1Ce texte expose un retour critique collectif de l'équipe CARAP sur les actions qui ont été menées par ses membres – avec l’appui de deux institutions européennes (le Conseil de l’Europe et parfois l’Union européenne ; désormais UE et CE) et de certaines institutions nationales –, actions qui tentent de donner aux enseignements linguistiques une visée « plurielle » à la fois pratique et éducative. Le texte inclut des considérations relatives aux institutions et au travail mené en lien avec elles ainsi qu’aux orientations des « approches plurielles » (désormais : AP – cf. de Pietro et Gerber 2015). Il défend l’idée que l'enseignement des langues a bien évidemment un rôle fondamental à jouer pour faciliter la communication entre les individus et entre les communautés, mais pour autant toutefois qu'il ne se contente pas d'une approche utilitariste et qu'il adopte en même temps une perspective éducationnelle ouverte à la pluralité.
2Pour nous en tenir au domaine des didactiques des langues, et indépendamment des jugements parfois divergents que chacun des membres de notre équipe peut avoir sur les politiques menées par l’UE, nous pensons que l’image du rôle des institutions européennes repose parfois sur une analyse trop unilatérale, tenant plus de l’apriori que de l’examen des textes et des actes. L’expérience collective d’au moins une vingtaine d’années de projets menés en lien avec l’UE et le CE nous conduits à affirmer que leur rôle ne saurait être réduit à celui d’une courroie de transmission d’une politique néo-libérale, vectrice d’idéologies éducatives étroitement utilitaristes. L’acceptation de nos projets par ces instances ne relève pas du hasard et du malentendu : elle correspond à des orientations explicitement formulées par ces institutions, que ce soit dans divers textes ou déclarations ou dans le contenu des appels à projets.
3Tout cela ne peut se comprendre que si l’on accepte la complexité et si l’on admet qu’il puisse y avoir au sein des politiques de telles institutions des contradictions internes, qu’il conviendrait de mieux étudier plutôt que d’ignorer. Ces contradictions conduisent ces institutions à soutenir à la fois, dans un équilibre difficile, d’une part des orientations soucieuses d’un vivre ensemble respectueux des différences et visant à la promotion des compétences et connaissances de chaque individu, et, d’autre part, des démarches liées à l’idéologie du marché et de la compétition, insensibles à la dimension éducative globale de l’école.
4Parmi les avantages liés à un travail dans des projets européens (outre les nombreux échanges avec des collègues de cultures didactiques variées et les financements), nous retiendrons en particulier la possibilité offerte par les institutions européennes de contourner « la mainmise des politiques du haut » (cf. les termes de l’appel à contribution pour le débat participatif dans lequel s’inscrit ce texte) sur le plan national. Il est clair pour nous que des projets innovants comme le projet Evlang (Éveil aux langues à l’école primaire – cf. Candelier et al., 2003) en 1997 (financé par l’UE) ou le projet CARAP en 2004 (financé par le CELV) n’auraient eu aucune chance d’être soutenus à l’époque par les autorités éducatives dans la quasi-totalité des pays européens, à l’exception notable de la Suisse (soutien au projet Evlang et, à l’interne, au projet EOLE – Éducation et ouverture aux langues à l'école ; http://eole.irdp.ch/eole/). Aujourd’hui encore, il existe plusieurs pays où de tels projets ne seraient pas même envisageables.
5Les institutions européennes exercent elles aussi une « mainmise du haut » mais, par la rencontre de pays aux orientations variées, le jeu en devient plus ouvert. Il s’avère également que le travail avec les institutions européennes permet de donner une place plus grande à des recherches menées dans d’autres langues que l’anglais et aux orientations spécifiques qu’elles peuvent prendre. Cela est indéniable pour le CE, mais toutefois bien moins sûr pour l’UE, où les écrits des expert.e.s restent marqués par une centration souvent exclusive sur les contributions et traditions anglophones – y compris dans des documents récents allant pourtant dans le sens préconisé dans les AP, tels que la Recommandation du Conseil relative à une approche globale de l’enseignement et de l’apprentissage des langues (https://ec.europa.eu/education/education-in-the-eu/council-recommendation-improving-teaching-and-learning-languages_fr).
