1En ce premier tiers de xxie siècle, notre société occidentale est confrontée à des défis qui ne se limitent pas, dans les modes d’élaboration des réponses, au seul périmètre de la communauté des chercheurs. Le rapport sur Les sciences participatives en France (Houillier et Merilhou-Godard, 2016) aborde les questions de santé et d’environnement. Ces deux exemples sont intéressants en ce qu’ils combinent : 1) des changements auxquels il s’agit de faire face, 2) des objectifs scientifiques de production de connaissances ou d’innovation clairement articulés à ces problématiques, 3) des enjeux de formation enfin. Alors qu’une diversité de démarches a historiquement associé des chercheurs et des acteurs appartenant à d’autres univers (recherche-action, recherche collaborative, recherche-intervention, recherche partenariale, etc.), le terme de « recherche participative » rencontre aujourd’hui un certain succès. Cette désignation met en avant la participation des personnes concernées, quel que soit leur statut ou leur niveau de formation. Godrie et Heck (2021) évoquent l’influence qu’ont pu avoir dans cet essor les mouvements d’éducation des adultes et leur défense d’un idéal d’émancipation et de démocratie, passant par la reconnaissance des savoirs de chacun.
2Le projet de ce dossier consiste à donner la parole à des chercheurs en éducation qui ont conduit des recherches participatives. L’analyse de leur expérience vise à clarifier les démarches suivies, à questionner les formes de participation en lien avec les objectifs de production de savoirs et de transformation sociale, à mettre en évidence les effets de ce type de recherche sur les participants, sur les pratiques, sur les institutions. Au-delà de cet objectif global, il s’agit de mettre à l’épreuve l’idée selon laquelle les recherches participatives offrent aux institutions ou aux organisations dans lesquelles elles se déroulent, ainsi qu’aux acteurs qui en sont partie prenante, des situations de formation originales qu’il s’agira de caractériser. Nous nous inscrivons ce faisant dans l’orientation générale de la revue, consistant à s’intéresser aux rapports qu’entretiennent recherche et formation.
3Quatre axes sont explorés par les différentes contributions. Le premier axe consiste à s’intéresser aux recherches participatives qui ont pour visée de contribuer à la conception de formations nouvelles. Un deuxième axe s’appuie sur le constat que l’on peut faire d’un « basculement progressif de la formation des adultes du social à l’économique » et de « son entrée dans une véritable économie de service » (Caspar, 2008, p. 31). Il s’agit d’examiner ici la possibilité pour la recherche participative de se constituer en espace de formation alternatif, capable de résister à un adéquationnisme prégnant. Un troisième axe consiste à « remettre à l’étude le rapport entre les formes que l’institution donne à son offre de formation et les finalités qu’elle poursuit au regard d’un projet politique et social » (Albero et al., 2015, p. 11). Cela invite à considérer la recherche participative comme un espace favorisant une réflexion critique sur l’offre de formation et les logiques qui y prévalent, un espace de conscientisation donc, permettant d’envisager des évolutions possibles. Le quatrième axe consiste à interroger la dynamique de formation elle-même, telle qu’elle se manifeste dans une recherche participative.
4Avant de donner quelques éléments de cadrage concernant les recherches participatives, il est important de définir a minima cette notion de « participation » en nous intéressant au lien ambigu qui unit participation et démocratie. À son origine, le terme de « participation » renvoie à l’idée d’engagement dans un dialogue et suppose une forme de partage du pouvoir (André et al., 2012). Venant à la question de la participation citoyenne, les mêmes auteurs mentionnent le contexte de défiance envers les dirigeants et de mise en cause de la démocratie représentative dans lequel celle-ci s’inscrit. Pour Blondiaux (2021), la promotion de la participation citoyenne à la décision publique coïncide précisément avec la crise des démocraties représentatives. L’auteur n’hésite pas à critiquer « […] le fonctionnement d’instances composées de membres soigneusement sélectionnés par la municipalité, pour la plupart d’entre eux déjà élus, et qui délibèrent à huis clos sur les affaires du quartier » (Blondiaux, 2001, p. 45). D’autres vont jusqu’à voir dans cette « mode de la participation », une traduction néolibérale de l’action publique (Bellot et Rivard, 2013). Le terme de « participation » recouvre donc des réalités bien distinctes, et la situation des recherches participatives ne semble guère différente.
5Il ne s’agit pas ici de faire une présentation approfondie de ce que sont les recherches participatives. Chacune des contributions apportera son propre éclairage. Il nous semble toutefois important, en ouverture de ce dossier, d’attirer l’attention du lecteur sur la confusion qui peut exister entre sciences citoyennes et recherches participatives.
