1Consacrés aux exercices de conceptualisation, les articles qui composent ce numéro jonglent avec des notions destinées à éclairer les processus à l’œuvre dans l’acquisition de la maîtrise syntaxique du français par des non-francophones. Les discussions concernent le passage d’une connaissance implicite des formes grammaticales cibles, acquises lors de la manipulation répétée de ces formes contextualisées, à une conscience des règles (standard ou inventées) censées en régir l’utilisation. Pour en rendre compte, les auteurs opposent apprentissage implicite à apprentissage explicite, et/ou habileté épilinguistique à maîtrise métalinguistique. Il s’agit de s’entendre sur ces notions afin de permettre que la réflexion du chercheur puisse se focaliser sur les processus en œuvre et qu’elle ne s’égare pas dans des quiproquos sémantiques.
2L’apprentissage implicite se manifeste par une adaptation progressive des comportements d’un individu aux caractéristiques de l’environnement avec lequel il interagit. Ceci se produit à l’insu de la personne qui ne prend pas conscience de ces caractéristiques. Cette adaptation comportementale est la manifestation d’une évolution de la façon dont sont agencés en mémoire les outils cognitifs qui contrôlent les comportements. À l’œuvre dans toutes les acquisitions développementales, ces apprentissages caractérisent le développement langagier lors duquel les capacités de compréhension et de production du langage évoluent sous l’effet des interactions avec l’environnement linguistique sans que l’enfant fasse pour cela un quelconque effort de mémorisation.
3Depuis Reber (1967, 1993), les recherches sur l’apprentissage implicite ont souvent utilisé les situations d’apprentissage dites de « grammaire artificielle ». Dans ce type de situation, dans un premier temps on demande par exemple aux sujets de regarder un écran sur lequel défilent des lettres dont la succession répond à une logique (une grammaire) stricte mais non perceptible en raison de sa trop grande complexité. Les sujets ignorent l’existence de cette logique et les consignes qui leur sont données les détournent de toute analyse de la structure des suites de lettres, par exemple on leur demande d’appuyer sur une touche à chaque fois qu’apparaît une voyelle. Ce n’est qu’ensuite que les sujets sont informés de l’existence de règles régissant la succession des lettres qu’ils ont regardées. On leur présente alors de nouvelles suites et on leur demande s’ils ont le sentiment qu’elles respectent ou non ces règles, quand bien même ils ne les ont pas identifiées consciemment.
4Dans ces expériences les sujets réussissent mieux à déterminer si les suites sont ou non conformes que s’ils répondaient au hasard, tout en demeurant incapables d’identifier les règles qui déterminent cette conformité. Autrement dit, l’attention qu’ils ont portée à la succession des lettres qui leur ont été présentées a impacté l’organisation de leurs connaissances en mémoire (leur « grammaire mentale », voir H. Portine ce volume) ce qui est à l’origine du sentiment de familiarité qu’ils éprouvent lorsqu’ils sont confrontés à de nouvelles suites respectant les mêmes règles d’agencement, ceci en l’absence de toute prise de conscience de ces règles. Sans s’en apercevoir, ils ont appris (pour une présentation générale des recherches sur l’apprentissage implicite, voir Nicolas et Perruchet, 1998).
5Ce qui est vrai pour les grammaires artificielles construites à des fins expérimentales, l’est sans doute tout autant pour celles qui régissent le fonctionnement d’une langue, que H. Portine (dans le présent volume) considère d’ailleurs comme étant tout autant artificielles, ce qui est particulièrement sensible dans le ressenti de l’apprenant tardif d’une seconde langue. De fait, ce type de processus joue sans aucun doute un rôle important dans tout apprentissage linguistique. C’est par exemple le cas pour l’apprentissage de la lecture : Si l’acquisition du principe (alphabétique) requiert un effort délibéré d’instruction et se réalise moyennant une prise de conscience de la relation (…), certaines règles pourraient être acquises sans qu’elles soient nécessairement explicitées. (Morais & Robillart, 1998 : p. 30).
