À propos du débat participatif en vue d’une participation de l’OEP
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Pour l'Observatoire Européen du Plurilinguisme
Rédigé par Christian Tremblay, Président de l’OEP, en collaboration avec Isabelle Mordellet-Roggenbuck
Texte intégral
1Afin d’aller tout de suite au fond des choses et d’éviter tout incompréhension, et en même temps d’aller ensuite sur du constructif, nous voudrions faire quelques remarques liminaires concernant la Tribune de 2017.
Propos critiques sur la tribune sur l’amplification du CECRL
2Trois paragraphes appelaient une discussion.
31 - « les concepts dont il est particulièrement question (médiation, plurilinguisme, interculturel etc.) ne peuvent être réduits à des descripteurs, des niveaux, des compétences, des tâches et des opérations cognitives, dans la mesure où ils sont principalement liés aux histoires, aux imaginaires et aux expériences singulières des personnes et à la variabilité des situations. Par définition, ces éléments ne se laissent pas enfermer dans des grilles, sauf à vouloir les contrôler en les technicisant pour en assécher toute la diversité et l’hétérogénéité. Là aussi, un certain nombre de chercheurs ont fait état de leur réserve et ont parfois élaboré des propositions alternatives, dont on ne trouve ici nul écho. »
42 - « ...cette course folle à toujours plus de standardisation et de descripteurs ne soulève pas seulement des questions « théoriques » : l’apparente « objectivité » et « scientificité » du CECR, et le discours d’expertise dont il se réclame, lui donnent l’allure d’un outil inattaquable, ce qui le rend particulièrement récupérable à différentes fins politiques, dont certaines sont pour le moins discutables. On connait déjà l’usage qui est fait du CECR pour réguler les flux migratoires : qu’en sera-t-il lorsque les pouvoirs publics s’empareront de ces nouveaux descripteurs pour normer et contrôler la « compétence de médiation » des migrants ou encore le caractère culturellement conforme de leurs comportements – pour en faire une « preuve » de leur intégration ou une condition indispensable à l’obtention d’une autorisation de résidence ou de nationalité ? Car l’Europe des années 2010 n’est pas celle des années 1990 : le mouvement indiscutable de repli identitaire, voire nationaliste, la montée en force d’une politique sécuritaire et le règne sans partage d’une « gouvernance » gestionnaire, néolibérale et technocratique ne peuvent que mener (et mènent déjà) à cette utilisation coercitive, normative et, in fine, autoritaire, du CECR.
53 - « Amplifier les descripteurs et, a fortiori, ces descripteurs-là dans cette situation politico-historique là, revient à considérer qu’il suffirait de « plus de technicité » – plus de descripteurs – pour être plus « juste ». Or, la fiabilité technique ne peut, et n’a jamais pu, jouer le rôle de garant éthique : le penser relève soit de la croyance naïve, soit d’une forme de dédouanement à peu de frais des personnes et des institutions qui produisent et diffusent ces outils. À rebours de ce choix, il s’agirait plutôt de tirer les enseignements (y compris critiques) d’une expérience longue de 20 ans et d’anticiper les possibles instrumentalisations de ces actions, en interrogeant la demande sociale et institutionnelle au lieu de s’y soumettre. »
6Le 1 n’appelle pas de critique. On ne peut qu’être d’accord. Néanmoins, sur les conséquences à en tirer, il est fait référence à des débats auxquels on n’a pas nécessairement participé et l’impression qui domine est le flou. Considérer qu’une langue ne se réduit pas à des glossaires ou des dictionnaires est pour nous une évidence. L’argument conduit-il à remettre en cause l’existence des dictionnaires, d’autant qu’il existe beaucoup de niveaux de dictionnaire. Par exemple le DHLF comporte beaucoup plus de sens qu’un dictionnaire usuel. La question est de savoir à quel besoin ce type d’outil répond et si l’on en fait bon usage. La question est donc bien celle du bon usage et non de l’outil en tant que tel.
7Les mêmes arguments pourraient être appliqués à des contextes légèrement différents tels que les standardisations de l’écriture, de l’orthographe et de la grammaire. L’invention de l’imprimerie au XVIe siècle a bien évidemment conduit à une grande vague de standardisation. Peut-être certaines critiques se sont-elles élevées à l’époque pour craindre un abaissement de nos capacités d’expression. On peut en dire autant de l’éducation. Même si l’on admet dans l’enseignement des variations linguistiques, il n’empêche qu’il est impossible d’envisager un système d’enseignement et d’alphabétisation sans une standardisation linguistique.
8La standardisation va de pair avec l’élargissement des publics et donc avec la diffusion culturelle. Les mauvais esprits diront toujours qu’il s’agit de sous-culture. L’élitisme n’est pas loin des critiques contre toute standardisation.
