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Journée NeQ

L’arabe à l’école : Hiérarchie des mobilités géographiques, inégalités des conditions linguistiques

Éric Soriano

Résumés

Cette contribution se propose de revenir sur quelques acquis récents de la sociologie de l’école appliquée aux parcours des élèves issus de l’immigration. Elle interroge donc la trajectoire de ces enfants pour qui, de la maternelle au collège, l’école est aussi une école de langue (le français), mais dont la situation est rarement identifiée comme telle. Elle montre les effets d’un contexte où la langue arabe est prise entre impuissance parentale et impensés d’institution.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Entretien accordé à BFMTV, 10 septembre 2018.
  • 2 Réformés en EILE, Enseignement internationaux de langues étrangères, suite à la note ministérielle (...)

1L’enseignement des langues étrangères dès l’école primaire semble aujourd’hui faire l’objet d’un relatif consensus. Pourtant, lors de la rentrée scolaire 2018, alors qu’il énumérait les langues susceptibles d’être enseignées dès le plus jeune âge, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer s’est trouvé pris dans une polémique démontrant combien cette unanimité ne fonctionne qu’une fois la liste délestée d’une des langues : l’arabe. Focalisés sur la lutte contre la radicalisation islamiste, les détracteurs de l’enseignement de l’arabe l’assimilaient à une concession au phénomène « communautariste ». Et Jean-Michel Blanquer de rétorquer combien « nous avons intérêt à différencier la langue arabe d’un certain fondamentalisme religieux »1. Pour autant, au-delà de cette controverse stérile, c’est bien l’évolution du statut de cette langue au sein de l’institution scolaire qu’il faut interroger et qui nous dit beaucoup du statut des élèves arabophones, réels ou présumés. En effet, depuis le milieu des années 1970, les Enseignements de langue et de culture d’origine (ELCO)2 avaient donné lieu, entre autres, à des accords bilatéraux avec l’Algérie, le Maroc et la Tunisie visant à la scolarisation des enfants des travailleurs migrants. Ce dispositif permettait d’offrir jusqu’à 3 heures d’enseignement hebdomadaires de la langue d’origine à des enfants bilingues franco-arabes dès l’école primaire, mais il s’inscrivait dans l’hypothèse d’un retour au pays. Dès lors, l’arabe y a d’abord été pensé comme la « langue des immigrés » (Sayad, 1979) avant d’être considéré comme une langue parmi d’autres. Comment alors interpréter cette volonté ministérielle de faire évoluer les dispositifs ELCO (Castellotti, 2010) et de s’orienter vers une reconnaissance de l’arabe parmi les langues de « sections internationales » ? Dans un contexte où le nombre d’élèves apprenant s’est notoirement effondré, à quelle condition une nouvelle offre publique de cours peut-elle permettre le basculement vers une langue vecteur culturel, économique et d’opportunité professionnelle ?

2Le projet intervient à un moment où la situation scolaire des enfants issus de l’immigration arabophone (tunisienne, algérienne et marocaine notamment) se révèle particulièrement insatisfaisante. Les données livrées par le Programme International pour le Suivi des Acquis des Élèves (PISA) prolongent les constats faits par Pierre Bourdieu il y a plusieurs décennies : non seulement notre école est l’une des plus inégalitaires des pays de l’OCDE, mais les difficultés touchent plus particulièrement les enfants issus de l’immigration. Les scores de ces élèves ne cessent de se détériorer dans toutes les disciplines et les écarts entre les enfants d’immigrés et les autres n’ont fait que se creuser jusqu’à l’enquête la plus récente en 2016. La forte concentration d’élèves au profil socio-économique défavorisé dans un établissement d’enseignement est fortement corrélée à une moindre performance en compréhension de l’écrit parmi les élèves issus de l’immigration (Charmillot & Felouzis, 2012). Pourtant, la circonspection avec laquelle ces statistiques ont été reçues en France révèle à la fois la puissance d’une certitude « républicaine » et une inaptitude à prendre en compte des spécificités pourtant largement soulignées par les travaux de didactique des langues. L’opposition publique à l’enseignement de l’arabe s’est souvent accompagnée d’une tendance à considérer la culture et la langue d’origine de ces élèves comme un fondement de leur déficit de performance. La langue arabe est ainsi aujourd’hui perçue par une partie des professionnels comme la langue de l’échec contre lequel il faut lutter.

3Cette contribution se propose de revenir sur quelques acquis récents de la sociologie de l’école appliquée aux parcours des élèves issus de l’immigration. Elle interroge donc la trajectoire de ces enfants pour qui, de la maternelle au collège, l’école est aussi une école de langue (le français), mais dont la situation est rarement identifiée comme telle. Nous parlons de ces élèves qui, par l’entremise de la mobilité géographique de leurs parents, expérimentent (ou ont expérimenté) cette distance entre la langue de l’autorité familiale et celle de l’autorité scolaire et se trouvent quelquefois en difficulté dans leurs apprentissages. Il s’agit aussi de considérer les effets de cette distinction implicite entre des enfants qui, selon leur langue d’origine, seront considérés comme enrichis (anglais, espagnol, allemand...) ou appauvris (dialectes marocains, algériens...) par leur double compétence linguistique dans une logique de hiérarchisation inavouée des langues familiales. À l’évidence, il y a une différence entre ceux pour qui la langue d’origine est considérée comme un handicap alors que l’on reconnait à d’autres la richesse de leur bilinguisme. De ce point de vue, la sociolinguistique identifie le quotidien des enfants de l’immigration maghrébine en France à de la « diglossie » : celui de ceux « qui pratiquent deux langues en leur accordant des statuts hiérarchiquement différents » (Tabouret-Keller, 2006). Leur condition diglossique s’opère néanmoins par une double distinction : entre le français et l’arabe d’un côté et entre l’arabe écrit (dit arabe littéraire) et la langue orale (dit arabe dialectal) de l’autre (Grandguillaume, 1997). En réalité, le sens de « l’arabe à l’école » dépend donc étroitement de l’évolution de la situation des locuteurs (Calvet, 2002 : 44). C’est comme s’il y avait une hiérarchie des mobilités géographiques qui se concrétisait par un régime d’inégalités de condition linguistique.

