1Pour Besse et Porquier (1984), la notion d’appropriation sert d’hyperonyme à celles d’acquisition et d’apprentissage. Elle permet également de nommer un entre-deux entre conscience (apprentissage) et inconscience (acquisition) (Porquier et Py, 2004). Plus récemment, Castellotti (2017) a proposé une définition qui distingue nettement l’apprentissage de l’appropriation, puisqu’elle les situe dans des orientations différentes du point de vue des représentations de l’humain mais aussi du développement des connaissances. Ainsi, elle choisit d’interroger le « pourquoi » et le « pour quoi » de l’appropriation linguistique, au sens de « laisser advenir en propre » (page 43) – dans ses expériences en langues, ses rapports aux langues – et non au sens premier de « posséder » ou de « maitriser ». La définition met ainsi l’accent sur les histoires et les projets des personnes, et plus seulement sur le « comment » et les méthodologies à mettre en œuvre :
« L’appropriation (…) se réalise dans une transformation qu’on ne peut ni prédire ni modéliser, car elle constitue une expérience éminemment personnelle : on (se) change dans la relation à d’autres, et pas seulement aux autres "langues" ». (2017 : 48-49).
2Alors que l’apprentissage se traduit en termes d’objectifs explicites où comptent avant tout les résultats et la production, dans une perspective appropriative, c’est davantage le processus qui est signifiant : les expériences, les réalisations en langues, personnelles et situées. L’apprentissage des langues serait donc la partie émergée de l’iceberg, alors que leur appropriation se situerait à un niveau plus profond et dans une dynamique, un processus personnel, jamais terminé. Un déplacement significatif s’opère donc pour la DDLC puisqu’il s’agit d’abord de réfléchir à la diversité des parcours et des projets des personnes, pour penser, à posteriori, des techniques, des dispositifs, des activités, des parcours, qui permettent aux personnes de réaliser leur projet. Un tel déplacement est devenu urgent dès lors que les parcours et les répertoires linguistiques des personnes se complexifient au rythme de leurs mobilités. Des mobilités qui doivent être envisagées comme des flux continus, non plus comme un aller-retour ou un aller simple, comme l’explique Murphy-Lejeune : « […] la mobilité d’aujourd’hui diffère qualitativement de la migration du passé. Elle se conçoit de façon continue et multiple, non plus comme un aller simple définitif » (2003 : 11).
3C’est dans ce cadre que je propose de réfléchir à la pertinence de certaines catégories et dispositifs didactiques dominants actuellement en DDLC. Sont-ils opératoires pour répondre aux projets des personnes mobiles, dans leur diversité ; envisagent-ils une appropriation plurielle des langues, au-delà de la productivité et d’une capitalisation des savoirs ?
- 1 D’après les travaux du géographe Frémont (1974) et de Krefeld (2002).
4Les histoires et les projets des personnes mobiles sont intimement liés à des trajectoires, à des espaces, et plus précisément aux espaces « vécus »1 par les individus :
« Les hommes ne vivent pas dans l’espace tel qu’il est mais dans l’espace tel qu’ils se le représentent et l’investissent psychologiquement (…) [L’espace « vécu »] se distingue de l’espace de vie (ensemble des lieux fréquentés au quotidien) et de l’espace social (espace de vie et les relations sociales qui s’y entretiennent) » (Deprez, 2007 : 248)
5De la même façon que les espaces produisent une « agentivité » (p.249) sur les productions linguistiques, les mobilités spatiales et les pratiques linguistiques sont investies d’imaginaires, d’affects, de valeurs dont il faut tenir compte dans une perspective appropriative. La sociologue Magali Ballatore (2010) évoque elle aussi cet investissement symbolique de l’espace, même dans le cadre d’une mobilité courte de type Erasmus :
« (…) tout déplacement, quels que soient sa portée et les éléments opérants qui sont à sa source, nous entraine sur le territoire des autres, c’est-à-dire dans un espace produit et approprié » (p.13)
6L’enjeu de l’appropriation ne se situe donc pas tant dans la fréquence de mobilisation ou dans les fonctions d’utilisation de la langue, mais dans cette appropriation de l’espace vécu, des « espaces sociolinguistiques », au sens de Juillard (2007), « au sein desquels la parole plurilingue se déploie en situation. » (p.237).
