » quoi, tu vois. Alors évidemment, c’est des gamins qui disent ça, c’est les gamins dont papa-maman sont en classe socio-professionnelle sup, un gamin qu’a 13 ans, il le sort pas de lui-même ce genre de / de choses. Donc tu te dis « pffff. Là, on va se prendre une heure, on va réfléchir ensemble à tout ça, parce que c’est un peu choquant quand même ». » [E14 – histoire-géographie]
12Dans l’établissement REP+, la dimension axiologique de l’acte éducatif se manifeste lors de situations de défense des droits des minorités ou pour la réussite scolaire et l’émancipation sociale. Les enseignants interrogés pointent, par exemple, le principe de l’égalité homme-femme, la réussite émancipatrice par l’école pour les classes populaires. Les propos sexistes sont immédiatement dénoncés par les enseignants. C’est le cas d’une enseignante d’histoire-géographie qui s’habille volontairement régulièrement en jupe :
« Parce que c’est aussi très important d’expliquer aux jeunes filles qu’on peut être une femme et féminine. Donc c’est ce rapport de force, et puis c’est aussi expliquer aux hommes que bah on peut être /être femme, c’est pas forcément dire voilée et inactive. Et que bah dans la mesure où je gagne ma vie, où j’ai quand même une situation sociale, il n’y a rien de honteux. » [E3 – histoire-géographie]
13Il y a donc adaptation des valeurs défendues en fonction du milieu social des élèves et des familles. Les valeurs partagées par le groupe professionnel des enseignants pourraient se référer à un ensemble de valeurs considérées souvent comme « universelles », partagé par une majorité de français aujourd'hui (que l’on pourrait identifier comme appartenant aux « classes moyennes », ou au groupe social majoritaire). Ces valeurs cependant peuvent, dans certains environnements, se trouver en dissonance avec les valeurs du groupe social d'appartenance des élèves si celui-ci est globalement favorisé ou défavorisé socialement et économiquement. Les enseignants semblent se positionner dans la relation éducative en référence à cet ensemble de valeurs partagées par le groupe social majoritaire. Les valeurs les plus importantes à transmettre sont alors celles que les enseignants considèrent comme les moins acquises par les élèves par rapport à leur propre situation sociale (groupe intermédiaire), ou celles qui, selon eux, font le plus défaut aux élèves. L’éducation aurait ainsi pour rôle d’amener les élèves à partager les « valeurs centrales » qui sont aussi celles d’un groupe social et professionnel.
14Notre enquête a montré que, dans l’activité, l’objectif de transmission de valeurs considéré par les enseignants comme étant au cœur du métier ne doit pas être un empêchement à la réalisation d’un autre objectif moins énoncé mais tout aussi important : le maintien de la paix scolaire.
L’analyse des systèmes de valeurs (énoncées et en acte) des enseignants dans une démarche sociologique et en comparaison avec les valeurs prescrites (« valeurs de la République ») a mis en lumière trois hypothèses qui seront approfondies avec un corpus plus large. Premièrement, il existe une distance critique à l’institution chez les enseignants qui, formellement, ne se reconnaissent pas toujours dans les valeurs prescrites dites « de la République ». Ils se réfèrent davantage à leur système de valeurs personnelles mais celles-ci sont finalement très proches de celles de l’institution. Il n’y a pas de dissonances entre ces deux systèmes de valeurs. Deuxièmement, les valeurs sont des outils utilisés par les enseignants pour former les élèves à leur métier d’élèves dans l’hypothèse où de bons élèves donneront de bons citoyens. Les valeurs transmises sont alors principalement des valeurs et des normes scolaires ou disciplinaires. Troisièmement, les enseignants, appartenant majoritairement aujourd’hui aux classes moyennes, adoptent une stratégie d’enrôlement pour faire entrer les élèves et les familles dans les normes sociales caractéristiques du groupe social d’appartenance des enseignants. L’activité enseignante semble donc se référer davantage à une norme sociale partagée par une majorité de la population aujourd’hui.
