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Comptes rendus

Laurent Puren et Bruno Maurer, 2018, La crise de l’apprentissage en Afrique francophone subsaharienne. Regards croisés sur la didactique des langues et les pratiques enseignantes, Peter Lang, 449 p.

Valentin Feussi

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Notes de la rédaction

La ligne éditoriale de RDLC se veut débattante : il est demandé aux auteur.e.s des comptes rendus de prendre en compte cette visée.
Le présent compte-rendu, du fait des arguments qu’il avance, a fait l’objet d’une demande de droit de réponse de la part des coordinateurs de l’ouvrage et du responsable de la collection dans laquelle l’ouvrage a été publié. Ces deux droits de réponse seront publiés dans le prochain numéro de notre revue, au nom de la ligne débattante ici défendue.
https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/7272

Texte intégral

1A bien des égards, le volume que coordonnent Laurent Puren et Bruno Maurer est particulier dans le paysage de l’enseignement du français en francophonies africaines. Depuis les réorientations de politiques linguistiques éducatives qui ont fait suite aux états généraux de l’enseignement du français en Afrique sub-saharienne tenus à Libreville en mars 2003, il est, jusque-là, le seul bilan véritablement critique de situations didactiques.

2Les 17 contributions de cet ouvrage collectif présentent un tableau articulant des pratiques enseignantes, l’élaboration et usages de manuels ainsi que des approches méthodologiques et curriculaires. Comme l’avait déjà indiqué l’appel à contribution pour ce projet, l’objectif a été de « dresser un panorama de la situation éducative en Afrique francophone subsaharienne sous l’angle de cette “crise de l’apprentissage” »1. J’ai été très sensible à cette perspective critique d’autant plus qu’un des co-éditeurs scientifiques du volume, Bruno Maurer plus précisément, a publié en 2011 une réflexion sur certains impensés du discours consensuel d’inspiration libérale sous-jacent aux politiques des institutions européennes (Union européenne et Conseil de l’Europe) en matière de plurilinguisme2. J’ai donc commencé la lecture de cet ouvrage à partir de l’hypothèse que la crise de l’apprentissage annoncée en titre serait éventuellement comprise à l’aune du rôle joué par les institutions et des idéologies qu’elles promeuvent, dans les démarches et projets didactiques. J’ai maintenu cette attente malgré la référence plutôt élogieuse à la Banque mondiale en 4ème de couverture. Mais peut-être était-ce une exigence de l’éditeur de cet ouvrage ?

  • 3 Vu les limites d’un article universitaire (ici un compte rendu), je ferai parfois un usage rapide d (...)
  • 4 DYNAmiques et enjeux de la DIVersité linguistique et culturelle - http://dynadiv.univ-tours.fr/

3J’aimerais ici prolonger la tonalité de l’ouvrage3, en en proposant une lecture critique. Mon but est de poursuivre la réflexion en élargissant les perspectives abordées, grâce à une réflexion épistémologique (qui fait défaut dans ce volume) dont je dégagerai quelques conséquences politiques et éthiques, en m’inspirant globalement de travaux menées ces dernières années dans l’EA 4428 DYNADIV4. Commençons néanmoins par quelques éléments partagés par les contributeurs, qui montrent que la crise de l’apprentissage en Afrique francophone s’explique en grande partie par deux éléments par lesquels je vais commencer ce compte rendu : les contradictions méthodologiques et le manque ou la mauvaise formation des enseignants.

Des contradictions méthodologiques

  • 5 Ce type de paradoxe a toujours été une des principales caractéristiques des francophonies (Provenza (...)

4Selon les différents auteurs, l’enseignement-apprentissage du français en Afrique présente un paradoxe5 : celui d’un adossement des pratiques enseignantes à la diversité des langues et des cultures, mais avec centration sur des perspectives méthodologistes.

5Les approches par compétence (APC) constituent une traduction de ces contradictions. Au centre de la réflexion de Mohammed Saïd Berkaine (p. 185-203), elles sont présentées dans les situations didactiques en Afrique comme un « concept-étendard », mis en œuvre à partir de traditions éducatives différentes et parfois opposées (belge et québécoise). Cela explique les confusions caractéristiques de leur réception, qui inhibent toute possibilité d’échange pertinent entre enseignants. Dans les pratiques enseignantes en effet, chaque enseignant a tendance à rester fidèle à une seule méthode. Les approches mobilisées sont ainsi non-situées, ce qui révèle la « non-prise en compte du poids de la culture, des traditions pédagogiques locales et des conditions d’un tel changement » (p. 186)).

  • 6 Cette approche consiste à sortir « des approches habituelles dominées par 3 paradigmes (crise, déve (...)
  • 7 On aurait pu se tourner vers la tradition anglo-saxonne du « task based learning » ou bien du « lea (...)

6Ces contradictions s’observent également dans les approches par situations telles que révélées par la « lecture systémiste6 » qu’effectue Bruno Maurer (p. 257-284) de la situation de l’école. À partir du Programme d’études élaboré au Niger entre 2006 et 2015, il constate en effet que « les contenus proposés dans les programmes éducatifs correspondent [plus] aux standards internationaux », ce qui l’amène à se demander en toute cohérence ce qui ferait le caractère situé de ce curriculum. Bien qu’il se revendique d’une approche par les situations, on peut constater que les « interactions sociales » sont certes privilégiées dans les échanges de classe mais, avec en arrière-plan, « la même idéologie que l’on retrouve à l’œuvre avec l’approche actionnelle prônée par le CECRL en Europe et l’apprentissage par l’agir avec … »7. Une des conséquences de cette approche est la disqualification de « l’école comme espace d’apprentissage » (p. 274). Bruno Maurer remarque plus globalement un « décloisonnement dans l’étude des langues », sans aucun questionnement sur la façon de les enseigner. Cela est d’autant plus problématique que le schéma de pensée privilégié accorde plus de pertinence aux « modèles généraux ». Bruno Maurer résume la situation grâce à une conclusion ô combien pertinente sur laquelle je reviendrai : « On voit donc que dans le triptyque crise / développement / qualité les solutions censées apporter des solutions à la crise (des systèmes éducatifs) en améliorant la qualité portent en elles les germes d’un approfondissement de la crise (des apprentissages) … » (p. 284).

