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« Chaque objet raconte une histoire »
Les pratiques de littératie chez des Inuit en milieu urbain

Donna Patrick et Gabriele Budach

Résumés

Ce texte traite du concept de « littératie de mobilité » et explore le cas des Inuit1 urbains à Ottawa au Canada, à titre d’exemple d’une communauté indigène trans-nationale. Le texte met en évidence des pratiques de littératie telles que conçues par la communauté Inuit au sein d’un centre communautaire (OICC, Ottawa Inuit Children Centre). L’étude met l’accent sur le rôle des objets dans des interactions au sein d’évènements de littératie et interroge le potentiel d’objets pour retracer des trajectoires de migration et relier différents mondes de vie. Cette étude se veut une contribution aux New Literacy Studies et propose une forme d’analyse innovante qui peut servir à éclairer les processus de migration et leur impact sur les pratiques locales de littératie. En misant sur le contexte de la communauté Inuit urbaine, notre étude met en lumière les pratiques d’une communauté autochtone qui partagent des concepts et repères culturels différents par rapport à beaucoup de cultures occidentales, ce qui soulève plus généralement des questions par rapport à la notion de littératie.

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Texte intégral

Introduction

  • 2 Nous aimerions remercier nos partenaires de recherche : le centre communautaire Inuit pour enfants (...)

1Cet article explore le concept de « littératie de mobilité » et évalue son utilité afin de mieux comprendre les réalités des communautés migratoires. Notre étude porte sur une communauté en particulier, la communauté Inuit urbaine d’Ottawa,2 qui a parcouru une trajectoire de migration de l’Arctique et des territoires du nord du Canada pour s’installer dans différents milieux urbains du sud, notamment la ville d’Ottawa. Dans ce texte, nous explorons les façons dont la littératie, et plus précisément les pratiques engendrées par les Inuit en milieu urbain, reflète cette trajectoire de migration et permet de rendre compte du mouvement de gens, d’objets, d’idées et de savoirs.

2Dans notre étude, nous mettons l’accent sur la fonction d’objets et leur rôle lorsqu’il s’agit : 1) de retracer les trajectoires de migration de personnes et de communautés, et 2) de connecter des territoires, des types de savoirs et des pratiques culturelles qui sont rattachés à des territoires particuliers et représentent différents mondes de vie.

3Nous posons que les pratiques de littératie locales sont façonnées par l’environnement immédiat dans lequel elles sont inscrites ainsi que par les mouvements et trajectoires des membres d’une communauté. C’est pourquoi l’étude des pratiques de littératie d’une communauté de migration se prête à la découverte de pratiques trans-locales émergentes qui aident à éclairer non seulement la réalité de la vie locale mais également les liens qui se construisent entre l’environnement local et des contextes de vie parcourus lors des trajectoires de migration. Dans ce texte nous développons les questions suivantes : Comment les pratiques locales de littératie contribuent-elles à retracer les trajectoires et parcours de migration d’individus et de communautés ? De quelle manière servent-elles à créer des réseaux sociaux trans-locaux ainsi que des liens entre des territoires et des pratiques culturelles spécifiques, liées à ces territoires ? Nous portons une attention particulière aux pratiques générées par des membres de la communauté Inuit afin de comprendre la manière dont la littératie est conçue à partir d’un point de vue autochtone.

Cadre conceptuel 

4Dans cet article, nous nous intéressons aux pratiques de littératie telles qu’elles émergent en contexte de migration. Afin de mieux saisir notre objet d’étude nous proposons le terme de littératie de mobilité désignant un ensemble de pratiques de littératie qui sont issues ou en lien avec la condition de la migration. À travers ce concept, nous cherchons à comprendre de quelle manière les pratiques de littératie reflètent l’expérience de migration et les transformations liées aux trajectoires de migration telles que vécues par une communauté migrante. Suivant l’approche d’autres études sur la mobilité (Appadurai, 1996, 2000) nous nous intéressons surtout aux mouvements de personnes et d’objets, à leur dimension spatio-temporelle et aux liens qui se créent entre territoires, savoirs et réseaux sociaux. Notre recherche mise sur un groupe de personnes en particulier, les Inuit en milieu urbain, qui représentent une communauté migratoire autochtone très peu étudiée jusqu’à aujourd’hui.

5Dans l’étude présentée ici, nous explorons le concept de « littératie de mobilité » selon trois axes analytiques afin de mieux comprendre : a) l’expérience migratoire d’une communauté autochtone, b) les processus contribuant à la construction de la communauté Inuit et de son identité en contexte urbain et c) les liens qui s’établissent entre différents mondes de vie et espaces territoriaux qui sont importants pour les Inuit.

6Notre approche se situe au sein de deux champs de recherche. Premièrement, elle partage des repères importants avec les New Literacy Studies comme approche générale de la littératie. Deuxièmement, notre recherche s’inspire d’une orientation particulière au sein des New Literacy Studies qui s’intéresse au rôle des artefacts dans les pratiques de littératie (Artifactual Literacies). Quant à la première source, les New Literacy Studies, ce courant de recherche (Heath, 1986 ; Street, 1995, 2000 ; Barton, 1994 ; Barton et al., 2000 ; Kell, 2006) entend la littératie comme un ensemble de pratiques sociales historiquement et socialement situées qui sont ancrées dans la vie quotidienne. Ces pratiques peuvent être étudiées à travers l’observation des activités de littératie dans lesquelles les membres d’une communauté s’engagent. C’est pourquoi une approche ethnographique se prête bien à ce type de recherche. À l’intérieur des New Literacy Studies, nous nous intéressons surtout à des études en « multiliteracy » (Cope & Kalantis, 2000) qui portent un intérêt particulier aux aspects de la multimodalité (Kress & Van Leeuwen, 1996 ; Kress, 2001a ; Kress, 2001b) et du multilinguisme (Martin-Jones & Jones, 2000). L’hypothèse fondamentale de ce courant repose sur une théorie de la communication (voir Halliday et Hasan, 1985) qui approche la communication tout d’abord comme un processus de création de sens. Afin d’orchestrer ce processus très complexe, différents modes sont disponibles dont certains sont directement liés à la langue (mode langagier) tandis que d’autres ne le sont pas (modes non-langagiers) tels que le visuel ou le gestuel pour n’en nommer que quelques-uns. Vu que les actes de communication impliquent souvent l’utilisation de plusieurs modes, la communication peut donc être considérée comme multimodale.