6Pacton, Perruchet, Fayol & Cleeremans (2001) ont demandé à des élèves de l’école primaire d’entourer dans des paires de mots inventés, ceux qui ressemblaient le plus à de vrais mots. Dans chaque paire de pseudo-mots présentée, un item comprenait une succession de lettres qui n’existe pas en français. Les résultats montrent que, dès le cours préparatoire, dans 82 % des cas les élèves estiment que les items comprenant des configurations orthographiques courantes en français (tillos, defful ou nullor par exemple) ressemblent davantage à des mots que les items comprenant des configurations orthographiques non attestées dans la langue (tiilos, bekkul ou nnulor par exemple). Parmi beaucoup d’autres, ce résultat montre que l’élève a très tôt des connaissances orthographiques que personne ne lui a enseignées. Il les a acquises par apprentissage implicite. De fait, l’enfant commence à acquérir implicitement des connaissances sur les caractéristiques structurales de l’écrit dès qu’il lui porte attention de façon répétée, éventuellement bien avant le début des apprentissages scolaires. On peut, sans grand risque, pronostiquer qu’il en est de même lors de la fréquentation du français langue étrangère dans une démarche inductive. Ici, comme le souligne S. Aguerre (ce volume) ce sont les caractéristiques de fréquence, de saillance et de régularité des relations forme-sens rencontrées qui sont déterminantes.
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Mes recherches ayant essentiellement porté sur l’apprentissage de la lecture, c’est naturellement à propos de ce type d’acquisition qu’a porté ma réflexion sur la place de l’apprentissage implicite. Les capacités de lecture ne surviennent pas sans lien avec les acquisitions antérieures, elles prolongent des capacités fonctionnelles avant les premiers contacts avec l’écrit. En effet, avant de rencontrer l’écrit, l’enfant possède déjà des connaissances linguistiques acquises à l’oral. Il est également muni d’une capacité de catégorisation des objets, disponible pour le traitement des lettres et de leur succession. Autrement dit, il possède un équipement fonctionnel mobilisable pour le traitement d’un matériel linguistique perçu visuellement. Cet équipement va être mobilisé dans les apprentissages implicites qui s’amorceront dès que l’enfant portera son attention sur les mots écrits dans son environnement familial ou à l’école maternelle. Ces capacités initiales vont lui permettre de développer par apprentissage implicite une habituation aux régularités relatives :
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aux configurations visuelles (donc à l’orthographe pour ce qui concerne les mots écrits) ;
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aux mots oraux associés à ces configurations (donc aux dimensions phonologique et phono-lexicale de l’écrit) ;
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aux significations associées à ces configurations (donc aux dimensions morphologique et sémantico-lexicale de l’écrit).
8Il y a là le socle des apprentissages implicites dont l’intensité dépendra de la fréquence avec laquelle l’apprenant portera son attention à l’écrit. En effet, comme le montrent les recherches qui leur sont consacrées, les apprentissages implicites dépendent de la fréquence avec laquelle l’attention est portée sur un environnement présentant une même organisation. Ainsi, plus souvent il manipule l’écrit, plus le lecteur fera d’apprentissages implicites concernant l’écrit. Une des conséquences de l’enseignement de la lecture (au début de l’école primaire) est une considérable augmentation de la manipulation d’écrits. En conséquence, l’enseignement de la lecture, tout en munissant l’élève de connaissance explicite sur l’écrit, a pour effet indirect de décupler les apprentissages implicites. C’est sans doute une caractéristique commune à toutes les situations pédagogiques qui conduisent les élèves à porter de façon répétée leur attention sur un objet structuré d’apprentissage, ce qui est le cas notamment des langues en tant qu’objets linguistiques.
9Ainsi, s’installent parallèlement des connaissances conscientes issues des efforts de compréhension des élèves en lien avec ce qui leur est enseigné, et des habiletés par apprentissage implicite sous le simple effet de la répétition de l’activité. À chaque niveau d’expertise de la lecture, ou de tout autre domaine d’apprentissage, ce qui est automatique dans les traitements est la manifestation comportementale de ce qui a été installé par apprentissage implicite.