7Attardons-nous un instant sur cette « parole plurilingue » et sur la posture plurielle qui accompagne l’appropriation de l’espace. Castellotti et Moore parlent d’une « compétence d’appropriation plurilingue » (2015) où les langues du répertoire sont valorisées et envisagées comme un levier pour apprendre autre chose. Je préfèrerai parler d’une « posture » plurielle, notion qui me parait opportune pour saisir le processus d’appropriation en cours, et dépasser la dimension fonctionnelle et pragmatique du terme « compétence » (Meunier, 2018). De plus, au-delà du discursif et des comportements langagiers, la posture renvoie au corps, aux gestes, mais aussi à la co-construction de l’éthos individuel dans le rapport aux autres. Conditionnée par les expériences sociales et les trajectoires des individus, la posture appropriative va être aussi déterminée par le développement de la conscience réflexive et explicite liée à ces expériences et par la conscience de la diversité dans les démarches d’apprentissage (en fonction des personnes, des traditions éducatives, linguistiques et culturelles…) (Castellotti et Moore, op.cit., p.300). Pour qu’il y ait appropriation, on comprend que l’expérience de la diversité et de l’altérité doit s’accompagner d’une capacité de décentration et de réflexivité. La mobilité implique alors une certaine plasticité dans le rapport à l’autre, laquelle s’exprime dans la faculté de l’individu à s’adapter, à s’ouvrir aux contextes socioculturels variés dont il fait l’expérience dans ses déplacements. Cette « manière d’être » plurilingue nous rappelle l’être du dehors de Bourdieu (1980), potentiellement plus sociable, ouvert, curieux et émancipé.
- 2 Voir Beckers (2009) et les travaux fondateurs de Schön (1983) sur le « praticien réflexif ».
8La notion de réflexivité (devenue incontournable en didactique, notamment dans la formation des maitres2) est également centrale dans un projet de mobilité. Kaufmann distingue précisément la mobilité de la « motilité » (2002), la deuxième renvoyant aux aptitudes à se mouvoir dans l’espace économique, social, géographique. Les personnes mobiles ne sont en effet pas égales de ce point de vue, elles ne sont pas toutes capables de jouer, réagir, d’être flexibles, de développer des stratégies adéquates pour « articuler leurs aspirations et projets dans des situations contraintes » (Kaufmann, 2008 : 54). La « motilité » implique donc une « appropriation », dans le sens où une personne ou un groupe doit « faire sien » le « champ du possible » (p.31) et l’utiliser dans ses déplacements, y compris linguistiques. Ce « champ du possible » n’est pas identique pour tous, et il est même parfois très restreint en fonction de différents facteurs qui ne relèvent pas du dispositif didactique.
9L’appropriation plurielle (ou plurilingue si on admet que ce terme inclut autre chose que du linguistique) doit selon moi être intégrée dans une réflexion plus large sur le développement d’un « capital de mobilité » (Murphy-Lejeune, 2003) ou d’une « posture mobilitaire » (Castellotti et Huver, 2012). Sont alors rassemblées les différentes ressources que l’individu mobilise pour s’adapter à l’environnement nouveau. Chez Murphy-Lejeune, ce « capital » s’inscrirait dans un capital humain plus large, et renverrait à la fois au bagage initial du sujet mobile et aux apports de ses différentes expériences de mobilité. Il se composerait des éléments suivants : « l’histoire familiale et personnelle », les « expériences antérieures de mobilité », les « compétences linguistiques », les « expériences d’adaptation, les traits de la personnalité » (ibid.). Mais ces ressources restent floues, et le terme de « capital » empêche de mesurer la (re)construction, le développement fluctuant des compétences individuelles. Il s’inscrit par ailleurs dans un champ sémantique dont la connotation néolibérale n’est plus à démontrer (Meunier, 2015). « Posture mobilitaire », proposé par Castellotti et Huver (2012), évoque davantage la transformation réflexive et la dimension processuelle qui caractérisent l’expérience de mobilité. Le mouvement ne se résume plus alors au déplacement géographique d’un individu ou d’un groupe, mais implique une possibilité de changement, une « métamorphose » (pour reprendre l’expression de Fred Dervin, 2008), identitaire, culturelle qui caractériserait alors l’individu mobile contemporain.
10Je parlais plus haut d’inégalités en termes de « motilité » et j’aimerais approfondir cet aspect à partir d’exemples de postures qui révèlent d’une part des degrés de réflexivité très variables, et, d’autre part, les nombreux freins et facteurs facilitateurs de la dynamique appropriative.