Les facteurs de l’échec (et de la réussite)

  • 3 Le DILF est un diplôme de l’Éducation nationale de niveau A1.1 (Cadre européen commun de référence (...)

4Sur le plan strictement politique, la sensibilité à l’égard de la langue des immigrés connaît un nouveau tournant à partir des années 2000. On repère cette tendance dans les derniers rapports publiés par le Haut conseil à l’intégration (HCI) à la fin des années 1990 où l’apprentissage du français est progressivement présenté comme une condition à l’intégration. Elle aboutira à la mise en œuvre de politiques d’accompagnement linguistique à l’attention des parents et à la création du diplôme initial de langue française (DILF)3 et du Contrat d’accueil et d’intégration. Cette attention nouvelle est le produit d’une lente mutation du marché du travail et notamment des emplois accessibles aux groupes sociaux les moins diplômés. L’essor de la « société de service » (Delaunay & Gadrey, 1987), notamment associé au développement du secteur tertiaire, impliquent la nécessité de savoir-faire de plus en plus tournés vers la maîtrise de la langue et de moins en moins vers la résistance physique et l’habileté manuelle. Elles engagent une véritable révolution dans les métiers de classes populaires qui reconfigure les formes de l’intégration sociale, valorisant de plus en plus les compétences linguistiques, communicationnelles et relationnelles. C’est dans ce cadre général que les données alarmantes sur les résultats scolaires des enfants nouvellement arrivés ont suscité un réel intérêt et ont fini par laisser penser que la barrière linguistique constituait une première variable explicative. Il faut dire que les politiques d’arabisation dans les pays du Maghreb, véritable rupture avec l’histoire coloniale de diffusion du français, ont nécessairement eu des effets sur les compétences linguistiques des parents (et de leurs enfants) en provenance d’Algérie, du Maroc ou de Tunisie (Akkari, 2009). Si ces éléments explicatifs sont potentiellement mobilisables, la sociologie de l’école insiste aujourd’hui sur des logiques autrement plus déterminantes et qui décrivent un contexte scolaire français organisé au détriment des enfants issus de l’immigration.

La défaillance de la politique de distribution des élèves

5En effet, la politique de distribution des élèves dans les établissements a accentué les effets associés à la concentration des populations migrantes au sein des mêmes zones urbaines. Dans toutes les agglomérations, avec plus ou moins d’intensité, certains établissements regroupent en leur sein la majorité des enfants de migrants et l’intensité des polarisations scolaires va bien au-delà de celle des polarisations urbaines. La vaste enquête menée par Éric Maurin en 2004 à partir des données de l’INSEE montre néanmoins que les logiques du séparatisme urbain ne sont pas singulières aux quartiers populaires et aux zones où se concentrent les populations issues de l’immigration. Les villes françaises connaissent aujourd’hui un vaste mouvement d’entre-soi qui n’échappe à aucune couche sociale et relève d’une dynamique générale que certains groupes sociaux maitrisent pourtant davantage que d’autres. Les zones résidentielles majoritairement investies par des familles issues de l’immigration se singularisent néanmoins de deux manières. En premier lieu, elles sont souvent dénoncées comme le produit d’un « communautarisme » alors qu’elles subissent plus que d’autres les dynamiques ségrégatives. L’usage de cette terminologie sert ainsi à faire porter aux familles issues de l’immigration la responsabilité des situations scolaires qu’elles subissent. Ensuite, ce sont les stratégies conjointes de l’État, des collectivités locales et des classes moyennes vivant à la lisière de ces quartiers qui intensifient les phénomènes de séparatisme scolaire expérimentés par leurs enfants. Aujourd’hui, l’école est devenue plus ségrégative que la ville et les chiffres PISA montrent, jusqu’à la caricature, que la majorité des enfants de migrants se concentre dans une part réduite d’établissements, notamment à la périphérie des grandes agglomérations.

  • 4 Voir « Les nouvelles dispositions de la carte scolaire », Rapport à Monsieur le ministre de l’Éduca (...)