10Pour le cas de la lecture, les régularités internes et contextuelles que le système cognitif de l’apprenant perçoit sur les mots écrits affectent de façon continue l’organisation de ses connaissances implicites. De ce fait, les réponses automatiquement activées par la perception des mots évoluent progressivement dans la direction de la lecture experte. L’apprentissage implicite se poursuit ainsi tant que l’individu lit (et/ou écrit) : il ne s’arrête pas avec la fin des leçons de lecture (plus on lit, mieux on lit). En parallèle, l’apprentissage explicite (conscient) de la lecture (et de l’orthographe) et les hypothèses que l’élève élabore, construisent progressivement un ensemble de connaissances explicites que le lecteur peut utiliser intentionnellement pour compléter ou contrôler le produit des traitements automatiques, par exemple, le rectifier lorsque ces traitements génèrent par surgénéralisation une production erronée. Tout en étant essentielles à l’évolution des réponses automatiques par apprentissage implicite, ces connaissances conscientes ne deviennent pas automatiques elles-mêmes. Cependant, elles se procéduralisent et s’utilisent donc de plus en plus facilement en mobilisant de moins en moins de ressources attentionnelles (voir Logan, 1988).
11Reconnaître l’importance du versant implicite de l’apprentissage ne diminue donc en rien l’importance de son versant conscient. L’apprentissage explicite de la lecture est indispensable pour que les élèves puissent lire tant que les habiletés implicites ne sont pas suffisantes pour cela. Par la suite, bien que le lecteur habile utilise essentiellement ses automatismes de lecture installés par apprentissage implicite, les connaissances explicites qu’il a acquises sous l’effet de l’enseignement qui lui a été délivré, lui seront encore nécessaires lorsque qu’il aura à contrôler consciemment sa lecture ou sa production écrite (par exemple pour lire des mots nouveaux ou pour contrôler l’orthographe d’un texte).
12Ce qui est vrai pour l’apprentissage de l’écrit l’est sans doute tout autant pour les autres apprentissages linguistiques dans un contexte pédagogique. L’apprentissage implicite est nécessairement mobilisé dans la démarche inductive pour l’acquisition du français langue étrangère dont il est largement question dans le présent fascicule. H. Besse (ce volume) le signale d’ailleurs à propos de la présentation répétée d’une série d’exemples illustrant une structure grammaticale. Et il a raison de souligner le risque de surgénéralisation si aucune connaissance explicite n’est parallèlement ou consécutivement installée pour permettre au locuteur de contrôler sa propre production. Telle semble être la fonction des exercices de conceptualisation qu’il prône, même si je discuterai plus loin l’affirmation que les connaissances explicites ainsi installées sont le fruit d’une prise de conscience, ou de conscientisation (K. Starosciak, ce volume), de ce qui avait été installé implicitement.
13Ce dont il vient d’être question en terme de connaissances explicites sur le langage peut être mis en rapport avec le développement métalinguistique (voir Gombert, 1990). Qu’il me soit permis d’utiliser la notion de « métalinguistique » dans son acception psychologique qui ne recouvre pas exactement celle qu’elle a en linguistique. Ainsi, alors que pour les linguistes, le terme « métalinguistique » qualifie l’activité linguistique qui porte sur le langage lui-même, en psycholinguistique, cette notion renvoie à la capacité du locuteur à se distancier de l’usage habituellement communicatif du langage pour focaliser son attention sur ses propriétés linguistiques. En ce sens, c’est l’attention portée au langage en tant qu’objet qui constitue la spécificité de toute activité métalinguistique. Ce qui est alors déterminant n’est donc pas les caractéristiques externes du comportement langagier des individus mais l’activité cognitive qui l’a engendré. En d’autres termes, pour le psychologue, l’activité métalinguistique est une activité métacognitive portant sur le langage (voir Gombert, 1990).