  • 8 Cette démarche rappelle une acception de la contextualisation comme adaptation superficielle d’un m (...)

7Les manuels didactiques constituent un autre cadre dans lequel s’observent ces contradictions. Michèle Verdelhan-Bourgade (p. 285-299) relève une volonté déclarée de contenus locaux dans des manuels. Toutefois, la méthodologie adoptée est unique et « règne » sur toute l’Afrique (francophone)8 sans que ne se pose la question de sa pertinence. Comment comprendre ainsi cette situation « bizarre » (selon l’auteure) qui consiste, dans les démarches didactiques, à prôner le « rejet de l’ancienne colonisation mais l’adhésion à une pensée méthodologique unique importée d’une nouvelle puissance » (p. 291) ?

8Le lecteur pourrait continuer de multiplier des exemples de ces contradictions tellement elles sont nombreuses. Une de leurs principales causes serait, selon Laurent Puren et Bruno Maurer, le financement. Un extrait de leur « Post-face » l’explique clairement en ces termes :

« Les Ministères africains, sous la pression des bailleurs et partenaires techniques, ont adopté des réformes clés en main censées résoudre tous les problèmes d’apprentissage […]. Les résultats ne sont pas au rendez-vous car la mise en place de ces réformes curriculaires est trop complexe, les conditions à réunir trop importantes et trop éloignées des réalités africaines » (p. 446).

9Comme l'induisent plusieurs contributions de l’ouvrage, une des sources de la crise de l’apprentissage des langues (dont le français) en Afrique serait une pression internationale (nord-américaine - Verdelhan-Bourgade, p. 286) qui se traduit notamment à travers des prescriptions officielles difficiles à mettre en œuvre dans les projets didactiques, parce qu’elles sont non appropriées aux situations concernées. Elles s’inscrivent dans la continuité de perspectives « top-down » (Laurent Puren, p. 253) caractéristiques d’institutions qui tiennent le cordon de la bourse. Il semble alors cohérent de penser que les situations éducatives rappellent « une sorte de marché où se mettrait en œuvre une logique de l’offre et de la demande, réduisant l’école à un cadre prioritairement socio-économique » (Feussi, 2018 : 238). La crise actuelle dans l’enseignement du français en Afrique s’explique donc en partie par l’idéologie libérale sur laquelle reposent la majorité des politiques éducatives en matière de langue.

  • 9 Les langues de scolarisation dans l’enseignement fondamental en Afrique subsaharienne francophone / (...)

10Pour conclure sur ce point, reconnaissons avec les contributeurs de cet ouvrage collectif que le poids du point de vue institutionnel semble donc prégnant dans les réformes didactiques en Afrique francophone. Il est également cohérent de dire que certaines autres causes de la crise de l’apprentissage sont d’ordre politique et économique (le soft-power). Toutefois, pourquoi ne pas mener de réflexion sur les fondements épistémologiques des différentes approches curriculaires dans la formation des enseignants et dans les pratiques enseignantes notamment ? J’y reviendrai infra car on peut se demander, et en toute légitimité, comment sortir de ce schéma de pensée, puisque certaines contributions de ce volume découlent de projets (LASCOLAF9, ELAN, IFADEM) financés par des institutions internationales (OIF, AUF pour les plus importants) ? N’est-ce pas là une des contradictions non visibilisées de façon argumentée dans cet ouvrage ? Continuons ce compte rendu par une des autres « solutions » usuellement proposée pour sortir de la crise de l’apprentissage actuelle, la formation des enseignants. Connait-elle autant de paradoxes également ?

La formation des enseignants …

11Une « meilleure » formation des enseignants fait consensus dans l’ouvrage, en tant que principale réflexion à mettre en œuvre pour « sortir » l’école africaine de la précarité (Iramène Destin, Georges Daniel Véronique, p. 223). Plusieurs pistes sont proposées en ce sens. Certaines rappellent des perspectives méthodologistes déjà largement abordées dans les réflexions sur l’enseignement du français en Afrique francophone. Abaka Kouassi (p. 39-54) propose ainsi de compléter la formation des enseignants dans les zones rurales de Côte d’Ivoire par un module sur « l’intercompréhension » qui valoriserait la place de la « langue maternelle » dans l’apprentissage du français. Une autre orientation serait soit de « développer la capacité des enseignants à interagir pour apprendre et faire apprendre, notamment en s’appuyant sur la/les langues de scolarisation des élèves » (Christian Ollivier, Thierry Gaillat, Sylvie Wharton et Youssouf Issa, p. 93-118), soit de « contextualiser » les apprentissages (Adjoua Valérie Djè, p. 55-71). La conception de l’élaboration du savoir sous-jacente à ces propositions est alors soit constructiviste soit contrastive, options dont on connait déjà les limites dans les situations africaines et ailleurs, grâce notamment à la lecture critique de la pédagogie convergente au Mali qu’effectue Bruno Maurer (2007).

  • 10 Une solution comme la transcription (Afsate Pare-Kabore et Guy Romuald Ouedraogo, p. 339-361) est d (...)

12Deux des « solutions »10 proposées dans cet ouvrage pour la formation des enseignants (recours à une approche bilingue/plurilingue ou à la réflexivité) semblent intéressantes et on va s’y attarder plus.

… à l’enseignement plurilingue/bilingue

  • 11 L’ouvrage aurait gagné en clarté si ces trois termes, dont les arrière-plans idéologiques et épisté (...)

