- 1 HarmoS : accord intercantonal sur l’harmonisation de l’école obligatoire voté par référendum en 200 (...)
- 2 Confédération des directeurs cantonaux de l’instruction publique.
1Au moment où nous écrivons ces lignes (mai 2010), la formation des instituteurs genevois, dont la section des sciences de l’éducation est responsable depuis 1996, se voit désormais confiée à un Institut universitaire de formation des enseignants (IUFE). La création de cet institut fait suite à près de cinq années de débats politiques mettant en cause la crédibilité de la formation universitaire des enseignants. En arrière-fond, s’ajoute un programme fédéral d’harmonisation des pratiques évaluatives basées sur des standards de compétences attendues des élèves de l’école obligatoire. Les textes institutionnels relatifs à ce large programme (intitulé HarmoS)1, stipulent que « les institutions de formation des enseignants et les didacticiens devront intégrer les modèles de compétences et leur cadre de référence à leurs approches disciplinaires et à leurs programmes de formation » (CDIP2, 2004, p. 1).
2Prescription sans doute naïve, comme le soulève Bain (2008), selon laquelle des standards garantiraient l’efficience des systèmes éducatifs, tout autant que la qualité de la formation des enseignants. Mais ce projet d’harmonisation peut présenter des dérives à la fois pour la formation, pour la recherche en éducation et pour la profession. Celles-ci pourraient se voir inféoder à des visions technocratiques et économistes de l’école, contre lesquelles s’insurgent des chercheurs comme Herzog (2008). Entre autres, le pilotage des systèmes par les outputs que les enseignants se verraient obligés de mettre en application, contribuerait à priver ceux-ci de leur professionnalité (Bain, 2008 ; Crahay, 2008 ; Maroy & Dupriez, 2008 ; Herzog, 2008).
3Historiquement parlant, les tentatives de placer les sciences de l’éducation au service des idéologies et orientations politiques ne sont pas neuves. C’est en tension entre l’autonomie de la recherche scientifique et les attentes sociales que les sciences de l’éducation se sont construites. Cette tension est même la condition du développement des sciences de l’éducation (Schneuwly, 2008) en ce qu’elle les pousse à attester en même temps de leur rigueur scientifique et de leur vertu praxéologique. Du côté de la profession elle-même, si la tentation politique est grande de produire un « enseignant “réformé” dont la pratique repose sur des objectifs à atteindre et le calcul du “coût” en lien avec le résultat obtenu » (Osborn, 2008), « le changement des pratiques professionnelles des enseignants est peu susceptible d’être accompli par la seule imposition de directives émanant du centre » (ibid.).
4Ceci d’autant plus, pensons-nous, si la profession est formée dans le terreau des sciences de l’éducation dont la multiréférentialité empêche toute standardisation véritable. Les dispositifs de formation théorico-pratique qui prévalent à Genève depuis 1996 sont ancrés dans cette pluralité des sciences de l’éducation. Cela posé, quel rapport cet ancrage permet-il d’entretenir avec un pilotage externe qu’il ne s’agit pas de diaboliser (Tardif, 2008) mais plutôt d’envisager de manière dialectique, pour reprendre le terme de Schneuwly (ibid.) ? C’est ce que cet article souhaite mettre en débat.
- 3 Du degré primaire, y compris les classes enfantines (préscolaires).
- 4 Formation en quatre années, la LME fait place à partir de la rentrée 2010-2011 à un baccalauréat en (...)
5En 1996, le Département de l’instruction publique (DIP) délègue la formation des instituteurs3 à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation qui crée alors sa Licence mention enseignement (LME)4. Cette étape historique consacre l’universitarisation de la formation à la suite d’un long processus (Hofstetter & Schneuwly, 2007) négocié tout au long du XXe siècle entre instances universitaires, instances politiques et corps enseignant. Dès le départ, des universitaires sont impliqués dans ce mouvement. Claparède, Bovet, Piaget, pour ne citer que certains des précurseurs les plus célèbres, contribuent tous à leur manière à promouvoir une approche résolument scientifique des phénomènes éducatifs - avec à Genève comme ailleurs, une forte prégnance de la psychologie. Cette approche succède à l’idéal fondateur porté notamment par Claparède, d’articuler la pédagogie - ou, à l’époque, « la » science de l’éducation - et la formation professionnelle, en installant celle-ci dans la recherche empirique sur le terrain.