11J’ai pu montrer dans mes travaux sur les mobilités étudiantes (entrantes et organisées de type Erasmus, dans un contexte francophone) que l’adoption d’une posture plurielle est très relative et conditionnée par plusieurs facteurs internes et externes. J’ai ainsi étudié les postures observables chez un même individu, à différents moments de son parcours de mobilité. Les discours des étudiants oscillent entre trois postures dominantes, que je résumerai brièvement ici :
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une posture « normative » : l’autoévaluation est conditionnée par la référence à une norme monolingue et aux modèles du locuteur natif idéal et du bilingue parfait ; la correction de la langue (française ici) reste un objectif important d’apprentissage ; l’évaluation de la compétence générale pâtit du caractère partiel de ses différentes « sous-compétences », en comparaison à des standards imaginés ; les mélanges, l’alternance des codes ou encore les régionalismes sont stigmatisés.
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une posture « pragmatique » : c’est une optique fonctionnaliste qui prévaut, et il ne suffit donc pas de connaitre plusieurs langues, encore faut-il connaitre les « bonnes » langues. La posture repose sur une logique de capitalisation du savoir : on apprend les langues parce que (et si) elles nous sont utiles, quand elles deviennent une plus-value sur le marché de l’emploi.
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une posture « pluri-réflexive » : le savoir-apprendre est valorisé via l’activité « méta » de réflexion sur la langue et les cultures ; le souci de la correction linguistique participe du développement d’une compétence corrective qui envisage les imperfections comme un moteur de l’apprentissage ; les compétences partielles et déséquilibrées sont valorisées et reconnues comme participant d’une compétence globale de communication langagière ; l’alternance codique s’érige en stratégie de communication et se normalise dans le cadre d’échanges à caractère plurilingue ; la compétence a un caractère évolutif dans une optique processuelle de perfectibilité dont le séjour Erasmus participe ; la variation sociolangagière, les régionalismes sont vus comme une source d’enrichissement et recherchés dans les échanges.
12Il est intéressant de voir comment l’expérience de l’altérité (et du Même) vient aussi bien renforcer que relativiser les discours doxiques et stéréotypés. La référence à l’expérience sert alors d’argument pour légitimer les représentations et les postures adoptées, aussi extrêmes soient elles.
13Notons que Magali Ballatore (2010) a proposé une intéressante typologie de figures d’étudiants mobiles (cf. tableau 1). Comme toute tentative de catégorisation, ces profils types ne reflètent pas les projets et le vécu des individus dans leur complexité. Par contre, ces « idéaux-types » fonctionnent comme des figures prototypiques qui vont jouer le rôle de « référent » (ce que Maingueneau (2000) appelle « garant éthique ») et donner de la légitimité aux comportements, à l’éthos que l’on construit avec ses interlocuteurs.
Tableau 1 – Typologie des « idéaux-types » Erasmus (Ballatore, 2010)
Idéal-type
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L’étudiant « défensif »
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À la recherche du Même, de l’ontologique, « l’étranger » par excellence qui met en scène son « univers originel ». Il ne se tourne pas systématiquement vers d’autres mobilités par la suite.
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L’étudiant « opportuniste »
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Plus pragmatique, il s’adapte à ses interlocuteurs, il agit en caméléon social. Il tirera profit de son expérience pour appliquer son jeu d’identifications dans d’autres situations de mobilité.
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L’étudiant « transnational »
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Plurilingue, il fait preuve d’un esprit cosmopolite et de compétences interculturelles. Souvent, le contact précoce avec l’étranger (une famille mixte, un parcours de mobilité antérieur) favorise ce type de profil. Sa carrière sera naturellement internationale.
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L’étudiant « converti »
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Il s’identifie au pays/à l’université d’accueil dans un processus de rejet de ses origines. L’expérience provoque une rupture dans le parcours de l’étudiant qui réoriente ses projets en tirant profit de ses découvertes. Il a « donné du sens » à sa mobilité, ce qui pourra l’amener à réitérer ce type d’expérience.