7Dans ce texte, nous étudions un aspect particulier de cette multimodalité en étudiant de manière plus détaillée le rôle d’objets (Pahl 2010 ; Pahl et al., 2009). À cette fin, nous nous inspirons des travaux récents de Pahl et Rowsell (2010) qui proposent le terme de Artifactual literacies et développent un cadre conceptuel pour l’étude du rôle d’artefacts (ou d’objets) dans des pratiques de littératie. Cette nouvelle approche « addresses a gap between multimodality, literacy practices and everyday life, » comme l’écrivent Bertlett et Vasudevan dans l’avant-propos de l’ouvrage (Pahl & Rowsell 2010, p. vii).

8Dans l’ouvrage, les auteurs étudient les artefacts (ou objets) en tant que ressources sémiotiques capables de circuler et de voyager en créant des liens entre des mondes différents. De façon générale, les auteurs décrivent la fonction d’objets de la manière suivante, en identifiant quatre traits spécifiques :

les objets symbolisent et représentent des relations et des évènements qui ont une importance pour des individus ou/et des communautés ;

les objets ont la capacité d’ouvrir de “nouveaux horizons” et mondes d’expérience contribuant à la création de sens ;

les artefacts sont étroitement liés à des identités puisque l’expérience (humaine) est imbriquée dans la culture matérielle et inséparablement rattachée à des pratiques socioculturelles englobant des objets comme un élément intégrant ;

les objets comportent une signification sociale et incorporent l’histoire d’expériences humaines vécues, c’est pourquoi ils peuvent fonctionner comme des « éléments de connexion » en se rattachant à des contextes divers (p. 8).

9Ces constats ont une signification particulière dans des contextes de mobilité et de migration. Comme le disent les auteurs:

Material culture is portable and travels with us. We have particularly noted the importance of objects for the identity of migrant families. […] When people move across borders, objects come to stand for “who they are” – their identities. These objects remain powerful in their memories, which are evoked in their stories (p. 8).

10C’est dans le contexte de la migration que l’importance d’artefacts est particulièrement accentuée. C’est surtout le critère 4 (mentionné plus haut) qui semble jouer un rôle prépondérant dans notre contexte de recherche portant sur les pratiques de littératie des Inuit en milieu urbain. Nous partageons l’avis de Pahl et Rowsell qui constatent que ce sont d’abord les objets qui incitent des personnes à raconter des histoires et à partager leur trajectoire de vie, ce qui peut valider leurs expériences et leur identité. Ces activités, qui se développent autour de la présence d’objets et qui encouragent le partage du vécu à l’oral, peuvent conduire à la création de nouvelles identités qui sont négociées en dialogue avec d’autres membres de la communauté. C’est ainsi que des objets matériels créent de nouveaux liens à travers différentes histoires culturelles et contextes de vie en devenant des objets traversant des frontières. « [Objets] can be seen as boundary objects that cross borders and forge new connections across those borders » (p. 16).

11Dans ce qui suit, nous allons explorer de manière plus systématique comment les objets en tant qu’ « éléments de connexion » (connecting pieces) servent à relier différents types de contextes. Pahl et Rowsell (2010) mettent l’accent sur la capacité de certains objets à mettre en lien le foyer et l’école et suggèrent des possibilités de renforcer les liens entre ces deux espaces. En choisissant cette optique, les auteurs poursuivent l’objectif de créer de nouvelles opportunités d’apprentissage, surtout pour des enfants qui vivent des expériences socioculturelles différentes au foyer et à l’école. Pourtant, l’étude du potentiel d’objets comme « pièce connective » peut être étendue à d’autres domaines, voire à des environnements institutionnels, ou bien à des espaces géographiques. La dimension qui nous intéresse davantage est le rôle d’objets comme « pièce connective » dans la création de liens entre différents territoires, en particulier les liens qui sont construits entre la ville (l’espace urbain) et l’Arctique (l’espace d’origine des Inuit). Cet angle d’analyse, nouveau et novateur, nous permettra de contribuer aux études sur la mobilité et la migration, et aux flux culturels (Appadurai, 1996, 2000) en clarifiant l’idée des liens entre différents territoires et les façons dont ces liens se construisent de manière concrète dans l’interaction sociale.

