Matasci, D. (2023). Internationaliser l’éducation. La France, l’UNESCO et la fin des empires coloniaux en Afrique (1945-1961)
Matasci, D. (2023). Internationaliser l’éducation. La France, l’UNESCO et la fin des empires coloniaux en Afrique (1945-1961). Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 292 p. ISBN : 978-2-7574-3814-5
Texte intégral
1Historien spécialiste des circulations internationales en éducation, Damiano Matasci décrit dans cet ouvrage le rôle de l’UNESCO, des institutions françaises et de leurs experts dans l’internationalisation de l’éducation de 1945 à 1961. Il étudie la façon dont ces experts ont participé à une conception libérale de l’éducation et ont donné naissance aux programmes d’aide au développement, notamment en éducation. Il analyse cette période charnière de transition, d’une ère coloniale qui touche à sa fin, bousculée par une nouvelle ère des relations internationales.
2Dans cet ouvrage, l’auteur démontre comment la doctrine de l’éducation de base a été le moteur d’une internationalisation de l’éducation. Lors de l’apparition de l’UNESCO en 1945, l’amélioration du niveau de vie et le développement économique sont associés à l’éducation. De complexes enchevêtrements et des régimes circulatoires entre les différentes institutions donnent naissance aux politiques de développement. Une stratégie de diplomatie publique des Nords vers les Suds s'instaure depuis l'interventionnisme direct jusqu'à l'assistance technique bilatérale. À travers la notion d’éducation de base, les États et les Nations unies tentent d’asseoir leur influence sur les systèmes éducatifs. L’ouvrage offre une grille de lecture pour comprendre la politique et le contexte actuels en matière de coopération internationale en éducation.
3Dans son premier chapitre, Damiano Matasci retrace la naissance de la notion d’éducation de base conçue comme un paradigme du développement. Lors de son émergence, la notion reste floue. En effet, l’UNESCO est tributaire des divers profils d’experts sollicités et impliqués dans l’implémentation de cette nouvelle politique d’éducation. Trois cercles d’affinités sont identifiés par l’auteur : « des chercheurs et universitaires » (p. 32), « des experts au passé ou au profil colonial » (p. 33) ou encore « des acteurs de pays du Sud » (p. 34). Une première définition de la notion d’éducation de base est élaborée en 1946 lors de la conférence générale tenue à la maison de l’UNESCO à Paris du 20 novembre au 10 décembre 1946. Pour l’auteur, « ce cadre très large est précisément ce qui fait la spécificité de ce paradigme. L’éducation de base est censée embrasser des domaines de la vie économique et sociale d’une communauté qui peuvent être différents en fonction des contextes » (p. 39). Portée par une expertise internationale qui y voit une solution pour élever les niveaux de vie des pays encore « non autonomes », l’approche prend dès lors un aspect paternaliste.
4Matasci examine dans le deuxième chapitre les évolutions internationales de l’assistance technique, « les raisons ainsi que les répercussions sur la scène internationale » d'une mobilisation et d'une défense des politiques de développement de la France contre le « vent de New York et de Genève » (p. 71). Tout d’abord, les assistances techniques arrivent avec les Nations unies, doublées des États-Unis qui prônent l’aide au développement et déploient aussi cette assistance par crainte que les Nations unies défendent les empires. Or, dès 1947 se réunissent de premiers panels d’experts de l’UNESCO autour de la notion d’éducation de base afin « d’établir une ligne de conduite commune en matière d’éducation » (p. 87). Les empires y font face et ripostent avec une coopération intercoloniale. Ce sera notamment le cas de la France qui contre les actions de l’UNESCO et son ingérence en formulant des programmes de coopération internationale. Malgré les fortes résistances et actions de défense de l'Empire français, en 1951, l’UNESCO lance une campagne d’alphabétisation. L’Afrique devient un terrain de confrontation et de rivalité.
5Le troisième chapitre fait état des internationalismes en compétition. Dès 1951, des programmes sur la base des principes d’une instruction gratuite et obligatoire naissent d’une volonté de l’UNESCO. En effet, l’Organisation regrette qu’il n’y ait pas de centres d’éducation de base en Afrique et dénonce un manque de volonté des administrations coloniales françaises et anglaises. De nombreuses divergences émergent entre les experts et administratifs, diplomatiques et coloniaux, dont celles sur l’enseignement en langue locale. À travers les premiers programmes, sont définies des priorités telles que l’importance de « s’adapter aux conditions locales » (p. 144), propos qui dirige toujours le discours et les actions de la coopération aujourd’hui. Finalement, les acteurs se rendent à l’évidence d’une impossible éducation commune : particularités de chaque pays, diversité des méthodes, difficile consensus. Pourtant, de nos jours, les acteurs de la coopération internationale s’inscrivent toujours dans cette logique d’harmonisation (baccalauréat harmonisé, cadres de certification ou de compétences, évaluations multi-pays, etc.).