6Rappelons qu’en 1963, face à l’augmentation croissante des effectifs dans le secondaire, le ministère de l’Éducation nationale avait choisi d’organiser l’affectation des enfants dans les écoles à partir d’une carte scolaire. Ce procédé paraissait la manière la plus simple d’attribuer à chaque enfant un établissement à partir d’un critère de proximité résidentielle. Pourtant, à partir des années 1980, face à la polarisation sociale de plus en plus forte des villes françaises, la carte scolaire se révèle progressivement pour les pouvoirs publics un outil potentiel de lutte contre la ségrégation scolaire à la condition d’une redéfinition régulière des territoires d’affectation. Cette territorialisation des politiques de distribution des élèves semble alors la plus à même de produire de la mixité sociale et scolaire. Son application pouvait permettre d’atténuer les effets de concurrence en privant les parents de l’opportunité d’un choix d’établissement. Pourtant, la trop faible évolution du tracé de cette carte est notamment justifiée par les pouvoirs publics comme le résultat d’une anticipation et d’une prévention de stratégies de sortie du système public par les familles les plus mobiles. Elle est aussi le produit d’enjeux électoraux d’autant plus manifestes que les couches les plus disposées aux déplacements de leurs enfants votent davantage que les habitants des quartiers populaires. Ces logiques ont contribué à faire de la carte scolaire une fabrique ségrégative. Devant l’ampleur des tactiques de contournement, la réforme engagée en 2007 avait pour objectif de permettre une ouverture à des stratégies de choix d’établissement par le plus grand nombre, là où elles étaient jusqu’ici monopolisées par un groupe finalement réduit de familles issues de couches sociales plus ou moins favorisées, mais voulant échapper à tout prix aux effets scolaires de la ségrégation. Ainsi, la note ministérielle du 4 juin 2007 dite « d’assouplissement de la carte scolaire »4 définissait de nouveaux objectifs : il s’agissait en premier lieu de « donner une nouvelle liberté aux familles  » et leur donner progressivement « le libre choix de l’établissement scolaire pour leurs enfants » ; il fallait ensuite « favoriser l’égalité des chances et améliorer sensiblement la diversité sociale dans les collèges et les lycées ».

7Pourtant, le desserrement de l’étau de la carte scolaire n’a fait qu’accentuer les tendances contre lesquelles il était censé lutter et que révèle l’ampleur des inégalités scolaires actuelles. En effet, pour contourner la carte et choisir son établissement, il faut des ressources dont certaines couches sociales se révèlent dépourvues. Les mécanismes des déplacements scolaires ont notamment été décrits dans les travaux de Sylvain Broccolichi (Broccolichi & Sinthon, 2010) pour qui, si les collèges en éducation prioritaire ont toujours perdu chaque année des élèves, le rythme de la déperdition a été multiplié par deux ou trois en moyenne après l’assouplissement. Si ces stratégies de déplacement scolaire interviennent plus ou moins tôt dans le parcours des élèves, elles n’en demeurent pas moins aujourd’hui un phénomène déterminant dans les mécanismes de séparatisme scolaire : le changement d’adresse, l’orientation vers l’enseignement privé, l’usage tactique des jeux d’option (de langues, en particulier) ont pour seul objectif de s’écarter de l’orientation par le lieu de résidence et d’accéder aux meilleures classes. Ces phénomènes ont d’ailleurs donné lieu à de nouvelles formes de mobilisation de parents d’élèves issus des quartiers populaires, notamment concentrée sur une revendication de redéfinition de la carte scolaire (Filho, 2016), mais dont les effets sont encore peu mesurables.

8Les effets délétères de cette réforme ont ainsi contribué à creuser un fossé scolaire mis en exergue par les grandes enquêtes PISA. Les classes aisées n’ayant pas à déplacer leurs enfants puisque vivant déjà dans les zones les plus favorisées, les couches populaires se révélant souvent démunies des ressources nécessaires à la formulation de demandes susceptibles d’être favorablement entendues, la réforme a surtout permis une plus grande circulation scolaire des enfants des classes moyennes vers des écoles aux élèves mieux dotés socialement et scolairement. L’assouplissement a donc produit un état de concurrence au bénéfice de ces couches intermédiaires, au détriment des classes populaires et sans que les classes aisées n’en soient affectées. D’après les chiffres du ministère, 73 000 dérogations ont été obtenues chaque année pour 105 000 demandes. Surtout, la réforme a accompagné un phénomène déjà latent : elle a conduit nombre de parents à faire des origines présumées des élèves d’un établissement un indicateur scolaire essentiel. Pour le dire autrement, ce sont à la fois les logiques spatiales et la mobilisation d’un indicateur « ethnique » informel comme indicateur de niveau scolaire qui a conduit à une très forte concentration des élèves issus de l’immigration dans certains établissements et que l’on mesure au moment de l’entrée au collège.

Les « effets de lieux » scolaires

9Les travaux sur les effets de la ségrégation sont aujourd’hui nombreux et les enquêtes qualitatives permettent surtout de mieux appréhender les « effets de lieux » scolaires (Dumay, Dupriez & Maroy, 2010). On savait que l’école reproductive était devenue ségrégative, mais depuis plusieurs années de nouveaux indicateurs permettent de saisir comment l’environnement scolaire prolonge l’environnement social et finit par produire des effets (négatifs ou positifs) d’établissement. Le rapport rendu par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) permet de comprendre « comment l’école amplifie les inégalités » et de ne pas faire comme si elle ne faisait que les subir (Mons & Chesné, dir., 2016). Les enquêtes menées dans ce cadre procèdent d’abord par la mesure multifactorielle de la qualité de l’enseignement. Elles identifient des éléments associés à l’atmosphère institutionnelle, qui relèvent d’un environnement scolaire plus ou moins favorable et qui amplifient les effets de dispositions sociales. Le rapport met ainsi en exergue les différences manifestes entre les établissements d’enseignement prioritaire et les autres. La réduction du temps effectif d’apprentissage, l’absentéisme et le recours aux enseignants non-titulaires au détriment d’enseignants expérimentés participent d’une longue chaîne de production des inégalités, confirmées par tous les indicateurs mobilisés. Autant d’éléments qui affectent la capacité de projection des élèves dans leur avenir scolaire et ont donc des effets directs sur leurs aspirations sociales.

