1Depuis longtemps, les rapports qu’entretiennent les enseignants à leur matière a fait l’objet de recherches dans les différents domaines de la didactique. Que ce soit comme composante d’un système pédagogique (voir par exemple Houssaye, 1988), ou comme élément d’un travail général de transposition auquel contribuent les enseignants (Chevallard, 1991), le savoir est une partie importante du bagage utilisé par les professionnels en classe.
2Bien entendu, la maîtrise disciplinaire n’est pas le seul outil des enseignants, qui doivent également "savoir enseigner [ce] savoir à enseigner" (Van der Maren, 1993 : 154). Notre article a cependant pour but d’offrir une nouvelle perspective sur les particularités du savoir disciplinaire dans le cas de l’enseignement des langues étrangères, en analysant les résultats d’une enquête au sujet des fondements de ces savoirs réalisée auprès d'enseignants du secondaire en formation du canton de Genève.
3L’enseignement d’une ou de plusieurs langues étrangères est dispensé en Europe depuis des centaines d'années. Elles ont même depuis quelques décennies pris le statut de disciplines fondamentales dans la plupart des contextes éducatifs modernes et l’apprentissage de l’anglais, de l’allemand ou du français est souvent obligatoire, et traité comme une matière essentielle, et ce plus particulièrement dans des pays ayant plusieurs langues nationales tels que la Suisse. La Conférence Suisse des Directeurs de l'Instruction Publique (CDIP) a même défini dans l'une de ses stratégies que "la promotion des compétences linguistiques, dans la langue première et dans les langues étrangères, constitue un objectif fondamental de la formation" (CDIP, 2004 : 1), allant ainsi dans le sens de la politique d'ouverture linguistique promue par la Convention Culturelle Européenne, ouverte à la signature en 1954 et ratifiée depuis par 49 États européens, qui stipule que "chaque partie contractante, dans la mesure du possible, encouragera chez ses nationaux l'étude des langues" (article 2 alinéa a). Toutefois, sans vouloir nous prononcer sur ce qui touche aux autres matières, les langues étrangères comme discipline scolaire ont plusieurs caractéristiques qui impliquent une approche particulière, que nous développerons dans la suite de cet article :
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L’apprentissage/l’acquisition des langues peut se faire dans des contextes très divers. Une langue peut s’acquérir… ou s’apprendre.
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Les savoirs disciplinaires nécessaires aux enseignants de langues étrangères dépassent leur compétence d'utilisation de la langue
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En dehors de leurs propres connaissances, le travail des enseignants repose sur des théories et documents institutionnalisés présentant parfois une vision divergente de l'objet "langue".
4A l’inverse d’une règle mathématique que l’on doit apprendre pour pouvoir l'appliquer, d’une nomenclature qu’il faut comprendre en biologie ou d’une carte géographique qu’il faut savoir reconstituer, la langue est un objet avec lequel tous les élèves sont déjà familiers à des degrés divers puisque sauf quelques cas exceptionnels, tous les élèves maîtrisent déjà leur langue maternelle (voire plus !) lors de leur entrée dans la scolarité. Plus que d’amener des concepts complètement nouveaux, l’enseignant(e) de langue étrangère a donc la difficile tâche de construire sur une compétence linguistique de base déjà établie par l'acquisition de la langue première, plutôt que de pouvoir prétendre partir de zéro.
5Les langues peuvent ainsi en effet être acquises sans passer par les bancs de l’école ou par un autre environnement éducatif. C’est d’ailleurs précisément ce qui peut se passer avec les langues maternelles, dont les principes d'usage (surtout oral), ne sont parfois pas du tout appris de façon scolarisée ou institutionnelle, mais par un processus naturel d’acquisition, même si certaines structures moins immédiates sont ensuite souvent renforcées par un apprentissage scolaire, comme l'a déjà expliqué Bally (1935). Ainsi, deux locuteurs d’un niveau donné, maîtrisant par exemple les composantes d'un niveau C1 tel que défini par le Cadre Européen Commun de Référence (Cecr, 2000) pourront avoir construit leurs compétences en empruntant des voies très différentes, que ce soit par un apprentissage en cours intensifs, en vivant dans la région où la langue est parlée ou encore en étudiant cette langue à l’université. Ces savoirs ont donc ceci de particulier qu’ils n’ont pas forcément besoin d’être véhiculés dans un cadre éducatif pour être assimilés (voir également Krashen, 1981). Ainsi, même si un apprentissage plus informel se produit parfois aussi pour d'autres contenus disciplinaires (par exemple, lorsqu'un élève est passionné de géographie avant de fréquenter l'école), il s'applique à tous les apprenants quand il s'agit de définir le premier contact avec un contenu linguistique. Nous verrons d’ailleurs dans la suite de cet article que les enseignants de langues eux-mêmes témoignent de parcours d’acquisition/apprentissage très diversifiés.