13La proposition d’un enseignement plurilingue, multilingue ou bilingue11 faite par certaines contributions de ce volume n’est pas, en soi, originale. Dans les situations de francophonies africaines en effet, et ce, depuis les Etats généraux de l’enseignement du français de Libreville de 2003, le recours à une démarche plurielle fait consensus dans toutes les orientations de politiques linguistiques éducatives. Ce sont plutôt les mises en œuvre d’une telle option dans la formation des enseignants qui me semblent originales ici, avec notamment deux processus : le recours au translanguaging et le choix des reformulations.

14L’encouragement au translanguaging, tel qu’il est « souvent pratiqué en situation spontanée par les locuteurs / locutrices » découle du rapide bilan de l’Initiative-ELAN au Bénin que font Cosme Zinsou Fandy et Cécile B. Vigouroux (p. 317-337). Partant de l’idée que la mise en place d’un enseignement « bilingue » ne pouvait suffire pour résoudre tous les problèmes éducatifs, ces deux contributeurs envisagent ce principe pour assurer la fluidité entre les langues (le français et la langue de la localité, dans une situation où il n’y a que deux langues en présence) en situations de classe. Cette solution est alors présentée comme une piste pour l’amélioration de la qualité de l’enseignement des langues : elle procèderait alors par enracinement de l’enfant et de l’école dans les conditions sociales, avec pour conséquence une sortie de l’idéologie sous-jacente à la supériorité du français. On peut néanmoins s’interroger sur les spécificités de cette notion par rapport à d’autres existantes, comme celle de compétence plurilingue. Moore (à paraître et 2018) fournit en ce sens quelques pistes de réflexions pertinentes. Elle relève ainsi que « Like plurilingual approaches, translanguaging reinforces the links and interrelationships between languages for better learning » (Williams, Lewis, & Baker in Moore, 2018); le translanguaging repose également sur une « dynamic and integrated vision of language, rather than code-mixing or –switching » (Li in Moore, 2018). Elle en déduit que si ce terme permet de montrer « comment le dialogue plurilingue encourage des mises en miroir conceptuelles susceptibles de soutenir la complexification de la réflexion intellectuelle » (Moore, 2018), translanguaging et compétence plurilingue sont des synonymes. En quoi serait-ce donc pertinent de recourir à une lexie (présentée comme) nouvelle ?

  • 12 Une pétition lancée en avril 2019 relève clairement cette ambiguïté de la recherche francophone. Il (...)

15La question des enjeux sous-jacents aux choix terminologiques dans la conceptualisation de phénomènes (didactiques notamment) peut constituer un débat intéressant pour les communautés des chercheurs. Je pense par exemple à la dénonciation de l’impérialisme du néolibéralisme économique. On comprend toutefois moins clairement l’importation de références théoriques qui lui sont adossées, sans aucun discours critique sur leurs arrière-plans idéologiques et politiques. Il me semble qu’en plus de flouter le discours scientifique, cette contradiction12 servirait plus le point de vue institutionnel comme je vais l’expliquer infra.

16L’autre solution pour la formation des enseignants mise en relief dans ce volume est le recours aux reformulations endolingues et interlingues, démarche qui permettrait d’échapper à la « doxa didactique du nord toute casquée » (Colette Noyau et Zakaria Nounta, p. 381). La reformulation est alors présentée comme une ressource cognitive qui valorise la nécessité des échanges de classe pour que les apprentissages « soient centrés sur le sens et pas seulement sur la forme » (p. 382). Ce travail mis en place pendant la formation initiale fournirait ainsi des pistes pour réfléchir autrement à l’exploitation des supports d’enseignement (dont les manuels) dans le sens d’une autoformation des enseignants.

17La réflexion sur la reformulation n’est pas nouvelle en didactique des langues. Besse (1985 : 71) en parle comme « traduction intralinguale » ; Trévisiol-Okamura et Marquilló-Larruy (2015) l’utilisent pour montrer comment procèdent des tuteurs francophones pour faire comprendre des mots à des étudiants étrangers, dans des échanges en visioconférences. La question de la compréhension apparaît alors, en creux, comme un des objectifs recherchés dans le processus de reformulation. Toutefois, que veut dire comprendre ? Très peu de travaux en didactique (des langues) s’y intéressent de façon conceptuelle avec pertinence, à partir du point de vue de celui qui comprend. Je pense qu’il s’agit là d’une perspective qui, abordée dans ce volume, aurait fourni des pistes pour réfléchir autrement à la crise de l’apprentissage du français en Afrique : rendre compte non seulement de la figuration et des ajustements successifs (caractéristiques d’une compétence plurilingue), mais surtout de l’appropriation non pas comme un résultat, mais comme un processus plus global que l’apprentissage.

18Sous cette perspective, la reformulation (qu’on peut d’ailleurs rapprocher au translanguaging voire à l’intercompréhension également abordée dans le volume) serait envisagée à partir d’une approche prioritairement qualitative qui ne cherche pas uniquement à mettre en perspective la langue cible (« celle de l'adulte ou de l’enseignant »). Le va-et-vient entre les langues 1, 2, 3, etc. pourrait être l’occasion de réfléchir à l’activité d’élaboration de sens par l’interprète-apprenant, qui s’inscrit le plus souvent dans la perspective d’une « appropriation diffuse » (Wald, 1994). Ce processus obéit à des contraintes à la fois sociétales, historiques, cognitives, relationnelles, sémiotiques qu’on ne peut séparer sans en amputer des dimensions expérientielles fondamentales. On pourrait alors réfléchir aux situations didactiques plus globales, sans se limiter aux feuilles de l’arbre mais en s’intéressant prioritairement aux dimensions épistémologiques, qui en constituent les racines (pour reprendre la métaphore de Debono, 2018). Pour parvenir à cette autre conceptualisation de la reformulation, il faudrait 1) s’orienter vers une approche humboldtienne (et non saussurienne) de la langue, fondée sur l’indissociabilité entre les dimensions formelles et sémantiques (Feussi, 2018) ; pour 2) valoriser une vision appropriative (non pas explicative) des langues, dans laquelle les dimensions rituelles sont le plus souvent marginales.