6À l’époque où elle crée la LME, la Section des sciences de l’éducation (SSED) s’est affranchie de la seule psychologie comme discipline de référence. Les sciences de l’éducation sont devenues un champ à part entière. Pluridisciplinaire, ce champ intègre en son sein les didactiques qui ont entamé leur propre processus de disciplinarisation.
- 5 L’accès à un poste dans la division spécialisée sera à l’avenir subordonné à l’obtention d’une maît (...)
7Le temps de « l’école d’application » qui a prévalu dans l’ancienne formation pédagogique des enseignants est passé. Des formes sophistiquées d’alternance se mettent en place selon un principe de collaboration avec des milieux de pratique diversifiés. Les étudiants sont formés à enseigner toutes les disciplines scolaires, dans les divisions ordinaire et spécialisée, dans tous les degrés de l’école primaire, et dans les différentes configurations géographiques et sociales de l’espace scolaire. La polyvalence d’un « praticien généraliste de haut niveau » sous-tend le programme5.
8Ainsi, les sciences de l’éducation constituent désormais le champ de référence, vaste et pluriel, dans lequel s’inscrit la formation universitaire des enseignants primaires genevois. En même temps, la vocation professionnalisante de cette formation donne à l’administration scolaire un droit de regard sur ce champ disciplinaire qu’elle considère comme un instrument de sa politique : « si tant est qu’elle lui concède une pertinence, celle-ci réside avant tout dans sa mise au service de l’instruction publique, la fonction critique du champ disciplinaire, au vu de l’importance des enjeux sociaux de l’éducation, lui étant rarement reconnue » (Hofstetter & Schneuwly, 2007, p. 448). Mais en même temps, la composition du personnel enseignant et encadrant de la LME incorpore - hormis les professeurs qui appartiennent déjà à la SSED au moment de la création de cette licence - des chargés d’enseignement dont l’identité s’inscrit souvent à la fois dans la profession (anciens instituteurs, pour une bonne partie) et dans la formation universitaire. Tous formés en sciences de l’éducation à l’université, ils contribuent à développer une masse critique face aux pressions des instances externes.
9De fait, de 1996 à aujourd’hui, les transactions entre les représentants universitaires de la formation et les instances politico-administratives et professionnelles n’ont de cesse d’inventer divers arrangements. Des structures de coordination intègrent la profession représentée par la Société pédagogique genevoise (SPG). Les rôles de chaque partie sont a priori bien distincts. Pour dispenser la formation théorique tout en préparant à la profession, la LME recourt à un référentiel interne de compétences professionnelles (voir plus loin). Pour suivre les nouveaux enseignants durant les deux années de période probatoire qui précèdent leur nomination, la direction de l’enseignement primaire utilise son propre référentiel (ou « guide méthodologique » pour l’accompagnement et l’évaluation de l’entrée dans le métier). De son côté, la SPG veille aux équilibres entre les attentes de la profession elle-même et la formation universitaire - dont elle soutient par ailleurs la mission scientifique et critique. Néanmoins, cette partition des rôles n’empêche pas l’existence de territoires poreux, et cela engendre des transactions dans lesquelles se confrontent des logiques différentes.
10La question des référentiels de compétences est à cet égard emblématique. L’employeur souhaiterait la mise en place d’un référentiel unique de compétences professionnelles dès la formation initiale. Ce n’est pas en soi l’idée d’un référentiel unique qui pose problème - d’autant plus que les compétences définies de part et d’autre se ressemblent fortement - mais plutôt l’objectif assigné à son usage. Pour les concepteurs du programme académique, le référentiel est un outil d’évaluation qui doit soutenir des régulations progressives de compétences en voie d’acquisition. Pour l’employeur, l’enjeu d’un référentiel unique serait de pouvoir disposer d’un bilan de compétences acquises dès les entretiens de postulation qui se déroulent au bout de la dernière année de formation. En d’autres termes, le référentiel unique servirait d’outil de sélection des meilleurs candidats avant même qu’ils aient terminé leur formation. Entre logique formative et logique productive, le défi pour les formateurs est certes d’assurer l’acquisition de compétences clés, mais en faisant un pari sur la capacité des enseignants à augmenter leurs compétences au-delà de leur formation initiale. Ce pari implique des formes d’évaluation non limitées à une certification orientée par un principe de sélection, mais inscrites dans un processus de développement professionnel à long terme des futurs enseignants.
