1La journée d’étude NeQ, organisée par l’Acedle et Praxiling à Montpellier 3 (26 janvier 2018) avait pour thème « Les Mobilités ». J’y ai joué le rôle de « réactant » à la communication d’Eric Soriano et c’est la même posture que je conserve face à son texte définitif même si je me permets de faire référence à mes propres problématiques de didacticien du français mais surtout de linguiste travaillant sur les idéologies linguistiques.
- 1 J’ai moi-même utilisé ce terme pour le discuter dans une conférence récente au Colloque EducLang (2 (...)
2Sociologue, impliqué comme enseignant et chercheur dans l’étude des « migrations interméditerranéennes », Eric Soriano s’inscrit à sa manière dans le thème et les attendus du colloque dont le titre générique ne correspond pas à mon prisme, l’expression « mobilités » suscitant intérêt mais surtout perplexité1. Utilisant la notion d’ « insécurité linguistique », Soriano – semble-t-il – la présente dans une forme de généralité qui amène à s’interroger sur son extension : est-elle partagée par les étudiants d’échange et les enfants migrants ? Disons pour le moins que ce n’est pas la même, si l’on veut rester attentif aux spécificités de tous ordres qu’implique – et que masque partiellement – le large chapeau « mobilités » (étudiants, migrants adultes et enfants, nomades et « gens du voyage », hommes et femmes d’affaires, intellectuels et artistes). C’est la mondialisation dans ses diverses déclinaisons qui est ici en question dans un domaine marqué par l’historicité où les mots et les représentations comptent tout autant que les pratiques. Jean Birnbaum avait intitulé son article du Monde (16 septembre 2015) : « La ‘crise des migrants’ est aussi une crise de mots » où il évoquait les textes de Jacques Derrida consacrés à l’hospitalité et la fragilité de termes comme « migrants » ou « réfugiés » en proposant de nommer ces personnes tout simplement des « arrivants ». Pour les enfants et adolescents, ce n’est pas une nouveauté (songeons aux ENAF, « élèves nouvellement arrivés en France »).
- 2 Il faudrait ici consacrer un développement à une autre série terminologique : assimilation, intégra (...)
3On sait l’importance des catégorisations et des dénominations pour la conceptualisation des problèmes posés2, et ce en français comme dans d’autres langues : la liste est longue qui comprend et confond « immigrés », « réfugiés », « clandestins », « sans papiers » et qui a ses métamorphoses historiques, par exemple l’usage en allemand dans les années 1950-1960 de « Gastarbeiter » (« travailleurs invités »). Par exemple aussi le passage de l’anglais au français du terme « immigrant », objet de discussion dans l’ouvrage dirigé par Archibald et Chiss en 2007 (dans un contexte franco-québecois) et déjà, dans les années 1970, la substitution de « immigrés » à « migrants » dès lors que l’installation en France était avérée et même si un retour récent de la première dénomination révèle la méfiance vis-à-vis des connotations attachées à la figure de l’ « immigré » et une appréhension nouvelle de la complexité de ce qu’on désigne par les « flux migratoires » avec les passages de pays à pays, étapes, relais sans fixation définitive. D’où sans doute la vanité de la maitrise des flux en question que je rapprocherais, le présent sujet s’y prêtant, du phantasme récurrent sur la maitrise de la langue.
- 3 Il faudrait ajouter au moins pour évoquer la situation linguistique du Maghreb les langues berbères (...)
4Soriano consacre son texte aux « enfants issus de l’immigration » et à leur insertion problématique dans le système éducatif français pour laquelle il fournit un argumentaire solide. Comment prendre en compte la complexité des dimensions linguistiques du « désajustement familial » ou « scolaire » évoqué par l’auteur ? On connait la difficulté des langues dites « d’origine » à devenir des « langues étrangères » enseignées précocement à l’école et « l’oubli » de l’arabe n’arrange rien. Il manque sûrement un retour sur le débat français autour des ELCO (enseignement des langues et des cultures d’origine), système instauré à un moment où les migrants n’étaient pas encore devenus des immigrés et sur la consistance de la notion « enfants issus de l’immigration » : à quelle génération ce syntagme perd-il sa pertinence, en tout cas pour ce qui concerne les compétences en français ? Il faudrait sans doute mesurer la réalité de l’ « héritage linguistique » au sein des familles, analyser la richesse et l’hétérogénéité du répertoire linguistique des élèves et de leur environnement familial. Le débat sur la langue arabe est consubstantiel aux sociétés arabo-musulmanes, en particulier au Maghreb, qui ont à traiter des variations sociolinguistiques entre le littéral, le dialectal, et des pratiques intermédiaires, un standard pour la communication cultivée3. Cette question est rémanente aussi dès lors qu’on veut enseigner « l’arabe » comme langue étrangère en France à l’école.