6Les parcours d'apprentissage/acquisition d'une langue étrangère et les savoirs acquis dans ce processus prennent néanmoins une autre dimension lorsqu'on cherche à les lier aux compétences nécessaires pour l'enseignement d'une langue. En effet, comme le promeut le mouvement du Language Awareness (Hawkins, 1984), et plus précisément du Teacher Language Awareness, (autrement dit la "conscience langagière des enseignants", voir notamment Andrews, 2007 ; Alderson, Clapham et Steel, 1997 ; Andrews et McNeill, 2005 ; Brumfit, 1992), les enseignants ne doivent (devraient ?) pas uniquement être de "bons locuteurs" ou présenter de bons scores aux tests de maîtrise linguistique, mais montrer une capacité d'explicitation et de prise de recul par rapport à l'utilisation de la langue leur permettant d'analyser et de décrire les contenus qu'ils auront à transmettre plutôt que de seulement "donner le bon exemple" à leurs apprenants : ils ne doivent pas seulement pouvoir s'exprimer dans la langue cible, mais également à propos de cette langue.
7L'étude de la linguistique et des phénomènes langagiers fait d'ailleurs partie de nombreux cursus de formation d'enseignants dans des proportions plus ou moins fortes (Cots et Arnó, 2005 en donnent un bel exemple), et constitue également un point important dans le débat autour de la légitimité des enseignants non-natifs. En effet, alors que les enseignants natifs sont souvent privilégiés pour leurs capacités communicationnelles, leurs collègues non-natifs sont régulièrement décrits comme ayant plus de facilité à expliquer la langue cible (voir notamment Dervin et Badrinathan, 2011 ; Castellotti, 2011 ; Llurda, 2005 ; Medgyes, 2001). Les savoirs idéaux des enseignants ne se réduisent donc pas uniquement aux compétences pratiques assimilées pour pouvoir maîtriser la langue, mais également à une compétence métalinguistique et analytique. Cette dernière est amorcée dès l'utilisation d'un métalangage dans les premières phases d'apprentissage explicite, mais peut prendre une place plus ou moins prépondérante selon les cursus de formation des futurs enseignants.
8En fonction de ces parcours, le rapport qu’entretiennent les enseignants à la langue qu’ils enseignent a donc déjà de quoi fortement varier, et pourrait donc amener le risque d'enseignements disparates et incohérents, par exemple dans la façon qu'ont les enseignants d'appréhender les erreurs (voir Hughes et Lascaratou, 1982) ou encore leur facilité à utiliser la langue cible comme langue d'enseignement, (voir le Pepelf, Conseil de l'Europe, 2007 : 45).
- 1 Il s’agit des personnes ou organes impliqués, au niveau institutionnel, dans la définition des cont (...)
9Le lecteur imaginant un chaos découlant de cette hétérogénéité pourrait cependant facilement se rassurer en se disant que les enseignants sont souvent tributaires d’une méthode à utiliser, d’un manuel qui offre un cadre (ou un garde-fou ?) aux éventuelles variations individuelles. Mais on constate rapidement que les méthodes elles-mêmes ne se ressemblent pas, et il conviendrait donc plutôt d’ajouter aux représentations individuellement construites celles véhiculées par les ouvrages de référence ! En effet, même les acteurs de la noosphère de Chevallard (1991 : 25)1 ont la tâche ardue puisque la définition institutionnelle même de l’objet linguistique est soumise à de fortes évolutions et à des tensions dignes de tout champ scientifique. Schlemminger (1995) ou Puesch (1998) nous le rappellent bien : la transposition didactique externe des langues, telle que définie par Chevallard (1991 : 31), a elle aussi suivi les courants linguistiques, et les différentes idéologies véhiculées. Les acteurs du champ de la linguistique offrent ainsi eux aussi des visions très différentes de l'objet linguistique. Que l'on pense à Saussure qui voit la langue comme un produit social, à Benveniste qui se concentre sur l'énonciation, à Bloomfield et aux autres acteurs du structuralisme américain qui appréhendent la langue par son organisation interne, à Austin, à Searle et aux Actes de Langage, théorie qui considère la langue comme un outil permettant des actions concrètes, ou encore à l'innéisme de Chomsky, on se rend vite compte que la langue est un objet d'étude – et d'enseignement – difficile à définir.