6Sur le premier point, une façon d’aborder les choses consiste à rappeler les problèmes inhérents à toute traduction d’une langue à une autre, d’une culture à une autre. Gonzales-Laporte indique ainsi que « “Citizen science” est un terme difficilement traduisible en français, plutôt connues comme sciences citoyennes ou participatives, il s’agit d’expressions qui se rapprochent le plus, mais qui ne reflètent pas véritablement l’âme de ce mouvement » (Gonzales-Laporte, 2014, p. 5). L’auteur précise que dans le modèle anglo-saxon, trois grands types de programmes peuvent co-exister : 1) ceux dans lesquels des scientifiques font appel à des citoyens pour une aide à la collecte de données (crowdsourcing), 2) ceux qui émanent d’une initiative citoyenne et qui s’associent la collaboration de scientifiques, 3) ceux qui sont co-construits dès l’origine et tout au long de la démarche par les scientifiques et leurs partenaires (ibid.). On le constate, le niveau de participation des citoyens n’est pas le même dans les différents cas, ce qui constitue de notre point de vue un premier critère de distinction entre sciences citoyennes (terme plus englobant) et recherches participatives.
7Comme le pointe l’Alliance Athena, les recherches participatives répondent à un double enjeu. Le premier est heuristique : « il s’agit en associant société civile et donc savoirs expérientiels et laboratoires de recherche de produire des savoirs différents, bien sûr par la manière dont ils sont produits mais également par leur objet, leur échelle, leur rapport à l’action » (Alliance Athena, 2015, p. 7). Le deuxième est politique, il renvoie à la « démocratisation de la science », à l’« empowerment des citoyens », « sans oublier la mise sur agenda politique de certains problèmes environnementaux ou sanitaires négligés par les gouvernants » (ibid.). Différentes associations ou organisations revendiquent « la possibilité de se forger une opinion à partir des connaissances scientifiques disponibles et de participer aux choix scientifiques opérés par les organismes spécialisés : c’est alors le caractère public et ouvert de la science comme bien commun qui est souligné » (Roturier, 2019, p. 144). On perçoit ici des liens possibles avec les questions de formation : participer à une recherche c’est à la fois se former aux méthodes et à leurs limites, mais aussi développer les connaissances que l’on peut avoir sur un sujet pour pouvoir faire valoir un point de vue.
8Les recherches participatives soulèvent également un certain nombre de questions, voire de remises en cause. Certains auteurs mettent en garde contre les dérives « relativistes » ou « subjectivistes » de ces recherches qui pourraient contribuer à un « populisme scientifique » (Juan, 2021 ; Olivier de Sardan, 1990). Le Comité national de la recherche scientifique (2021) rejoint cette idée d’une vigilance nécessaire. Sont également pointées des conditions liées aux compétences des participants : « les acteurs sociaux peuvent-ils, sans formation à la démarche scientifique, s’approprier des critères scientifiques et valider les résultats des chercheurs ? De même, les chercheurs sans connaissance du milieu des acteurs, s’approprier les finalités et les critères de validité de leurs partenaires ? » (Brun, 2017, p. 51). Une dernière question qui émerge actuellement et qui est sans doute appelée à s’amplifier est celle de l’évaluation des recherches participatives.
9En ce qui concerne à présent les sciences de l’éducation et de la formation, il semble que l’essor des recherches participatives se nourrit d’un certain nombre de spécificités propres à la discipline. Il rejoint également différents enjeux historiques. Évoquons ainsi l’intérêt porté à l’étude des pratiques éducatives et à leur transformation. Le point de vue selon lequel ces pratiques ne se limitent pas à la mise en œuvre d’un savoir ou d’une prescription, mais constituent un lieu d’élaboration de problèmes et de connaissances nouvelles a amené très tôt les chercheurs et les chercheuses à privilégier des formes de coopération favorisant une relation de confiance avec les praticiens, le partage de préoccupations communes, et intégrant de facto une perspective de formation. Les ERTe (équipes de recherche technologique en éducation) qui se sont constituées à partir de 2001 sont un exemple d’initiatives de ce genre, et l’on souscrit à l’idée selon laquelle : « Le milieu de la recherche en éducation se reconnaît depuis longtemps dans des approches qui mêlent expérimentation et recherche. Ce double aspect est souvent difficilement maîtrisé, il crée cependant les conditions d’un travail en commun de chercheurs et de praticiens » (Casella et Thibault, 2003, p. 1). On pourrait également pointer le fait que nombre de chercheurs et de chercheuses de la discipline ont pu appartenir aux communautés professionnelles avec lesquelles ils réalisent leurs recherches (enseignants, mais aussi soignants ou travailleurs sociaux). Ils ont bien souvent réalisé leur thèse sur ces mêmes terrains, parfois en tant que praticiens-chercheurs. Ce type de recherche préserve dès lors une forme de continuité dans la relation comme dans l’histoire personnelle, sans toutefois nier les différences qui tiennent aux parcours des uns et des autres. Soulignons par ailleurs le fait que, confrontés à la montée en puissance de l’éducation fondée sur les preuves, certains chercheurs soulignent les risques d’une vision réductrice des métiers de l’éducation qui se limiterait aux aspects techniques, au détriment de la dimension politique (Saussez et Lessard, 2009). La recherche participative pourrait être envisagée comme l’acte militant d’un chercheur, visant à préserver le point de vue des praticiens dans la construction de savoirs scientifiques qui les concernent directement, et à défendre à travers les principes mêmes de la recherche participative une conception politique des pratiques d’éducation, de formation et de recherche ajoutons-nous.