  • 13 Développer une conception uniquement juridique de « patrimoine » (ensemble des pratiques visibles d (...)

19Pour le dire rapidement, adopter la reformulation dans une perspective appropriative reviendrait à pluraliser les imaginaires de la grammaire (Humboldt, 1859) et à considérer le processus de parole sous un angle phénoménologique. En ce sens, la reformulation ne reposerait pas uniquement sur un « système plurisémiotique », mais serait la traduction, en signes, d’expériences dont la dimension sensible est fondamentale. Ce processus valoriserait le « patrimoine métalinguistique » non pas uniquement comme connaissances conservées par l’apprenant comme le laisse penser Daouaga Samari (p. 417-432), mais comme un héritage appelé à être enrichi et transmis ou non, en fonction de choix de vie. Adosser l’appropriation à un patrimoine c’est surtout mobiliser des éléments de traditions héritées, qui impulsent les façons de se projeter en langues, que ce soit le français ou n’importe quelle autre langue (africaine ou non). Cela implique une démarche d’historicisation, comme le suggère Humboldt (1974, 2000)13 en tant que condition essentielle de compréhension des langues. Cette optique fonderait alors une didactique articulée à des projets pour les apprenants, les enseignants, et même les institutions.

  • 14 La conception de l’interprétation à laquelle je me réfère ici est celle d’une herméneutique qui ne (...)

20Parce qu’il met en relief la question du comprendre, le travail de reformulation constitue ainsi un exemple pertinent pour mettre en œuvre la compétence plurilingue de la personne dans l’appropriation des langues. Il montre qu’il serait adéquat d’envisager un point de vue différent, celui de l’appropriant, la personne qui interprète14. Je ne m’attarde pas plus sur cette démarche qu’explicite Castellotti (2017) sinon pour insister sur le fait que cette approche permet de ne pas amputer la réflexion des enjeux politiques et éthiques qu’elles servent, que ce soit pour l’enseignant, l’élève-apprenant ou bien l’institution. La réflexivité (démarche qui revient également dans l’ouvrage collectif de Laurent Puren et Bruno Maurer comme « solution » à la formation des enseignants) s’inscrira dans la même perspective, expérientielle.

… à la réflexivité

21Notion rarement abordée dans les travaux de didactique des langues en situations africaines de francophonies, le recours à la réflexivité apparaît comme un élément important abordé dans cet ouvrage. En quoi consiste–t-elle ?

  • 15 Observation des pratiques enseignantes dans leur rapport aux apprentissages.

22Plusieurs contributeurs envisagent la réflexivité de l’enseignant en rapport avec l’« agir professionnel ». En classe, elle permettrait la construction du sens grâce à une capacité de synthèse d’informations (Christian Ollivier, Thierry Gaillat, Sylvie Wharton et Youssouf Issa, p. 93-118) ou bien à des activités de comparaison de langues utilisées à l’école (Moira Laffranchini Ngoenha et Harouna Diallo, p. 363-380). En étant sensibilisé à cette démarche, l’enseignant pourrait procéder par autoformation et ainsi « adapter son enseignement » de sorte à « corriger » l’incohérence observée « entre l’objectif et les contenus d’enseignement » (Gilbert Daouaga Samari, p. 431). Cette perspective réflexive paraît d’autant plus originale qu’à la différence des démarches habituelles, elle est présentée comme « le mouvement inverse qui s’appuie sur la réalité des pratiques de classe pour construire des dispositifs de formation […], en permettant aux enseignants d’expliciter des démarches et de se construire un jugement professionnel. » (Laurent Puren, p. 254). La proposition de Marguerite Altet (p. 119-135 - qui s’intéresse au Burkina Faso) à travers le projet OPERA15 est présentée comme une réflexion aboutie de cette démarche, qui mériterait d’être reconnue, valorisée et diffusée (Laurent Puren, p. 255). Qu’en est-il plus explicitement ?

23Selon Marguerite Altet, la démarche mise en œuvre dans le projet OPERA se veut empirique. Elle consiste à partir de « difficultés » pour réfléchir à des propositions d’« amélioration » des pratiques enseignantes (et par extension des « résultats » des élèves). Elle propose des outils de formation basés « non sur l’apprentissage de savoirs disciplinaires, peu prioritaires compte tenu des besoins, mais sur la construction de gestes professionnels ». Ce sont des « grilles d’analyse », des « pratiques de classe filmées ou transcrites » utilisées comme « séquences modèles » qui peuvent être diffusées aux enseignants dans le cadre de la formation initiale ou continue (Laurent Puren, p. 255). Dans cette perspective, la réflexivité est surtout présentée par Marguerite Altet comme une « posture » qui permet aux enseignants d’être formés au plus près de leurs pratiques. Cela leur permet d’analyser leurs pratiques professionnelles afin de se construire un jugement personnel dans le but d’« améliorer les apprentissages », bref de développer un « Sentiment d’Efficacité Personnelle ». Toujours selon Altet, cette démarche n’a aucune prétention applicationniste ou déterministe. Elle vise plutôt à « rendre l’enseignant « lucide », réflexif sur ce qu’il fait et envisager avec lui à comment faire autrement pour pallier les difficultés observées en apportant les formations ciblées appropriées » (p. 127). Les outils numériques sont présentés par Muriel Nicot-Guillorel (p. 137-151 - qui s’intéresse, dans le projet OPERA, à la région de la Casamance au Sénégal) comme un élément important dans cette perspective. Ils permettent l’enregistrement de pratiques professionnelles et donnent aux enseignants plus d’assurance dans leurs pratiques. Comment y parviennent-ils explicitement ? Cela n’est pas abordé dans le texte, même si ailleurs dans le volume, Michèle Verdelhan-Bourgade (p. 298-299) ne manque pas de souligner que le recours aux outils informatiques n’apporte rien de pertinent dans la résolution des problèmes liés à l’école en Afrique. Elle privilégie ainsi le manuel papier, à condition qu’on réfléchisse à ses usages en l’articulant à la formation des enseignants, en mettant en place un environnement lettré et en travaillant à sa disponibilité physique chez les apprenants.

