1Dans le contexte d’enseignement/apprentissage scolaire des langues, les représentations du fonctionnement grammatical de la langue cible que se forge l’apprenant sont, du moins en partie, façonnées par les discours grammaticaux auxquels ce dernier est exposé.
2Il convient néanmoins de souligner que ces discours extérieurs, adossés souvent à des modèles descriptifs savants, ne se transforment pas toujours directement en savoir-faire permettant aux apprenants de créer des énoncés corrects. Suivant le concept d’apprenabilité développé par les chercheurs en acquisition (Pienemann, 1984 ; Véronique, 1992 ; Clahsen, 1997 ; Kail, 2000), l’input peut être intériorisé par l’apprenant au moment où les prérequis qu’il possède lui permettent de le traiter cognitivement. La construction de la relation forme-sens ne dépend pas uniquement du type d’input, mais met en jeu, entre autres, les représentations et les intuitions en langue cible (désormais LC) et en langue source (désormais LS) qui constituent la culture linguistique des apprenants, ainsi que les stratégies d’appropriation qui relèvent de leur culture éducative (cf. Beacco et al., 2005). Les activités grammaticales réflexives mobilisent chez les apprenants le processus de conscientisation des représentations et des intuitions linguistiques vis-à-vis du fonctionnement de la LC. Ainsi elles permettent une construction d’une relation entre l’input grammatical reçu et la grammaire mentale.
3Dans cet article, nous nous interrogerons sur la façon dont ces activités pourraient constituer un facteur d’optimisation de l’efficacité du discours grammatical externe auquel les apprenants ont été exposés (cf. section 1). Dans ce but, nous présentons une analyse des verbalisations des apprenants polonophones d’un niveau avancé (cf. section 2), issues d’une tâche réflexive inspirée de l’exercice de conceptualisation d’H. Besse (1974). Nous avons choisi d’étudier les représentations des apprenants portant sur la valeur de l’aspect grammatical en français, car c’est un point pour lequel il n’est pas aisé de trouver une corrélation exacte avec le polonais (cf. section 2.1.).
4Nous discuterons les résultats de cette tâche en essayant de répondre aux questions de recherche suivantes :
-
Sur quels types de représentations et d’intuitions linguistiques les apprenants polonophones se basent-ils afin de conceptualiser le fonctionnement de l’aspect grammatical en français ?
-
Comment ces représentations s’articulent-elles avec les terminologies d’origine savante issues de l’input explicite auquel les apprenants ont été exposés ?
-
Est-ce que cette articulation est susceptible de donner naissance à de nouvelles formes du discours, plus opérationnelles pour les apprenants, puisque fondées sur leur culture linguistique ?
5Les activités réflexives mènent les apprenants à l’élucidation de la façon dont ils structurent leur interlangue en fonction de l’input reçu. Nous postulons que ces données empiriques décrivant les savoirs en cours d’appropriation s’avèrent utiles pour optimiser des descriptions métalinguistiques proposées par les supports pédagogiques.
6Les explications relatives aux fonctionnements grammaticaux de la LC que l’on trouve dans les manuels et les grammaires pédagogiques ont le plus souvent la forme de métadiscours, communément appelés « règles de grammaire ». Il est important de souligner qu’aucun discours grammatical, même transposé, ne devient directement facilitateur d’appropriation. Il n’existe pas une corrélation simple entre le métadiscours enseigné et une représentation métalinguistique opératoire chez l’apprenant (cf. Besse & Porquier, 1984 ; Trévise, 1993 ; Véronique, 2009).
7Beacco (2010) postule que l’efficacité potentielle de l’input linguistique auquel les apprenants sont exposés dépend de la façon dont il tient compte de l’articulation entre différents types de savoir circulant dans chaque contexte didactique. Il s’agit notamment des savoirs savants issus des sciences du langage et de leurs formes transposées et les savoirs dits « ordinaires » constitués des représentations et des intuitions linguistiques des apprenants. Il propose deux critères de l’efficacité (qu’il définit comme qualité) du discours grammatical, fondés sur la médiation entre les différents types de savoir en question. Il s’agit de l’interprétabilité et de l’opérationnalité.
