1Les publications de Claude Germain m’ont toujours paru pertinentes et scientifiquement très fines. C’est donc avec beaucoup d’intérêt que j’ai accepté de rédiger un compte-rendu de son dernier livre, qui décrit l’Approche neurolinguistique que Germain a développée avec Joan Netten pour l’enseignement du français langue seconde (FLS) au Canada, et du français langue étrangère (FLÉ) en Asie – le « régime pédagogique » (p. 5) qu’ils ont appelé Le français intensif.
2Le livre est – et l’auteur insiste sur ce point (p. 4) – une « vulgarisation scientifique » des nombreux travaux que Germain et ses collègues ont déjà consacrés à l’Approche neurolinguistique (ANL) et au Français intensif ; il est destiné « d’abord et avant tout » (p. 3) aux enseignants de langue, mais aussi aux étudiants et aux chercheurs en didactique des langues. La présentation comporte de nombreux encadrés, qui illustrent, expliquent ou complètent le texte principal. L’organisation de chaque chapitre prend la forme (très en vogue dans les textes de vulgarisation) d’une « foire » de plus de cent questions (p. 3).
3L’adjectif neurolinguistique (du titre, de l’Approche) fait directement référence à la théorie neurolinguistique du bilinguisme développée par Michel Paradis (1994 ; 2004 ; 2009) ; elle devient la théorie de la cognition et des apprentissages linguistiques à la base de l’ANL. Le deuxième chapitre du livre résume les points retenus par Germain pour ses propres théories didactiques, l’idée maîtresse étant la distinction faite par Paradis entre la « mémoire déclarative » -- ou « savoir conscient » selon Germain, et la « mémoire procédurale » -- nos « habiletés non-conscientes » (pp. 28-32). Cette distinction est absolue : il n’y aurait pas de lien direct entre les deux systèmes (déclaratif, procédural), et il est donc erroné, en didactique des langues, de parler de la « procéduralisation » de telle règle de formulation ou de tel savoir linguistique (pp. 30-31).
4Cette distinction donne lieu à une série d’oppositions à la base des propositions didactiques formulées par Germain : la « grammaire interne » et le « lexique » seraient les résultats d’un apprentissage implicite, ayant lieu lors d’échanges sociaux (oraux) dans la langue à apprendre ; la « grammaire externe » et le « vocabulaire » seraient les produits d’un apprentissage explicit ayant lieu à l’écrit. La « littéracie », aussi, serait « une habilité » -- nécessairement inconsciente – plutôt qu’un système de règles consciemment apprises et appliquées (pp. 35-36). Se basant toujours sur le travail de Paradis, Germain insiste sur l’importance du système limbique dans les apprentissages sociaux : si l’apprenant n’y prend pas plaisir, sa motivation en pâtira et l’apprentissage n’aura pas lieu (pp. 40-42). La notion de « transfer appropriate learning » (le principe de transfert approprié, pp. 40-41) est emprunté à un autre confrère canadien, Norman Segalowitz : plus le contexte d’apprentissage ressemble au contexte d’utilisation, mieux l’apprenant réussira à mobiliser les éléments appris. Dans une section intéressante, Germain compare l’Approche neurolinguistique et l’Approche actionnelle du Cadre européen (pp. 54-62) ; il rejette la métaphore du « répertoire » indifférencié pour la compétence plurilingue (p. 56), et propose le terme « projet » (et « microprojet ») comme étant plus précis (et pédagogiquement mieux adaptés) que la « tâche » actionnelle (pp. 60-61).
5Dans l’Approche neurolinguistique, les apprentissages oraux précèdent systématiquement tout contact avec la langue écrite, et les chapitres 4 et 5 esquissent quelques « stratégies d’enseignement » dans ces deux modalités, avec plus d’informations et d’illustrations pour l’enseignement « de la lecture, de l’écriture et de la culture » (chapitre 5). Les retombées de l’ANL pour l’évaluation des élèves sont abordées très brièvement en début du chapitre 6 (s’agissant notamment d’évaluation à l’oral), mais ce chapitre est surtout consacré à des évaluations du Français intensif – de la méthodologie elle-même – dans les différents contextes (FLE, FLS) de son implémentation. Ces résultats montrent une grande efficacité des apprentissages pour des cohortes importantes (près de 1400 élèves de 5e, pour comparer le Français intensif à la méthode utilisée auparavant en Nouvelle Brunswick, par exemple, p. 123 ; ou 60 classes de 6e évaluées entre 2007 et 2012, p. 130). Une évaluation plus qualitative est menée avec des étudiants et des enseignants utilisant le Français intensif à l’université au Taïwan. Le chapitre final du livre répond à des questions concernant la formation des enseignants à la mise en œuvre de l’ANL, soulignant (par le biais d’« études de cas ») l’importance d’une formation à la didactique qui soit basée sur des théories fiables des apprentissages linguistiques/ de l’acquisition des langues (pp. 151-54).