24Revenons toutefois à la conception de la réflexivité développée dans cet ouvrage pour dire que dans l’ensemble, elle fonde la formation des enseignants sur l’exploitation de dispositifs techniques (grilles, extraits vidéo, séquences, etc.). Cela induit une conception linéaire de la réflexivité (et de l’apprentissage ou de l’enseignement ou de la formation) qui pourrait être reconstitué ainsi : 1) la prise de conscience qu’il existe d’autres manières d’enseigner-apprendre ; 2) la mise à l’épreuve d’un nouveau cadre d’analyse – théorisation ; 3) un changement de pratiques. Dans cette démarche, le praticien est présenté et perçu comme le principal détenteur d’une connaissance qui lui viendrait d’éléments externes, grâce à un processus qui peut être décrit de façon objective. La figure du « praticien réflexif » (Schön, 1994) semble donc particulièrement valorisée. Ce cadre rappelle les thèses socioconstructivistes de la connaissance dans lesquelles le sujet serait construit et appréhendé à travers des interactions régulières, dans l’illusion qu’il apprendrait prioritairement de sa propre action ou de l’action co-construite. La démarche réflexive serait alors fondée sur la récursivité entre l’action du sujet et la situation. Qu’il me soit permis de me poser quelques questions. Même si l’enseignant adopte cette perspective, changera-t-il nécessairement sa façon d’enseigner ? L’approche réflexive ne pourrait-elle pas conduire un enseignant à confirmer ses intuitions parce qu’il aura identifié des repères expérientiels pertinents, de son point de vue, pour ses relations avec ses apprenants ? Suffit-il d’interagir (serait-ce réflexivement) pour apprendre ? Qu’en est-il de la diversité des situations d’appropriation et du point de vue de celui qui apprend plus explicitement ?

25Malgré l’objectif louable de cet ouvrage (réfléchir de façon critique à la crise actuelle dans l’apprentissage), les paradoxes et ambiguïtés pourtant critiqués caractérisent encore plusieurs des tentatives d’évolution proposées. Comment comprendre cette permanence d’ambiguïtés ?

Une absence de réflexions épistémologiques

26Le point de vue valorisé à chaque fois pourrait être un élément de réponse à cette question. Depuis la méthode « Pour parler français » en effet, aucune des approches valorisées en didactique des langues en Afrique n’a jamais été centrée sur un point de vue autre qu'institutionnel. Les attentes des apprenants (il en est de même pour les enseignants), leurs façons de se projeter dans les appropriations n’ont pas souvent droit au chapitre puisque leurs ressentis des processus mis en œuvre ont rarement été problématisés. Bien qu’apprenants et apprenants soient régulièrement présentés comme les premiers bénéficiaires des actions menées, ce qui semble importer c’est de rappeler la logique de l’innovation qui laisse penser qu’en proposant une nouvelle méthode, les professionnels du secteur éducatif dont les enseignants travailleraient mieux et les apprenants apprendraient mieux. Dans ce volume, l’exemple de l’APC illustre à merveille cette optique car elle est souvent présentée comme une rupture avec le paradigme transmissif précédent, ce que critique Mohammed Saïd Berkaine (p. 190). Il en est de même pour les orientations méthodologiques dominantes dans les contributions de ce volume. Le choix de réduire la didactique à une « affaire de méthodologie » prioritairement, qu’elles soient contradictoires ou non, ne revient-il pas à appréhender l’appropriation des langues sous l’angle technique, et considérer in fine que toute compréhension repose prioritairement sur des règles et procédés matériels objectivables ?

27Il en est de même pour la conception dominante de la notion de « langue » dans cet ouvrage. Elle reste un des impensés, compris de façon descriptive et selon de catégories prioritairement occidentales. Un questionnement épistémologique aurait conduit à une appropriation (dans une vision sociohistorique et expérientielle) des références « importées », travail dont on trouve des prémisses dans des notions comme la « sémantaxe », la « vernacularisation » (Manessy, 1995, 1994) ou bien l’« interlecte » (Prudent (1981). Elles révèlent que la notion de « langue » peut être envisagée autrement, sous une perspective qui met en évidence non pas une imposition de formes et d’une technique de compréhension basée sur les signes, mais plutôt un ensemble de phénomènes sensibles, expérientiels, dont une dimension est nécessairement implicite, incontrôlable, imaginaire, indicible. Si la compréhension repose donc partiellement sur l’imaginaire, cela revient à dire que la langue ne serait pas uniquement un « outil » qui servirait à la communication : elle repose fondamentalement sur l’expérience de traduction de cet imaginaire (Feussi, 2018).

28Comme le relèvent Pierozak et al (2018), le choix de minorer toute réflexion épistémologique a pour conséquence un gommage de toute possibilité de discuter des orientations qui font consensus : les enjeux liés à ces différents procédés ne sont donc pas explicités. Un des contributeurs de cet ouvrage dénonce le fait de » passer au second plan voire occulter […] les questions épistémologiques et leurs implications méthodologiques, tout aussi fondamentales » (Mohammed Saïd Berkaine, 187) sans développement particulier. Etant donné qu’un des buts de cet ouvrage s’inscrit dans la perspective de la « recherche-action » qui vise « l’amélioration » (Laurent Puren et Bruno Maurer, p. 448) ou la recherche d’efficacité de l’action à la fois des apprenants, des enseignants, des institutions (éducatives) et probablement des chercheurs, ne peut-on pas penser que l’absence de réflexion épistémologique révèle une conception pragmatiste de l’enseignement des langues qui semble réductrice (Castellotti, 2017) ? Le fait de négliger les arrière-plans politiques, idéologiques et historiques des démarches proposées laisse imaginer que toute réponse possible apportée à cette crise s’inscrirait avant tout dans le paradigme d’une action rapidement visible et efficace. Par ailleurs, cette réponse ne serait adossée qu’à la perspective rationaliste et diffusionniste caractéristique de l’enseignement-apprentissage (du français) en Afrique depuis la période coloniale. Faire le choix d’une autre épistémologie, phénoménologique et herméneutique par exemple comme l’explicitent Pierozak et al (2018) ou Castellotti (2017), aurait plusieurs conséquences. J’en présente uniquement deux dans ce compte rendu, qui feront écho à la démarche réflexive déjà envisagée ci-dessus et au statut des chercheurs qui s’interrogent sur ces questions.