8Les apprenants ne sont, a priori, ni linguistes ni grammairiens. Pour que le métadiscours soit interprétable par ces non-spécialistes de la linguistique, il faudrait qu’il tienne compte des représentations linguistiques et des catégorisations issues de leur culture éducative. À l’instar de Besse (1980), nous soulignons que c’est à travers la LS que l’apprenant conceptualise dans un premier temps le fonctionnement de la LC.
- 1 Les deux recherches mentionnées portent sur l’analyse des descriptions du français fondées sur la c (...)
9Le fait d’articuler les terminologies de la LS et de la LC, ou bien d’adapter la terminologie de la LC à celle de la LS, pourrait s’avérer également un facteur d’optimisation de l’interprétabilité du métadiscours pédagogique. Il ne s’agit tout de même pas de pratiques contrastives telles que définies par Lado (1957), mais de celles fondées sur la posture réflexive de l’apprenant dans la construction du système linguistique de la LC (cf. Kellerman, 1979). Ces nouvelles formes de descriptions, fondées sur une approche psycholinguistique de la contrastivité (Dabène, 1996), sont à identifier dans les grammaires conçues localement par les auteurs partageant la même L1 que leur public (cf. Cepukeniene, 1989 ; Starosciak, à paraître)1, ou bien à travers les verbalisations des apprenants issues des activités réflexives (Besse & Porquier, 1984 ; Berthoud, 1980 ; Haas, 1999).
10Enfin, le fait que le discours destiné aux apprenants soit fondé sur des connaissances de référence scientifiquement assurées pourrait aussi s’avérer un facteur de qualité. Ce postulat rejoint la problématique abordée par Damar (2007), qui montre à travers son étude des descriptions du subjonctif proposées par les manuels du FLE, que ces dernières semblent souvent être fondées sur la grammaire normative du français, proposant une image normée et sécurisante de la langue (Damar, 2007 : 151). Ceci fait qu’elles correspondent peu avec la réalité linguistique actuelle. De plus l’auteure déplore le fait que les processus de transposition dont ces discours sont les produits relèvent plus de l’économie de communication verbale que de l’adaptation didactique prenant en compte l’apprenant.
- 2 Notion introduite par Anderson (1983) désignant le passage des connaissances d’ordre général et des (...)
11On peut définir comme efficace le discours grammatical permettant à l’apprenant de construire les représentations opérationnelles des fonctionnements de la LC. Dans les termes d’Anderson (1981, 1995), l’opérationnalisation consiste en l’élaboration de règles de production à partir desquelles l’apprenant sera en mesure de mener un travail cognitif de procéduralisation2. Besse et Porquier (1984), en évoquant les limites des descriptions grammaticales, soulignent que ces dernières sont des descriptions des fonctionnements linguistiques et non pas celles d’activités langagières ou de productions. La condition du déclenchement du traitement élaboratif (Bange, 2002) consiste à fournir dans le discours grammatical des éléments que l’apprenant pourra rattacher à son expérience linguistique.
12Rendre la règle opérationnelle exige de la part de l’apprenant un traitement cognitif qu’il n’est pas toujours en mesure d’effectuer à partir de son vécu grammatical. Trévise (1996) évoque à ce propos le problème du métalangage de bois. À travers son étude des verbalisations des francophones en classe de français LM, l’auteure montre que les apprenants, bien qu’ils soient capables d’énoncer des connaissances apprises sous une forme déclarative, ne sont pas capables de les utiliser de manière opérationnelle dans la production. Il s’agit d’un fonctionnement à vide de microsystème (…), d’une pensée sans représentation. Il n’y a dans l’esprit que la représentation des signes, mais pas la représentation de ce que ces signes signifient (Trévise, 1996 : 34). C’est pour cela que la condition sine qua non de l’efficacité du discours grammatical consiste à impliquer l’apprenant et à prendre en compte sa culture linguistique.