Tableau 1 : Extraits de la catégorisation (analyse des valeurs énoncées)
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Entretien 1 : (SEGPA)
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Entretien 2 (Lettres modernes)
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Entretien 14 (histoire-géographie)
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Milieu professionnel
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collège REP+
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collège REP+
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privilégié
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Conception de son rôle, de son métier
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être un éducateur, objectif, faire que les élèves réussissent (efficacité). Faire réussir les élèves pour qu'ils trouvent leur place dans la société. Former des citoyens.
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vit son travail comme un sacerdoce, un engagement de charité chrétienne, pour les autres, pour faire le bien. "mon apostolat, c'est au travail", mettre les élèves en bonne disposition pour apprendre (respect de la règle…). Transmettre, ouvrir aux différentes cultures, transmettre des valeurs.
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pas dans la logique de l'efficacité mais de l'égalité : classe mixte pour que les élèves moteurs aident les plus en difficulté, pas dans l'idée de la réussite à tout prix. École à l'image de la société
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parcours personnel
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énormément investi dans son travail, ne compte pas ses heures, fait beaucoup d'activités éducatives et sportives à l'extérieur, est très impliqué dans le tissu social et associatif du collège et de la commune.
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très catholique et pratiquante. La religion prend beaucoup de place dans sa vie, elle l'a aidé à traverser des épreuves difficiles dans sa vie
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était pour la réforme du collège, pour la suppression des classes bilangues et du latin car contre l'élitisme et pour l'égalité et la mixité des classes, coopération, altruisme, défend l'Etat social (impôt, aides sociales), surtout quand les élèves sont de classes favorisées (adaptation). très à gauche
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VALEURS ENONCEES
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valeurs (ou considéré comme des valeurs par les enseignants) énoncées comme étant importantes à transmettre
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confiance, sincérité, justice, réussite, honnêteté
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bonté, don de soi, dévouement, partage
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égalité, mixité, tolérance envers les élèves plus faibles, faire réussir le groupe refus de l'individualisme des élèves et des familles, de l'entre-soi : altruisme, coopération
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système de référence énoncé
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personnelle, familiale
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Religieuse, personnelle
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adaptation au contexte : faire réfléchir les élèves sur leur comportement parfois individualite + valeurs personnelles (gauche)
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Tableau 2 : Extrait de la catégorisation (analyse des valeurs en acte)
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Entretien 1 (SEGPA)
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Entretien 2 (Lettres modernes)
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Entretien 14 (histoire-géographie)
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description de la situation
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enseignant : "je m'en fiche de ton ramadan, ça n'a rien à faire à l'école". L'élève se fâche. Les autres élèves prennent la défense de l'enseignant car relation de confiance instaurée dès le début ("calme toi, il ne t'a pas accusé, il a raison").
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après les attentats de 2015, elle fait étudier les textes religieux (Coran, Bible Torah) pour montrer que c'est le même message de paix, qu'il ne faut pas tuer, qu'il faut respecter
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choquée par l'insulte entre élèves "sale chômeur" : déconstruction en cours. Prend une heure "mise au clair" pour discuter sur un truc qui l'a choquée et trancher avec la classe. Est choquée que pour ses élèves, "la seule valeur c'est l'argent" (ne comprennent pas qu'elle fasse du bénévolat pour AIDS)
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VALEURS EN ACTE
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valeurs transmises et/ou valorisées en situation
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respect (de la règle, des autres, du professeur), honnêteté, justice, confiance
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respect (de la règle et des autres, de la laïcité), tolérance
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altruisme, coopération, égalité entre classe sociale, justice, solidarité
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Système de référence
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normes scolaires, prescriptions, conception personnelle de son rôle
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norme sociale, valeur personnelle et religieuse
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valeurs personnelles, adaptation aux logiques locales : enfants de classes sociales supérieures, sensibilisation à l'altruisme de classe sociale nécessaire + respect de l'autorité du professeur
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