10Il n’en reste pas moins que ce sont finalement les enseignants, quoique tributaires des décisions institutionnelles, qui vont travailler les contenus proposés par les manuels et contribuer à la construction d’une image de la langue auprès des élèves. Leur tâche n’est donc résolument pas facile, et ce sont ces difficultés qui nous ont conduites à vouloir examiner aujourd’hui le regard des enseignants sur cette problématique.
11Le but de notre recherche était précisément d’examiner les représentations des enseignants débutants de langues étrangères quant à ce qu'ils considèrent être les fondements de leur savoir, afin d'avoir une meilleure compréhension de la vision qu'ils ont des différents facteurs contribuant à leurs connaissances disciplinaires. Ceci rejoint donc l'idée de se pencher sur les Teacher Cognitions comme le propose Simon Borg (2006), qui mentionne d'ailleurs les préoccupations de Shulman (1987) au sujet de ces connaissances.
12Nous avons décidé de nous concentrer sur plusieurs questions, nous basant sur les points que nous avons discutés ci-dessus : les parcours d'acquisition/apprentissage de la langue cible, la place donnée aux études universitaires de la langue et le poids donné aux documents institutionnels. Ceci nous a donc menées aux questions de recherche suivantes :
• Comment les enseignants débutants déclarent-ils avoir appris à maîtriser la langue qu’ils enseignent ?
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• Sur quoi estiment-ils se fonder lorsqu’ils transmettent du contenu en classe ?
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•Quelle part de ces fondements est laissée aux manuels, à des sources externes ?
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•Quelle importance attribuent-ils à une maîtrise de la langue, à leurs connaissances internes ?
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•Quelle part de ces connaissances internes est liée à la compétence linguistique ? Quelle part à une compétence plus analytique ?
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13Ces questions et les résultats présentés ici s’inscrivent également dans un questionnement plus général sur la portée de la formation universitaire initiale et son impact sur les représentations des enseignants. Dans la lignée des travaux présentés dans la première partie de cet article, nous cherchons par cette enquête amener de nouveaux éléments permettant de définir le savoir dont doivent dispenser les enseignants de langues étrangères, en utilisant les représentations des enseignants novices comme questionnement de départ. Cette recherche ne vise donc pas ici à dresser un portrait complet du savoir des enseignants, ni à constater ce qui est concrètement fait dans les salles de cours (malgré tout l’intérêt que revêtent ces questions) ou au contact des apprenants, mais précisément à recueillir l’avis des enseignants débutant leur formation sur les questions posées ci-dessus.
14Nous avons récolté les données sous la forme d’un questionnaire que nous avons soumis à 38 étudiants débutant la formation pour être enseignants d'une langue étrangère dans les écoles publiques secondaires genevoises. Certains d’entre eux sont novices et ne sont jamais intervenus en tant qu’enseignants dans une classe, d'autres au contraire entament cette formation en ayant déjà une expérience d'enseignement, par exemple à l'étranger.
15Le contexte même de la formation des enseignants du secondaire à Genève peut paraître particulier : en effet, l’accès à la formation est conditionné par la détention d’un diplôme universitaire dans leur discipline (par exemple, une maîtrise ès Lettres du département d’allemand, d’anglais ou encore d’italien), au cours duquel tous suivent un enseignement basique de linguistique et de littérature, puis se perfectionnent dans l'un ou l'autre des domaines en fonction de leurs choix. Pour les étudiants ayant suivi une autre filière leur donnant accès à la formation des enseignants, par exemple dans le domaine de la traduction ou de l’interprétation, il est d’ailleurs attendu un complément dans le département concerné de la faculté des Lettres. Le bagage universitaire des participants, même s’il peut être relativement hétérogène, implique ainsi forcément une étude approfondie de leur langue d’enseignement qui suppose, à priori, une garantie que le savoir savant à l’origine des processus de transposition didactique a été largement abordé.