13Une solution qui tiendrait compte de cet état de fait est d’appliquer des démarches de type expérimental, qui permettraient d’accéder à des représentations existant du côté des apprenants. Dans les pages qui suivent, nous présenterons une activité réflexive de verbalisation sollicitant de l’apprenant la prise de conscience par introspection de son activité métacognitive à propos de la LC (cf. section suivante).
14La présente étude propose une analyse des résultats issus d’une activité réflexive de verbalisation (section 2.4) menée auprès d’apprenants polonophones. L’objectif est la caractérisation des représentations des participants sur le fonctionnement de l’aspect grammatical en français, et l’identification des traces de processus cognitifs à l’œuvre dans la construction de leur grammaire mentale.
- 3 En nous fondant sur la catégorisation d’Agrell (1908,1918), nous comprenons par aspect grammatical (...)
15Nous examinons les représentations des polonophones relatives au fonctionnement du passé composé et de l’imparfait - temps qui expriment l’aspect grammatical3 en français. Notre choix s’est porté sur ces catégories, car leurs valeurs sont souvent associées à tort et ne se recoupent pas exactement avec celles de l’opposition entre l’aspect « perfectif » et « imperfectif » en polonais.
16En se référant à la catégorisation de Guentchéva (1990), nous pouvons constater que l’aspect grammatical en français désigne l’opposition entre les procès « accomplis » et « inaccomplis ». Les procès « accomplis » sont déterminés par les bornes temporelles, ils indiquent un changement mais pas forcément le terme du procès, par exemple Jan a peint le tableau jusqu’à 5h. Les processus « inaccomplis » (ou les états) se caractérisent par la discontinuité, il n’y a ni premier instant, ni dernier instant qui indiquent tous les deux un changement. Néanmoins, l’opposition en question ne fournit pas explicitement d’informations relatives à l’« achèvement », donc à la réalisation complète du processus.
- 4 Toujours suivant la catégorisation d’Agrell (1908 : 78), les formes « perfectives » et « imperfecti (...)
17En ce qui concerne l’aspect grammatical polonais, il marque explicitement l’opposition entre l’« accomplissement » et l’« achèvement », exprimés respectivement par les verbes « perfectifs » et « imperfectifs »4. L’aspect « perfectif » envisage toujours les processus comme « achevés ». Sa valeur se recoupera alors avec celle du passé composé, car les processus « achevés » sont, par définition, toujours « accomplis » :
- 5 Tous les exemples utilisés pour illustrer la non-coïncidence aspectuelle entre le polonais et le fr (...)
(1)5 Jan napisalPERF piekny list.
JeanNOM écrire3SG.M.passé beau lettreACC
« Jean a écrit une belle lettre. »
18Par contre, l’« aspect imperfectif » en polonais est une catégorie pour laquelle il est difficile de trouver un équivalent exact en français. Il désigne notamment la valeur « non-achevée » du processus qui englobe :
-
l’« inaccomplissement » - quand il s’agit d’états (2) ou de processus en cours de développement (3) :
(2) Jan nienawidzil IMP niespodzianek.
Jean NOM détester3SG.M.passé surprisesGEN
« Jean détestait les surprises. »
(3) CzytalamIMP kiedy Jan zadzwonilPERF
Lire1SG.F.passé quand Jean NOM appeler3SG.M.passé
« Je lisais quand Jean a appelé. »
-
l’« accomplissement » - quand il s’agit de processus limités par les bornes temporelles (donc « accomplis »), mais n’étant pas forcément « achevés » (aboutis). Par exemple, dans l’énoncé (3) il n’y a aucune information explicite informant que le livre a été entièrement lu :
(4) Cały dzień Jan czytał MPF książkę.
Tout jourLOC JeanNOM lire3SG.M.passé livreACC
« Toute la journée Jean a lu un livre. »
19L’activité réflexive de verbalisation (cf. section infra) a été effectuée auprès de 30 étudiants de LS polonaise, âgés entre 19 et 25 ans, ayant un profil sociolinguistique similaire. Ils ont suivi entre 5 et 7 ans d’apprentissage du français dans le cadre institutionnel polonais et possèdent au moins le niveau B2 du CECRL. Le français est la première langue étrangère vivante (LV1) pour tous les informateurs, et l’anglais est la deuxième (LV2). Ils ont reçu un input grammatical de type explicite (cours de grammaire à l’école et à l’université). Les cours se caractérisaient par le recours au métalangage (en langue cible et en langue source) et par l’entrainement plus ou moins contrôlé des formes (exercices et activités grammaticaux).
