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Textes des lanceuses et lanceurs de débat
Réinterroger « langue » : pouvoir, action, expérience

Le langage : pouvoir symbolique dans une Europe unie

Jessica Adams, Noah Katznelson et Claire Kramsch

Texte intégral

1Les remarques qui suivent viennent d’un projet de recherche mené par les trois chercheuses sur la possibilité de recadrer l’enseignement des langues sur leurs aspects symboliques plutôt que sur leurs aspects purement communicatifs et instrumentaux. Vu des Etats-Unis, le modèle quasi-exclusivement économique de l’Union Européenne semble l’avoir jusqu’ici empêchée de réaliser le plein pouvoir symbolique du langage susceptible de construire une Europe qui soit une force à la fois économique et symbolique. Pour emprunter une distinction faite par Michael Halliday, il nous semble que le multilinguisme en Europe soit vu surtout comme glossodiversité (ou diversité de codes linguistiques) plutôt que comme sémiodiversité ou diversité de significations historiques, culturelles et symboliques (Halliday 2002). La connaissance et l’usage de plusieurs langues sont rarement perçus comme des processus : 1) de représentation des perceptions, intentions et aspirations d’interlocuteurs dans leur contexte historique ; 2) d’action symbolique d’acteurs sociaux s’efforçant de faire valoir leurs significations et leurs valeurs légitimes ; 3) de construction de réalités symboliques par des usagers de technologies numériques désireux de faire entendre et respecter leurs positions et celles des autres (Kramsch 2011). Aux Etats Unis, le pouvoir et la violence exercés aujourd’hui par le langage et autres systèmes symboliques ne sont généralement pas pris en compte par les enseignants de langues, qui préfèrent présenter une vue idéalisée de la langue et de la culture cible à l’aide d’une didactique centrée sur la communication à des fins d’harmonie collective grâce à des tours de parole symétriques entre interlocuteurs présumés partager les mêmes valeurs sociales, morales et culturelles.

2Tout conspire à rendre ce pouvoir symbolique du langage invisible, et à le faire apparaitre comme naturel et bénéfique. L’Union européenne semble favoriser - en pratique sinon en théorie - l’usage de l’anglais comme langue internationale transparente et non-problématique ; l’industrie de la traduction comme Google Translate rend superflu l’usage transactionnel des langues autres que l’anglais ; les compagnies comme Facebook, Google et Apple imposent leurs algorithmes et leurs styles discursifs anglophones sur toutes les langues dans leurs espaces numériques ; et la mentalité néolibérale s’impose non seulement comme manière de parler mais comme manière de penser dans l’enseignement de toutes les langues y compris l’anglais. Comment conceptualiser le langage comme l’enjeu de luttes symboliques plutôt que comme moyen d’uniformisation de la pensée sous couvert d’une diversité de codes ? Comme moyen de comprendre nos différences plutôt que de célébrer notre diversité ? Nous proposons comme sujet de débat de suppléer la notion de communication par la notion de pouvoir symbolique tel que l’entendait Pierre Bourdieu, en particulier dans deux cas tirés de notre expérience avec l’enseignement des langues secondes aux Etats-Unis.

3Le premier cas illustre l’importance de la dimension symbolique de l’éducation bilingue dans l’état de Californie. Comme un peu partout aux Etats Unis l’influence du discours neolibéral en éducation (Holborow 2006, 2012) et la sloganisation du discours éducatif (Schmenk, Breidbach & Kuster 2018) se font sentir dans la manière dont on parle de l’espagnol et de l’anglais seconde langue. Perçu purement comme instrument de succès économique et financier, l’enseignement de ces langues s’est instrumentalisé et politisé. En outre, l’éducation bilingue qui assurait l’égalité des chances pour enfants immigrés s’est trouvée éliminée en 1998 (Prop.227), puis remplacée en 2016 par l’objectif d’une éducation “multilingue” pour tous (Prop.58) – une notion moins stigmatisée et plus apte à plaire aux enfants blancs des classes moyennes en quête d’un profit de distinction sur le marché du travail mondial. Mais que veut-on dire par « multilingue » ? Un terme décoratif, sloganisé, objet de luxe que peuvent se permettre les enfants des classes aisées avec les moyens de voyager et de suivre des cours de langue dans des écoles privées – pas les immigrés d’Amérique Latine qui parlent mal l’espagnol et encore moins bien l’anglais. Ce premier cas illustre la nécessité de prendre en compte les inégalités non seulement linguistiques mais aussi socioéconomiques des locuteurs/scripteurs/tweeters au sein de sociétés européennes mondialisées.