Une conception expérientielle de la réflexivité

29Si la formation des enseignants à la réflexivité me semble pertinente comme l’indiquent les contributeurs de ce volume, c’est surtout la conception sur laquelle elle repose qui me semble problématique. Soit elle n’est pas explicitée (parce qu’elle relève du sens dominant) soit elle induit une approche technique des rapports aux langues, et pourrait facilement déboucher sur ces paradoxes pré-cités qui desservent les situations éducatives en francophonies. Il me semble important de battre en brèche un certain nombre de certitudes implicites dans les contributions de ce volume (différence objet-sujet ; l’existence objective des langues). On pourrait, en ce sens, regretter le ton d’excuses choisi par Laurent Puren (p. 225-255) dans la critique pourtant pertinente qu’il fait du point de vue institutionnel à partir duquel l’APC est arrivée aux Comores. Cette posture assourdit un son de cloche qui aurait pu mettre les lecteurs de cet ouvrage sur une autre perspective (que celle des épistémologies dominantes).

30Une autre démarche envisageable serait de faire écho aux perspectives expérientielles développées par Manessy (1994) dans ses travaux sur l’appropriation du français en Afrique francophone depuis les années 80-90. Le point de vue appropriatif (Castellotti, 2017) qui, bien que récent, n’est pas complètement inconnu dans le champ de la didactique des langues en francophonies, aurait pu conduire vers une conception différente de la réflexivité. On s’en tiendrait alors non pas uniquement aux « difficultés » des enseignants. On réfléchirait également à partir de leurs convictions, de leurs concernements et leurs expériences non professionnelles, en s’interrogeant plus particulièrement sur les processus développés par chaque enseignant en fonction des situations, à son parcours de réflexivation. Dans cette perspective qui poserait la question de l’enseignement-apprentissage à partir du point de vue de la personne mise en scène, les rapports aux langues mobiliseraient en priorité le pourquoi avant le comment chaque personne concernée intégrerait cette langue-ci dans son réseau de signification. Ce qui semble désormais en jeu c’est non pas le dispositif technique mobilisé, mais le projet en langues de chaque personne. Dans cette démarche développée plus en détail dans Robillard (éd., 2016), Castellotti (2017) ou Feussi (2018), il s’agit d’envisager une autre conception de la réflexivité qui soit articulée à l’altérité, qui fasse de la pluralité non pas une simple notion théorique, mais un principe de vie dans et hors de l’école à la fois.

31Cette perspective expérientielle permettrait de mieux valoriser le climat relationnel en classe. A la différence de ce que pense Marguerite Altet, ce climat dépasse le seul cadre psychologique ou social et n’a pas à être nécessairement « positif ». Il me semble ainsi que les approches réflexives, qu’appelle Laurent Puren de tous ses vœux, pourraient être moins techniques si les participants au projet OPERA s’ouvrent aux perspectives anthropologiques et ontologiques, pour envisager la réflexivité sous une optique appropriative. Cela peut ne pas apporter « la solution » à cette crise de l’apprentissage en Afrique, mais on ne peut nier que cette vision aura pour conséquence de poser autrement les questions liées à ces situations. Une d’elles, qui sera capitale, sera le statut du chercheur.

Le chercheur-expert : caution des institutions ?

  • 16 « Transferts d’apprentissage et mise en regard des langues et des savoirs à l’école bilingue : le p (...)

32Le statut du chercheur revient parfois dans certaines contributions de l’ouvrage, sans problématisation pertinente et argumentée. Laurent Puren (p. 241) explique que la phase de conception du projet IFADEM est généralement organisée par une équipe locale et un binôme « d’experts linguistes référents, d’université du Nord et du Sud ». Cette configuration (« des équipes de linguistes de ces trois pays, avec l’apport d’une équipe française ») est également observable pour la production de manuel dans le cadre d’un projet16 qui a servi de « terrain » à la contribution de Colette Noyau et Zakaria Nounta (p. 385). Le couplage d’experts du Nord et du Sud est-il idéologiquement anodin ? Quels en seraient les enjeux sous-jacents ? Voilà un des paradoxes des contributions de cet ouvrage qui discutent pertinemment du point de vue dominant imposé via les APC notamment, sans interroger les dynamiques de domination également observables dans les relations et les démarches scientifiques concernant les universitaires que nous sommes.

  • 17 « Conscient des défaillances et insuffisances du dispositif, nous avions proposé à l’équipe de coor (...)

33La deuxième question pourrait porter sur la catégorie sous laquelle sont présentées les personnes qui arrivent des universités du Nord. Ce sont des « experts », casquette qu’a abandonnée un des contributeurs de ce volume (Puren, p. 242 et 248) face aux divergences entre enjeux locaux et projets institutionnels17. Sans questionnement de fond, Bruno Maurer résume bien la situation :

« On voit les tensions qui existent entre divers cabinets d’experts, québécois d’un côté, belges de l’autre, et si ce petit encadré est l’occasion de se faire valoir contre la concurrence, c’est que la question curriculaire en Afrique est un juteux marché ». (Bruno Maurer, p. 282).