20Les apprenants, objets de cette étude, ont effectué une tâche réflexive de verbalisation inspirée de l’exercice de conceptualisation de Besse (1974). Son objectif consistait à inciter les apprenants à expliciter la façon dont ils construisent leurs représentations sur le fonctionnement du passé composé et de l’imparfait en français. Les verbalisations des apprenants sont susceptibles de révéler les marques explicites concernant l’activité métalinguistique des apprenants. À l’instar de Gombert (1990), nous définissons une activité métalinguistique comme une activité métacognitive portant sur le fonctionnement de la langue, impliquant :
les connaissances introspectives conscientes qu’un individu a de ses propres états et processus cognitifs [et] les capacités que cet individu a de délibérément contrôler et planifier ses processus cognitifs en vue de la réalisation d’un but ou d’un objectif déterminés. (Gombert, 1990 : 27)
21Les commentaires des apprenants, leurs hésitations ou leurs autocorrections issues de la tâche en question, fournissent également les éléments permettant d’inférer certaines activités épilinguistiques que les apprenants engagent dans le traitement cognitif de l’input. Nous rappelons que l’activité épilinguistique (Culioli, 1968) est une :
activité métalinguistique non consciente [qui représente] une relation entre un modèle (la compétence c’est-à-dire l’appropriation et la maîtrise acquise d’un système de règles sur des unités) et sa réalisation (la performance) dont nous avons la trace phonique ou graphique (…) (Culioli, 1968 : 108).
22Le dispositif expérimental (présenté dans l’annexe) employé pour effectuer la tâche n’était pas fondé sur les productions spontanées des apprenants comme chez Besse (1974), mais sur une production guidée. Inspiré par le dispositif proposé par Kim (2003), il était composé de brefs contextes énonciatifs visant l’utilisation des temps en question. Il ne recense pas tous les emplois du passé composé et de l’imparfait, mais se focalise sur ceux mettant en relief la non-transparence aspectuelle entre le polonais et le français. En l’occurrence, il présente davantage d’emplois du passé composé, car la valeur « accomplie » véhiculée par ce temps n’est pas pertinente en polonais pour situer le procès aspectuellement (cf. section 2.1). Le tableau 1 (ci–dessous) présente les valeurs prises en compte dans notre étude ainsi que les énoncés qui les illustrent, tirés de l’exercice à trous utilisé pour la tâche.
Tableau 1 – Valeurs prises en compte et exemples
23La tâche s’est déroulée en deux étapes. La première étape consistait à remplir l’exercice à trous individuellement par chaque apprenant. La deuxième étape a été effectuée collectivement par le groupe et avait la forme de discussion fondée sur les résultats de l’exercice. Lors de cette discussion animée par l’enquêteur, les apprenants étaient censés verbaliser (en L1) la façon dont ils conceptualisent le fonctionnement du passé composé et de l’imparfait français, afin d’argumenter devant le groupe leur choix du temps dans chacun des mini-contextes. La discussion avait un caractère spontané, la prise de parole par les apprenants n’a pas été contrôlée.
24À travers l’étude des verbalisations des apprenants polonophones, qui ont été enregistrées et ensuite transcrites, nous avons pu identifier certaines stratégies cognitives qu’engagent les apprenants polonophones afin de construire leurs représentations relatives au fonctionnement de l’aspect en français.
25Le discours grammatical opérationnel pour les locuteurs natifs ne l’est pas automatiquement pour les non-natifs. En évoquant le critère d’opérationnalité du discours grammatical (section 1.2), nous avons souligné le fait que les apprenants d’une langue étrangère peuvent réfléchir uniquement à partir des notions linguistiques qu’ils ont intériorisées en LS (ou en LC en cours d’appropriation).
- 6 Tous les exemples cités sont issus d’un corpus contenant la transcription de l’activité de verbalis (...)