4Le deuxième cas se rapporte aux efforts faits par des éducateurs à UC Berkeley pour mettre des élèves minoritaires apprenant l’anglais comme langue seconde dans les écoles publiques d’Oakland en relation avec des élèves apprenant l’anglais à Lucknow, petite ville au nord de l’Inde, et en les faisant créer et échanger des vidéos narratives d’eux-mêmes grâce à des caméras avec 360 degrés d’ouverture. Alors que ce genre de création artistique donne aux élèves de Lucknow et d’Oakland une certaine fierté de soi et la joie d’être reconnus et appréciés sur la scène internationale, on peut se poser la question de la valeur symbolique d’un tel projet et de la nature des “communautés globales” que ce projet est sensé créer. Les vues superbes choisies par les élèves de Lucknow, par exemple, sont toutes prises des bâtiments, parcs et avenues datant de l’époque coloniale britannique ; elles sont commentées en anglais standard et non pas dans les langues locales des élèves : hindi, hindustani et awadhi. Il semble que les langues locales ne soient pas perçues par les élèves comme dignes d’une distribution mondiale, sauf peut-être pour ajouter de la couleur locale et rehausser la valeur de l’anglais international. Cependant il est indéniable que la technologie numérique offre à ces jeunes un potentiel inépuisable de mises en contact, d’échanges et d’activités symboliques collectives, puisque Google Translate permet déjà de communiquer avec n’importe qui dans n’importe quelle langue et de se trouver instantanément traduit dans la langue de l’autre, en passant par… l’anglais. Ce deuxième cas illustre la valeur ambigüe des réseaux sociaux et autres technologies numériques dans le rôle que les langues peuvent jouer dans les sociétés mondialisées.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jessica Adams, Noah Katznelson et Claire Kramsch, « Le langage : pouvoir symbolique dans une Europe unie »Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 18-1 | 2021, mis en ligne le 03 mai 2021, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/8600 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rdlc.8600

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Auteurs

Jessica Adams

UC Berkeley
Jessica Adams is a doctoral student in Education at UC Berkeley. Her research interests include globalization, digital literacies, discourse and power, and posthumanist theories of technology and education. Her current research project focuses on cross-cultural, Virtual Reality (VR) digital storytelling exchanges with middle and high schoolers in the US and India. Through these exchanges, she is exploring the affordances of the affective, embodied, and symbolic dimensions of storytelling through Virtual Reality for cross-cultural communication.
Courriel : jadams333[at]berkeley.edu

Noah Katznelson

UC Berkeley
Noah Katznelson is a doctoral candidate in Education at UC Berkeley. Her research interests include language socialization, language ideologies, and the intersection of language, power, and education more broadly. She has published articles in the L2 Journal, Linguistics and Education, and the International Journal of Multilingualism. Based on critical discourse analyses of several policy texts, her current research focuses on the ways in which neoliberal and global discourses have come to frame much of the debate regarding language education in Califonia.
Courriel : nkatznelson[at]berkeley.edu

Claire Kramsch

UC Berkeley
Claire Kramsch est Professeur Emérite d’Allemand et des Sciences de l’Education à l’Université de Californie à Berkeley. Elle est l’auteur d’un grand nombre de livres et d’articles sur l’enseignement des langues, en particulier sur les rapports entre langue, culture, plurilinguisme et subjectivité. Elle est l’ancienne présidente de l’Association Internationale de Linguistique Appliquée, et dirige deux collections d’ouvrages en communication interculturelle (Routledge) et en linguistique appliquée (Cambridge University Press). Elle est en train d’écrire une monographie sur Language as Symbolic Power pour Cambridge U.Press.
Courriel : ckramsch[at]berkeley.edu

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Droits d’auteur

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