10Attachons-nous à présent aux contributions qui composent ce numéro.
11Dans un article intitulé Dispositif de formation à visée émancipatrice et transformative. Une étude de cas en didactique des mathématiques, Anne-Marie Rinaldi, Floriane Wozniak et Sonia Yvain-Prébiski s’appuient sur l’expérience d’une recherche participative pour mettre en évidence la façon dont un collectif composé de chercheuses en didactique et d’enseignants ont fait « corps » pour produire des connaissances scientifiques, « former et se former autrement ». Mobilisant le cadre de la théorie anthropologique du didactique, la recherche participative vise à accompagner des enseignants dans l’élaboration d’une progression pour le cycle 2. Il s’agit donc bien d’une opportunité de formation, mais dans laquelle l’accent est mis sur l’autonomie des professeurs. Parmi les différents résultats communiqués au terme de la recherche, on peut souligner ceux relatifs à l’évolution des pratiques qui tendent à confirmer le caractère émancipateur de la recherche participative.
12Pascal Terrien, Guillaume Ponthieu et Amandine Chevallier-Noël poursuivent le questionnement en proposant un texte consacré à La recherche participative et la transformation de pratiques pédagogiques. Ils s’intéressent aux effets d’un atelier de persévérance scolaire qui s’est déroulé dans un collège en réseau d’éducation prioritaire renforcé (REP+). La participation est ici diversifiée, faisant appel à des enseignants, des chercheurs, des personnels administratifs. La recherche permet d’explorer un certain nombre de questions centrales pour quiconque s’interroge sur l’intérêt des recherches participatives. À titre d’exemple : « Pourquoi solliciter une équipe de chercheurs à propos de la persévérance scolaire quand on est enseignant dans un collège ? » Si les résultats mettent en évidence des effets positifs, ils éclairent également un certain nombre de difficultés propres à ces démarches : la nécessité pour les chercheurs d’intégrer « l’épistémo-compatibilité des analyses », ce qui a pu être pour eux source de formation.
13Dans Former à la communication à travers les interactions entre pairs : la recherche-action comme contribution à l’amélioration du climat scolaire, Olivier Brito et Cédric Laheyne rendent compte d’une recherche participative qui s’est attachée à développer une formation à la communication dans un contexte de dégradation du climat scolaire. La production d’un « diagnostic partagé » tout comme « l’élaboration d’audio-séries » sont envisagées comme un espace de formation susceptible de favoriser le développement d’apprentissages coopératifs (parents, enseignants, direction). Les auteurs mettent en évidence les conditions que requiert une démarche partenariale : une réflexion sur les rôles de chacun qui peut favoriser l’évolution des modes de pensée. Mais ils mettent également en évidence la difficulté à prédire la pérennité de changements observés et le décalage inévitable entre le temps de la recherche et celui de la transformation sociale.
14Éric Tortochot, Noémie Olympio et Caroline Hache s’attachent à étudier les Enjeux épistémologiques et éthiques d’une recherche-action participative dans le développement professionnel d’enseignants d’anglais en CAP. La recherche dont ils rendent compte et qu’ils analysent a mobilisé un collectif d’enseignants, de chercheurs et d’inspecteurs, s’attachant à travailler sur le sujet de l’accrochage scolaire et considérant l’évaluation diagnostique en CAP comme un « objet frontière ». L’analyse des entretiens réalisés permet de développer trois types d’enjeux, le premier relatif au partage du savoir et aux interférences liées aux différentes praxéologies en présence, le deuxième qui vise à éclairer le risque de possibles « trahisons » entre communautés, le dernier s’intéressant aux « conditions et […] limites épistémologiques de l’émergence d’une communauté de pratique » (p. 82).
15Le texte de Corinne Rougerie qui suit s’intitule : Se former à la participation par la « recherche avec » : une mise à l’épreuve de la réciprocité des savoirs. Ancrée en socio-clinique institutionnelle, la « recherche-action collaborative » dont il est fait état se déroule dans le secteur associatif de la protection de l’enfance. L’autrice rappelle que la coopération ne se décrète pas et s’intéresse au caractère plus ou moins participatif des associations de travail qui se constituent. L’article met en évidence le caractère productif de l’analyse collective, mais il insiste aussi sur les conditions à réunir pour favoriser un niveau de confiance suffisant. Si la participation qui se dessine est « tendue, cachée, parfois d’apparat », l’autrice montre qu’elle est aussi « désirée et souhaitée ».