26Notre étude des verbalisations a révélé que les apprenants polonophones transfèrent les intuitions relatives au fonctionnement de leur LS sur la LC. Dans leurs commentaires, ils se référent souvent à la traduction des énoncés dans leur LS afin d’argumenter leur choix du temps en français. Cette conduite contrastive, appliquée pas toujours de façon consciente, s’est révélée un tremplin pour l’emploi de l’imparfait, car son emploi se recoupe toujours avec celui des verbes « imperfectifs » en polonais. Ceci est lié au fait que l’« inaccomplissement » véhiculé par l’imparfait est une propriété intrinsèque de l’« inachèvement » exprimé par l’« imperfectif » polonais (ex. 1)6.
Ex. 1. Contexte : Quand je suis arrivé à Rennes, il pleuvait et il a plu pendant tout mon voyage
(1)175 A : l’imparfait - parce que padało [pleuvoir/IMPERF.]
27En revanche la même stratégie s’est révélée inefficace dans le cas de la valeur du passé composé qui ne coïncide pas avec celui des verbes « perfectifs » en polonais. Il s’agit notamment de la valeur d’événement non ponctuel, engendré par un processus « accompli » (mais pas forcément « achevé ») :
Ex. 2. Contexte : Il a beaucoup lu lors de son séjour à l’hôpital.
(2)179 A : parce que pendant ce séjour il czytał [lire/IMPERF.] beaucoup
(2)180 A : on ne sait pas s’il przeczytał [lire/PERF.] - mais juste qu’il czytał [lire/IMPERF.] - euh : : des livres - ou des journaux.
Ex. 3. Contexte : J’ai pensé toute l’année à mon départ estival. Je suis partie enfin la semaine dernière.
(2)125 A : il pensait - l’imparfait
(2)126 A : exactement il n’a pas pu pomyśleć [penser/PERF.] pendant toute l’année.
28À travers les exemples 2 et 3, nous pouvons remarquer que les apprenants polonophones, en effectuant leur choix du temps français, portent leur attention uniquement sur le « non-achèvement » des procès, en ignorant complétement leur caractère « accompli » (les deux procès ont été effectués dans un intervalle temporel concret). Ce résultat laisse supposer que l’input auquel les apprenants ont eu accès n’a pas été suffisamment « ouvert » aux apprenants de façon qu’ils puissent le rendre opérationnel dans les représentations de l’aspect dont ils disposent (cf. section suivante).
- 7 Dans le lexique ordinaire le participe passé dokonany/a vient du verbe dokonać signifiant « mener u (...)
29Le discours grammatical en classe de langue fait intervenir les termes savants ainsi que le lexique ordinaire qui leur correspond (parfois aussi en LC des apprenants). Néanmoins il tient rarement compte de formes possibles de réception dans un contexte socio-linguistique donné. Il serait naïf de postuler que le simple fait de traduire les termes cibles en LS des apprenants suffirait à le rendre interprétable et opérationnel. Cependant, notre étude des descriptions du passé composé et de l’imparfait proposées dans des supports pédagogiques du français conçus dans le contexte polonophone (Starosciak, 2013) montre que la traduction des termes en LS des apprenants reste la façon la plus fréquente d’« adapter » le métadiscours grammatical. En l’occurrence, les supports en question, sans aucun souci de référence traduisent l’opposition « accompli/inaccompli » exprimant le passé composé et l’imparfait par les termes dokonany et niedokonany qui sont propres à l’opposition aspectuelle polonaise : « perfectif » (trad. pl. dokonany)/« imperfectif » (trad.pl. niedokonany)7.
30L’absence de prise en compte des représentations métalinguistiques des apprenants polonophones relatives à la valeur de l’aspect grammatical dans leur L1 est probablement une des causes principales de leurs difficultés liées à l’emploi efficace des temps passé composé et imparfait. Ce phénomène est bien visible à travers les verbalisations des sujets de la présente étude. Les commentaires présentés ci-dessous montrent que les apprenants de niveau avancé ignorent la non-transparence aspectuelle entre le polonais et le français, et attribuent la valeur de dokonany (« perfectif ») au passé composé et celle de niedokonany (« imperfectif ») à l’imparfait. Ceci mène les apprenants à produire des énoncés erronés dans les contextes présentant les procès « accomplis », sans aucune marque explicite d’« achèvement » :
Ex. 4. Contexte : Il a beaucoup lu lors de son séjour à l’hôpital.