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14Si le processus d’appropriation est « éminemment personnel », comme l’écrit Castellotti (op.cit.), il est aussi déterminé par les politiques linguistiques, politiques d’accueil et éducatives et par les enjeux de normes et de représentations qui les sous-tendent. J’ai ainsi montré que l’expérience n’est pas toujours celle de la diversité, ou n’est pas celle qu’on attend. En effet, l’expérience des langues peut se caractériser par une homogénéité linguistique, parfois extrême lorsque les étudiants pratiquent uniquement leur langue première entre conationaux, ou l’anglais langue véhiculaire, ou encore d’autres langues que la langue dominante dans l’environnement d’accueil, à l’université et dans les lieux de socialisation. La mobilité linguistique quotidienne est relative, fortement liée aux affects et aux représentations, mais aussi aux conditions d’accueil des étudiants : souvent logés dans des résidences universitaires qui leur sont réservées, ou intégrés dans des structures d’accueil pour étudiants étrangers avec leurs propres moyens de communication, leurs propres réseaux, leurs propres évènements ; obligés de suivre des cours de langue « étrangère » isolés des cours matières ; isolés également dans les groupes de travail où les autochtones refusent de collaborer avec des allophones. Entrer en relation avec l’autre, ce qui me parait être la base de l’appropriation, ne va pas de soi. C’est même souvent la recherche du Même qui domine, et moins celle de l’Altérité.
15Si l’on prend le cas de migrants adultes en Fédération Wallonie-Bruxelles, une enquête sur les représentations des rapports entre langues, immigration et intégration (Hambye et Romainville, 2014) a montré la prégnance de certaines idées reçues dans les discours politiques, médiatiques et ordinaires, du type : « l’intégration est une question de volonté », « le manque de maitrise de la langue est la cause et le signe d’une non intégration », « parler d’autres langues en public montre qu’on ne veut pas s’intégrer à la société d’accueil » etc. Ces représentations mettent exclusivement la responsabilité de l’immigré en cause, sans tenir compte de la ségrégation urbaine et économique des migrants qui sont des freins majeurs à leur intégration, et à leur appropriation linguistique. Elles permettent d’expliquer la situation socioéconomique ou linguistique des migrants sans impliquer la responsabilité du groupe majoritaire. Ces représentations s’inscrivent dans une logique qui est celle de l’assimilation, qui définit l’intégration comme une question identitaire (devenir comme nous) plutôt que comme une question légale (avoir les mêmes droits, devoirs que tout citoyen). Et c’est ce type de représentation qui va justifier ensuite la mise en place de dispositifs obligatoires de formation à la langue du pays d’accueil, qui devient alors « langue d’intégration ». Le caractère coercitif peut être envisagé comme un moyen de responsabiliser les États (Klinkenberg, 2015), au prix d’une certaine liberté individuelle… Reste que ces cadres normatif et coercitif s’inscrivent dans une idéologie monolingue, au nom de la citoyenneté et des droits de l’homme certes, mais qui envisage difficilement encore la place des autres langues dans les parcours d’appropriation de la langue dominante.
16Le cas des élèves primo-arrivants est lui aussi à cet égard significatif, et nous amène à réfléchir aux statuts accordés aux variétés de langue et particulièrement aux catégories et sous-catégories didactiques (langue maternelle/première, étrangère, seconde, de scolarisation, d’intégration) en circulation dans le monde scolaire.
17Il convient d’abord de rappeler que ces catégories émergent dans des contextes sociohistoriques bien précis. Et que c’est souvent sur ces catégories que se fondent les méthodes et les dispositifs didactiques spécifiques. Or le risque existe que ces catégories deviennent autonomes et finissent par exister indépendamment du cadre sociohistorique qui leur donnait sens (Castellotti, 2017). Elles ne sont plus alors interrogées de façon circonstanciée, et finissent par assigner des personnes à des statuts et des besoins, plus ou moins légitimes, à priori et in abstracto, en faisant des individus des représentants prototypiques de groupes ou de communautés.
18Si l’on veut réfléchir aux dispositifs didactiques à proposer aux personnes mobiles, il me parait d’abord nécessaire d’interroger les catégories de mobilités et les formes de légitimité des populations qu’elles induisent. Partant, nous verrons que ces catégories doivent bien souvent être envisagées comme perméables et hybrides, y compris dans la formation de formateurs.
19Vincent Kaufmann, spécialiste en sociologie urbaine, propose une typologie des formes de mobilités spatiales (1999) :
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La migration : installation sans intention de retour à court terme
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La mobilité résidentielle : changements de résidence dans un même bassin de vie (déménagements)
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Les voyages : déplacements interrégionaux ou internationaux (retour à court terme)
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La mobilité quotidienne : sphères du travail, de l’école, domestique, des loisirs.
20Certaines formes de mobilités entretiennent des liens étroits : une migration de grande portée impliquerait une mobilité quotidienne, par exemple. La mobilité quotidienne va se déployer dans différentes sphères d’activités sociales qui engagent des déplacements, des rencontres, où les ressources linguistiques de la personne seront potentiellement activées. La mobilité quotidienne peut donc impliquer une mobilité linguistique, mais cela n’implique pas nécessairement une « appropriation plurielle » au sens défini précédemment.
