1Avec cet article, j'espère pouvoir contribuer aux recherches de pistes de solutions dans le domaine des usages des langues dans une entreprise internationale ainsi qu'aux propositions didactiques dans l'enseignement des langues avec l'objectif de diminuer l'écart entre l'offre et la demande en termes de compétences linguistiques (des futurs candidats à l'emploi) et de besoins de compétences linguistiques (des entreprises).
2Si les salariés en amont recevaient un enseignement des langues impliquant les approches plurielles, dont l'intercompréhension, les entreprises arriveraient-elles alors à mieux s'adapter suite à une acquisition ou fusion qui créent de nouveaux besoins linguistiques ? "Au fur et à mesure qu’elles [les entreprises] pénètrent sur de nouveaux marchés, elles tentent à adapter leur stratégie aux nouveaux besoins linguistiques et culturels qui en découlent" (Union Européenne, 2011 : 9).
3Aujourd'hui, sur les lieux du travail des entreprises internationales, des employés doivent communiquer dans des situations exolingues alors qu'ils n'ont pas toujours les compétences linguistiques pour le faire. Aussi, une insécurité ou un défaut de communication chez les membres / utilisateurs d'un réseau social d'entreprise peuvent compromettre les objectifs de la mise en place de cet outil de communication et de travail.
4Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation. D'abord, si la promotion du plurilinguisme est censée apporter les compétences linguistiques nécessaires grâce à l'enseignement / apprentissage des langues, elle n’a pas encore obtenu le résultat escompté. A ce propos, il est utile d'ajouter que parmi les utilisateurs d'un RS se trouvent des salariés non européens. Ivan Bernier (2001 : 8) laisse entendre que les initiatives prises pour préserver la diversité linguistique se sont concentrées sur les droits de la personne – interdiction de la discrimination fondée sur la langue, reconnaissance et proposition des droits linguistiques – donc sur des "facteurs internes à l’État". Cela, explique-t-il, ne suffit plus pour faire face à la mondialisation. La dimension internationale a besoin d’être davantage considérée si nous voulons réellement obtenir des résultats en terme de diversité linguistique.
5Deuxièmement, malgré la présence d'un grand nombre de langues, les "petites" langues sont souvent écartées de cette communication qui privilégie les langues de communication internationale, en l'occurrence l'anglais. Le troisième facteur serait-il le plus important : les représentations du plurilinguisme et des usages des langues font ignorer l'utilité des compétences de réception, et donc de la compréhension des textes rédigés dans une langue dite étrangère.
6Aussi, peut-on dire que les besoins en termes de compétences linguistiques des entreprises sont correctement évalués et estimés ? De plus, une enquête par questionnaire, effectuée par le laboratoire Lidilem auprès de 50 cadres étrangers en entreprise internationale, confirme l'absence d’exploitation des compétences linguistiques que constitue leur répertoire langagier. L’étude conclut que :
La communication au sein de l’entreprise est assez "verrouillée" du point de vue de la diversité (anglais-français) et que "la richesse des répertoires est relativement peu exploitée par les sujets et donc par l’entreprise" (Simon, D-L, Thamin, N., 2009 : 304).
7De nombreuses compétences restent "en sommeil", regrette Florence Mourlhon-Dallies (2008 : pp. 29-30). Cet auteur est l’un des rares à évoquer plusieurs types de compétences linguistiques dans le cadre de l’entreprise. Elle suggère entre autres que soient "différenciées les compétences du Cecrl (Cadre européen commun de référence pour les langues), c’est-à-dire les compétences d’expression orale, d’expression écrite, de compréhension orale, de compréhension écrite (c'est moi qui souligne), et d’interaction orale".
8Cet auteur s'intéresse également à l’intercompréhension dans l’entreprise, comme en témoigne l’extrait ci-après, tiré de la contribution intitulée "Des ressources linguistiques dans les entreprises" :
Les recours à l'intercompréhension des langues (en particulier romanes, si l'on évoque le cas de l'italien et du portugais, moins enseignés dans notre système scolaire) en répertoriant les principales situations dans lesquelles on mobilise l'aptitude à comprendre la langue d'autrui sans l'avoir vraiment apprise tout en répondant en français (Mourlhon-Dallies, 2008 : pp. 29-30).