Contexte de la recherche 

12La collecte de données pour ce texte se situe à l’intérieur d’un projet de recherche ethnographique plus large qui est financé par le CRSH (Conseil de Recherches en Sciences Humaines) (période de financement : 2008-2011), intitulé « Littératies multiples dans une communauté Inuit urbaine » (Multiliteracies in an urban Inuit community). Le projet est mené en collaboration avec le Centre de littératie familiale (Family Literacy Centre) qui est un programme spécifique au sein du Centre d’enfants Inuit d’Ottawa (Ottawa Inuit Children Centre, OICC) à Vanier. La collaboration avec la communauté Inuit d’Ottawa et le travail ethnographique au sein de cette communauté ont été initiés par Donna Patrick en 2004. Notre partenaire de recherche privilégié est actuellement le Centre d’enfants Inuit à Ottawa fondé en 2005. Le centre fournit des services aux familles et à leurs enfants Inuit couvrant différentes tranches d’âge, de la naissance à l’âge de 13 ans. Il organise également le programme « Head Start » desservant des enfants à l’âge préscolaire.

13L’OICC est une institution clé pour la communauté Inuit à Ottawa et peut être considérée comme un endroit charnière dans lequel convergent beaucoup de ressources et activités de la communauté locale. Dans les termes proposés par Pahl & Rowsell (2010) qui assument une conception écologique de l’espace comme socialement structuré (voir aussi Lemke, 2000), le centre se qualifie donc comme une zone de rencontres au sein d’un réseau social trans-national où des trajectoires de personnes, de ressources et de capitaux sociaux (savoirs et objets) se croisent, soit un hub (Meinhof, 2009) que Pahl & Rowsell (2010) définissent ainsi :

« within an ecology, there are hubs of activity, such as hubs or community centres, or faith groups, where people meet and congregate and where local practices and common texts circulate » (p. 18).

14Les Inuit vivant en contexte urbain peuvent être considérés comme une communauté trans-nationale (Tomiak & Patrick, 2010). Originaires de vastes territoires du nord, ils proviennent de communautés géographiquement distantes et sociolinguistiquement diversifiées. Le territoire des communautés Inuit comprend les quatre régions suivantes : Nunavut, Nunavik (le grand nord québécois), Nunasiavut (Labrador), Inuvialuit (l’Arctique de l’ouest), couvrant environ 40 % du territoire du Canada. Ces territoires on été établis suite au processus de revendication territoriale (land claims) entre 1975 – 2005 et sont unifiés de nos jours sous le nom de « Inuit Nunaat ». Au total, on compte 53 communautés éparpillées à travers l’Arctique.

15Selon les résultats d’une enquête (OICC Nipivut Report, 2009) menée par l’OICC en 2009 dans la région d’Ottawa, enquête à laquelle plus d’une centaine de parents ont participé, le portrait démographique suivant a été établi. Les données indiquent que 70 % des familles sont originaires de Nunavut, 15 % de Nunasiavut et 5 % de Nunavik et Inuvialuit. La communauté urbaine est hétérogène d’un point de vue linguistique puisque plusieurs variétés de langues Inuits sont parlées dans les différentes régions de l’Arctique.

16La communauté Inuit urbaine d’Ottawa est également hétérogène sur d’autres aspects. Ceux-ci concernent le revenu, le quartier de résidence en ville, l’usage des langues à la maison et la durée du séjour à Ottawa. Environ 40 % des familles utilisent l’anglais et l’inuktitut à la maison, et 40 % de la population Inuit ont vécu en ville plus de 10 ans, 25 % entre 7 et 10 ans. La majorité des gens indiquent comme motivations pour leur déménagement de l’Arctique en ville des raisons liées au travail, à la famille, à l’éducation et à la santé.

Analyse de données ethnographiques : un regard sur quelques objets Inuit en circulation

17Dans cette partie, nous analysons des données ethnographiques concrètes. Nous mettrons l’accent sur trois épisodes particuliers qui représentent des moments d’interaction autour d’objets significatifs et qui éclairent de manière précise des aspects de la mobilité Inuit et de ses coordonnées spatio-temporelles. Dans l’analyse de chaque épisode nous procédons ainsi : nous commençons par une description de l’objet, de ses caractéristiques et traits spécifiques qui constituent son potentiel en tant que ressource sémiotique. Nous enchaînons avec l’explication du processus interactionnel en détaillant comment l’objet a été incorporé dans l’interaction langagière en tant qu’artefact matériel et ressource sémiotique. Ensuite, nous nous intéressons aux liens qui se créent au sein de l’interaction grâce à l’objet, à sa présence et à son potentiel en tant que ressource sémiotique mobilisée de façon particulière dans le contexte étudié. Nous nous intéressons surtout aux liens inter-contextuels qui s’établissent entre des territoires géographiquement distants, notamment l’environnement de la ville et celui de l’Arctique, en reliant des modes de vie distincts. Nous étudions également le rôle d’objets dans la construction de relations sociales et illustrons comment, à travers des pratiques de littératie, ces connexions se produisent et se fortifient.

Objets de mémoire : « Antique Modern Road Show »

Les artefacts

  • 3 Moose Factory a été le premier endroit peuplé par les colonisateurs anglais en Ontario. C’est à cet (...)

18Le premier épisode se développe autour de deux artefacts tels que représentés sur la figure n° 1. Nous voyons deux morceaux de tissus, chacun décoré avec des motifs brodés à la main et des perles disposées selon un style qui relève de l’art des Cris. Les Cris sont une nation amérindienne dont la langue appartient à la famille linguistique algonquine. Ils co-habitent avec les Inuit dans le nord de la province du Québec. Ce type d’artisanat constitue une des sources de revenu pour la communauté locale et représente un capital symbolique et économique important. L’artefact de gauche représente l’image stéréotypée d’une tête d’homme amérindien portant une couronne de plumes. Nous lisons également les lettres Moose Factory3, nom de la communauté du nord de l’Ontario, où l’artefact a été fabriqué.