34Dans la plupart des contributions de ce volume, il est possible d’identifier un projet d’uniformisation des situations africaines, au service d’institutions internationales. Il serait donc légitime, de mon point de vue, de questionner l’implication des universitaires dans ce processus en réfléchissant au statut d’expert qu’ils endossent parfois. Bien que sa place soit centrale dans cet ouvrage, le statut du chercheur n’est pas problématisé. Il est tantôt présenté comme universitaire et « consultant » (exemple de Roegiers pour Bruno Maurer, p. 279). Dans la même perspective, Laurent Puren (p. 248) affirme que deux « enseignantes-chercheuses » (Margaret Bento et Valérie Spaëth) sont « impliquées en tant qu’expertes » dans le projet IFADEM. On assiste en fait à une confusion entre les statuts de chercheur et d’expert, qui situe mal le degré de responsabilisation de certaines interprétations des situations rencontrées. Or, si on se réfère à l’éthique de la responsabilité dans une perspective wébérienne, la catégorie « expert » permet à la personne mise en scène de ne pas assumer les dimensions politiques et éthiques adossées à ses travaux. L’expert peut ainsi occulter son rôle en tant qu’humain, dans le processus du savoir. La notion d’expert suppose donc une illusion de désengagement, d’absence d’implication, posture qui repose implicitement sur une épistémologie rationaliste qui fonde la prétention à l’objectivité. Dans cette perspective, le recours à la catégorie « expert » fait du chercheur ou de l’universitaire (garant de la scientificité et de l’objectivité d’une décision) une arme symbolique imparable pour les institutions.

35Parce que la perspective appropriative n’occulte ni ne minimise aucun enjeu de pouvoir, l’image de l’expert n’est plus limitée à des domaines prioritairement techniques. Laurent Puren (p. 255) propose par exemple :

« qu’une réflexion soit menée sur le montage de formations, initiales comme continues, axées sur l’analyse des pratiques professionnelles afin de mettre à disposition des instituteurs de ces pays des outils accessibles destinés à leur donner cette formation pédagogique de base qui leur fait tant défaut et nuit tellement aux apprentissages ».

36Sans se limiter aux pratiques enseignantes, on pourrait enrichir cette proposition de formation des enseignants à la réflexivité avec un questionnement sur leur implication dans les processus didactiques. Les enseignants seraient ainsi mis en situation de responsabilité pour produire des outils pertinents pour leurs classes et / ou s’approprier (et non pas appliquer) différents instruments proposés. Pourquoi en effet penser les usages d’enseignement à partir d’une norme, souvent implicite en plus (celle selon laquelle un bon enseignement serait nécessairement un enseignement interactif, efficace, innovant) ? Cela ne revient-il pas, en creux, à une importation de modèles venus d’ailleurs, au motif qu’ils auraient été validés par la science et les experts de la didactique ? Si c’est le cas, est-ce à dire que les enseignants n’auraient pas suffisamment de maturité pour réfléchir à des démarches pertinentes pour leurs élèves ? Qui déciderait du niveau de maturité approprié ? Ne pourrait-on pas faire jouer le conflit des interprétations pour que chacun puisse conscientiser et interroger / confirmer / remettre en question ses enjeux, convictions, héritages et projets et donc travailler prioritairement sur ce qui fait relation pour lui, plus que sur les pratiques ? Il me paraît pertinent de rappeler que la mise à disposition des outils pourrait être reçue comme du colonialisme méthodologique sous-jacent au « dispositif de scolarisation » (Vigner, 1994 : 40), si continue cette confusion entre experts et scientifiques qui caractérise par ailleurs l’histoire institutionnelle de la francophonie (Feussi, 2018 : 79-80).

Conclusion

37L’arrivée de La crise de l’apprentissage en Afrique francophone subsaharienne. Regards croisés sur la didactique des langues et les pratiques enseignantes dans le paysage scientifique mérite d’être salué pour le bilan critique que cet ouvrage permet d’effectuer sur les situations didactiques impliquant les langues (dont le français) en Afrique francophone. Ce tableau fait ressortir les pressions externes (et leurs conséquences méthodologiques notamment) comme une des principales causes de cette crise et la formation des enseignants à des perspectives réflexives comme une réponse adéquate à cette problématique. Je pense toutefois que pour plus de pertinence, une approche différente non axée sur les méthodologies serait plus appropriée encore. Elle reposerait sur des réflexions épistémologiques qui permettraient que les questions abordées dans cet ouvrage le soient à partir du point de vue d’ici. Cette autre perspective, appropriative, met en évidence la sensibilité de chacune des personnes concernées par la situation, sa façon d’être concernée, impliquée dans la relation aux langues. Parce qu’elle fait entendre la pluralité des voix multiples impliquées dans chaque rapport au monde et aux langues, cette option expérientielle constitue une réponse pertinente dans la perspective d’une décolonisation des savoirs qui se pose en permanence en Afrique depuis les périodes coloniales. Sans exclure les épistémologies méthodologistes habituellement convoquées pour toute réflexion en didactique des langues, la perspective appropriative est centrée sur la sensibilité de l’appropriant, sa façon de se projeter dans les relations d’appropriation. On comprend alors que l’option pragmatiste (qui consiste à penser l’enseignement ou l’apprentissage en priorisant les pratiques) n’est pas toujours l’unique ou la meilleure. Si on fait le choix de prolonger les questions soulevées dans ce volume collectif, une option émancipatrice et originale consisterait à sortir de la démarche de l’innovation et du progrès « clairement productiviste » (Castellotti, Debono et Huver, 2017 : 117). En regard des questions soulevées dans cet ouvrage collectif, voilà un des éclairages d’une approche appropriative des langues (Castellotti, 2017) pour la place centrale qu’elle accorde aux expériences plurielles, à la diversité des projets et histoires des personnes et des institutions dans les questions didactiques.

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Bibliographie

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Chaudenson, R. (2008). « Pour et vers une didactique de la langue française adaptée aux situations de créolophonie. Des Seychelles (décembre 2006) à Haïti (novembre 2008) » in Chaudenson R. (coord.). Didactique du français en milieux créolophones. Outils pédagogiques et formation des maîtres, Paris, L’Harmattan, pp. 5-68.