11Cette fonction d’évaluation régulatrice et progressive est attendue également des formateurs de terrain. Ces enseignants participent à la formation en accueillant les étudiants en tant que stagiaires et non en tant que « presque collègues ». Bien sûr, ils sont conviés à juger la capacité des stagiaires à enseigner et tenir une classe. Mais leur jugement est censé s’exercer selon un curriculum impliquant une progression et des objectifs qui ne se superposent pas à des critères immédiats d’employabilité. Certes, la formation à l’université vise à former des enseignants aptes à assumer leur cahier des charges dès leur entrée dans la profession. Mais elle revendique le principe de la durée de la formation de base en tant qu’elle assure une étape du développement professionnel.
12Un autre élément de tension, plus implicite, concerne la nature des savoirs qui sous-tendent la définition de compétences professionnelles, entre le fondement épistémologique de ces savoirs et leur portée praxéologique. La comparaison des discours des étudiants décrivant les compétences et savoirs qu’ils mobilisent dans leurs stages est intéressante pour problématiser cette tension. Celle-ci se manifeste dans les choix d’analyse des étudiants, entre le recours à des prescriptions externes et le recours à des savoirs issus de la recherche. C’est le cas dans l’usage de la notion de différenciation pédagogique, souvent utilisée, notamment en lien avec leurs stages menés dans l’enseignement spécialisé (Vanhulle, 2009). En se référant au cahier des charges de l’enseignant fixé par le canton, certains définissent la différenciation comme la manière de favoriser la meilleure progression des apprentissages en conduisant chaque élève à son rythme et par le cheminement qui convient à la maîtrise des objectifs. D’autres adoptent une autre approche, davantage ancrée dans les savoirs transmis par la formation académique. Cette approche mise sur l’hétérogénéité du groupe-classe comme espace de différences mais aussi d’interdépendances, lesquelles constituent un point d’appui pour éviter l’individualisation exagérée des apprentissages scolaires. Les deux références ne se contredisent pas nécessairement, et du reste, la prescription officielle vise clairement le soutien aux élèves présentant des difficultés et des troubles d’apprentissage. Mais son appropriation par les étudiants, s’ils n’en analysent pas les liens avec les apports de la recherche qui poussent à éviter la confusion entre différenciation et individualisation, peut les mener à une dérive : la stigmatisation des plus faibles et le renforcement d’inégalités devant les acquis scolaires. Surtout dans un contexte général, à Genève comme ailleurs, où une tendance à la médicalisation des difficultés d’apprentissage tendrait à se substituer à la capacité des enseignants à faire face aux différences inter-élèves par des formes d’intervention éducative scientifiquement fondées.
13Les compétences définies dans le référentiel genevois peuvent être résumées de la sorte : l’enseignant maîtrise les savoirs à enseigner et sait comment s’y prendre pour les enseigner, construire des supports et matériaux didactiques adéquats, planifier ses interventions ; il sait gérer la classe et organiser les conditions psychosociales et spatiotemporelles favorables à l’apprentissage ; il sait prendre en compte les caractéristiques des élèves et les différences interindividuelles ; il parvient à se situer dans un curriculum, un programme qu’il respecte en souplesse et en adaptation à son contexte de travail ; il a développé une conscience politique et éthique de son rôle dans la société ; il sait s’adapter aux demandes sociales et parentales tout en conservant une lucidité critique sur le programme et les contenus qu’il lui est prescrit de suivre ; il sait travailler en équipe et s’impliquer dans des processus collectifs innovateurs ; ses stratégies d’enseignement incorporent les technologies de l’information et de la communication, etc.
14Vaste projet, qui ne peut prendre sens que dans la durée, dans l’expérience, et sur une base solide et large de connaissances en sciences de l’éducation. Pour les concepteurs à l’origine du programme LME (voir, par exemple, Perrenoud, 1999), leur appropriation nécessite également des démarches réflexives à travers lesquelles le futur enseignant apprend à donner du sens à ses pratiques et à élaborer les fondements d’une identité professionnelle. Cette double acquisition de savoirs scientifiques et de démarches réflexives est censée forger la capacité des étudiants à interroger les fondements épistémiques et pratiques, ainsi que les finalités et valeurs qui orientent les compétences.