9Mes recherches ont pour objectif de chercher à comprendre les incohérences entre la promotion du plurilinguisme européen et des politiques linguistiques / pratiques langagières qui excluent certaines langues acquises ou apprises. C'est dans le cadre de ce débat que je me suis intéressée à l'Intercompréhension pour étudier le rôle que ce concept peut jouer dans les usages des langues sur les lieux de travail des entreprises internationales et en l'occurrence au sein des RS. A en croire Pierre Escudé2 :
l'intercompréhension serait capable non seulement de montrer le hiatus – en l'occurrence entre la bonne volonté de la direction du groupe et la réalité linguistique sur le réseau social d'entreprise – mais aussi d'y remédier (Escudé, 2013).
10L'analyse des choix linguistiques au sein d'un RS m'a permis de mettre en évidence d'abord une réticence des utilisateurs à l'idée que leurs pratiques langagières puissent se faire autrement. Actuellement, ils écrivent essentiellement en français mais aussi en anglais pour ceux qui le peuvent ou alors ils traduisent leur contribution dans une ou deux autres langues. Les réponses à la dernière question de mon questionnaire que je présenterai plus loin, portant sur l'intérêt ou pas de suivre une formation à l'intercompréhension, ont finalement montré que la majorité des répondants à cette question étaient intéressés.
11Avant de présenter les résultats de mes travaux de recherche, j'en présenterai d'abord le contexte, le cadre théorique ainsi que la méthodologie retenue.
- 3 Même si GDF SUEZ aujourd'hui parle de Responsabilité Environnementale et Sociétale », nous continuo (...)
12Mon terrain de recherche a été un des réseaux sociaux d'entreprise du groupe GDF SUEZ, à savoir le RS nommé "SolidarNet" (SN). Ce RS a été mis en place par le groupe en 2011 pour leurs cadres en charge des questions de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE3). À l'époque de ma recherche, ils étaient 2000 cadres environ, et donc membres potentiels de SolidarNet. À l'époque de mon premier recueil de données en mai 2012, le nombre de membres SolidarNet était de 472.
13Sans aller trop loin dans l'historique des réseaux sociaux d’entreprise, notons qu' "ils sont apparus à la fin des années 2000 en marge du succès populaire des réseaux sociaux grand public dont ils ont essayé de reproduire les mécanismes de mise en relation et de fédération des talents et des savoirs" (Monnier, 2013). Les réseaux sociaux d'entreprise ont d'abord été conçus pour une veille collective et la co-innovation avant d'évoluer, grâce aux grands réseaux sociaux comme Facebook, vers les plateformes collaboratives de partage et d'échange qui sont actuellement déployées dans de nombreuses entreprises. Selon Zuliani (2011 : 3), l'information "structurée" (connaissance formalisée) cède petit à petit à l'information "partagée", une connaissance détenue par plusieurs individus. Une des définitions d'un RS peut se résumer ainsi :
- 4 En français : ici "entreprise", ou "affaires".
Un ensemble d’individus qui prennent part à une activité d’un "business4" et dont on matérialise dans le numérique les interactions sociales autour de cette activité afin de l’améliorer (Zuliani, 2011).
14C'est au printemps 2012, que le travail d'analyse m'a été proposé. Depuis le démarrage de SN en 2011, où l'anglais était la langue la plus utilisée pour contribuer, la proportion anglais / français s'est en effet inversée. C'est désormais le français que les membres de SN utilisent le plus. Malgré le fait que la majorité des membres inscrits sur SN sont des Français, GDF SUEZ souhaitait répondre à une demande des membres portant sur leurs difficultés à communiquer "à cause des langues".
15En me proposant de faire ce travail d'analyse, GDF SUEZ a plus précisément souhaité "connaître les motivations des membres à utiliser telle ou telle langue, comprendre les difficultés rencontrées avec la communication en anglais et, plus largement, les difficultés du plurilinguisme en entreprise". Le but de mon travail était alors de faire un état des lieux afin de pouvoir proposer des pistes d'amélioration dans le domaine des pratiques langagières sur le RS.