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Notes

1 http://www.cslf.gouv.qc.ca/actualites-linguistiques/babillard/actualite/article/appel-a-contributions-la-crise-de-lapprentissage-en-afrique-francophone-subsaharienne-regard/

2 Le Cadre européen commun de référence pour les langues (publié en 2001) constitue une traduction de cet arrière-plan en didactique des langues.

3 Vu les limites d’un article universitaire (ici un compte rendu), je ferai parfois un usage rapide de certaines notions, que le lecteur pourra découvrir plus longuement dans ma note de synthèse d’HDR (Feussi, 2018).

4 DYNAmiques et enjeux de la DIVersité linguistique et culturelle - http://dynadiv.univ-tours.fr/

5 Ce type de paradoxe a toujours été une des principales caractéristiques des francophonies (Provenzano, 2011 ; Léger, 1987).

6 Cette approche consiste à sortir « des approches habituelles dominées par 3 paradigmes (crise, développement, amélioration de la qualité) » pour « embrasser l’ensemble de manière synthétique » (Bruno Maurer, p. 258).

7 On aurait pu se tourner vers la tradition anglo-saxonne du « task based learning » ou bien du « learning by doing » comme autres sources éventuelles de cette démarche. Mais ce n’est pas le choix de l’auteur qui s’en tient au CECRL, référence connue dans le champ des francophonies.

8 Cette démarche rappelle une acception de la contextualisation comme adaptation superficielle d’un modèle imposé déjà mis en évidence par Besse (2011) ou Chaudenson (2008) notamment.

9 Les langues de scolarisation dans l’enseignement fondamental en Afrique subsaharienne francophone / Ecole et langues nationales en Afrique (http://www.elan-afrique.org) / L'Initiative francophone pour la formation à distance des maîtres (https://ifadem.org/fr)

10 Une solution comme la transcription (Afsate Pare-Kabore et Guy Romuald Ouedraogo, p. 339-361) est déjà largement abordée dans les travaux adossés au trilinguisme extensif (Tadadjeu et al, 2004). On comprend alors que je ne m’y attarde pas particulièrement.

11 L’ouvrage aurait gagné en clarté si ces trois termes, dont les arrière-plans idéologiques et épistémologiques sont différents, avaient été explicités. On aurait mieux situé ce qui peut apparaitre comme une incohérence dans le même volume : une école bilingue (français / langues nationales - dans une perspective africaniste et culturaliste) est présentée par Afsate Pare-Kabore et Guy Romuald Ouedraogo (p. 339-361) comme une des solutions pour améliorer la qualité de l’enseignement du français au Burkina Faso. A la lumière d’ELAN-Bénin, Cosme Zinsou Fandy et Cécile B. Vigouroux (p. 333) pensent, au contraire, que la mise en place d’un enseignement bilingue ne résout pas tous les problèmes éducatifs. Certes, il s’agit de deux situations différentes, mais la coordination de l’ouvrage aurait pu mettre en débat de telles « contradictions » dans des situations soumises aux mêmes principes idéologiques, etc.

12 Une pétition lancée en avril 2019 relève clairement cette ambiguïté de la recherche francophone. Il s’agit du Manifeste pour la reconnaissance du principe de diversité linguistique et culturelle dans les recherches concernant les langues (https://www.mesopinions.com/petition/art-culture/manifeste-reconnaissance-principe-diversite-linguistique-culturelle/63600).

13 Développer une conception uniquement juridique de « patrimoine » (ensemble des pratiques visibles d’une personne ou d’un groupe) reviendrait alors valoriser le point de vue du natif, perspective discutable en didactique des langues étant donné qu’elle consiste à valoriser le seul point de vue du « terrain local » ?

14 La conception de l’interprétation à laquelle je me réfère ici est celle d’une herméneutique qui ne s’en tient pas uniquement aux textes, mais qui porte sur l’existence elle-même en étant focalisée sur la pluralité des points de vue, selon des points de vue défendue par Gadamer (1976).

15 Observation des pratiques enseignantes dans leur rapport aux apprentissages.

16 « Transferts d’apprentissage et mise en regard des langues et des savoirs à l’école bilingue : le point de vue des élèves à travers les activités de classe », projet placé sous l’égide de » de l’OIF et de l’AUF et concerne trois pays (Burkina Faso, Mali et Niger).

17 « Conscient des défaillances et insuffisances du dispositif, nous avions proposé à l’équipe de coordination OIF/AUF d’IFADEM, d’accorder une place prépondérante à l’analyse des pratiques dans les livrets d’auto-formation devant être conçus pour les Comores. Cela nous a été refusé au motif que cela ne cadrait pas avec le cahier de charge, ce qui a conduit à notre démission de l’expertise pour ce pays » (Laurent Puren, p. 255).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Valentin Feussi, « Laurent Puren et Bruno Maurer, 2018, La crise de l’apprentissage en Afrique francophone subsaharienne. Regards croisés sur la didactique des langues et les pratiques enseignantes, Peter Lang, 449 p. »Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 16-2 | 2019, mis en ligne le , consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/7146 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rdlc.7146

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Auteur

Valentin Feussi

Membre de l’EA 4428 DYNADIV, Valentin Feussi est Maitre de conférences HDR à l’université de Tours. Ses travaux en sociolinguistique et en didactique des langues l’ont conduit à une problématisation des francophonies sous l’angle de l’appropriation des langues. A partir d’un point de vue humboldtien, il valorise la perspective de la réception en réfléchissant aux langues à partir d’une optique historiale. Ce regard fait de la pluralité un principe épistémologique sous-jacent aux rapports aux-en langues. Cela permet de considérer les langues sous l’angle du comprendre, d’expliciter la responsabilité politique et éthique de tout interprète dans l’élaboration du sens.
valentin.feussi[at]univ-tours.fr

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