19Le deuxième artefact représente un motif floral exécuté selon la même technique en utilisant des perles, et qui relève du même style typique d’artisanat pratiqué par les Amérindiens de la Nation cri du nord de l’Ontario et du Québec.

Figure 1

Cette photo montre Louisa qui tient en main la pièce brodée portant l’inscription Moose Factory (en Ontario). L’autre artefact fabriqué par sa tante se trouve entre les mains d’une autre participante à l’atelier, qui le regarde.

L’interaction

  • 4 Depuis sa fondation en avril 2010 le groupe a accueilli trois femmes Inuit originaires de différent (...)

20Les deux artefacts sont au cœur d’une interaction qui se déroule lors d’une soirée organisée dans les locaux de l’OICC. L’activité s’intitule « Antique Modern Road Show » et a été suggérée par l’une des membres d’un groupe de travail de littératie d’origine Inuit4. Ce nom rappelle une émission télévisée qui portait un titre similaire (Antique Road Show) et qui est diffusée de manière régulière au Canada, aux États-Unis et au Royaume Uni notamment. Le but de cette émission est d’évaluer la valeur matérielle d’objets apportés par des individus et examinés par un expert qui détermine leur valeur monétaire actuelle sur le marché des antiquités. En contraste avec l’objectif de ce programme télévisé, l’idée de l’activité telle que conçue par les Inuit consiste à explorer d’autres types de valeurs, souvent non-matérielles et symboliques. Tous les participants à la soirée sont invités à apporter des objets qui peuvent relever des catégories « antique » ou « moderne ». Certains des objets sélectionnés ont, en fait, une valeur matérielle considérable, tandis que d’autres peuvent avoir une valeur monétaire plutôt modeste. En revanche, la valeur symbolique de ces objets peut être immense pour la personne et pour la communauté.

  • 5 Les données utilisées pour ce texte proviennent d’une soirée « Antique Modern Road Show » qui a été (...)

21Toutes les participantes Inuit5 sauf une ont apporté des objets qu’elles sortent l’un après l’autre pour les montrer aux autres. Chacune des participantes étale ses objets sur la table et fournit une description ou explication de l’objet en question. Ces explications peuvent être courtes ou plus sophistiquées et inclure des épisodes ou des histoires brèves. Après la présentation de l’objet, d’autres femmes autour de la table font des commentaires, évaluent l’objet et apportent leurs propres idées et expériences en rapport avec des objets similaires.

22Cet évènement partage certains traits caractéristiques avec un autre type d’activité « la nuit des personnes âgées » (« Elder night ») qui a lieu de façon régulière au centre OICC. Le but de ces soirées est de profiter de l’expérience d’une personne âgée qui est l’invitée spéciale de la soirée et qui partage son savoir historique et culturel avec les autres participants. La culture Inuit conservant des bases très fortes dans les traditions orales, le partage de l’histoire en mode oral est un aspect éducatif en soi très important. En plus, l’évènement reflète un autre principe fondateur de la culture Inuit qui est le respect pour les personnes âgées et leur savoir, expertise et sagesse. En contraste avec les « Elder night » qui misent sur l’expérience et l’expertise d’une personne en particulier, les « Antique Modern Road Shows » offrent un cadre de participation plus ouvert dans lequel l’accent est mis sur des objets et sur la possibilité offerte à une grande variété de personnes d’intervenir. Cependant, l’expérience de la génération des personnes âgées continue d’occuper une place importante dans le contexte de l’évènement de l’ « Antique Modern Road Show ».

  • 6 Conventions de transcription : .. pause brève, … pause un peu plus longue, (sa sœur) commentaire de (...)

23La propriétaire des deux objets discutés ici est Louisa, une femme originaire de Chissassibi, communauté au nord du Québec. Cette communauté comporte un profil linguistiquement et ethniquement mixte dû à la co-habitation des peuples Inuit et Cris. La séquence suivante donne un exemple des types d’interaction6 habituellement produits lors de ce genre d’évènement.

Extrait 1 : Conversation entre Louisa, Mary et les autres participantes à la soirée

Extrait 1 : Conversation entre Louisa, Mary et les autres participantes à la soirée

Les liens

24Après avoir décrit les objets et le contexte de l’évènement dans lequel les artefacts sont re-contextualisés, nous passons à l’exploration des liens entre les objets, les personnes, leurs trajectoires et les types de connexions qui se créent à travers l’interaction.

25Il s’agit d’abord de contextualiser l’origine des objets en relation avec leur propriétaire, Louisa. Les deux objets sont liés à une période cruciale de sa vie et représentent une expérience et des moments d’identification très significatifs. Comme d’autres Inuit de sa génération, elle a passé du temps à l’hôpital de Moose Factory, d’abord pour soigner et guérir sa tuberculose (qui, dans les années 1950, avait atteint le niveau d’une épidémie faisant des ravages dans la population Inuit), et par la suite pour travailler en tant qu’infirmière dans le même hôpital. Son séjour à Moose Factory a duré quatre ans au total et cet endroit est devenu un lieu où se sont forgés des contacts inter-communautaires et familiaux.