- 5 Organisé à Paris par la Cfaci (Chambre franco-allemande de commerce et d'industrie). M. Spelkens es (...)
16L'historique de ma rencontre avec GDF SUEZ date du 9 avril 2009, date à laquelle a eu lieu le séminaire "Quel traitement des questions de langues dans l'entreprise internationale ?5".
17En 2009, en collaboration avec l'association Mondes Parallèles, nous avons proposé à GDF SUEZ une formation à l'intercompréhension qui devait constituer le terrain de ma recherche. Or, le projet reçoit une réponse négative. C'est dans ce contexte qu'en 2012, GDF SUEZ me proposa de mener une recherche sur SolidarNet, mais sans le projet de formation. Estimant que le RS présentait un périmètre intéressant d'un point de vue sociolinguistique, j'accepte la proposition.
18Il allait être intéressant de relever les répertoires linguistiques des membres dans leurs profils et d'observer leurs activités langagières au sein du réseau social d'entreprise. Ayant comme hypothèse que le concept d'intercompréhension pouvait être utile sur un RS, l'objectif de mes recherches était également de tester un éventuel intérêt pour l'intercompréhension. Si ce concept intéressait les membres, allait-il vraiment les aider à contribuer plus, et en d'autres langues que le français ou l'anglais ?
19Parmi mes questions au départ se trouve la question de savoir s’il existait un hiatus entre ce qui était demandé aux utilisateurs – communiquer en anglais ou en d'autres langues "étrangères" avec des locuteurs de cultures différentes, n'ayant pas les mêmes répertoires linguistiques – et ce qu’ils déclaraient dans leurs profils ainsi que ce qu'ils étaient capables de faire dans les conditions spécifiques d'un réseau social d'entreprise.
20Mon hypothèse de départ était d'abord que les utilisateurs du RS partagent les mêmes représentations du plurilinguisme que celles communément acceptées. Cette vision du plurilinguisme disant que l'objectif final de l'enseignement / apprentissages des langues est principalement le savoir parler et écrire les langues étrangères, est officiellement véhiculée dans le rapport "Les Européens et leurs langues" (Commission européenne, 2012 : 2). Parmi les trois éléments figurant comme les plus importants dans le cadre de la "stratégie pour le multilinguisme" se trouve le suivant (c'est moi qui souligne) :
Encourager tous les citoyens à apprendre et à parler plus de langues, afin d'améliorer la compréhension mutuelle et la communication.
21Que les concepteurs du RS – prestataire externe La Coopérative de Communication en charge de la conception et de l'animation de SN et le groupe GDF SUEZ – partagent cette représentation du plurilinguisme se voit d'après moi dans leur "Guide de prise en main" élaboré conjointement à destination des membres de SolidarNet. Ils y présentent l'outil RS et expliquent comment remplir un profil. Dans la rubrique n° 1 "Brève présentation professionnelle", les membres sont invités à "faire quelques lignes pour retracer votre parcours professionnel et expérience précédente". La proposition "indiquer les langues que vous parlez" (C'est moi qui souligne) leur est offerte. Cette conception du profil a été décidée par GDF SUEZ dans le but de valoriser les langues de la population RSE.
- 6 Sauf pour des vidéos occasionnellement diffusées.
22Même si cette initiative mérite d'être saluée, le fait d'inviter à indiquer dans un profil ses "spoken languages" (langues parlées ou, en français, "étrangères"), en plus de sa L1 sans autre précision, reflète selon moi une perception "sélective" du plurilinguisme. Cette représentation est focalisée sur l'objectif de la "production", c'est à dire le savoir "parler" et "écrire" d'une langue étrangère Ce qui précède m'a donc amenée à attirer l'attention sur le fait que la communication sur le RS est exclusivement écrite6 ce qui permettrait d'introduire une de compétence "partielle", à savoir la compréhension de l'écrit.
- 7 "Contribuer" est le verbe utilisé dans le domaine des RS pour dire qu'un utilisateur diffuse un mes (...)