6Le quatrième chapitre porte sur l’évolution de la politique coloniale. D’une éducation « assimilationniste » (p. 153) alors en vigueur, les limites de la modernisation colonialiste sont apparues, favorisant l’émergence des programmes bi- et multi-latéraux vers des stratégies pour repenser le pouvoir. De facto, à partir de la seconde moitié du xxe siècle, de nombreuses tensions se sont fait jour et modifient le paysage des relations internationales en matière d’éducation. Les premières politiques d’éducation de masse sont formulées, dès 1946, en réponse aux protestations qui dénoncent la misère de l’enseignement. L’éducation de base est présentée comme une solution pour des résultats rapides et concrets. Avec ses programmes, la France cherche à relégitimer sa mission civilisatrice et à montrer aux Nations unies qu’elle s’occupe de ses populations : « Les expériences françaises d’éducation de base offrent en effet un exemple particulièrement éclairant de “nationalisation” des paradigmes internationaux » (p. 156). Malgré cette volonté, les expériences de l’éducation de base font l’objet d’âpres critiques. À l’origine, l’approche « repose sur une méthode d’action puisant dans les apports de la recherche en sciences sociales et humaines » (p. 189). Au bout du compte, l’éducation de base fait figure d’éducation au rabais, de politique opportuniste, de façon de légitimer la domination coloniale. Elle sera abandonnée en 1952, mettant fin à sa courte parenthèse. Le contexte est ainsi marqué par une envahissante assistance technique internationale et l’augmentation des conflits entre les ministères et les institutions.
7Le dernier chapitre traite de ce « contexte d’internationalisation des politiques d’aide au développement » (p. 201) dès la conférence d’Addis-Abeba de 1961, qui marque la promotion de l’élaboration d’un plan pluri-décennal. L’UNESCO définit l’éducation comme une priorité pour la décennie du développement (1960). Effectivement, les décolonisations augmentent la marge de manœuvre de l’UNESCO. Dans les pays nouvellement indépendants, on assiste à une reconfiguration des relations internationales en éducation : l’interventionnisme de la politique coloniale est remplacé par une approche indirecte fondée sur l’assistance technique bilatérale. Les États-Unis et l’Union soviétique voient aussi dans l’assistance technique un moyen d’étendre leur sphère d’influence. On assiste ainsi à une reconfiguration de la coopération internationale se jouant entre complémentarité et concurrence avec toujours pour paradigme une éducation qui permet le développement économique. Les programmes se multiplient et s’accompagnent de problèmes de gestion rencontrés par les experts techniques qui doivent toujours faire preuve d’improvisation et d’adaptation. L’auteur termine en citant Léopold Sédar Senghor qui, en 1966, conçoit l’assistance technique comme un moyen d’accéder à l’indépendance tout en attestant les limites et les ambiguïtés de cette décolonisation.
8En conclusion, le lien entre internationalisme et impérialisme est démontré, afin d’apporter un nouvel éclairage sur le contexte de l’internationalisation de l’éducation. Il en ressort toutes les complexités politiques, sociales et symboliques (lutte de l’UNESCO avec les puissances coloniales, évolution des experts coloniaux en experts internationaux, échec de la politique coloniale modernisatrice française, apparition d’une troisième voie pour la guerre froide, acception large de l’éducation de base et ses nombreuses limites, coopération des populations) qui donnent lieu aux incertitudes de l’action publique en éducation sur le continent africain. La décolonisation est une rupture symbolique qui reste néanmoins marquée par l’intellectuel et l’institutionnel colonial. Finalement, les reconfigurations de l’intercolonial à la coopération internationale restent un processus qui est loin d’être linéaire.
9Au-delà du sujet passionnant, les qualités de l’ouvrage sont nombreuses. Parmi elles, la richesse des matériaux analysés et les nombreuses sources qui révèlent toute la complexité des reconfigurations des pays nouvellement indépendants. Au travers d’une lecture des institutions et des experts mobilisés, cet ouvrage éclaire l’action de la coopération internationale en éducation. Toutefois, sans cartographie, il est parfois difficile de visualiser les frontières entre les acteurs et les institutions. Une représentation des réseaux d’acteurs permettrait de repérer dans le temps et l’espace les liens entre ces acteurs, les institutions et les évolutions de leurs interactions.
10Enfin, cette lecture est fondamentale pour comprendre la dimension transnationale des représentations et des normes de l’éducation à travers les programmes et enjeux politiques. Les profils des experts de l’époque éclairent le design de la notion d’éducation de base. L’éclairage de cette reconfiguration informe sur la façon dont la consultance s’est développée simultanément avec cette représentation de la notion d’éducation globale. L’ouvrage apporte une vision plus complète de l’émergence d’une éducation internationale, dans un contexte d’après-guerre et de décolonisation. Les réussites et les difficultés d’hier révèlent les paradigmes dans lesquels nous sommes inscrits aujourd’hui et desquels nous avons parfois du mal à nous détacher.
Pour citer cet article
Référence électronique
Isabelle de Geuser, « Matasci, D. (2023). Internationaliser l’éducation. La France, l’UNESCO et la fin des empires coloniaux en Afrique (1945-1961) », Recherche et formation [En ligne], Notes critiques, mis en ligne le 03 février 2025, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rechercheformation/9353
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