26Dans l’extrait reproduit plus haut, Louisa et sa sœur Mary font allusion à trois aspects importants que nous allons explorer davantage dans l’analyse. Les données sur lesquelles nous nous appuyons afin de contextualiser et interpréter ces séquences relèvent de plusieurs types de sources cueillies lors de notre recherche ethnographique. Parmi ceux-ci figure la cueillette « d’histoires de vie » (life histories), un volet important du projet dans lequel les biographies des deux sœurs, Louisa et Mary, ont été enregistrées et éditées. Quant au premier aspect pertinent, le séjour à Moose Factory dont il est question dans l’extrait représente un épisode éloigné dans le passé (nous sommes dans les années 50), ce que Mary, la sœur de Louisa, signale comme étant « longtemps avant le déménagement à Ottawa » (lignes 8-9). Ce déménagement marque l’autre grande césure dans la trajectoire de migration liée au fait de quitter l’Arctique et d’arriver en milieu urbain tandis que le séjour à Moose Factory est, lui, toujours associé à la terre d’origine et à la vie en Arctique. Moose Factory est également important pour Louisa et Mary puisque c’est l’endroit où les deux sœurs se sont retrouvées après une longue période de séparation.

27Deuxièmement, c’est à Moose Factory que les liens inter-familiaux et intercommunautaires entre Inuit et Cris se sont rétablis. L’objet représentant la tête d’Amérindien est donné à Louisa par une femme crie qui lui adresse la parole en utilisant le mot nishtau ce qui veut dire frère ou sœur en langue crie (lignes 12-13). Elle est identifiée par Louisa comme une cousine de deuxième degré, ce qui renvoie au fait qu’il existait des réseaux de familles ethniquement mixtes. Les mariages mixtes entre Inuit et Cris pouvaient être considérés comme une pratique courante à l’époque dans certaines communautés au nord du Québec, notamment à Chissassibi.

28Ce qui suit témoigne d’un troisième aspect important lié à l’objet. L’objet fabriqué par la cousine d’origine crie est offert à Louisa en échange d’un autre objet, un réveil, que Louisa possède (lignes 14-20). Cette offre renvoie à une pratique courante caractéristique d’une économie en large partie non-monétaire : celle d’échanger des objets. En même temps, cette pratique d’échange perpétue la circulation d’objets en créant des trajectoires d’objets qui ont non seulement une valeur économique, mais en même temps une valeur esthétique, émotionnelle et identitaire. D’une part, Louisa est connue par sa cousine comme une personne qui apprécie les broderies artisanales de perles, un art qu’elle a appris et perfectionné durant son séjour à Moose Factory. D’autre part, l’échange représente un lien familial et des évènements historiques rattachés à l’objet, notamment la naissance du fils de la cousine, qui sont évoqués comme des moments significatifs lors de la soirée, afin de contextualiser et d’expliquer la valeur de l’objet.

29Cet épisode peut être vu comme une interaction modèle puisqu’elle inclut deux types d’informations qui sont partagés par d’autres récits du même type. D’abord, il est important de mettre au clair l’origine de l’objet et les conditions de sa création. Ceci inclut la personne l’ayant fabriqué. Ensuite, ce qui intéresse, c’est la trajectoire de l’objet, sa circulation et les conditions dans lesquelles il change de propriétaire. Des objets peuvent ainsi être reçus comme cadeaux, achetés ou bien obtenus comme héritage suite à la disparition d’un parent ou d’un membre de la famille. Tous ces éléments contextuels façonnent la trajectoire d’un objet et marquent aussi une valeur symbolique dans la vie des individus ainsi qu’un positionnement social et identitaire évoqués discursivement lors de la soirée.

30L’exemple montre dans quelle mesure des objets peuvent jouer un rôle central comme ressource sémiotique assumant trois types de fonction. Premièrement, des objets servent à rappeler des moments significatifs et à reconstruire un parcours individuel. Ces parcours individuels sont mis en lien avec les parcours d’autres membres de la communauté présents au cours de l’interaction, formant ainsi l’idée d’un parcours de communauté qui est structuré à l’interne. Deuxièmement, des objets représentent des liens avec d’autres communautés mettant en lumière la construction de réseaux sociaux et familiaux qui ont joué un rôle clé dans la formation d’identité dans le passé. Troisièmement, des objets re-contextualisent des expériences ultérieures dans un contexte actuel qui est celui de la communauté urbaine unifiant des Inuit de différentes régions de l’Arctique. Ce processus de re-contextualisation est collectif et ouvert à la participation d’autres membres de la communauté qui, lors de la soirée, peuvent proposer des commentaires évaluatifs par rapport aux objets présentés ou bien des éléments relevant de leur propre histoire de vie. Cette construction collective contribue à renforcer la création de réseaux sociaux existant, en y ajoutant des ramifications et des liens nouveaux.

Comment attraper le « poisson » ? À propos du travail d’un groupe de littératie de femmes Inuit

31Le deuxième épisode dont il est question ici s’est produit lors d’une des rencontres avec notre groupe de travail sur la littératie. L’objectif de notre groupe est de développer des idées d’activités qui serviront à faire avancer le programme de littératie du centre communautaire (OICC) et qui sont considérées comme culturellement appropriées par la communauté locale des Inuit. Lors de notre troisième rencontre en avril 2011, nos conversations ont traité du sujet des animaux qui forment une partie essentielle de la vie des Inuit en Arctique comme source majeure de nourriture et de chasse dont dépend la survie de la communauté.

Artefacts et interaction

32En raison du contexte de notre échange qui était une rencontre de groupe à des fins de planification, notre communication était centrée sur l’utilisation du mode langagier et l’échange verbal. Cependant, un artefact a été placé au centre de l’attention même s’il n’était évoqué que discursivement sans être présent physiquement. Parlant d’activités autour du thème des animaux, Igah fait une proposition relative à l’enseignement de la pêche. Elle se rappelle une chanson de son enfance qui imite le dialogue entre un enfant Inuit et le poisson avant d’être attrapé. L’enfant s’adresse au poisson en essayant de le calmer en lui tenant les propos suivants : « N’aie pas peur petit poisson, n’aie pas peur. Je vais t’attraper maintenant, mais n’aie pas peur ». Après avoir chanté la chanson, Igah insiste en disant qu’il faut également un fil à pêche pour compléter l’activité éducative. Elle souligne l’importance de la présence de l’objet que les enfants doivent fabriquer et dont ils doivent se servir en chantant la chanson. La présence de l’objet est donc requise, ce qui transforme l’évènement éducatif en un acte de communication multimodale complexe.