23Chez les membres d'un RS, la représentation du plurilinguisme évoquée ci-dessus conduit en effet à penser que pour contribuer7 – dans le cas où les autres membres ne "parlent" pas la même langue – il est nécessaire de rédiger une contribution dans leur langue ou dans une langue commune, en l'occurrence l'anglais, sinon il n'est pas possible de "contribuer". Nous verrons plus loin des réponses à mon questionnaire qui confirment cette représentation.
- 8 Geneviève Vermes, communication orale (2014).
24Une prise en compte de la dimension écrite permet d'analyser la possibilité de faire appel au processus d'intercompréhension8 : un utilisateur rédige un texte dans sa L1 (situation endolingue). Le destinataire doit développer une compétence de compréhension de l'écrit pour comprendre ce texte (situation exolingue) en portant une attention particulière aux différents types de connaissance sur les familles de langues ; il répondra à son tour dans sa langue de référence. Je me suis alors demandée si cela peut avoir pour effet la mobilisation d'autres langues dans les échanges écrits.
25Avant de présenter mes travaux de recherche, je présente ci-après d'abord le cadre théorique, constitué principalement de celui de l'Intercompréhension en tenant compte de la diversité des langues.
26La théorie principale sur laquelle je me suis appuyée est celle du concept d'intercompréhension. Dans l'article "Pour une définition actualisée de l’intercompréhension", M-C Jamet (2010) propose la définition terminologique du concept d'intercompréhension :
L’intercompréhension cherche à développer, par une méthodologie appropriée, la compréhension réciproque de sujets locuteurs de langues génétiquement apparentées (ou langues voisines) comme les langues romanes, à partir de l’usage par chacun de sa propre langue (Jamet, 2010 : 13).
27Cette méthode (op. cit. ibid.) :
-
incite les sujets à s’appuyer sur l’ensemble de leurs compétences culturelles autant que linguistiques, que celles-ci aient été acquises ou non en milieu scolaire ;
-
incite à construire les rudiments d’une grammaire de la compréhension en dégageant les points de convergence translinguistiques (règles de passage) et en soulignant les pièges à éviter (règles de vigilance) ;
-
vise à entraîner, ainsi, progressivement l’apprenant à dynamiser son potentiel cognitif.
28Jamet souligne la différence entre "l’objectif final" d’apprentissage qui est l’intercommunication, et les "objectifs partiels" qui sont, par exemple, ceux du manuel euro-mania (2008). Dans ce programme, seule la lecture et la compréhension de l'écrit sont privilégiées in absentia de l’interlocuteur.
29Pour Peter Doyé (2005), l’intercompréhension se décrit comme "l’activité de personnes de langues maternelles différentes qui communiquent en s’exprimant dans leur propre langue et en comprenant la langue de l’autre" (aspect "performance"). Du point de vue de la "compétence", l’intercompréhension est la "capacité de comprendre d’autres langues sans les avoir apprises".
30Le Conseil de l’Europe définit la conception de l’intercompréhension dans le Cecrl comme ceci :
Faire appel à sa connaissance de différentes langues pour comprendre un texte écrit, voire oral, dans une langue a priori "inconnue", en reconnaissant des mots déguisés mais appartenant à un stock international commun (Conseil de l'Europe, 2005 : 11).
31En référant à Ollivier et Strasser (2013), Christian Degache (2014 : 1), rappelle que l’intercompréhension peut aujourd’hui se distinguer entre l’intercompréhension "réceptive" et l’intercompréhension "interactive". L'objectif dans le cadre d'un RS est d'abord la communication (asynchrone) entre utilisateurs, mais il peut également être question de comprendre des textes, ou "contenu multilingue", diffusés sur le RS, sans forcément d'avoir besoin de communiquer.
32L'intercompréhension permettrait un "usage" pragmatique plurilingue. Cet usage consisterait alors à rédiger une contribution dans sa langue de préférence et de comprendre les contributions rédigées dans les langues de référence des autres membres. Grâce à l'Intercompréhension, les relations entre production et réception, expression et compréhension changent et d'autres modes de rapports entre les interlocuteurs peuvent être construites. Escudé et Janin (2010 : 28) évoquent un "gain d'efficacité" mais aussi une "équité retrouvée" dans la mesure où "on utilise un échange égalitaire où les moyens d'expression obligent au respect mutuel".