6Par ailleurs, notre équipe tient à souligner l’importance du soutien d’acteurs du terrain dont elle a pu bénéficier et qui ont un rôle fondamental à jouer dans la perspective d’un « vivre ensemble » dans un environnement plurilingue et interculturel. L’action d’enseignant.e.s engagé.e.s et d’associations, telles que DULALA (« D’une langue à l’autre » - https://www.dulala.fr/), voire de bibliothèques interculturelles, comme en Suisse, participe de manière décisive au développement de la réflexion collective, telle qu’elle est conduite notamment au sein de l’association internationale EDiLiC (« Éducation et diversité linguistique et culturelle » - https://www.edilic.org/).
7Les orientations des travaux didactiques menés par l’équipe CARAP s’inscrivent clairement dans le cadre du questionnement proposé par les organisatrices et organisateurs du débat participatif. Elles interrogent le rôle des langues - de toutes les langues, quels que soient par ailleurs leur statut sociolinguistique et leur valeur dans le marché des langues –, des modalités possibles de leur prise en compte, de leur transmission et de leur appropriation dans le contexte européen d’aujourd’hui. L'originalité de ces orientations, et leur intérêt, tient en particulier à la volonté explicitement affirmée d’une part de faire travailler les élèves avec et à travers la diversité des langues et des cultures (cf. définition des approches plurielles - https://carap.ecml.at/Keyconcepts/tabid/2681/language/fr-FR/Default.aspx), d’autre part de concilier une approche centrée sur le développement de compétences communicatives en contexte multilingue et une approche éducationnelle centrée sur les connaissances, attitudes et représentations langagières des élèves et visant une ouverture à la différence et à la diversité. Ces propositions concernent tous les élèves : une éducation plurilingue globale, en effet, doit leur permettre à toutes et tous de développer, dans un processus dynamique, leur répertoire « déjà-là » en y intégrant de nouveaux apprentissages langagiers.
8Nous sommes convaincus ce faisant de répondre de manière pertinente aux besoins actuels des individus et des sociétés confrontées à la multiplication / diversification des contacts sociaux et à la nécessité de développer un vivre ensemble aussi équitable et harmonieux que possible. L’enseignement des langues ne peut selon nous se contenter de prendre en compte et renforcer les langues déjà dominantes en déniant aux autres – ainsi qu’aux locutrices et locuteurs qui en sont les porteurs – la légitimité sociale, cognitive et identitaire à laquelle elles/ils ont droit.
9Un regard autocritique porté sur les réalisations qui constituent notre bilan nous montre que plusieurs défis doivent être encore relevés. Nous nous y sommes d’ores et déjà employés, en soutien au mouvement, nettement perceptible, qui conduit aujourd’hui plusieurs pays et régions à introduire les approches plurielles ou plus généralement la didactique du plurilinguisme dans leurs curriculums.
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Les approches plurielles, dans chaque contexte national, régional ou institutionnel, se doivent en effet de s'adapter aux contraintes – entre autres règlementaires, temporelles, matérielles, sociales, idéologiques – auxquelles les enseignant.e.s ont à faire face et dont elles ou ils témoignent. Pour ce faire, elles doivent s’efforcer de prendre en compte les difficultés que révèlent leur diffusion et leur mise en œuvre.
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Elles doivent, mieux qu’elles ne l’ont fait jusqu’alors, montrer qu’elles n’oublient aucunement les missions utilitaires de l’enseignement, censé former les élèves à la maitrise pratique de certaines langues en vue, en particulier, de leur insertion professionnelle. Elles doivent notamment rappeler l’apport concret de la didactique de l’intercompréhension (Conti et Grin, 2008) à de telles missions et s’efforcer de rendre plus perceptible l’articulation entre le développement des compétences de communication et l’aspect éducationnel de leurs démarches.