Les liens

33Quant à la signification de cet acte multimodal et la nécessité de combiner ces différents modes, plusieurs interprétations peuvent être données. Dans une perspective occidentale et dans l’optique d’une théorie de l’apprentissage contemporaine (Kress, 2001b), on pourrait argumenter que la co-présence de modes, représentés par la chanson et l’objet, assure un évènement d’apprentissage plus riche et efficace puisqu’elle permet de créer une expérience plus complète et mieux contextualisée en faisant appel à différents sens et codes communicationnels. En même temps, l’évènement multimodal se prête à recréer une expérience culturellement appropriée et significative, en familiarisant les enfants avec une activité clé de la vie en Arctique, la chasse.

34Pourtant, la perspective Inuit sur cet acte d’apprentissage offre une dimension qui s’étend au-delà des bénéfices cognitifs et culturels tels que conçus par des théories d’apprentissage au sujet de la multimodalité. L’explication que les Inuit donneraient à cet acte multimodal et qui motiverait à leur yeux la présence d’objet dans des pratiques de littératie réside dans une conception du monde très différente de celle des cultures occidentales. Selon la perspective Inuit, la terre (en anglais, the « land », et en inuktitut « nuna ») est un cosmos dans lequel tous les éléments sont en rapport les uns avec les autres. Parmi les éléments constitutifs de la terre Inuit, « nuna », figurent l’eau, la terre, l’air, les animaux, les humains et les esprits des ancêtres. Pour comprendre les rapports internes de ce monde, il est essentiel de considérer les liens qui existent entre tous ces éléments puisque ce sont ces liens qui créent l’univers interconnecté. L’objet tel que le fil à pêche relie l’être humain et l’animal et manifeste de cette manière la connectivité entre les deux. L’objet assure donc que la connectivité soit établie entre des éléments qui autrement seraient perçus comme des unités séparées.

35C’est donc d’abord cette vision du monde partagée par les Inuit qui met l’accent sur les liens et qui requiert également leur matérialisation dans des pratiques de littératie. Ceci crée une multimodalité portant au cœur des objets et qui prend ses racines dans une culture autochtone, non-occidentale. Dans le contexte urbain, la fonction de la multimodalité est amplifiée par une facette supplémentaire. Ici, il s’agit non seulement de connecter les éléments du « nuna », mais également de créer des liens entre la ville, le monde de vie des enfants grandissant en contexte urbain et l’Arctique, un mode de vie et des pratiques culturelles qui continuent à être symboliquement et culturellement significatifs.

« Photovoix » : Des objets complexes à circulation multiple

36Le troisième épisode se situe dans le contexte d’un projet intitulé « Photovoix » (Photovoice) organisé au sein du centre communautaire OICC en deux éditions, la première se déroulant en mars 2009, la seconde en avril 2010. En contraste avec les deux activités présentées auparavant, ce projet-ci a été conçu par des membres de l’OICC en collaboration avec des chercheurs universitaires. Le concept de « photovoix » s’inscrit dans une pratique de recherche-action bien établie, d’abord conçue par des chercheurs des sciences de la santé (Wang & Burris, 1997 ; Wang 1999, Strack et al., 2004 ; Catalani & Minkler, 2010). Le projet permet aux participants d’explorer leur environnement à travers la photographie. Les images issues de cette exploration fournissent ensuite des opportunités multiples et diversifiées de discussion et d’écriture. Enfin, les artefacts finis, composés de la photo, d’un texte écrit par rapport à l’image et d’une note identifiant l’auteur, sont rassemblés dans une exposition qui est montrée dans des espaces publics divers. Une description plus détaillée du projet tel que développé et mis en pratique dans le contexte du travail de l’OICC peut être trouvée dans Budach & Patrick (2011).

Artefacts, interaction et liens

37Ici, nous mettons l’accent sur une photo qui illustre les types de pratiques de littératie engendrées par le projet « Photovoix » ainsi que la complexité de ses produits finaux.

Figure 2 

Figure 2 

Clayton avec sa mère écrivant une histoire

  • 7 Le programme est destiné aux enfants Inuit en âge pré-scolaire et poursuit la mission d’aider ce gr (...)

38La photo choisie (voir figure 2) illustre le processus de création d’artefacts comme ressources sémiotiques incluant des significations superposées. Elle représente un moment précis au sein du projet qui a compris une durée totale de quatre semaines pendant lesquelles trois ateliers successifs ont été organisés. La photo a été prise durant le troisième atelier et montre une mère Inuit et son fils en train de composer une histoire. Cet acte d’écriture est précédé de différentes étapes dont les traces sont inscrites dans l’image. La première étape au sein du projet a consisté à chercher un motif jugé significatif par l’auteur en terme de valeur pour la culture Inuit. Ce motif est construit par le petit garçon dans le contexte du programme « Head Start »7, une autre activité offerte par l’OICC aux enfants en âge pré-scolaire. C’est à partir d’objets fournis par ce programme et en explorant leur potentiel en tant que ressources sémiotiques que l’enfant a été inspiré à composer le motif pour sa photo.