16Notre questionnaire était divisé en trois parties :
17La première servait à examiner les représentations portées par les enseignants des facteurs ayant influencé l'acquisition/apprentissage de la langue qu'ils enseignent (suivant différentes sources d’apprentissage/acquisition définies par le Portfolio Européen des Langues [Conseil de l’Europe, 2001, version Suisse]). Les participants avaient pour tâche, pour chacun des facteurs, d’indiquer si celui-ci avait à leurs yeux joué un rôle important ou non dans leur acquisition/apprentissage de la langue qu'ils enseignent.
18La seconde avait pour but de dresser une esquisse des différents aspects sur lesquels estiment se fonder les enseignants quand ils sont confrontés à la tâche de transmettre un savoir. Ici aussi, les participants devaient attribuer une plus ou moins grande importance à la place prise par différents éléments mobilisés lors d'une transmission de savoir.
19Dans la dernière, finalement, les représentations étaient questionnées par l’adhésion (ou non) à différentes affirmations offrant de l’importance à certains des facteurs en jeu. Les participants avaient donc pour tâche de montrer leur (dés)accord au sujet de phrases telles que "Le fait d’être de langue maternelle cible est un avantage pour bien l’enseigner", ou "Les manuels de référence sont une bonne ressource pour se prononcer sur le fait qu’une production est incorrecte".
20Nous avons ensuite analysé les réponses des participants en examinant plus particulièrement l’influence de deux variables qui nous ont paru pouvoir changer ces représentations. Premièrement, nous avons réparti les participants selon le nombre d’années d’expérience (moins d'un an : n = 12/ plus de 5 ans : n = 12), suivant pour cela la proposition de Tsui (2003). Ensuite, nous les avons séparés selon le fait que les participants enseignent leur langue maternelle (n = 12) ou non (n = 26).
21Notre premier constat concerne l’hétérogénéité de leur perception des facteurs qui ont joué un rôle dans leur acquisition/apprentissage de la langue qu’ils enseignent. (tableau 1)
Tableau 1 : facteurs d'apprentissage/acquisition de la langue enseignée
22En effet, sur simple aperçu des points attribués aux différents facteurs, le trio de tête se compose de la littérature (3.92 pts en moyenne), les études universitaires (3.83 pts en moyenne) et l’utilisation de la langue dans leur formation (3.64 pts en moyenne). Ces déclarations donnent ainsi l'impression que c’est grâce à la littérature et aux études universitaires qu’ils en sont venus à maîtriser la langue qu’ils enseignent.
23À y regarder de plus près, on constate cependant qu’il ne s’agit pas de facteurs qui ont été unanimement reconnus comme ayant de l’importance, les scores n’étant d’ailleurs pas remarquables. On voit par contre qu’il s’agit plutôt des facteurs pour lesquels les réponses ont été parmi les moins disparates, et donc celles où l’écart type (σ) est parmi le plus réduit (même si ce dernier reste élevé). Cette situation est certainement liée aux exigences posées par la formation des enseignants à Genève, que nous avons décrites ci-dessus : l’un des seuls facteurs communs à la majorité des participants, et donc majoritairement considéré comme ayant joué un rôle, est l’étude au niveau universitaire de la langue cible (comprenant également de la littérature). Ceci constitue d'ailleurs un aspect positif, puisque ces résultats signifient que l'étude de la langue par une perspective analytique plutôt qu'opérationnelle a fait partie du cursus de la majorité des enseignants en devenir.
24Cette relative homogénéité ne suffit cependant pas à compenser les grandes disparités dans le reste des points attribués. En effet, les réponses des participants représentent fortement la caractéristique que nous avons mise en avant précédemment, à savoir que les contextes dans lesquels on apprend ou acquiert une langue peuvent énormément varier. Par exemple, on peut voir qu’il y a autant de personnes qui ont considéré "la langue au travail" (facteur 7) comme ayant joué un très grand rôle (11 %), que de personnes qui ne lui attribuent aucune importance (11 %). Il en va presque de même pour les facteurs tels que "les cours intensifs" ou "la famille", qui ont recueilli presque autant de voix fortes (3 points ou plus) que de voix faibles (2 points ou moins).