15Ancré avant tout dans les sciences humaines et sociales, très ouvert, ce référentiel ne donne pas d’indications quant aux « processus cognitifs médiateurs mis en œuvre dans l’apprentissage et tout particulièrement les conditions didactico-pédagogiques auxquelles recourt l’enseignant pour les susciter » (Lenoir, 2008, p. 316). Dans ce sens, le référentiel ne peut se suffire à lui-même. Des balisages plus précis sont nécessaires sous peine de miser à l’excès sur la capacité des étudiants à construire seuls des savoirs professionnels qui leur permettent de mobiliser les compétences adéquates dans des situations concrètes de travail. Quels sont ces balisages ?
16D’une part, la formation est organisée par une subdivision en deux domaines, celui des didactiques et des disciplines dites transversales, à l’intérieur desquels des savoirs de référence et des gestes professionnels sont spécifiés. D’autre part, des dispositifs sont aménagés pour travailler l’intégration des apports de ces domaines, notamment des séminaires d’analyses des pratiques où collaborent des formateurs didacticiens et transversaux. Quant à la formation en milieu scolaire, elle s’échelonne depuis une alternance entre les cours et des interventions ciblées dans des classes primaires pour chaque domaine jusqu’à des stages en responsabilité complète qui doivent répondre à des objectifs tant didactiques que transversaux, et qui se déroulent sous le regard de formateurs de terrain. Le modèle général est celui d’une alternance intégrative par étapes (Perréard Vité & Leutenegger, 2007).
17Malgré ces dispositifs intégrateurs et l’organisation progressive de la responsabilité dans les classes de stages, nous constatons qu’entre les savoirs de référence académiques multiples qui leur sont proposés et leurs expériences de terrain, les étudiants peinent à formuler les savoirs professionnels qu’ils s’approprient (Vanhulle, Balslev & Tominska, à paraître ; Buysse & Vanhulle, 2009 ; Vanhulle, 2009). Cette difficulté s’explique par la multiréférentialité même des savoirs qu’ils doivent s’approprier, et elle va en s’accroissant à mesure que les étudiants se confrontent aux réalités des classes, d’un contexte de stage à l’autre. Paradoxalement, les sciences de l’éducation qui constituent les systèmes de référence pour former des professionnels de l’enseignement n’y arrivent pas de manière immédiate. Parce que leur multiréférentialité et la diversité des situations de travail reflètent la complexité du métier, elles ne peuvent s’instrumentaliser facilement. C’est pour cette raison que les étudiants peuvent devenir progressivement des professionnels compétents, si tant est que les compétences se fondent sur des démarches réflexives et de conceptualisation. Le paradoxe devient alors heuristique parce qu’il oblige à explorer les fondements de la recherche et de la découverte empirique sur le terrain.
18Durant les stages, lors d’entretiens formatifs puis certificatifs, le stagiaire, son formateur de terrain et le formateur universitaire le supervisant, sont munis de documents guidant l’évaluation. Ces documents, dont celui que nous allons évoquer, s’inspirent du référentiel de compétences tout en le spécifiant. Le guide d’évaluation dont il est question ici, se subdivise en rubriques : gestion de la classe ; organisation de la vie quotidienne ; gestion de l’autorité ; mise en œuvre de l’enseignement dans la classe (conception et conduite des activités) ; développement des relations avec les partenaires (les élèves et le groupe classe, le formateur et les autres partenaires) ; implications et attitudes personnelles. Ces rubriques se déclinent selon des items qui correspondent à la répartition des domaines de formation didactiques et transversaux, et à l’identification de sous-domaines dans ces deux grandes entités. Les énoncés de ce document sont le fruit de co-élaborations successives entre les formateurs universitaires attachés à ces domaines, et d’ajustements avec des formateurs de terrain. Ces collaborations ont pour effet de porter sur presque chaque énoncé une pluralité de références. Les deux exemples suivants le montrent.
19Dans la rubrique « gestion de la classe, organisation de la vie quotidienne », on trouve l’item « choisir et organiser les formes les plus appropriées de gestion des activités (travail individuel, par duo, en groupe, en collectif…) ». Cet énoncé implique des savoirs de référence transversaux : capacités de gestion et d’organisation du travail scolaire selon des impératifs spatiotemporels et sociaux, de compréhension adéquate de la dynamique d’un groupe-classe, de l’importance du climat dans lequel se déroulent des activités variées, d’animation, etc. En même temps, il sous-entend des liens avec les raisons didactiques pour lesquelles des formes de gestion et d’apprêt des tâches (étapes, modalités de travail individuel ou en groupes, etc.) sont privilégiées plutôt que d’autres. En d’autres termes, l’étudiant qui conceptualise sa pratique doit pouvoir expliciter en quoi certaines stratégies de gestion de la classe peuvent faciliter la mise en relation des élèves avec les objets enseignés.