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Une telle amélioration passe notamment par une clarification de l’articulation didactique et temporelle entre approches plurielles et singulières, ces dernières étant centrées de façon isolée sur la seule langue présentement objet d’enseignement et d’apprentissage. Les AP ne doivent pas être perçues comme un plus que l’on ne pourrait se permettre d’ajouter à un programme le plus souvent déjà très chargé : Elles doivent résolument être intégrées, notamment par des matériaux d’enseignement adaptés, dans l’enseignement ordinaire.
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Elles doivent prendre en compte – en particulier dans la formulation des descripteurs du CARAP – certaines évolutions récentes qui ont marqué les conceptions de l’interculturel.
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Les approches plurielles doivent aussi mieux mettre en évidence leur transversalité, qui touche l’ensemble des dimensions linguistiques et culturelles du curriculum, sans se limiter aux domaines traditionnels des enseignements de langues. Les autres disciplines sont aussi concernées, que ce soit par la question, déterminante pour la réussite du plus grand nombre, de la langue utilisée dans leur enseignement ou par celle d’une nécessaire décentration et multiplication des perspectives, favorable à la construction des concepts et à une compréhension plus large du monde (par exemple en histoire ou géographie, par un travail avec des textes en plusieurs langues).
10L’enseignement des langues doit considérer le développement des technologies numériques comme une occasion de repenser en permanence ses objectifs et ses démarches ainsi que le choix des activités qu’il convient de mener plutôt en groupe classe, en présentiel ou à distance. Cela suppose une prise en compte de l’apport de ces technologies à la fois en tant que supports des activités d’apprentissage et en tant que supports d’échanges communicatifs à distance s’ajoutant aux échanges en présentiel.
11Mais cela suppose aussi une vision plus large des besoins éducatifs auxquels l’enseignement des langues se doit de répondre, en lien avec les évolutions de nos sociétés, selon des voies que les approches plurielles se sont déjà efforcées d’emprunter. Cela pourrait / devrait le conduire à renforcer l’attention apportée au développement de la compétence d’apprentissage et à recentrer les activités de classe autour de certaines démarches et activités :
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Intégration d’échanges authentiques avec des locuteurs de la langue cible (en présentiel ou à distance) dans le processus d’apprentissage (cf. pédagogie des échanges) – voire avec des locuteurs de langues variées en exploitant alors des stratégies de communication plurilingues : intercompréhension (y compris grâce à l’usage remarquable des technologies numériques proposé dans ce domaine), médiation par une langue tierce, traduction, reformulation…
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Développement de compétences « entre les langues », qu’elles soient d’ordre métalinguistique (comparaison) ou linguistique (utilisation alternée de plusieurs langues ou variétés, passage d’une langue / d’une variété de langue à une autre, médiation linguistique, stratégies d’intercompréhension, « trans- ou plurilanguaging »).
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Développement des compétences et attitudes nécessaires aux échanges en contexte d’altérité, dans leurs dimensions linguistiques et culturelles : ouverture critique à l’altérité, compétences de décentration, de résolution des malentendus et des conflits, etc.
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Développement de compétences à évaluer l’apport des outils numériques qui remplissent certaines tâches de médiation interlinguistique (traducteurs…), à les utiliser de façon adéquate et à en tirer parti pour la poursuite des apprentissages.
12L’enseignement des langues a un rôle crucial à jouer pour le développement des connaissances et compétences requises pour le monde d’aujourd’hui et de demain, pour peu qu’il sache dépasser les objectifs purement fonctionnels s’inscrivant dans une logique économiste et intégrer une dimension humaniste et éducationnelle forte. Nous souhaitons avoir pu montrer l’apport des approches plurielles des langues et des cultures à un tel enseignement, et ouvert ainsi quelques perspectives originales et stimulantes pour son avenir.
13En outre, il nous a semblé nécessaire d’éclairer de notre expérience le contexte institutionnel dans lequel les évolutions à venir vont prendre place, afin de clarifier la nature complexe des leviers sur lesquels elles peuvent chercher à s’appuyer.