- 1 Il y a ici une manifestation comportementale d’une activité non consciente (voir H. Portine, ce vol (...)
14Ce n’est donc pas tant le comportement qui caractérise une activité métalinguistique que les processus cognitifs qui l’ont engendrée. De ce point de vue, une distinction doit être faite entre les capacités manifestées dans les comportements spontanés (par exemple, la réaction du jeune enfant lors de l’audition d’une phrase agrammaticale, *nous mange des bonbons qui sera refusée dès 4 ans sans que l’enfant identifie la règle d’accord violée1) et les capacités fondées sur des connaissances mentalisées et intentionnellement appliquées (par exemple, corriger la syntaxe d’un texte écrit). Posant comme principe qu’un caractère réfléchi et intentionnel est inhérent à l’activité strictement métalinguistique, j’ai emprunté à Culioli (1968) le terme « épilinguistique » et je l’ai adapté pour désigner les comportements qui, bien qu’isomorphes aux comportements métalinguistiques, ne sont pas le résultat d’un contrôle conscient par le sujet de ses propres traitements linguistiques (voir Gombert, 1990). Il s’agissait alors essentiellement de différencier les comportements spontanés précocement attestés chez les enfants, des comportements autocontrôlés apparaissant essentiellement à l’âge scolaire.
15En 1990, j’ai proposé un modèle de développement métalinguistique selon lequel un premier niveau de contrôle cognitif sur les activités et connaissances langagières apparaissait précocement chez l’enfant, témoignant de son développement linguistique et de la structuration des connaissances qui en dépend. C’est ce niveau de contrôle qui caractérise les habiletés épilinguistiques, il sous-tend les comportements précoces qui prennent le langage pour objet, mais est activé spontanément sans que l’enfant prenne conscience des connaissances mobilisées, connaissances qui demeurent donc implicites. Selon ce modèle, la prise de conscience des connaissances linguistiques ainsi utilisées, autrement dit l’apparition des capacités métalinguistiques, n’est pas automatique. Elle nécessite un effort métacognitif qui n’est pas effectué spontanément par le sujet. Le contrôle épilinguistique étant stable et efficace dans les échanges verbaux quotidiens, des incitations externes sont nécessaires à la prise de conscience. C’est ainsi que j’expliquais pourquoi l’accès à la phase de maîtrise métalinguistique n’est ni obligatoire ni systématique.
16De nombreuses études ont montré en effet que seuls les aspects du langage qui nécessitent un traitement attentionnel pour l’accomplissement de tâches linguistiques formelles culturellement imposées sont maîtrisés de façon « méta », c’est-à-dire consciemment (voir Gombert, 1990 ; Tunmer, Pratt & Herriman, 1984). L’apprentissage de la lecture et de l’écriture joue fréquemment ce rôle de déclencheur de l’acquisition des compétences métalinguistiques, ces compétences étant essentielles à l’élève pour maîtriser l’écrit (voir Goswami & Bryant, 1991). De fait, l’apprentissage de la lecture nécessite de la part de l’enfant le développement d’une conscience explicite des structures linguistiques qui devront être manipulées intentionnellement. En effet, on n’apprend pas à lire et à écrire comme on apprend à comprendre et à parler sa langue maternelle. L’acquisition de la langue maternelle est, en partie, sous la dépendance de processus biologiquement déterminés, qui sont automatiquement activés au contact de l’environnement linguistique du très jeune enfant en s’adaptant aux caractéristiques de cet environnement, donc à celles de la langue des personnes avec lesquelles il interagit. Ainsi, l’enfant acquiert sa (ses) langue(s) maternelle(s) sans en connaître consciemment la structure ni les règles qu’il applique sans y penser dans le traitement de cette structure. Il n’a d’ailleurs pas la moindre conscience d’effectuer un travail destiné à l’installation de nouvelles connaissances. Il en va tout autrement pour le langage écrit qui, en tant que système conventionnel, doit être appris (voir De Francis, 1989). De même, il est raisonnable de penser que l’apprentissage d’une langue seconde mêle des apprentissages implicites et des apprentissages explicites, les interférences avec la langue maternelle sous la dépendance des organisations linguistiques préexistantes en mémoire, étant inévitables.