- 4 Si tant est que cette expression ait une réelle consistance. A l’école, tous les enfants sont confr (...)
- 5 Dans la question posée sous l’intitulé « langues et (im)migrations, la part des idéologies linguist (...)
5Eric Soriano évite certaines de ces difficultés en évoquant les « langues des élèves » ou les « langues familiales » (il avait employé à l’oral le terme de « langues maternelles », parfois discuté mais, à mon sens pertinent ici) opposées à la « langue scolaire ». Mais l’enfant allophone n’est pas seulement confronté au français comme « langue de scolarisation »4, il est vite immergé dans le français comme langue de communication et d’identification partielle. C’est aussi pourquoi la bipartition entre « langue de l’autorité familiale » et « langue de l’autorité scolaire » (expressions de Soriano) doit être discutée au profit de la complexité du rapport aux langues, l’arabe et le français devenant chez les jeunes d’origine maghrébine comme deux « langues maternelles », dans un conflit de légitimité qui, quand il existe, n’oppose pas la langue de l’école et celle de la famille, d’autant que, dans leurs pratiques langagières, toutes sortes de métissage et d’hybridation entre langues viennent complexifier le paysage linguistique, au-delà du binarisme évoqué. Oui, il peut y avoir un conflit de valeurs autour des langues, nourri de représentations parfois sans relation avec la pratique réelle de ces langues5.
6Si, de manière générale, on peut noter le poids identitaire des langues « acquises » par rapport à celui des langues « transmises », il convient de développer une vision non univoque des marqueurs de cette identité dans les sociétés d’accueil et les sociétés d’origine, de rester certes attentif aux effets de minoration linguistique éprouvés par les migrants mais de noter aussi l’ambivalence du rapport à la langue de chez soi : on la protège ou on s’en débarrasse. La contextualisation historique joue à plein dans cette analyse : si les enfants exercent des responsabilités linguistiques dans la famille au motif qu’ils seraient les seuls francophones, facteur, peut-être, d’une perte de l’autorité familiale, il faut nuancer en songeant que le père est déjà là, qu’il connait plus ou moins le français, parfois plutôt plus que moins. Quand les pères immigrés étaient isolés, sans regroupement familial, sans les enfants à l’école, la nécessité du français était sans doute moins évidente. D’autant que, sur le plan professionnel, l’importance des compétences linguistiques dans la langue d’accueil chez les adultes immigrés n’a cessé de s’affirmer avec les nouveaux modes de travail (les Québécois ont été depuis longtemps sensibilisés à cette dimension).
7Au rang de cette contextualisation, il faut ajouter les débats de société récurrents en France. Quand Eric Soriano met en avant des questions comme l’ « aménagement » de la Carte scolaire, il y a une dizaine d’années, il ne souligne pas qu’il prenait place dans un affrontement multiforme, avec les controverses sur la laïcité, le rapport à l’histoire coloniale et ses relectures polémiques, le choc des opinions sur les statistiques ethniques ou les tests ADN pour le regroupement familial !
8Il faut le dire : le texte de Soriano met au jour, au travers d’une argumentation multifactorielle et solidement étayée, les déterminations sociales et éducatives d’un échec scolaire prégnant chez les enfants « issus de l’immigration ». Il ne contourne pas, au contraire, l’évidence de la hiérarchie des langues comme idéologie dominante. Le pas de côté que j’ai fait dans ma « réaction » ne consiste pas à revaloriser le rôle de la langue en tant que telle dans l’ensemble du processus car je partage avec l’auteur le diagnostic du caractère non principiel du linguistique dans les difficultés d’apprentissage de ces élèves (ou alors il faudrait en faire une constante chez tous les élèves, immigrés ou non). Si une certaine sociologie reste, comme le pointe Soriano, prisonnière d’un impensé linguistique, ce qu’il s’agit de mettre au premier plan c’est le rapport à la langue/aux langues, plus largement au langage, chez des sujets confrontés à des histoires familiales et personnelles complexes, inscrites dans les contradictions des politiques et idéologies linguistiques, avec le double impératif de la contextualisation et de l’historicité.