(2)179 A : parce que pendant ce séjour il czytał [lire/IMPERF.] beaucoup
(2)180 A : on ne sait pas s’il przeczytał [lire/PERF.] - mais juste qu’il czytał [lire/IMPERF.] - euh : : des livres - ou des journaux.
31Le souci d’interprétabilité du discours grammatical relevé par notre étude trouve son écho dans les résultats d’analyse du métadiscours des grammaires pédagogiques de Barbazan (2007. L’auteur explique que l’apprenant, confronté à des explications métalinguistiques qu’il est incapable d’interpréter à partir des représentations (en LS ou en LC) qu’il possède, peut vite se décourager ou perdre confiance dans le discours pédagogique.
32Les apprenants, n’étant pas des sujets maîtrisant parfaitement la langue analysée, ne sont pas intuitivement sensibles à ce qui peut limiter l’application de la règle. Nous avons mentionné, en nous fondant sur les résultats de recherche de Damar (cf. section 1.1), qu’une des raisons limitant la bonne réception et l’application opérationnelle des règles grammaticales est que ces dernières sont adossées à des modèles linguistiques peu pertinents, inspirés de la grammaire normative (cf. Damar 2007), qui sont peu cohérents avec les modèles linguistiques récents. Dans notre corpus nous avons pu identifier des représentations erronées relatives à la valeur de l’aspect grammatical en français qui pourraient être générées par ce phénomène.
33En l’occurrence, plusieurs sujets étudiés ont évoqué dans leurs verbalisations une microthéorie qui ne reflète ni le fonctionnement de la LS, ni celui de la LC. Dans leur argumentation, ils prétendaient que le passé composé exprime toujours les procès courts, ponctuels, et l’imparfait les procès longs. Ainsi, dans les contextes impliquant des procès étirés dans le temps, ils ont systématiquement employé l’imparfait, en ignorant leur caractère temporellement déterminé :
Ex. 5. Contexte : Je suis très fatiguée. J’ai cousu de 5 h à 10 h.
(1)26 A : oui -- de cinq heures à dix heures
(1)27 A : alors XXX
(1)28 E : mhm - alors l’imparfait parce que ça a duré
(1)29 A : pas un petit point- mais l’action a duré plus longtemps.
34Il convient de préciser que la durée du procès exprimé par le verbe n’est pas un critère opérationnel pour le choix aspectuel ni en LS ni en LC des apprenants. Si l’aspect « imperfectif », qui pourrait constituer pour les apprenants polonophones un équivalent de l’imparfait, désigne les états duratifs, l’aspect « perfectif » peut désigner, en fonction du mode d’action (Agrell, 1918), des processus ponctuels (p.ex. zemdleć = s’évanouir/PERF) et des processus impliquant une certaine durée (p.ex. przebiegnąć = parcourir une distance d’un bout à l’autre/PERF).
35Nous supposons que cette représentation pourrait être due au schéma sémiotique, issu de la grammaire dite traditionnelle du français, qui propose une image normée sécurisante de la langue et auquel les enseignants font souvent référence dans leurs explications (cf. étude du métadiscours des enseignants polonophones, Starosciak, 2013). Il s’agit notamment du schéma ayant la forme d’un axe sur lequel le passé composé est représenté en tant que point et l’imparfait en tant que ligne sans début ni fin. Cette hypothèse pourrait aussi expliquer le taux très élevé de réponses correctes pour la valeur d’événement ponctuel exprimée par le passé composé.