20Dans la rubrique « mise en œuvre de l’enseignement », plus spécifiquement définie à partir des domaines didactiques, on trouve l’énoncé « évaluer les progrès et les difficultés des élèves de manière formative ; leur fournir un feedback régulier ». Celui-ci en appelle nécessairement à des savoirs de référence didactiques mais aussi aux recherches propres au domaine transversal qui contient des cours relatifs à l’évaluation et à la régulation des apprentissages scolaires.
21Cette recherche de liens entre des savoirs issus de différentes approches est nécessaire à l’étudiant pour analyser ses pratiques en termes de finalités, de motifs imprimés à l’action, de résultats escomptés et d’effets obtenus ; tout cela en prenant en compte les réalités propres au contexte de la classe et les événements qui ont facilité ou entravé l’enseignement et les apprentissages. Cette approche est exigeante, complexe et nécessite la collaboration entre l’étudiant et ses formateurs.
22Cette collaboration fait de l’analyse de pratiques partagée, une activité interdiscursive et intersubjective. En effet, les savoirs convoqués, les interprétations des événements, les manières de formuler des obstacles, des explications ou des solutions peuvent être multiples et varier selon les partenaires et les situations de travail. C’est dans cette intersubjectivité discursive que se déploie l’élaboration de savoirs professionnels.
23Le guide que nous venons d’évoquer, parce qu’il permet de croiser des entrées plurielles dans la construction de savoirs professionnels, est alors potentiellement un outil dynamique de référentialisation (Figari, 2006). Ce qu’il permet de discuter et d’approfondir, ce sont les référents à partir desquels ces savoirs professionnels sont proposés par l’étudiant à des formateurs évaluateurs qui le soutiennent et l’interpellent. Cette référentialisation est cadrée par des savoirs de référence scientifiques et pratiques, tout en ouvrant la porte à la créativité intellectuelle, parce que les savoirs professionnels sont les produits d’une activité, sociale et située, de construction.
24Pour illustrer ce dernier point, prenons à nouveau un exemple issu de nos recherches (Vanhulle, Balslev & Tominska, à paraître). Cette analyse d’un entretien d’évaluation de stage entre une formatrice de terrain (FT), une formatrice universitaire (FU) et une stagiaire (S) concerne les processus intersubjectifs à travers lesquels des savoirs professionnels se (re) configurent chez la stagiaire au fil des échanges.
25De manière récurrente, la FU se base sur un document académique qui complète le guide d’évaluation en fixant les objectifs spécifiques du stage concerné - centré sur les didactiques - pour interpeller la stagiaire à propos des objectifs d’apprentissage qu’elle vise en proposant telle ou telle tâche aux élèves. S se limite à narrer le déroulement de ses activités, sans répondre à la question des objectifs de manière directe et explicite. En fait, elle y répond d’une manière implicite et diluée au fil de la présentation de sa pratique. FU et S se situent dans des mondes différents de référence. FU se rapporte constamment aux contenus prescrits par le document académique ; S se rapporte à l’activité de travail et à sa temporalité, qu’elle s’évertue à reconstituer, mettant en avant les réactions des élèves et ses manières de s’y ajuster on line. C’est l’impasse : deux univers de significations se juxtaposent.
26Enfin, une « zone de compréhension commune » (Balslev, 2007) s’établit, dans laquelle FT intervient de manière soutenue. Un objet émerge, la gestion de l’hétérogénéité des élèves, à partir d’une question posée par FU : « Comment faire pour ne pas larguer les élèves en difficulté ? ». FT, FU et S se penchent alors sur les travaux des élèves pour analyser les différences entre leurs performances et comprendre les difficultés de certains enfants. De cette dynamique partagée ressortent les acquis théoriques et le niveau de capacité de S à les intégrer dans une pratique motivée par des intentions et des buts professionnels explicites. Le guide pour l’entretien quitte sa fonction de simple contrat fixant des critères d’évaluation pour faire place à une fonction régulatrice, d’aide à la construction de savoirs professionnels. Il offre alors un cadre à partir duquel les points de vue et les références théoriques et pratiques proposées par les formatrices peuvent médiatiser un travail d’organisation de la complexité.