25Certaines variables permettent néanmoins d’expliquer une part de cette hétérogénéité. En analysant, par exemple, les réponses produites par les enseignants travaillant à transmettre leur langue maternelle, et en les comparant à celles des enseignants non-natifs, on trouve une ébauche de réponse à une grande partie de la problématique. Comme on peut s'y attendre, les enseignants natifs définissent en effet l’environnement familial comme le facteur ayant joué le rôle le plus important (avec une moyenne de 4.72 pts) alors que ce même facteur arrive en queue de course chez les enseignants non-natifs (avec une moyenne de 1.22 pts)
Tableau 2 : Facteurs d'apprentissage (natifs)
Tableau 3 : Facteurs d'apprentissage (non-natifs)
26Ces différences ne sont pas très surprenantes, mais elles aident à mettre en lumière une réalité importante : les enseignants de langues étrangères n’ont pas tous le même bagage, leur relation même à la matière qu’ils enseignent en classe repose sur des acquis qui diffèrent parfois fondamentalement. Il nous semble donc important de relever ici que la construction des représentations disciplinaires des enseignants, débutant souvent bien avant qu’ils ne soient devant les élèves, est alimentée de façon très hétérogène.
27Bien entendu, nous nous sommes arrêtées dans cette question plutôt à la construction de savoir-faire, de compétences pratiques souvent implicites (nous parlions bien de "maîtrise de la langue") et non de savoirs théoriques approfondis. Une analyse plus précise des contenus de leur formation, notamment universitaire, aiderait à dresser une ébauche plus exhaustive du réel savoir disciplinaire des enseignants : comme le signale Rod Ellis (2009) notamment, les connaissances explicites font en effet partie intégrante de l’enseignement des langues étrangères et mériteraient donc de l'attention. Les points plutôt élevés récoltés par les études universitaires montrent d'ailleurs bien que pour beaucoup de participants, cette phase de leur apprentissage a été importante. Toutefois, nous souhaitions principalement démontrer ici que le rapport même à la langue qu’ont les enseignants n’est pas le même pour tous.
28Comme nous l’avons déjà indiqué précédemment, ces différents acquis et différentes visions entrent en résonance avec les activités, le rythme et la démarche imposés par les plans d'étude manuels et normes mises en application. Une grande partie de la façon dont la matière est transmise en classe est donc dépendante notamment du travail des responsables institutionnels et des acteurs de la transposition didactique externe de Chevallard (1991 : 31) que nous avons mentionnés auparavant.
29Il nous semblait ainsi également important d’enquêter auprès des enseignants sur ces différentes sources de savoir, en cherchant à examiner quelle part de ces savoirs, construits par d’autres, ils considèrent devoir transmettre. La seconde partie de notre enquête nous aide donc à examiner quels sont les facteurs qui, selon les participants, servent de référence au moment précis d’une transmission de savoir. Nous avons demandé aux participants d’imaginer devoir expliquer un point précis de grammaire, ou répondre à une question d’élève, et d’accorder un degré d’importance allant de 0 à 5 à différents facteurs
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Les facteurs liés au savoir individuel de l’enseignant (propres connaissances de la langue enseignée, propre parcours scolaire, parcours universitaire, connaissances d’autres langues)
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Les facteurs indépendants de la personne liés à une transposition didactique externe (les manuels utilisés en classes, d’autres manuels, les ouvrages de référence, connaissance des curricula linguistiques des élèves)
Tableau 4 : Facteurs mobilisés dans la transmission du savoir
30Pour commencer par les aspects considérés comme peu influents, nous constatons que très peu de crédit est donné à une connaissance d’autres programmes. Dans notre idée, ce faible score vient probablement surtout du fait que les enseignants ne sont souvent pas réellement informés des autres plans d'étude auxquels sont soumis les élèves. Sans vouloir entrer dans une discussion sur les défauts d’une telle compartimentalisation des disciplines linguistiques (traitées par Wokusch (2008) ou Perregaux (2006) au sujet de la didactique intégrée), cette donnée nous le montre : pour les enseignants, la connaissance des cursus parallèles ne constitue pas une ressource importante dans la transmission d’un savoir. Le fait de savoir si telle compétence ou tel élément grammatical a déjà été abordé dans le cours d’espagnol, ou que le même champ de vocabulaire est traité en même temps en anglais et en allemand n’est pas fondamental.