10Mais les expérimentations méthodologiques menées, depuis plus de vingt ans, par Georges Felouzis (Felouzis, 2003 et 2015), permettent d’affiner encore les analyses en opérant une distinction entre le parcours scolaire des élèves « allochtones » et « autochtones » : il ne s’agit rien de moins que de trouver le moyen de spécifier la situation scolaire de ceux dont les parents ne sont pas nés en France et d’affiner encore cette analyse par des données sur les origines nationales. Georges Felouzis mobilise, en premier lieu, un indicateur permettant d’appréhender la variable « ethnique »  à partir du prénom des élèves. Il s’agit de ne pas se limiter à l’indicateur de nationalité parentale en élargissant la focale à des enfants de nationalité française mais ayant vécu un parcours migratoire, de seconde ou troisième génération. Il examine ensuite la répartition des élèves en fonction de cette variable pour constater que très peu d’établissements scolarisent une grande partie des élèves allochtones. Il observe surtout les conséquences scolaires de la ségrégation ethnique. Les notes obtenues en contrôle ponctuel (c’est-à-dire en situation d’examen) par les élèves des collèges ségrégués sont nettement inférieures à celles obtenues dans les autres collèges. On note néanmoins que, dans les établissements ségrégués, les enfants issus de l’immigration maghrébine, sub-saharienne ou turque n’ont pas des résultats différents des autres élèves, ce qui tend à montrer que la variable « ségrégation » est plus explicative que la variable « origine ». Cette donnée tend d’ailleurs à atténuer les effets de la « variable linguistique » (la distinction entre pratiques linguistiques familiales et scolaires) et ne confirme pas l’hypothèse d’un « effet de lieux » linguistique : les territoires les plus ségrégués sont à ce point plurilingues que le français en devient la langue commune incontournable dès que l’on sort du cadre familial.

11Le caractère peu significatif de la variable « linguistique » nous ramène plutôt aux interrogations classiques sur les origines des inégalités et des dysfonctionnements manifestes du système scolaire qui en découlent. En effet, ces inégalités sont, d’une certaine manière, mesurées grâce à l’activité de tri opérée via l’évaluation systématique des élèves sur la base d’étalons scolaires plus ou moins nationaux. Les différences de niveau de certification scolaire deviennent inacceptables, y compris par l’institution elle-même, lorsqu’elles renvoient à des logiques collectives, c’est-à-dire lorsque l’on identifie des facteurs collectifs (appartenances sociales et/ou résidentielles) qui disposent les uns et les autres à la réussite ou à l’échec. De fait, l’argument de difficultés associées aux origines linguistiques sert surtout d’argument à « l’ethnicisation » de la problématique : cette manière de rapporter des phénomènes d’échec à des éléments finalement mal maitrisés par le recours à la catégorie de « culture d’origine ». Néanmoins, les effets de l’histoire migratoire sur les élèves demeurent assez mal mesurés et impliquent des connaissances plus qualitatives tant les faisceaux d’éléments mobilisables s’avèrent complexes. En quoi l’événement familial de la mobilité géographique et/ou linguistique permet-il de comprendre les formes prises par l’investissement parental dans le parcours scolaire de l’enfant ? Comment évaluer la place de l’école dans le projet de mobilité ? Comment le rapport à l’école peut-il être brouillé par le contexte migratoire ?

Le pari de la mobilité : une stratégie contrariée de reproduction sociale

12La mobilité géographique relève d’une stratégie de reproduction familiale. Celle-ci engage toutes les ressources que les parents mobilisent pour assurer le maintien et le développement des conditions matérielles et symboliques d’existence de leurs enfants. La décision de la migration en est donc l’une des expressions les plus caractéristiques, mais elle révèle des situations disparates qui renouvellent ou brouillent les conditions de la transmission parentale. L’école tient donc une place plus ou moins centrale dans une dynamique plus ou moins consciente : l’importance qu’on lui accorde s’exprime dans des univers d’attentes parentales à l’égard des enfants et de leur investissement scolaire. On peut d’ailleurs imaginer que la méconnaissance familiale de l’appareil scolaire du pays d’accueil favorise la prise en charge du projet scolaire de l’enfant par l’institution scolaire elle-même, prompte à décider de l’orientation de ses élèves en anticipant les effets de disposition sociale. C’est notamment dans les travaux fondés sur l’observation fine des pratiques familiales que l’on trouve les éléments les plus à même de considérer les formes prises par la transmission scolaire parentale. Dans ce second temps, il ne s’agira pas de décrire, par le menu, l’expérience des populations migrantes, mais d’établir des relations, des affinités électives entre des situations potentiellement vécues dans l’exercice de l’autorité parentale puis scolaire et qui jouent leur rôle dans la réalisation du projet migratoire.

Ne pas savoir jouer de l’orientation scolaire

13Les récents travaux de Julie Pagis et Wilfried Lignier permettent de comprendre l’intériorisation précoce d’une position sociale et les éléments permettant de saisir les formes enfantines de son expression (Lignier & Pagis, 2017). Dès les classes de CE2, et probablement avant, la place des métiers dans les représentations des enfants joue comme un révélateur, même si elle est surtout le produit des repères parentaux. On ne donne pas partout la même valeur au métier d’institutrice, d’avocat, de footballeur, d’architecte, d’étancheur, de secrétaire... Cette évaluation témoigne de la capacité des parents nouvellement arrivés à situer la place de l’école dans leur propre stratégie de reproduction sociale, c’est-à-dire à mesurer la place accordée à la réussite scolaire dans l’évaluation de la réussite sociale. Nombre de sociologues ont justement diffusé l’idée d’une croyance scolaire spécifique aux familles issues de l’immigration (Ichou et Oberti, 2014). Il n’est ainsi pas rare que la « réussite » des jeunes issus de l’immigration soit attribuée à un niveau élevé d’aspiration de ces familles s’inscrivant à la fois dans un projet migratoire et une volonté d’ascension sociale. Si cette réalité trouve une issue favorable en contexte de plein emploi, sa concrétisation est depuis plusieurs décennies atténuée par la crise économique et l’étendue inégalée des discriminations interdisant l’accès à des opportunités professionnelles (Van Zanten, 2006 ; Safi & Simon, 2013).