39La photo telle qu’elle est inclue dans ce texte montre l’enfant tenant en main la réplique du motif qu’il a créé. En outre, la photo capte l’interaction entre l’enfant et sa mère, qui collaborent au développement du récit qui accompagnera la photo. Voici le texte en anglais:

Nanuk on the hunt:

The polar bear is creeping up on the igloo where one guy is sleeping and one is keeping guard. The guard is looking out for the nanuk, and will keep his little brother safe. I made this scene at Sivummut Head Start on the cultural table. I like head start because it has lots of Inuit stuff, and I started coming here when I was 2 years old.

Figure 3 

L’auteur de cette photo est Max, un jeune garçon de 8 ans.
Les textes sont écrits en anglais et traduits en Inuktituk.

40Les textes traduits en langue Inuit ajoutent une composante importante à la création d’une image unifiée de la communauté Inuit urbaine qui est présentée à des publics Inuit et non-Inuit, dans des espaces divers, incluant des cafés de quartiers, la faculté de médecine de l’université et le foyer d’un bâtiment gouvernemental. C’est donc la collection d’artefacts dans son ensemble qui crée un lien matériel et symbolique, rattachant la communauté Inuit urbaine et des publics hétérogènes et diversifiés, dans des espaces différents.

41C’est à travers ces objets mouvants qu’un message sur la communauté Inuit devient accessible à différents publics et groupes sociaux, et c’est suite à ces mouvements que les objets se retrouvent recontextualisés et entourés d’autres objets qui appartiennent à des mondes de vie diversifiés et changeants :

Artifacts never sit alone, they sit in spaces among other artifacts, people, and action. […] artifactual literacies need to be seen in context and as part of communities. For example, the statue you pass every day and the bridge you cross on your way to the bus are community artefacts that are part of a larger ecology that works together to represent your social world. Viewing communities as artifactual changes home landscapes and reinforces identity (Pahl & Rowsell, 2010 : 38).

42Les exemples présentés plus haut témoignent de pratiques de littératie centrées sur l’interaction autour d’objets, leur création, leur circulation et leur interprétation individuelle ou collective. Ces pratiques s’inscrivent dans l’espace du centre communautaire OICC qui s’avère un hub d’activités pour la communauté Inuit urbaine. C’est dans cet espace qu’un ensemble important de ressources sémiotiques est rendu disponible à travers des évènements temporaires comme « l’Antique Modern Road Show » ou de façon plus permanente comme les objets mis à la disposition des enfants dans le programme « Head Start ». Le centre communautaire peut donc être considéré comme un endroit clé où des trajectoires de personnes et d’objets se croisent, donnant lieu à la création d’une identité et d’un espace Inuit en milieu urbain.

Conclusion 

43Dans ce texte nous avons proposé la notion de « littératie de mobilité » désignant l’ensemble de pratiques de littératie au sein d’une communauté en contexte de migration. Cet outil conceptuel a été mis en pratique à titre d’exemple dans la communauté Inuit urbaine à Ottawa. Dans notre analyse nous avons mis l’accent sur des pratiques issues du contexte communautaire et conçues par des membres de la communauté Inuit afin de capter les idées et valeurs attachées à la littératie comme pratique sociale dans ce contexte particulier. Notre analyse a montré le caractère fortement multimodal des pratiques de littératie des Inuit en milieu urbain notamment quant au rôle et à la valeur symbolique d’objets. C’est à travers des exemples d’activités comme « l’Antique Modern Road Show » ou « Photovoice » que nous avons pu identifier ce qui compte comme une activité de littératie valable et appréciée par la communauté Inuit en milieu urbain. Il est important de noter que certaines de ces activités ne mettent pas nécessairement l’accent sur le code de l’écrit ou l’écriture comme activité prioritaire, mais placent plutôt la présence d’objets au cœur de l’interaction. La présence d’objets est significative pour plusieurs raisons. D’une part, elle est choisie par les Inuit comme un mode de représentation et de communication privilégié, car c’est à travers les objets que les membres de cette communauté partagent leurs trajectoires et expériences diversifiées. D’autre part, c’est à travers les objets que l’attachement très fort des Inuit aux territoires de l’Arctique se manifeste. Le maintien des liens avec le territoire, les pratiques culturelles et le mode de vie en Arctique sont considérés comme essentiels à la survie de la communauté Inuit urbaine et à son bien-être en tant que communauté autochtone en situation de migration.

44Cette étude contribue aux recherches sur la littératie de deux manières. D’abord, elle aide à mieux comprendre la situation d’une communauté autochtone migrante au Canada. Les résultats de cette recherche jettent une lumière nouvelle sur la richesse et les pratiques de littératie au sein d’une communauté qui est très peu étudiée et souvent construite comme marginalisée et appauvrie.