31Nous remarquons ensuite une autre chose intéressante : bien que les études universitaires aient été considérées comme ayant joué un rôle plutôt important dans la construction de la maîtrise de leur langue enseignée, elles sont reléguées parmi les facteurs qui ne sont pas considérés comme importants lorsqu’il s’agit de fonder une explication ou une réponse. Ce fait est particulièrement intéressant pour nous (nous le détaillerons plus loin), et nous ouvre ainsi la voie d'une investigation pour comprendre la portée de la formation universitaire sur la construction des représentations des enseignants, sujet que nous n'aborderons cependant pas en détail ici.
32De l’autre côté du spectre, les éléments ayant recueilli le plus de scores très positifs (4 ou 5) sont assez nettement les connaissances personnelles et les manuels scolaires, ce qui montre bien la forme d’équilibre à trouver entre savoirs disciplinaires individuels et savoirs savants institutionnalisés et préparés. Certes, il faut bien garder à l’esprit que les "propres connaissances" que nous proposions peuvent aussi pour les participants inclure des objets plus ou moins éloignés du savoir disciplinaire individuel, et n’ayant pas réellement trait aux savoir-faire ou aux savoirs explicites personnels en tant que tels, mais qui s’y sont mêlés par l’expérience et le vécu. Ainsi, un enseignant expérimenté peut tout à fait être amené à considérer les éléments théoriques contenus dans les manuels qu’il utilise, ses compétences pédagogiques ou ses connaissances de niveau universitaire comme ses propres connaissances – les frontières de ce qui est et devient imprégné comme personnel sont difficiles à définir et nous poussent donc à ne pas considérer ce facteur comme un élément lisse, mais plutôt comme une combinaison de multiples facettes. (Nous allons ici dans la direction de la définition de Shulman (1987), et des différents types de savoirs de l’enseignant qu’il met en avant)
33De même, le bon score attribué au manuel utilisé en classe n’est pas étonnant ; dans le système genevois, les enseignants de langue sont souvent soumis à une décision institutionnelle d’utiliser un manuel précis selon le degré et la classe enseignée. Le libre choix des enseignants en est donc restreint, puisque l’homogénéité des ressources est prescrite par les responsables disciplinaires afin d’assurer une cohérence entre les différents établissements et une continuité entre les différents degrés. L’utilisation d’un manuel en classe est donc d'une certaine manière un passage obligatoire qui se traduit dans ce résultat. Les savoirs individuels et les manuels utilisés en classe sont également les deux éléments pour lesquels l’écart type était le plus bas (resp. 0.77 et 0.99, ce qui est malgré tout élevé). Les propres connaissances sont néanmoins considérées comme étant légèrement plus importantes. Qu’ils enseignent leur langue maternelle ou non, nous avons retrouvé ce schéma (avec l’exception que les enseignants natifs plaçaient leurs propres connaissances très largement devant, avec un score de 5.0 pts).
34La hiérarchie entre ces deux facteurs principaux a néanmoins été remise en question lorsque nous avons cherché à examiner si l’expérience dans l’enseignement était un élément qui avait son importance dans les réponses des participants.
35En analysant les réponses des participants novices, qui avaient indiqué avoir un an d’expérience ou moins (n = 12), en regard de celles indiquées par les participants ayant 5 ans d’expérience ou plus (n = 12), nous avons en effet constaté que la tendance était notablement inversée :
Tableau 5 : Échelle d'importance des facteurs mobilisés dans la transmission du savoir, enseignants novices (<1 an d'expérience)
Tableau 6 : Échelle d'importance des facteurs mobilisés dans la transmission du savoir, enseignants expérimentés (>5 ans d'expérience)
36On peut effectivement clairement voir que les enseignants expérimentés attribuent, au moment d’une transmission de savoir, un rôle essentiel à leurs propres connaissances (qui ont recueilli unanimement un score de 5.0 pts, soit le maximum !). Aussi multiples soient-elles, celles-ci sont suivies par les connaissances qu’a l’enseignant d’autres langues (4.08 pts). Les manuels, eux, ne viennent qu’en 3e position (3.92 pts et 3.5 pts). Ce sont donc deux des facteurs internes qui sont considérés comme étant les principales ressources de savoir.
37A l’inverse, les enseignants novices placent les manuels en tête (4.5 et 4.2 pts), avant leurs propres connaissances (4.0 pts). Ceci semblerait nous indiquer que cette catégorie d’enseignants aurait tendance à se fier plus facilement à un travail de transposition didactique fait en amont, plutôt que de se référer à ses propres constructions et conceptions pour transmettre un savoir.