36Les verbalisations issues de l’activité réflexive présentée nous ont permis d’accéder à certaines marques explicites de processus cognitifs que les apprenants polonophones mettent en jeu afin de construire les représentations relatives au fonctionnement de l’aspect grammatical en français. En l’occurrence, elles ont révélé que, pour effectuer le choix aspectuel en français, les sujets étudiés se réfèrent intuitivement à leur expérience communicative en LS. Bien qu’ils aient été exposés au discours grammatical explicite relatif au fonctionnement aspectuel du français, ils filtrent ce discours par le prisme de représentations catégorielles du polonais (cf. section 2.4.1). De plus, les articulations terminologiques (cf. section 2.4.2) et les références aux modèles inopérants (cf. section 2.4.3) que nous avons pu identifier à travers l’activité en question nous laissent induire que l’input métalinguistique que les apprenants ont reçu a été formulé de façon peu interprétable pour ces derniers.
37Ces représentations et difficultés des apprenants, liées à l’interprétation et à l’application de l’input reçu, sont à prendre en compte afin de concevoir un métadiscours déclaratif opérationnel. La contextualisation grammaticale (Beacco, 2010) est une des voies d’élaboration du discours grammatical qui tient compte des savoirs ordinaires existant du côté des apprenants. Il s’agit d’un processus d’adaptation qui propose de concevoir localement le métadiscours pédagogique en fonction de la culture métalinguistique des apprenants.
38En nous fondant sur les représentations aspectuelles des apprenants polonophones identifiées par les biais de la présente recherche, nous souhaitons proposer un prototype du discours contextualisé portant sur le passé composé et l’imparfait, destiné aux apprenants polonophones. Nous rappelons que la présente investigation a montré que la seule représentation de l’aspect que possèdent les apprenants est celle de leur LS. Ainsi, afin d’éviter un double travail cognitif en introduisant de nouvelles catégorisations et les opérations qu’elles impliquent (du moins au début d’apprentissage), nous proposons de solliciter celles qui sont déjà à la disposition des apprenants (donc issues de la LS), afin de leur expliquer le fonctionnement de l’aspect grammatical en français.
- 8 Le passé composé dans les énoncés comportant les verbes atéliques (n’indiquant pas intrinsèquement (...)
- 9 Par exemple : J’ai mangé les pommes (« perfectif »)/J’ai mangé des pommes (« imperfectif »).
- 10 Par exemple : Jan a peint trois maisons jusqu’au soir (« perfectif »)/Jan a peint la maison jusqu’a (...)
39En l’occurrence, il s’agirait d’expliquer aux apprenants que l’imparfait est un temps marquant les verbes polonais niedokonane (« imperfectifs ») exprimant les procès dont la durée n’est pas déterminé. Par contre, le passé composé est constitué des verbes polonais dokonane (« perfectifs ») mais aussi des verbes polonais niedokonane (« imperfectifs »), exprimant les processus dont la durée est déterminée. De plus, les verbalisations issues de la tâche réflexive ont montré que les apprenants polonophones ignorent le fait que l’emploi du passé composé n’est pas toujours suffisant8 pour exprimer l’achèvement du procès. Ainsi, en se fondant encore une fois sur les catégories issues de la LS des apprenants, il serait important d’expliquer que, pour exprimer explicitement le caractère « achevé » - donc dokonany - du procès en français, il est parfois nécessaire de recourir à d’autres moyens linguistiques, grammaticaux9 ou lexicaux10.
40La description contextualisée proposée gagnerait bien évidemment à être accompagnée d’exemples pertinents de nature contrastive. De plus, comme il s’agit d’une forme provisoire du métadiscours, sa pertinence descriptive et opérationnelle devrait être vérifiée (et éventuellement modifiée) par une démarche expérimentale d’inspiration acquisitionniste (cf. projet VILLA11).
41Ces types de discours « éthnogrammaticaux » restent encore largement à élaborer. Cependant, dans certains contextes, on peut identifier, très sectoriellement, des supports pédagogiques conçus hors de France, proposant des descriptions de la LC conçues en osmose avec la culture métalinguistique des apprenants (cf. le projet GRAC12). Bien qu’on ne puisse pas démontrer l’origine exacte de l’élaboration didactique de ces discours, ils méritent des recherches plus systématiques permettant de légitimer leur pertinence pour l’acquisition.