14Le choix d’orientation scolaire des enfants est justement le lieu où s’exprime avec le plus de force la relation entre parents et institution scolaire : c’est d’abord là que se négocie le rapport entre les aspirations sociales des parents et l’ajustement aux chances objectives de réussite de leurs enfants. C’est là que les parents négocient des opportunités, subissent et accompagnent des injonctions ou avouent leur impuissance. C’est là que se décident des « secondes chances » et, pour les enfants des classes populaires, que se joue la place de l’enseignement professionnel et de l’enseignement général à la sortie du collège. Que se passe-t-il donc lorsque les parents, du fait de leur faible maitrise de la langue scolaire, se trouvent dans la difficulté à participer à cette négociation ? Les enquêtes menées par Yves Brinbaum et Christine Guégnard montrent, à ce propos, la montée en puissance d’un sentiment d’injustice chez les élèves issus de l’immigration : plus souvent que les autres, ils subissent une orientation vers les filières professionnelles après le collège, puis leur surreprésentation notable dans certaines filières de l’enseignement supérieur comme l’Administration économique et sociale (AES) (Beaud, 2003 ; Soriano, 2012). Ces désaccords avec l’institution, particulièrement présents dans ces enquêtes, singularisent vraiment le parcours de ces élèves. Ils auront des répercussions sur l’obtention du diplôme, leur capacité à le valoriser et, par la suite, leur insertion professionnelle (Brinbaum & Guégnard, 2012).

15En effet, si être parents immigrés, c’est souvent apprendre le sentiment de ne pas être compris, c’est aussi l’expérience de désajustements scolaires : cette manière de ne pas toujours saisir comment les choses fonctionnent et de transférer abusivement ses propres expériences du contexte scolaire d’origine vers celui d’accueil. Cette dernière situation renvoie à une inaptitude à déchiffrer des verdicts scolaires souvent euphémisés au plus jeune âge ou à décrypter la signification réelle du jeu des options et des filières. Cette expérience fragilise la faculté à construire un projet scolaire. En effet, l’aptitude parentale à orienter les choix scolaires des enfants est étroitement associée à leur capacité à anticiper les mutations du travail et à se situer dans l’univers des statuts, des métiers, des professions susceptibles d’être alors investis par leurs enfants. Dès lors qu’il s’agit de sortir des seuls métiers d’exécution, c’est donc un peu comme si les familles migrantes devaient se poser les mêmes questions que les sociologues de la mobilité sociale pour se repérer dans le dédale des opportunités professionnelles de leurs enfants. Leur expérience révèle ces petits et grands écarts entre le statut d’un métier dans la société d’origine et dans la société d’accueil (là aussi, être informaticien, artisan-maçon, électricien ou universitaire ne renvoie pas au même statut selon les espaces nationaux). De même, la dévalorisation des fonctions d’exécution investies par la première génération d’immigrés dans les régions industrielles a lourdement pesé sur les choix d’orientation de leurs enfants (Beaud, 2003) : le phénomène a peut-être freiné leur capacité d’adaptation aux exigences de métiers en tension comme ceux de l’artisanat et du bâtiment, pourtant pourvoyeurs d’emplois au sein des classes populaires masculines, pour les orienter vers les emplois les moins qualifiés comme ceux du secteur des transports associés au commerce numérique (Cartier & alii, 2016). Ces éléments ont d’incontestables effets sur les choix d’orientation dans lesquels les parents sont invités (ou non) à intervenir tout au long de la scolarité de leurs enfants.

16Or, la crise économique, qui s’annonce dans les années 1970 et se concrétise dans les années 1980, perturbe profondément les conditions de cette évaluation alors que débute une période importante de l’immigration contemporaine : c’est à ce moment-là que l’ensemble des classes populaires expérimente une remise en jeu de leurs repères pour se situer dans l’univers des choix scolaires. En effet, jusque dans les années 1970, s’était imposée une sorte d’homologie entre hiérarchie sociale et hiérarchie scolaire dont la réalité était assez largement partagée dans les pays d’origine des migrants arabophones : au Maroc, en Algérie et en Tunisie, gravir les échelons scolaires permettait de gravir les échelons sociaux. La progression à géométrie variable de l’accès au secondaire, puis au supérieur, perturbe ces logiques à partir des années 1980, d’abord en Europe, puis dans les pays du Sud, avec un décalage dont l’importance est à souligner pour comprendre le parcours de ceux qui arrivent alors en France. En effet, ces facteurs produisent des désajustements scolaires, c’est-à-dire une discordance entre exigences scolaires et parentales. L’inflation des diplômes contribue à en dévaluer certains et en réévaluer d’autres. Elle contribue aussi à fragiliser la capacité parentale à une perception ajustée de la relation entre choix scolaires et attentes sociales.