9Les grands mérites du CECRL, quand on en fait bon usage, c’est :
10A — de favoriser l’autoévaluation dans les quatre domaines de compétence (écouter, lire, écrire, parler)
B — de faciliter la comparaison entre les systèmes d’enseignement linguistique, entre les performances et donc entre les méthodes.
La vigilance doit être de mise contre toutes les dérives possibles, mais la critique s’arrête à ce niveau.
11Le 2 verse dans la critique idéologique. On ne sait si ce sont les descripteurs qui sont idéologiques ou la critique qui en est faite. « On connait déjà l’usage qui est fait du CECRL pour réguler les flux migratoires » est une phrase complètement idéologique. Le lien entre le CECRL est pour le moins hasardeux. On peut contester aussi tous les tests de langues. Est-ce le test qui en cause ou celui qui s’en sert. En tant qu’outil technique utilisé dans un contexte migratoire, le CECRL est officiellement et clairement utilisé pour la délivrance des titres de séjour.
12Par exemple (personnel), Mme X, pour obtenir son titre de séjour de longue durée, avant d’obtenir la nationalité française, cinq ans plus tard, a dû apprendre le français de manière intensive, gratuitement bien sûr, pour prouver qu’elle avait atteint le niveau B1. Le fait de dispenser gratuitement des cours de français aux immigrés pour les mener au niveau B1, correspond-il à un usage illégitime ou discriminatoire du CECRL. Ce n’est pas sûr. C’est au contraire un très grand service au migrant qui veut séjourner durablement et s’intégrer à la société française.
13Bien évidemment on utilisera le CECRL dans tout programme de formation, par exemple pour les réfugiés. La notion de profil est incontestablement plus opératoire que celle de niveau. Le profil se compose des différents niveaux dans les différentes compétences. On peut être B2 en compréhension orale et A2 en rédaction. Encore une fois, ce n’est pas l’outil qui est en cause, mais son usage. L’objectif ne doit pas être l’exclusion, mais au contraire l’inclusion et l’autonomie.
14Le point 3 appelle des remarques similaires et apparaît peu argumenté. Il n’y a pas lieu de s’y arrêter davantage.
Pour répondre à l’appel au débat participatif
15En revanche l’appel au débat participatif n’est pas exposé à ces reproches et est parfaitement ouvert.
16L’OEP présente ce qu’il définit comme ses fondamentaux afin de développer la réflexion engagée par l’appel au débat participatif. Pour défendre et promouvoir le plurilinguisme, l'OEP s'appuie sur une conception de la langue que l'on peut exprimer sous la forme de trois oppositions.
1. Langue outil – Langue milieu
17Dans Halte à la mort des langues (2 000), Claude Hagège rappelle que les langues sont une des sources de la force vitale qui anime les communautés humaines. Pourtant les langues et le langage en tant que propriété fondamentale définissant ce qui est humain, sont étrangement absents de la culture générale et de tout le socle de l’enseignement. Il en résulte une conception commune de la langue perçue aussi bien par l’opinion publique que par la communauté scientifique, hormis peut-être celle des linguistiques, qui est étrangement rudimentaire. La langue apparaît comme un outil dont on se sert pour décrire une réalité qui lui est extérieure.
18Que la réalité soit extérieure est une illusion. Cette réalité perçue est bien dans la langue, car seule la langue permet de la concevoir et de la décrire. Ce qui n'est conçu dans la langue n'existe pas pour l'individu parlant. Ainsi la langue n’est ni un outil, ni un code, mais un milieu, dans lequel on vit.
2. Langue de service – Langue de culture
19On doit à Heinz Wismann et à Pierre Judet de La Combe d'avoir, dans L'avenir des langues (Le Cerf, 2004), conceptualisé cette opposition entre langue de service et langue de culture.
20La langue de service, en tant que modalité particulière d'une langue, se limite à décrire des réalités dites objectives et perçues comme extérieures au monde de la langue et que tout le monde peut partager, tandis que la langue de culture intégrera tout un système d'interprétation qui est la manière de chacun de se mouvoir dans le monde. La langue de service correspond à un usage dénotatif de la langue, tandis que la langue de culture correspond à un usage connotatif.
3. Langue de communication – Langue historique
21La langue de communication est faite pour transmettre et échanger des informations, tandis que la langue historique inclut dans ses plis toutes les épaisseurs de couches culturelles déversées par des siècles d'histoire, de vie en commun et d'évolution lexicale et sémantique. La langue possède ainsi au moins trois dimensions fondamentales, une dimension de communication et de négociation, une dimension d'expression, et enfin une dimension de transmission, de passeuse de mémoire.
22Pour Vygotsky, le langage est l’accomplissement même de la pensée. Et selon Chomsky, que l’on s’attendrait plus à voir comme adepte du code, pour une riche tradition philosophique dont il se réclame « le langage est essentiellement un instrument de la pensée », la fonction cognitive étant première, la fonction communicative secondaire.