38En tous les cas, ces réponses mettent en avant pour nous plusieurs enjeux liés à l’équilibre que nous mentionnions auparavant entre le travail de gestion du savoir des acteurs externes à la classe et celui des enseignants, que nous avons tenté d’analyser plus en profondeur à l’aide de la troisième partie de notre questionnaire.
39Nous avons pour cela analysé l’adhésion des participants à différentes affirmations concernant les ressources de référence, afin de voir quelle vision les enseignants en formation ont des supports utilisés. Contrairement à la partie précédente, les résultats ici n’ont pas montré de différence significative entre les différents groupes de participants (novices, expérimentés, natifs ou non).
40En effet, tous ont trouvé que les ressources constituent un avantage pour plusieurs aspects de leur profession (explications, analyse d’erreurs, repérage de productions incorrectes) :
Tableau 7 : Adhésion des participants à l'avantage des ressources et manuels
41D’un autre côté, même si l’avantage de l’utilisation de supports institutionnellement préparés et prescrits semble ainsi reconnu, les réponses des participants à d’autres affirmations montrent clairement qu’ils ne sont pas suffisants à assurer l’enseignement, et ce encore une fois indépendamment de leur expérience. Les réponses à des affirmations telles que "les manuels utilisés en classe ne sont pas complets, il manque du contenu" ou "si j’ai les règles et les explications sous les yeux, ce n’est pas grave si je ne les maîtrise pas complètement pour les enseigner" ont recueilli un écho très fort, qui dénote une opinion plutôt sévère face aux manuels :
Tableau 8 : Adhésion des participants sur les défauts des manuels et ressources
42Le paradoxe soulevé ici est particulièrement intéressant, surtout si l’on considère le point de vue des enseignants novices, discuté ci-dessus : les manuels sont considérés comme une ressource importante lors d’une transmission de savoir, mais ne seraient pas (du tout) utilisables sans une maîtrise propre de la langue, ce qui nous ramène encore une fois à cette stabilité nécessaire entre savoirs individuels et planification didactique externe.
43L’analyse de l’adhésion aux affirmations a également été une occasion pour nous d’affiner notre examen, entamé lors des premiers questionnements, de ce qui constitue les "propres connaissances" des enseignants. Sans vouloir ici décortiquer les composantes des diverses compétences qui se retrouvent mêlées au fil de l’expérience, il nous semblait néanmoins important d’avoir une autre perspective sur la notion de maîtrise de la langue à enseigner et sur la définition même de cette maîtrise. Nous souhaitions entre autres examiner dans quelle mesure les participants valorisent les savoir-faire pratiques ou au contraire les savoir-faire ou les savoirs explicites proches des connaissances académiques (sachant que les réponses des participants plaçaient les études universitaires à une position peu importante pour leur travail, mais importante pour leur apprentissage).
44En effet, comme nous l’avons vu, les connaissances pratiques de la langue des participants se fondent sur des trajectoires particulièrement variées. Nous avons donc dans un premier temps cherché à regarder si une maîtrise acquise (prise dans son cas extrême, à savoir le fait d’être de langue maternelle) et une maîtrise apprise étaient considérées de façon différente.
45Il nous est apparu tout d’abord que les participants sont unanimes sur l’importance d’une maîtrise de la langue (avant toute distinction) : en effet, 100 % d’entre eux considèrent qu’une "bonne maîtrise de la langue cible est indispensable pour bien l’enseigner", ce qui nous montre bien que malgré la variété qu’on y trouve, les propres connaissances ont un rôle de premier plan dans leur perception.
46Nous avons cependant observé une distinction entre les réponses concernant une maîtrise apprise et une maîtrise acquise.
47À l’affirmation "Le fait d’avoir soi-même appris la langue cible à l’école ou en cours intensif est un avantage pour bien expliquer son fonctionnement", l’écho était généralement positif, et ce particulièrement chez les enseignants non-natifs.
48À l’inverse, en réponse à l’affirmation "Le fait que la langue cible soit sa langue maternelle est un avantage pour bien expliquer son fonctionnement", les réactions ont été bien plus contrastées :
49On voit en effet que 25 % des enseignants natifs et 65 % des enseignants non-natifs considèrent le fait d’être de langue maternelle comme n’étant pas un avantage. Outre les disparités que montrent ces deux groupes, ce résultat mérite discussion. En effet, en plus de contribuer au débat sur la validité, les obstacles et les avantages présentés par le fait d’être un enseignant natif (tels que discutés ci-dessus), ce résultat nous permet de nous questionner encore sur la nature des savoirs disciplinaires et de leur acquisition/apprentissage.