21Billiez et Lambert (2016) remarquent d’ailleurs que le critère temporel est relatif, précisément pour des étudiants ou des saisonniers dont la mobilité est très temporaire, limitée dans le temps mais aussi dans la décentration et les apprentissages qu’elle permet. On est entre le voyage, mais avec une installation et une mobilité quotidienne qui, on l’a vu, peut être très limitée en fonction des sphères, des espaces sociolinguistiques dans lesquels les personnes évoluent, et ceux qu’on leur propose/impose. Ces paramètres vont déterminer le processus d’appropriation, sans qu’on puisse présumer de leur degré d’incidence. On sait par exemple que l’appropriation peut très bien avoir lieu avec des langues apparemment lointaines, alors qu’elle n’aura pas lieu avec des langues secondes, dans l’environnement proche (parce que la langue est imposée, dans un contexte colonial ou parental très injonctif par exemple). Peu importe la durée de leur séjour, les étudiants Erasmus vont adopter des postures variées vis-à-vis des langues et de leurs locuteurs, allant du purisme le plus extrême à une posture plurilingue décomplexée.
22Par ailleurs, cette typologie ne reflète pas la diversité des projets et des trajectoires des personnes. Ce que Kaufmann appelle « migration », sans intention de retour à court terme, ne correspond pas aux projets de nombreux migrants réfugiés politiques qui sont en transit et souhaitent (même si cela n’est pas réalisable dans l’immédiat) rentrer dans leur pays d’origine, ou s’installer dans un autre pays.
23Les dispositifs didactiques doivent tenir compte de cette complexité, en proposant par exemple l’entretien biographique pour mettre au jour les trajectoires singulières des populations mobiles : ce genre d’outil va permettre d’observer les dynamiques sociolinguistiques des personnes, y compris les dynamiques d’appropriation des langues et les modalités de cette appropriation.
24Revenons à présent aux catégories didactiques existantes : « langue seconde », « langue de scolarisation » et « langue étrangère ». J’aborderai également la catégorie « langue d’intégration » du point de vue de la formation des enseignants. En quoi ces catégories sont-elles signifiantes pour penser l’appropriation dans des situations de mobilité ? Comment ces catégories induisent-elles des formes de (dé)légitimation et de normativité au sein de la DDLC ?
25Actuellement, on constate que c’est toujours le générique « langue étrangère » qui s’impose dans les pratiques (Goï et Huver, 2013), concurrencé par une série de sous-catégories, toujours plus spécifiantes les unes que les autres. Je ne retracerai pas l’historique de chacune de ces catégories ici, mais je soulignerai plutôt les restrictions que leur utilisation peut entrainer lorsqu’on essaie de faire rentrer les personnes dans des curricula et des dispositifs, sans tenir compte de leurs projets et de leurs parcours.
26Si l’on prend le cas du français, Goï et Huver (ibid.) sont revenues sur les frontières entre les catégories, plaidant, à la suite de Gérard Vigner, pour une transversalité de la notion de « français langue seconde » (FLS) à des populations en situation de bi- ou plurilinguisme sur des territoires francophones. Elles attirent notamment l’attention sur le fait qu’un excès de typologie tend à distinguer abusivement les publics sur base de leurs statuts, de critères fonctionnels ou du type de mobilité (les réfugiés et les migrants adultes auraient besoin de cours de FLS, quand les étudiants Erasmus auraient besoin de cours de FOS – sur objectifs spécifiques – ou de FLE).
« Ainsi, le fait de présenter les catégories comme plus ou moins étanches et figées ne correspond pas à une décomposition « objective » de la réalité, mais est plutôt révélatrice des représentations de la personne qui catégorise : représentations de l’Autre et de ses frontières notamment » (Goï et Huver, 2013 : 32)
- 3 Journées d’études organisées en collaboration avec la FIPF et Wallonie-Bruxelles International, Les (...)
- 4 Français langue de scolarisation
27Ainsi, Annick Suzor-Weiner (Agence Universitaire de la Francophonie) revenait récemment3 sur le pourcentage important de migrants réfugiés qui souhaitent intégrer l’enseignement supérieur et pour qui l’appropriation sera favorisée par un enseignement de la norme écrite. Prenons encore le cas d’un adolescent de 16 ans, considéré comme jeune primo-arrivant pour l’État belge, et donc orienté vers un DASPA (Dispositif d’accueil et de scolarisation des élèves primo-arrivants) à l’école secondaire – où les cours relèvent généralement du FLE voire du FLSco4 – pour poursuivre sa scolarité, alors qu’il a quitté l’école et travaille depuis plusieurs années en Syrie.