45Dans une perspective plus gobale, cette étude apporte des éléments de réflexion qui peuvent nous interroger sur le terme de littératie et sur une signification plus large de ce terme. D’un point de vue conceptuel, il est intéressant de constater que pour les Inuit plusieurs conceptions de la littératie semblent co-exister ; il y a d’une part, une vision inspirée par la tradition occidentale qui met l’accent sur l’écrit et la pratique de l’écriture et dont ils se servent dans l’interaction avec la société majoritaire et ses institutions. D’autre part, il existe une vision inspirée par la tradition Inuit qui mise sur la présence d’objets. Les objets sont valorisés comme des ressources sémiotiques, source d’identité et de savoir dont la valeur symbolique et identitaire est ré-négociée dans le contexte de migration, créant une attache importante entre l’Arctique et la ville. Cette considération ouvre une perspective nouvelle sur ce qui compte comme ressource culturelle valorisée pour des communautés en situation de migration, et il serait important d’en tenir compte lorsqu’il s’agit de comprendre le portrait global des pratiques de littératie d’une société dans son ensemble. Certes, cette étude se limite à offrir quelques pistes qui, pourtant, mériteraient d’être explorées davantage. L’hypothèse que plusieurs définitions de littératie peuvent émerger dans des contextes communautaires spécifiques et co-exister dans une société dans son ensemble reste une idée importante à poursuivre. Ce genre de connaissances peut faire le pont entre les normes de la société majoritaire et les communautés de migration. Il est ainsi important de créer le socle d’une compréhension mutuelle en termes de littératie ainsi qu’en termes de bien d’autres types de savoirs.

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Notes

1 Le terme Inuit représente l’adjectif dans la forme au pluriel. Dans ce texte, il est utilisé de façon inchangeable pour désigner les membres de la communauté Inuit.

2 Nous aimerions remercier nos partenaires de recherche : le centre communautaire Inuit pour enfants à Ottawa (OICC : Ottawa Inuit Children Centre) ; les membres Inuit de notre groupe de travail de littératie Igah Muckpaloo, Maria Brasov, Sue Qitsualik ; les membres du programme de littératie au sein de l'OICC Appa Marc, Cindy Andersen et Sherry Metcalfe et les assistants de recherche du projet du CRSH, Tim Browne et Anita Kushwaha.

3 Moose Factory a été le premier endroit peuplé par les colonisateurs anglais en Ontario. C’est à cet endroit que le deuxième poste de la compagnie de commerce Hudson (Hudson’s Bay Company) en Amérique du Nord a été mis sur pied (en 1730). Une mission anglicane était en charge d’un hôpital desservant les régions du nord de l’Ontario et celle du nord de Québec.

4 Depuis sa fondation en avril 2010 le groupe a accueilli trois femmes Inuit originaires de différentes région de l’Arctique (Maria Brasov de Terre-Neuve, Igah Muckpaloo de Arctic Bay sur l’île de Baffin, Sue Qitsualik de Yellowknife) ainsi que nous, les deux chercheures et auteures de ce texte.

5 Les données utilisées pour ce texte proviennent d’une soirée « Antique Modern Road Show » qui a été organisée en novembre 2010 et à laquelle ont participé sept membres de la communauté Inuit d’Ottawa et deux chercheurs de l’université Carleton d’Ottawa. Tous les participants sont des femmes, sauf un membre de l’équipe de recherche.

6 Conventions de transcription : .. pause brève, … pause un peu plus longue, (sa sœur) commentaire des auteurs par rapport à l’interaction, [nista veut dire sœur en langue crie] commentaire explicatif des auteurs par rapport au contenu discuté

7 Le programme est destiné aux enfants Inuit en âge pré-scolaire et poursuit la mission d’aider ce groupe d’âge de la population Inuit en milieu urbain à se préparer à l’insertion scolaire tout en s’épanouissant dans la langue et culture Inuit. Voir la page web : (consultée le 2 mai 2011) http://www.ottawainuitchildrens.com/eng/index.php?option=com_content&view=article&id=36&Itemid=41

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Table des illustrations

URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/docannexe/image/2745/img-1.png
Fichier image/png, 362k
Titre Extrait 1 : Conversation entre Louisa, Mary et les autres participantes à la soirée
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/docannexe/image/2745/img-2.png
Fichier image/png, 90k
Titre Figure 2 
Légende Clayton avec sa mère écrivant une histoire
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/docannexe/image/2745/img-3.png
Fichier image/png, 586k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/docannexe/image/2745/img-4.png
Fichier image/png, 3,2M
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Pour citer cet article

Référence électronique

Donna Patrick et Gabriele Budach, « « Chaque objet raconte une histoire »
Les pratiques de littératie chez des Inuit en milieu urbain »
Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 9-2 | 2012, mis en ligne le 10 septembre 2018, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/2745 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rdlc.2745

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Auteurs

Donna Patrick

Carleton University, Ottawa, Canada
Donna Patrick est directrice de l’Institut des études Canadiennes et professeur au département de sociologie et d’anthropologie à l’université Carleton à Ottawa. Sa recherche actuelle porte sur des communautés Inuits en milieu urbain et leurs pratiques de littératie. Ses études s’inscrivent dans une perspective de recherche-action. Dans ses publications elle traite des pratiques linguistiques au sein des populations indigènes au Canada et leur ancrage dans des aspects politiques, sociaux et culturels.
Courriel dpatrick.carleton@gmail.com
Adresse School of Canadian Studies, 1207 Dunton Tower, Carleton University, 1125 Colonel By Drive, Ottawa, ON, K1S 5B6 Canada

Gabriele Budach

University of Southampton, UK
Gabriele Budach est maître de conférences [lecturer] en linguistique française au département des langues modernes à l’université de Southampton, Angleterre. Sa recherche s’inscrit dans une perspective de sociolinguistique et d’ethnographie collaborative. Ses travaux portent sur le multilinguisme, les pratiques de littératie multilingue et l’éducation bilingue. Ses publications récentes touchent à la bi-littératie en double-immersion et aux pratiques de la littératie dans des contextes communautaires, notamment au sein de la communauté Inuit urbaine.
Courriel
G.Budach@soton.ac.uk
Adresse Department of Modern LanguagesUniversity of Southampton, Avenue Campus, Southampton SO17 1BJ United Kingdom

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Droits d’auteur

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