27Avec l’installation récente de l’IUFE, le pouvoir politique et administratif s’impose plus que jamais comme partenaire à part entière dans la conception du curriculum de formation initiale. Des incidences en découlent d’ores et déjà : l’injonction de renforcer la didactique de l’allemand dans le cursus et d’y installer celle de l’anglais en vertu d’orientations intercantonales récentes ; l’implantation fédérale des standards HarmoS pour former et évaluer les compétences attendues des élèves selon les degrés de la scolarité obligatoire et l’implantation d’un Plan d’études romand (PER) qui harmonise les curriculums, avec l’injonction faite à la formation d’y préparer les enseignants.
28Quelles conditions mettre en avant pour une formation de haut niveau qui prépare les enseignants à participer de manière créative à l’efficience du système scolaire plutôt qu’à la simple - et très hypothétique - mise en application de pratiques fondées sur ces outputs ?
29Au-delà de deux logiques, l’une avant tout productive et basée sur la sélection précoce des meilleurs candidats à l’enseignement, et l’autre avant tout formative et basée sur un principe de développement à long terme, un consensus peut se construire quant aux compétences professionnelles attendues en fonction d’étapes successives : au fil de la formation initiale, à la sortie, au moment de la postulation, au moment de la période probatoire, en cours de carrière. Mais un référentiel de compétences professionnelles ne peut stimuler des pratiques réfléchies que si elles sont reliées à des savoirs de référence à propos de l’apprentissage et de l’enseignement que les enseignants doivent pouvoir intégrer progressivement dans leurs savoirs professionnels.
30Ces savoirs professionnels se composent de savoirs théoriques travaillés en fonction de leur caractère heuristique, et de savoirs émergeant de l’expérience subjective et de l’analyse de l’activité enseignante à partir des situations de travail. En formation initiale, si des zones de compréhension entre les formateurs et les étudiants s’établissent les savoirs professionnels se construisent d’autant mieux. Leur construction relève ainsi d’une mise en discours intersubjective, essentielle pour élucider les fondements, les buts, les valeurs et les techniques reliés à l’activité de travail. La multiréférentialité avec laquelle les étudiants ont à composer, trouve alors sa résolution dans des formes de référentialisation, dans une négociation de sens qui consiste notamment à organiser la complexité, à en cerner les paramètres.
31Cela passe par la nécessité de problématiser avec les enseignants en formation les savoirs offerts par les sciences de l’éducation : d’où viennent-ils, quelle est leur « épistémie », pourquoi apparaissent-ils à un moment donné dans les programmes académiques et scolaires, à quelles attentes sociales répondent-ils, ou non, quelles implications pour les pratiques peuvent-ils drainer ? Entre autres enjeux, l’harmonisation du système éducatif doit être questionnée autant en termes de risques que de chances pour une école équitable et non productrice de mécanismes d’exclusion.
32La formation est l’espace transactionnel dans lequel peut se déployer cette problématisation. Par sa multiréférentialité théorique et pratique, elle ne peut soutenir une fabrication de l’enseignant professionnel contrôlée (Popkewitz & Novoa, 2001). Elle s’associe au contraire à la formation de la pensée critique et de la créativité. Si les enseignants sont rompus à ce type de démarche, on peut gager que l’usage qu’ils feront des standards n’entravera en rien leur sens de la complexité que leur travail même leur rappelle jour après jour.
33Quels nouveaux rapports de force se dessinent entre l’université et le politique ? Au bout de cinq années de débats houleux, les parlementaires attendent que l’IUFE leur rende des comptes sur ses orientations pour la formation et sur leur pertinence sociale, sans remettre en cause l’autonomie académique de l’université. Toute la symbolique des transactions qui existent depuis plus d’un siècle quant à la formation des enseignants, est contenue dans cette dualité. Puisque ce rapport est dialectique comme nous le disions en introduction, tout est donc en place pour que les sciences de l’éducation continuent à se développer et, avec elles, une formation qui ne nie pas la légitimité du pilotage externe tout en continuant à exercer sa fonction critique dans le cadre du nouveau partenariat.
VANHULLE S., BALSLEV K. & TOMINSKA E., (à paraître). « Une approche discursive de la reconnaissance en situation d’évaluation de stages », in J.-M. De Ketele & A. Jorro (dir.), Reconnaissance de la professionnalité émergente, Bruxelles : De Boeck.