17Entre le traitement du langage oral et celui du langage écrit, existent donc des différences qui concernent non seulement les médias eux-mêmes, mais également les tâches linguistiques habituellement mises en œuvre dans chacun de ces médias. Les tâches d’analyse de la structure formelle du langage, fréquemment impliquées dans le traitement de l’écrit, sont virtuellement réalisables à l’oral mais de fait ne s’y rencontrent que très rarement du moins dans la langue maternelle. Ces tâches requièrent un plus haut niveau d’abstraction, d’élaboration et de contrôle que celles nécessaires à la manipulation du langage oral. Le simple contact prolongé avec l’écrit ne suffit pas pour installer chez l’enfant des capacités de ce niveau. Ainsi, un effort cognitif de la part de l’apprenti lecteur est nécessaire pour mettre en place les capacités de contrôle intentionnel des traitements linguistiques, capacités requises par l’apprentissage de l’écrit. En d’autres termes, l’apprenant confronté à l’écrit doit mettre en place des capacités métalinguistiques. Ces capacités concernent les connaissances phonologiques nécessaires à la maîtrise du code alphabétique, mais aussi les connaissances morphologiques et syntaxiques mobilisées dans les traitements orthographiques et grammaticaux (voir Gombert & Colé, 2000).
18En 1990, j’envisageais donc le développement métalinguistique comme étant un processus unidimensionnel. Dans ma conception initiale, les connaissances linguistiques qui s’organisent en mémoire à long terme dans un premier temps se manifestent à l’insu du jeune enfant dans les comportements épilinguistiques. Plus tard, les apprentissages scolaires, notamment ceux concernant l’écrit, incitent l’enfant à faire des efforts de réflexion pour accéder consciemment à ces connaissances, et donc à mettre en place des capacités métalinguistiques. Enfin, dans ce modèle, la répétition des activités métalinguistiques entrainait progressivement leur automatisation. Ainsi, le lecteur habile n’a plus besoin de réfléchir sur les caractéristiques formelles du langage lorsqu’il est engagé dans une tâche de manipulation d’écrits.
19Les recherches sur l’apprentissage implicite m’ont conduit à remettre partiellement en question cette conception du développement métalinguistique (voir Gombert, 1990, 2006). Les habiletés épilinguistiques sont, en effet, des connaissances acquises par apprentissages implicites, connaissances dont une caractéristique essentielle est leur inaccessibilité à la conscience. Dans cette nouvelle perspective, l’émergence des capacités métalinguistiques ne fait pas disparaître les habiletés épilinguistiques dont elles sont issues, elles n’en sont pas une transformation mais se juxtaposent à elles, ces dernières continuant à évoluer sous l’effet de la répétition de la manipulation de l’écrit en lecture et/ou écriture. C’est cette évolution qui serait à l’origine des automatismes du lecteur expert, et non une quelconque automatisation des traitements attentionnels.
20Ainsi, le caractère automatique de la lecture procède toujours d’apprentissages implicites s’effectuant sur base fréquentielle dans la répétition des manipulations d’écrits. De la même façon que les capacités métalinguistiques ne sont pas des habiletés épilinguistiques transformées par prise de conscience, les automatismes ne sont pas le produit de la transformation des processus contrôlés consciemment, notamment ceux mis en place sous l’effet de l’enseignement, qui se seraient « automatisés ». Ils s’installent parallèlement à ces processus. Les connaissances conscientes n’en joueraient pas moins un rôle fondamental. Ainsi, outre de permettre la répétition de l’activité chez le débutant qui ne dispose pas encore des automatismes, l’apprentissage explicite de la lecture (et de l’orthographe) conduirait à l’installation d’un ensemble de connaissances accessibles à la conscience, et susceptibles d’être utilisées pour contrôler le produit des processus automatiques.