50Si nous reprenons certains des éléments que nous avons constatés au fil de cette analyse, et pour entamer une discussion au sujet de ces questions, il nous faut ici récapituler deux points que nous avons mis en évidence précédemment :
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63 % des enseignants en formation que nous avons interrogés ont indiqué que les études universitaires avaient joué un rôle important, voire très important, dans leur apprentissage de la langue qu’ils enseignent.
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50 % d’entre eux perçoivent néanmoins leurs études universitaires comme n’ayant pas une forte influence lorsqu’ils ont à transmettre un savoir
51En analysant les réactions aux affirmations proposées concernant les études universitaires, nous retrouvons également un paradoxe similaire : alors qu’en moyenne, 65 % des participants (au complet) adhère à des affirmations déclarant que les études universitaires sont un avantage dans les activités d'enseignement, 42 % des participants affirment approuver la déclaration que "La formation universitaire (en Lettres, à l’ETI) n’apporte pas énormément pour l’enseignement d’une langue" :
52En tout cas, le paradoxe mis en avant est clair : ces enseignants en formation déclarent l’importance des études universitaires dans leur apprentissage de la langue, et leur confèrent une certaine validité en tant qu’atout pour l’enseignement, mais ne les considèrent pas comme une source primordiale de savoir, comme nous l’avons vu dans le paragraphe 3.2.2 ("Références utilisées dans l'enseignement"). Le rôle et l’apport de l'étude académique d’une langue dans le cursus de formation des enseignants n’est donc pas clairement visible – ou reconnu, ce qui nous apporte de nombreux sujets de réflexion pour la suite de nos travaux.
53La question des savoirs sur lesquels se fondent les enseignants et de la façon dont ils les construisent est en effet un sujet qui mérite que l’on s’y attarde. Comme le disent bien Borko et Putnam:
Teachers enter teacher preparation programs with widely different subject matter backgrounds and leave the programs with different degrees of content knowledge, substantive knowledge, and syntactic knowledge of their disciplines. These differences influence how they represent their disciplines to students, what and how they teach, and how they use textbooks and other instructional tools (Borko & Putnam, 1996 : 688).
54Nous voyons bien au travers de notre étude que les enseignants en formation témoignent de parcours et de connaissances très variées, et les diverses sources de savoir qu’ils ont à disposition prennent plus ou moins d’importance dans leur enseignement, ce qui nous laisse penser que les activités réelles conduites en classe et les explications données peuvent varier tout autant. On pourrait poursuivre dans ce sens notamment en examinant les idées véhiculées par les participants lors d’observations de leçons, ou d’entretiens d’explicitation. Il s’agirait cependant d’une frontière avec le terrain que nous avons préféré ne pas franchir pour le moment, tout en reconnaissant bien évidemment le fort intérêt que constituerait l’analyse de la mise en pratique des visions transmises dans notre questionnaire.
55Ce dernier avait néanmoins pour nous un second but, tout aussi important que celui de renseigner sur les représentations déclarées par les enseignants débutant leur formation. Il s’agissait en effet par les questionnements suscités d’encourager les étudiants – puisqu’ils sont considérés comme tels – à débuter leur formation professionnelle en prenant un peu de distance sur les connaissances qu’ils apportent à l’entrée de cette formation (voire de leur carrière), et sur la façon dont ils s’imaginent les utiliser à l’avenir.
56L’encouragement des enseignants en formation à adopter une posture réflexive n’est d’ailleurs pas une idée révolutionnaire, puisque l’analyse de pratiques est un objectif de beaucoup de programmes de formation d’enseignants. Cependant, nous avons choisi ici de solliciter cette réflexivité non pas au niveau des gestes et des actions effectué(e)s sur le terrain, mais au niveau même des connaissances et des représentations disciplinaires. Et comme nous l’avons vu au travers des différentes tendances qui ressortent des réponses à notre questionnaire, les enseignants en formation ont des perceptions parfois radicalement différentes de ce qui constitue les fondements du savoir disciplinaire qui est au cœur de leur enseignement.