17L’essentiel des migrant(e)s d’origine maghrébine arrive donc en France à un moment où l’évaluation parentale de l’orientation scolaire des classes populaires semble la plus troublée. Dans le labyrinthe de l’orientation scolaire, le facteur le plus déterminant provient sans nul doute de la difficile compréhension de l’importance accordée aux jeux d’option pour l’accès aux meilleures classes. Il renvoie aussi à l’impossible intelligence de la valeur distinctive des langues choisies et de certaines disciplines optionnelles pour l’accès au meilleur environnement de travail scolaire. C’est notamment là que les facteurs d’investissement familiaux se trouvent durablement perturbés par la faible maitrise parentale de la langue scolaire. Celle-ci décuple le sentiment d’impuissance pour des parents déjà peu armés pour faire face aux directives et évaluations des établissements et qui laissent finalement leurs enfants se débrouiller des décisions de conseils de classe et des verdicts des conseillers d’orientation. En complément, il faut également dire que cette période est aussi celle où des niveaux de certification scolaire similaire commencent à donner des parcours professionnels très variés : la valorisation professionnelle des diplômes dépend moins de leur valeur distinctive que d’un capital social postérieur à leur acquisition dont les familles issues de l’immigration sont souvent dépourvues. Cette situation, associée à l’incapacité à mesurer le poids des discriminations à la sortie du système scolaire ou universitaire (Fassin, 2002), brouille considérablement la capacité à évaluer ses propres choix d’orientation.

« Rupture de filiation »

18Au-delà du poids de ces déterminants économiques et institutionnels, c’est donc aussi la question du rôle du suivi familial qui se pose. Dans Tableaux de familles, Bernard Lahire compare des familles issues de classes populaires, notamment immigrées, au profil sociologique similaire mais dont les enfants vivent des scolarités contrastées. Dans une enquête engagée au début des années 1990, il se donne les moyens d’évaluer des « différences secondaires » permettant d’expliquer des trajectoires de réussite improbables (Lahire, 1995). À partir d’une enquête ethnographique réalisée auprès d’enfants de CE2 de la banlieue lyonnaise, il fait apparaître les modalités d’exercice de l’accompagnement parental. Il montre qu’elles sont loin de se limiter à une posture d’encouragement. Les configurations favorables aux succès scolaires distinguent à la fois les formes familiales de la culture écrite, les conditions et les dispositions économiques et les formes multiples du contrôle moral et scolaire exercé par le père et par la mère. Elles sont aussi l’un des fondements essentiels de la porosité ou, au contraire, de l’étanchéité, des relations entre institutions scolaires et familiales. La réussite scolaire dépend ainsi beaucoup de la correspondance entre les formes d’autorité parentale et des pédagogies scolaires fondées sur l’autocontrainte et l’autodiscipline.

19Si les enquêtes sociologiques disent finalement peu de choses de la langue de communication familiale, les travaux montrent cependant ce que la situation migratoire produit de tensions intrafamiliales qui obèrent cette aptitude non plus seulement à envisager, mais surtout à accompagner au quotidien l’engagement scolaire de l’enfant. Ces tensions relèvent d’épreuves davantage attachées aux expériences de la précarité, aux difficultés à trouver de nouveaux repères sociaux, qu’à un déficit d’autorité (Muchielli, 2003). Reste à savoir quels effets ces épreuves peuvent avoir sur la mise en conformité de l’enfant avec les exigences de l’autorité scolaire. Celle-ci apparaît d’autant plus déterminante qu’elle intervient à un moment où le « rapport au maitre » se confond avec « le rapport au savoir ». Quatre éléments peuvent être soulignés qui influencent la dynamique des relations à l’espace scolaire et qui, sans être toujours une spécificité de l’expérience migratoire, permettent de comprendre ce que la mobilité géographique peut mettre en jeu de l’autorité parentale.

20La première singularité des immigrations postcoloniales ayant l’arabe dialectal comme langue de départ, c’est que la famille s’est déplacée de manière plus anarchique que pour les immigrations européennes. Cet indicateur est notamment visible dans la faible proportion de femmes dans l’immigration des différents groupes nationaux. Les chiffres montrent ainsi des situations nettement plus complexes que le simple déplacement collectif et qui ont d’incontestables effets sur les modalités d’exercice de l’autorité familiale. La mesure du temps passé entre l’arrivée définitive du père et de la mère sur le sol français renvoie d’ailleurs quelquefois à des situations juridiques inextricables où les uns et les autres peuvent ne pas bénéficier des mêmes droits. En outre, les données disponibles témoignent des différences considérables entre les familles selon les origines nationales. Les mesures de regroupement familial, mises en place à partir des années 1970, ont au moins mis en lumière un élément essentiel du vécu migratoire : celui de ce déchirement familial qui déporte souvent l’exercice de l’autorité vers la mère, les grands-parents et le frère aîné de la mère. Même si elles peuvent prendre des apparences variées, les ruptures de filiation occasionnées par cette expérience mettent en jeu la capacité parentale à accompagner l’acculturation scolaire (Périer, 2005) : rester assis sans bouger dans une classe est le fruit d’un apprentissage fondamental dans lequel la stabilité familiale joue son rôle, qui dépend souvent des conditions matérielles d’existence et conditionne une partie de la réussite.