21Autrement formulé : quel que soit son niveau, la compétence du lecteur est l’issue d’un double processus d’apprentissage. Les automatismes procèdent d’un apprentissage implicite dépendant de la répétition de l’attention portée sur l’écrit. Les connaissances conscientes sont celles qui ont été installées par l’enseignement explicite et par la réflexion de l’apprenant sur les caractéristiques de la langue écrite qu’il manipule. Ce qui est ici décrit en termes d’apprentissages implicite et explicite peut l’être tout autant en termes de développement épilinguistique et d’apprentissage métalinguistique.
22Toute situation dans laquelle l’individu porte son attention de façon répétée à un environnement structuré provoque des apprentissages implicites, cela a déjà été souligné plus haut pour la langue maternelle, c’est également le cas pour l’apprentissage d’une langue seconde. Toutefois, des connaissances conscientes sont obligatoires dans cet apprentissage tardif, les automatismes subissant nécessairement une influence importante de la langue maternelle (voir K. Starosciak, ce volume), au moins tant qu’un haut niveau d’expertise n’est pas atteint. L’enjeu est de développer chez les apprenants des moyens de contrôle de leur production (voir S. Aguerre, ce volume). Rien n’impose que ces connaissances soient formulées comme le font les grammairiens et les linguistes (voir dans ce volume, H. Besse ; A. Giroud, C. Surcouf & M. Ben Harrat), et il est vrai qu’il importe qu’elles soient compréhensibles par les apprenants (voir M.-E. Damar, ce volume). Il n’en reste pas moins que ces produits d’une « réflexivité grammaticale » (voir M. Abou-Samra, M. Abouzaid, C. Bruley, V. Laurens & P. Trévisiol, ce volume) doivent traduire de façon exacte les règles qui régissent le fonctionnement de la langue cible. C’est ce qui me semble visé par les heuristiques d’H. Portine (ce volume). Cela nécessite un guidage par l’enseignant, comme l’affirme M.-E. Damar (ce volume).
23Dans mon modèle de développement métalinguistique initial, les capacités métalinguistiques procédaient des habiletés épilinguistiques par un processus de prise de conscience. Elles s’automatisaient ensuite sous l’effet de la répétition de leur utilisation. Le modèle révisé distingue, d’une part, un processus d’apprentissage implicite à l’origine des habiletés épilinguistiques et des automatismes, d’autre part, la construction de connaissances et de procédures consciemment mobilisées (dont les capacités métalinguistiques) qui permettent au lecteur-scripteur de piloter consciemment son activité. Bien que se nourrissant des habiletés épilinguistiques, les capacités métalinguistiques ne sont pas la résultante de la prise de conscience des connaissances implicites qui les sous-tendent, connaissances, par définition, inaccessibles à la conscience. Plus que d’une prise de conscience, il s’agit d’un recul conscient sur le fonctionnement de la langue (voir J.-F. Bourdet & R. Fouillet, ce volume), assisté pédagogiquement.
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Ainsi, comme toute compétence enseignée, la mise en place des compétences de lecture s’inscrit dans un ensemble d’acquisitions cognitives qui dépendent des apprentissages scolaires effectués, mais aussi d’une évolution non consciente de l’organisation des connaissances en mémoire. C’est à l’interface de connaissances implicites et de connaissances réfléchies que se construisent les compétences de manipulation de l’écrit, mais aussi celles de toute manipulation du langage demandant au locuteur un contrôle conscient, ce que S. Aguerre (ce volume) exprime en termes de complémentarité des apprentissages implicites et explicites. La compréhension fine de ce processus de construction demande que les apprentissages implicites et les apprentissages conscients (explicites) soient différenciés et articulés. Cette clarification des processus et de leur complémentarité permet de reconsidérer la problématique des difficultés de l’apprentissage (voir Gombert, 2006). Elle est également susceptible d’avoir un impact sur l’accompagnement de l’apprentissage d’une langue seconde.