6Je suis tout à fait d’accord avec Germain sur ce point : nos théories en didactique des langues doivent s’aligner sur les travaux pertinents dans le domaine des neurosciences et de la psycholinguistique, sans jamais perdre de vue la nature profondément sociale du langage, de son utilisation et de son apprentissage. L’approche neurolinguistique a le mérite d’entamer ce rapprochement, mais je trouve, dans le résumé théorique fait par Germain, quelques raccourcis ou amalgames à rectifier. La distinction faite entre connaissances déclaratives et nondéclaratives (terme que je préfère à « procédural ») est scientifiquement pertinente et certainement centrale à toute considération didactique – par contre, il faut faire attention à notre façon d’interpréter ou d’appliquer ces concepts. Il est, par exemple, erroné de maintenir, comme le fait Germain, que le lexique est appris de façon « implicite » ; il est également théoriquement problématique de décrire « la littéracie » comme « une habilité ». Ces raccourcis rappellent la vieille distinction qui hante la didactique des langues depuis 40 ans, entre « l’acquisition » (totalement implicite, totalement performante) de la langue maternelle (par exemple), qui serait à opposer à « l’apprentissage » (totalement explicite, souvent contreproductif), d’une langue étrangère à l’école. L’acquisition d’une langue – qu’elle soit en famille ou à l’école – n’est jamais totalement « implicite » ou « explicite » (Hilton 2014) ; l’utilisation sociale du langage, quel que soit le contexte, mobilise des centaines de milliers (des millions) de connaissances, aussi bien déclaratives que nondéclaratives. Il est donc réducteur – et contreproductif pour notre réflexion didactique – de reléguer telle compétence langagière ou tel procédé d’apprentissage au « tout implicite » ou « tout explicite ». La compétence lexicale, par exemple, repose aussi bien sur des connaissances apprises de façon explicite (appariements forme-sens) qu’implicite (les propriétés grammaticales des mots, leur comportement collocationnel, les catégories sémantiques). La « littéracie » ne saurait se réduire à une seule « habilité » ; c’est un ensemble très complexe, comportant connaissances déclaratives et habiletés nondéclaratives, sans doute par centaines de milliers.
7Il est difficile de dire à quel point ces imprécisions théoriques nuiraient aux pratiques du Français intensif car il y a peu d’exemples concrets de sa mise en œuvre, malgré le fait que le livre est destiné aux enseignants. Le lecteur doit se contenter de grandes lignes descriptives et de listes génériques de démarches (pp. 76, 94, 98, par exemple) pour imaginer en quoi consisterait une « unité pédagogique ». On sait que le cursus est construit autour de thèmes liés au vécu des apprenants (p. 42), qu’il n’existe pas de manuels, et que l’Approche neurolinguistique mènerait à un « renouveau des pratiques » (pp. 61-62) – mais il faut participer à un stage ANL pour en savoir plus (p. 157). On apprend (p. 37) que l’Approche doit être mise en œuvre de façon intensive pour fonctionner correctement (cours regroupés sur cinq mois en début de cursus), et qu’elle n’est pas adaptée aux jeunes enfants (p. 17) ; il reste difficile, en l’absence d’illustrations plus concrètes, de savoir si cette méthodologie pourrait éventuellement s’adapter à un contexte secondaire en France, par exemple.
8Malgré donc une orientation théorique prometteuse et une position épistémologique importante (l’indispensable alignement de la didactique avec la recherche sur la cognition humaine et la psychologie des apprentissages), ce livre m’a déçue ; j’ai eu à la fin l’impression de lire un texte promotionnel, promettant encore une approche révolutionnaire, réponse à toutes les faiblesses de la didactique récente. Or, je sais que la réflexion didactique et les qualités scientifiques de Claude Germain valent beaucoup mieux qu’une telle impression, qui fut certainement exacerbée par la mise en page du livre, qui finit par ressembler trop à une brochure commerciale. La question méthodologique qui semble être au cœur du Français intensif – comment faire émerger de nouveaux automatismes langagiers (catégories et généralisations grammaticales, notamment), tout en maintenant l’intérêt de l’élève et l’efficacité des apprentissages ? – préoccupe les didacticiens depuis des siècles ; Germain tente de baser aussi bien la question que ses réponses sur une théorie solide, mais il faudrait la raffermir et illustrer plus abondamment les réponses méthodologiques proposées.