21 Ensuite, comme le montre la vaste enquête Trajectoires et Origines, le différentiel entre la réussite scolaire des filles et des garçons est une tendance forte des statistiques de l’évaluation scolaire dans les familles issues de l’immigration (Beauchemin, Hamel & Simon, 2016). Il ne se concrétise d’ailleurs pas forcément dans le devenir professionnel. Les chiffres varient selon les nationalités et ce différentiel se révèle notamment puissant chez les familles d’origine maghrébine où les filles accèdent davantage à l’enseignement supérieur. La stricte division « genrée » des tâches domestiques, la liberté plus grande accordée aux garçons, l’investissement spécifique suscité par la docilité scolaire des filles et par le sentiment que l’école peut jouer un rôle compensatoire à leur égard sont autant d’éléments susceptibles d’être mobilisés pour comprendre cette tendance. Ce n’est pas tant le caractère positif de ce constat qui est en jeu ici, pas même les éléments qui permettent de l’expliquer, mais plutôt le fait qu’il révèle des tensions et la nécessité de trouver de nouveaux équilibres. Il est fort possible que cette configuration spécifique suscite quelquefois des effets de rattrapage, c’est-à-dire une propension masculine à se réassurer par d’autres moyens que les moyens scolaires.

22Ensuite, s’il est un domaine où la question de la rupture de filiation semble se poser de manière explicite, c’est bien celui du partage familial de la compétence sociale, et en particulier l’usage des compétences scripturaires dans la gestion des relations administratives. Nombreuses sont les enquêtes qui, sans se concentrer spécifiquement sur cet objet, montrent combien les enfants migrants sont nettement plus sollicités que les autres pour jouer ce rôle de médiateur. Les belles ethnographies familiales proposées par Stéphane Beaud (2018) ou Catherine Delcroix (2013) dévoilent avec beaucoup de finesse ces éléments difficilement réductibles à des indicateurs statistiques. Il est peu probable que la situation ait des effets mesurables sur l’exercice de l’autorité, mais elle en change invariablement les modalités d’exercice et révèle la position spécifique de certaines familles pour qui elle deviendra une épreuve plutôt qu’un partage inédit des tâches sans conséquence sur le statut parental. Abdemalek Sayad parle d’une « supériorité linguistique » (Sayad, 2018) au bénéfice des enfants qui jouera notamment dans l’aménagement des relations avec l’institution scolaire. Dès le primaire, l’école produit de nombreux diagnostics destinés aux parents, mais qui leur sont inégalement accessibles et sans lesquels il est complexe de mesurer l’évolution de la trajectoire de leur enfant et d’anticiper au mieux leur avenir scolaire. C’est comme si cette inégalité de compétences linguistiques produisait de l’impuissance parentale.

23Pour finir, il est plus essentiel encore d’évaluer les effets de la précarité sociale et les risques d’arythmie familiale qu’elle provoque. Ils semblent avoir souvent été réduits à sa dimension matérielle. Le taux de chômage est aujourd’hui beaucoup plus fort chez les familles issues de l’immigration que chez les autres et ce contexte constitue un énorme facteur d’échec scolaire. Ce que montrent nombre de travaux, c’est que la faible maîtrise de la temporalité domestique en est une conséquence progressive : le chômage de moyenne ou longue durée contrarie paradoxalement la régularité des temps collectifs. Derrière l’aménagement des temps de vie par des repas communs, se dessine une « rythmie » familiale où le temps des enfants et des parents se recoupe (ou non). C’est là que se joue toute une logique de la capacité parentale à investir l’institution scolaire et à participer ainsi à l’engagement scolaire d’un élève. Même si le constat peut paraître contre-intuitif, la précarité salariale et professionnelle a des effets considérables sur la façon dont la famille s’organise : les formes de l’investissement professionnel des parents influencent grandement les formes de l’investissement scolaire des enfants. En scandant l’agenda parental, l’activité professionnelle scande aussi le programme de l’élève. Dans l’enquête menée par Bernard Lahire (1995), on voit par exemple le rôle joué par l’ensemble des écritures domestiques et dont les principaux indicateurs sont la tenue d’agenda, l’usage du calendrier, l’écriture de listes et le classement des papiers. Ils manifestent « un rapport plus calculateur au temps, un souci de l’ordre et de la prévision, un rapport réflexif au langage, que peut incorporer progressivement l’enfant » et qui seraient autant de dispositions favorables à la réussite de la vie scolaire.

Conclusion

24La sociologie et la sociolinguistique ont montré séparément par quels mécanismes une langue peut acquérir un statut. Une langue ne peut être réduite à un ensemble de caractéristiques lexicales et/ou phonétiques. Elle est indissociable de son statut dans le pays d’accueil et qui est le produit du statut de ceux qui la parlent (Auger, 2008). L’école est, de ce point de vue, le produit de son histoire sociale et institutionnelle : le statut qu’elle accorde à la langue arabe n’est pas dissociable de l’histoire des mobilités maghrébines et des inégalités de conditions subies par des enfants issus de ces migrations. La question de savoir si ce statut peut, en lui-même, avoir des effets pratiques sur des devenirs scolaires est probablement plus complexe. À l’évidence, la portée des situations de « diglossie » est d’autant plus forte que l’atmosphère construite autour de l’arabe dialectal, et qui tient à son assimilation réciproque à un fondamentalisme religieux, façonne une forme de défiance que les élèves ne manquent pas de ressentir. C’est à ce titre que les écarts linguistiques entre pratiques scolaires et parentales peuvent devenir des désavantages, là où la maitrise d’une double langue est, à coup sûr, un moyen pour les élèves de profiter des bienfaits de cette gymnastique intellectuelle.