16Martine Gadille, Caroline Vincent, Joséphine Rémon, Maria Antonietta Impedovo, Caroline Corvasce, Virginie Privat-Bréauté et Sylviane Feuilladieu rendent compte dans leur contribution d’Une recherche-action participative à l’épreuve des communautés de pratiques en éducation. Le projet concerne « l’appropriation de la technologie des mondes virtuels éducatifs au collège dans le contexte de poursuite de la réforme du collège unique et de politique du numérique » (p. 102). La recherche étudiée puise sa source dans les travaux menés à la fin des années 1970 qui visaient le changement social en favorisant l’émancipation critique des participants. Son analyse par les autrices vise à expliciter les formes concrètes « prises par la dynamique de formation des savoirs » dans la mise en œuvre de la démarche. La force du réseau socio-technique est soulignée au terme de l’article, ainsi que son rôle dans le soutien de la créativité des participants.
17Dans leur texte, Recherche-Intervention et formation : dynamiques participatives pour accompagner le changement « partenariat en santé », Patrice Lartiguet, Dominique Broussal et Michèle Saint-Jean interrogent la dynamique de formation, telle qu’elle se développe dans le cadre d’une recherche partenariale réunissant chercheurs, praticiens et usagers. Le « faire science avec » se manifeste ici dans le tiers-espace socio-scientifique, propre à la démarche de recherche-intervention étudiée. C’est sous l’angle du croisement des savoirs, conçu comme une interfécondation que la conjonction des dynamiques formatives et participatives est envisagée. Le texte se conclut par la proposition d’une « modélisation du processus de formation à visée émancipatrice par la R-I » (p. 135).
18L’article de la rubrique « Autour des mots de la formation » de Laurent Lescouarch et Nathalie Dupont propose un regard sur les démarches participatives ouvrant sur une diversité d’approches. Le texte permet d’interroger ce faisant les conceptions associées à ces formes de recherche ainsi que les enjeux qu’elles recouvrent pour les acteurs. Après avoir apporté des précisions sur ce que l’on entend par participation, la contribution s’intéresse aux enjeux épistémologiques propres à la production de savoirs participatifs. Les auteurs reviennent ensuite sur la variété d’approches méthodologiques que le terme de recherche participative recouvre et dont les différentes contributions du numéro ont pu donner un aperçu. Le repérage et la stabilisation d’un certain nombre de tensions constituent un temps fort de cette contribution.
19Le numéro se clôt par un entretien avec trois chercheurs ayant une expérience consistante et diversifiée des recherches participatives : Isabelle Goldringer, Jean-François Marcel et Gérard Sensevy. L’échange offre l’occasion de les entendre sur les motifs qui les ont amenés, au cours de leur carrière, à s’intéresser aux recherches participatives. Poursuivant nombre de réflexions qui ont traversé les différentes contributions, ils donnent leur point de vue sur les conditions qui font qu’une recherche peut être qualifiée de participative. La question des effets formatifs de ces recherches est un élément attendu, et ils abordent tous trois la question à partir des conceptions qu’ils peuvent avoir des missions d’un chercheur, des rapports entre science et action, ou entre formation, apprentissage et activité.
20Ce numéro propose aux lecteurs et lectrices un éclairage contemporain sur les recherches participatives telles qu’elles peuvent se mener en sciences de l’éducation et de la formation (SEF), ne cherchant pas à proposer un point de vue normatif sur ces approches mais en assumant au contraire la diversité des conceptions qui co-existent (recherche-action collaborative, recherche-action participative, recherche « avec », recherche-intervention). Ce choix éditorial nous paraît renforcer l’aspect singulier et situé de ce type de démarches, ancré dans des contextes variés, par la mise en évidence de la nécessaire précision et délicatesse dont les collectifs hybrides font preuve pour s’apprivoiser et faire de la recherche ensemble. Quelle que soit leur façon de se définir, il semble que ce qui réunit ces contributions réside dans l’intention de produire, par la recherche en SEF, des résultats permettant l’évolution de pratique(s) et parfois du rapport au monde des acteurs qui les constituent. Ainsi, au terme de ce parcours de lecture, nous souhaitons que les lectrices ou les lecteurs, quel que soit leur statut (chercheur, formateur, étudiant, praticien, usager), soient en mesure de se faire un avis plus éclairé, de revisiter leur propre expérience et de se projeter dans de futures recherches qui ne manqueront pas de nourrir de façon singulière les rapports à la fois complexes et riches qui se nouent entre recherche, participation, formation et changement.