23Il est évident que cette conception est aux antipodes de la conception « vulgaire » de la langue qui est celle de la « langue outil », qui voit dans la langue un code, chaque élément de code dans une langue ayant son correspondant dans une autre langue. Chaque langue disant en fait la même chose et étant donc interchangeable avec toute autre, il n’y a qu’avantage à n’en avoir qu’une seule.
24De ce point de vue, le CECRL semble pouvoir être rattaché à cette conception « vulgaire ». Ce point est à discuter, mais ce n’est pas du tout certain. Notamment, les auteurs signalent (p. 15) que la perspective actionnelle adoptée par le CECRL prend en compte « les ressources cognitives, affectives, volitives et l’ensemble des capacités que possède et met en œuvre l’acteur social ». C’est donc toute la culture de l’acteur social qui se trouve investie dans l’acte de langage. Dans ses applications pratiques, la question de sa neutralité est posée car il ne s’agit que d’une méthode permettant de définir des termes de référence afin de pouvoir comparer des niveaux de compétences en langues. Ces compétences sont purement verbales, c’est tout à fait clair, et n’impliquent pas de compétences comportementales. Par exemple, on aura des équivalents pour le « oui », mais le CECRL n’est pas outillé et ne donne pas de réponse pour savoir quand il faut dire « oui » ou « non » ni combien il faut de « oui » pour que le « oui » veuille vraiment dire « oui », etc.
25Donc pour l’OEP, le CECRL est indiscutablement utile, mais n’est d’aucun secours pour répondre à des questions aussi fondamentales que le devenir des langues en Europe et leurs rapports avec la citoyenneté.
26En 2012, l’OEP avait donné à ses Assises européennes du plurilinguisme le thème suivant : « Les langues sans frontières, le plurilinguisme ». Les langues sont toutes porteuses de certaines visions du monde. Nous employons ici le pluriel à dessein, pour souligner deux choses :
27- Chaque langue forme un écosystème dans lequel cohabite en réalité une multiplicité de variations linguistiques sinon de langues et aussi de visions du monde.
28- Ces visions ne sont pas exclusives les unes des autres car ces écosystèmes sont ouverts les uns aux autres (plus ou moins) et en interférences mutuelles (plus ou moins), souvent inégalitaires. Ces visions ne sont pas essentielles ou intrinsèques, elles expriment des expériences différentes d’un monde infiniment en expansion.
29Transposée au plan européen, la question linguistique apparaît fondamentale à au moins deux titres :
30- D’abord au plan de la citoyenneté. Celle-ci, qui signifie la pleine participation de chacun à la souveraineté, pour s’exercer, implique une transparence entre les institutions politiques et administratives et chaque citoyen. Ces droits à la participation et à la transparence qui sont inscrits dans le Traité de Lisbonne, ont un corollaire linguistique : c’est le plurilinguisme fondamental des institutions. Non seulement, la communication avec les citoyens doit se faire dans les langues officielles, mais aussi la symbolique des institutions doit porter la marque de ce plurilinguisme, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Il fut un temps où c’était le cas. Ça ne l’est plus, pour des raisons historiques qui ne peuvent être explicitées ici.
31- Les langues fondent, de manière non exclusive, mais certaine, les identités. Dans une certaine tradition historique, la communauté, mais non l’unicité, de la langue fonde la nation et l’État. L’Union européenne transcende cette tradition, sans la renier. L’Union européenne n’est pas un super État, comme pourrait l’être une fédération. Elle est une union d’États souverains. La valeur de cette union est quelque chose de totalement inédit dans les relations internationales, c’est ce qui en fait à la fois la force et la fragilité. Comme l’expriment les traités, l’Union respecte la diversité linguistique et culturelle, mais cette diversité trouve un ciment dans des éléments de civilisation, que l’on tente de définir par des valeurs universelles de démocratie, mais qui en réalité sont ce quelque chose d’impalpable, dont parle Umberto Eco, dont on est pleinement conscient quand on change de continent. En tout état de cause, l’Union ne peut exister sans ses biens culturels les plus précieux, que sont ses langues.
32La diversité culturelle et linguistique fait partie de l’ADN de l’Europe. Ses langues n’ont pas tant besoin d’être protégées, que d’être partagées, enseignées et utilisées.
33Conseil de l’Europe (2005) : Cadre européen commun de référence pour les langues. Apprendre, enseigner, évaluer. Paris : Didier.
34Hagège, Claude (2000) : Halte à la mort des langues. Paris : Odile Jacob.
35Judet de la Combe, Pierre, Wismann, Heinz (2004) : L’avenir des langues. Repenser les humanités. Paris : Le Cerf.
36https://www.observatoireplurilinguisme.eu (Observatoire Européen du Plurilinguisme)
Pour citer cet article
Référence électronique
Christian Tremblay et Isabelle Mordellet-Roggenbuck, « À propos du débat participatif en vue d’une participation de l’OEP », Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 18-1 | 2021, mis en ligne le 03 mai 2021, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/8625 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rdlc.8625
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