25Toute la difficulté réside probablement dans le fait que la distance entre la pratique linguistique familiale et scolaire joue un rôle différent selon les milieux sociaux. Cette distance peut être au fondement de difficultés spécifiques (ou non) et la situation dépend souvent de ressources acquises avant la mobilité géographique et notamment des origines sociales dans le pays d’origine. On sait par exemple que, dans certaines familles, les parents s’adressent à leurs enfants en langue dialectale et que ces derniers leur répondent en français. Dans d’autres cas, le dialogue entre parents et enfants se fait intégralement en langue dialectale, mais il se limite au vocabulaire de la maison et de la domesticité. Pour d’autres encore, la maitrise et l’emploi conjoints du français et de l’arabe par les parents est avérée. Dès lors, l’inaptitude de l’institution scolaire à prendre en compte l’expérience linguistique des enfants peut se révéler sans importance pour les uns et particulièrement dommageable pour les autres. Comment donc, dans un contexte dominé par autant de pesanteur territoriale et sociale, interpréter la volonté réitérée de Jean-Michel Blanquer de promouvoir l’arabe comme « langue de civilisation » ? Et comment se posera alors la question du choix de variation linguistique pour l’enseignement : quel arabe transmettre ?

26S’il est une règle fondamentale de la sociologie de l’action publique, c’est que ce sont rarement les intentions des professionnels d’un dispositif d’action qui en en maîtrise le sens véritable. En l’espèce, ce ne sont pas les intentions des professionnels de la didactique des langues qui feront la différence, mais le contexte de réception de ces dispositifs innovants qui en déterminera la portée. Pour l’instant, en prolongeant la logique actuelle d’individualisation de la lutte contre les inégalités scolaires, la volonté ministérielle semble simplement reproduire une diglossie déjà vécu dans les pays du Maghreb : celle qui oppose l’arabe littéraire de l’arabe dialectal, l’arabe des couches supérieures et celui des autres. Son entreprise permettra à ceux qui étaient déjà disposés à la réussite de bénéficier d’un dispositif spécifique de « section internationale » centré sur l’arabe littéraire et dont on pourra se féliciter de l’existence. Pour les autres, l’enseignement de l’arabe peut avoir pour effet de réassurer des élèves en difficulté par la reconnaissance de leur compétence par l’école.

27Mais si de tels dispositifs ne s’inscrivent pas dans le cadre de réelles politiques de mixité sociale et linguistique, souligner l’importance des phénomènes « d’insécurité linguistique » ne sera qu’une manière de psychologiser des difficultés scolaires (Terrail, 2006), c’est-à-dire de renvoyer toujours à ces élèves les origines de leurs difficultés. On pourra alors nourrir de la circonspection à voir promouvoir des dispositifs didactiques fondés sur la cognition des élèves dans un cadre marqué par un tel niveau de ségrégation scolaire. L’insécurité linguistique est d’abord le résultat d’une condition scolaire dont des enfants sont les victimes et c’est seulement par une politique de redistribution équitable des élèves dans les écoles que l’on pourra profiter conjointement des perspectives ouvertes par les partisans de l’immersion scolaire et/ou de pratiques de sécurisation linguistique par une didactique des langues innovante.

28C’est aussi le renouvellement du contexte scolaire qui permettra de tirer parti des travaux de sociolinguistique sur les effets induits par une langue familiale jamais écrite. Si la plupart des élèves arabophones parlent un arabe du dialogue, la réussite dans l’école française est étroitement associée à des compétences métalangagières (Romainville, 2019). Enseigner l’arabe doit alors avoir pour objet de transformer ce langage oral en la maîtrise d’un discours et de contribuer ainsi à une meilleure appropriation des savoirs (Rachidi, Nocus & Florin, 2013). Cet argument relève d’un projet pédagogique visant à améliorer l’acquisition d’une « raison scolaire » (Lahire, 2008), à donner une valeur scripturale à une compétence linguistique mal reconnue, à encourager ainsi des pratiques d’écriture et lutter contre l’échec grandissant d’enfants socialement moins disposés que d’autres à la réussite. Le sens de « l’arabe à l’école » dépendra ainsi étroitement de l’évolution prochaine du contexte scolaire : il pourra variablement contribuer à renvoyer constamment des élèves issus de l’immigration à leur origine (Sayad, 1979) ou s’imposer comme une formidable propédeutique à tous les apprentissages.

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Notes

1 Entretien accordé à BFMTV, 10 septembre 2018.

2 Réformés en EILE, Enseignement internationaux de langues étrangères, suite à la note ministérielle du 07/07/2016.

3 Le DILF est un diplôme de l’Éducation nationale de niveau A1.1 (Cadre européen commun de référence pour les langues) créé en application de la loi du 24 juillet 2006 (décret n° 2006-1629 du 19 décembre 2006).

4 Voir « Les nouvelles dispositions de la carte scolaire », Rapport à Monsieur le ministre de l’Éducation nationale, n° 2007-094, novembre 2007.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Éric Soriano, « L’arabe à l’école : Hiérarchie des mobilités géographiques, inégalités des conditions linguistiques »Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 16-2 | 2019, mis en ligne le 09 octobre 2019, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/6889 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rdlc.6889

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Auteur

Éric Soriano

Maître de conférences à l’Université Paul Valéry – Montpellier 3 UMR 5281 – ARTDEV
Éric Soriano est maître de conférences en science politique à l’Université Paul Valéry-Montpellier. Il est directeur du Master européen Migrations Inter-Méditerranéennes (MIM) et spécialiste de sociologie historique de l’État colonial et des rapports sociaux de « race ». Il a notamment publié La fin des Indigènes. Le colonial à l’épreuve du politique en Nouvelle-Calédonie, Paris, Karthala, 2014 et « Notes sociologiques sur une mutation pédagogique », in Yves Lenoir, dir., Les pratiques des enseignants face à l’exigence de la réussite : instruire et/ou socialiser ?, Presses universitaire de Laval, 2012, pp. 505-532.
eric.soriano[at]univ-montp3.fr

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