28Ces exemples montrent les risques d’une dynamique ségrégative qui nie la perméabilité des frontières, la transversalité des projets, et oublie que tout locuteur, toujours plurilingue, n’est jamais cantonné à une seule communauté discursive, mais peut intégrer différentes communautés au fil de sa vie. Cette problématique concerne également les élèves dits « natifs » qui doivent adopter une posture de lecteur et de scripteur parfois très éloignée de leurs pratiques sociales quotidiennes de la langue (Bautier, 1995). À ce propos on peut encore signaler l’urgence de créer des ponts concrets entre les cours de langue première et ceux réservés aux allophones, et de sortir du cloisonnement au profit d’approches transdisciplinaires et plurilingues (cf. Auger, 2010 ; Bigot et Maillard, 2018).
29Les mobilités obligent donc la DDLC à revoir ses catégories ou en tout cas à accepter leurs limites et à briser certaines frontières, à prendre davantage en compte les variétés de langues, y compris de la langue première. Inscrire les catégories dans un continuum permettrait de les relativiser et les rendrait plus opératoires : la langue sera par exemple plus seconde qu’étrangère en fonction de son statut, ou de la façon dont elle est « vécue ». Mais cela implique un déplacement d’une approche techniciste, méthodologique descendante (top down), à une approche plus inductive à partir des postures, des projets, des biographies des personnes, y compris des enseignants.
30Je prendrai enfin l’exemple de la formation des enseignants et formateurs et de leur identité professionnelle, en montrant la tension entre, d’une part, les dispositifs de formation établis sur base des catégories actuelles en DDLC, et les représentations de l’altérité et des populations mobiles (dans leur (il)légitimité) qu’elles induisent ; et, d’autre part, les projets et les identités professionnelles des (futurs) enseignants/formateurs.
31Du point de vue de la formation des enseignants, l’excès de spécialisation de la DDLC implique de proposer des formations en fonction de profils d’apprenants posés à priori. C’est ce qu’on observe en Fédération Wallonie-Bruxelles, où coexistent des « bacheliers » et « masters » qui forment à l’enseignement du FLE/FLS, et des « certificats » qui relèvent de la « formation continue » et prépareraient davantage à l’enseignement du français aux personnes migrantes dans une perspective d’inclusion rapide dans le pays d’accueil. Ces formations donnent lieu à des diplômes et des certifications qui ne bénéficient pas de la même légitimité, distinguant des « formateurs » qualifiés pour « s’adresser » au public des adultes migrants, et des « enseignants », formés à « l’enseignement/apprentissage » des langues, et qui seraient cantonnés au milieu scolaire et universitaire, sous prétexte qu’ils ne seraient pas préparés pour enseigner dans le cadre des parcours d’intégration destinés aux migrants adultes. S’installe donc une hiérarchisation entre « enseignants » et « formateurs », une stigmatisation réciproque des uns et des autres. Et par ailleurs, ces représentations stéréotypées des qualifications requises (ou non requises) chez les enseignants et formateurs assignent en même temps des besoins (ou l’absence de besoins) aux personnes en fonction de leur statut. Ce discours se fonde sur des idées reçues déjà décrites ici précédemment. Ainsi, d’emblée, certaines catégories de personnes ne sont pas considérées comme « apprenant » la/les langue/s, au risque de passer à côté de leur projet d’appropriation personnel. Et du point de vue des enseignants, ceux-ci peinent à s’identifier professionnellement à des communautés d’enseignants/formateurs éclatées.
32On comprend avec ce dernier exemple que les dispositifs de formation contribuent au renforcement des frontières entre des types de mobilités et des catégories de populations, et qu’ils se retrouvent déconnectés des besoins et des projets des personnes. Plus grave encore, les dispositifs induisent des formes de hiérarchisation entre des « migrants » (peu scolarisés ?) et d’« autres mobiles ». De même qu’on ne tient pas compte des besoins des enseignants, ni en termes de carrière professionnelle (des enseignants pourtant expérimentés et formés ont perdu leur poste car ils n’avaient pas reçu la bonne formation pour enseigner au public des élèves primo-arrivants), ni en termes d’appropriation d’une identité et de savoirs professionnels pluriels, à l’image des situations d’enseignement et des personnes auxquelles ils s’adressent.