33Un intérêt des pratiques issues d'un plurilinguisme réceptif est également de permettre à davantage de langues d'être pratiquées, y compris les "petites" langues ou les langues "les moins utilisées", souvent écartées dans la communication sur les lieux de travail des entreprises internationales.
34La communication est en soi une voie privilégiée par laquelle un apprenant d’une langue étrangère ou "seconde" peut apprendre cette langue (Lüdi, 2003 : 127). D'après Lüdi, les domaines dans lesquels les langues sont pratiquées joueraient un rôle dans le choix de langue. Si un domaine "peut exercer des contraintes sur le choix de langue", il présume qu’il joue aussi un rôle dans l’acquisition des langues. Il serait fort probable que SolidarNet se trouve dans ce cadre, car le domaine des TIC (technologies de l'information et de la communication) contraint actuellement les utilisateurs à un choix de langues.
35Si, en plus, la représentation de la communication est que cette dernière n’est surtout pas faite pour apprendre les langues, l'usage qui en sera fait risque de diminuer encore plus le nombre de langues pratiquées en entreprise. Dans le cadre d'un réseau social d'entreprise, des expérimentations pourraient confirmer si oui ou non l'Intercompréhension permet de concilier efficacité et diversité linguistique. Le concept d'intercompréhension peut être une solution adaptable à un réseau social d'entreprise internationale afin de surmonter les obstacles dûs aux barrières linguistiques.
- 9 En français : "Le nombre de langues et la régularité de la répartition des locuteurs natifs de ces (...)
36Mon travail s'appuie également sur le construit de diversité linguistique. Pour cela, j'ai retenu la définition de l'organisation Terralingua qui inclut les langues maternelles dans ces critères : "The number of languages and the evenness of distribution of mother-tongue speakers among languages in a given area9".Ces langues ont en effet connu un déclin plus sensible que d’autres langues, ce qui, selon Terralingua, s'explique en ces termes (c'est moi qui souligne) :
- 10 En français : "Une partie importante de la diversité linguistique est perdue bien avant l’extinctio (...)
A great deal of linguistic diversity is lost well before a declining language finally goes extinct, as speakers shift to other (usually larger) languages, intergenerational transmission declines, and usage becomes restricted to fewer speakers, domains, and functions10 (Terralingua, 2014).
37Pour plusieurs raisons, il y a lieu de s'intéresser aux L1 qui interviennent dans le processus d'intercompréhension. Les employeurs au niveau européen recherchent les "locuteurs natifs" des langues qui les intéressent. Dans le rapport Elan, on peut lire que (c'est moi qui souligne) :
il est concevable que […] la demande de locuteurs natifs augmente simultanément pour réduire les écarts de compétences auxquels les systèmes éducatifs ne peuvent répondre (Rapport Elan, 2006 : 57).
38Après avoir effectué les relevés linguistiques des profils et réalisé les observations des communications écrites dans les groupes thématiques de SolidarNet, j'ai pressenti un autre facteur qui, en rapport avec la diversité linguistique, pourrait présenter un obstacle à la communication en situation exolingue. Il s'agit de la "tolérance" ou plutôt de la notion qui la complète, à savoir la "tolérabilité". Dans sa publication "Tolérance et tolérabilité", François Grin (2007) livre des éléments qui peuvent aider à comprendre les difficultés à obtenir une communication interculturelle efficace et satisfaisante (nombre d’utilisateurs actifs, nombre d'échanges et de "post", équité dans le choix de langues).
39Si nous transposons les problématiques (politiques d'immigration et d'intégration) évoquées par Grin sur l'environnement multiculturel et multilinguistique d'un réseau social d'entreprise, ce dernier aurait-il alors une "majorité" constituée des utilisateurs du siège, en l'occurrence des francophones ou des néerlandophones ? Dans ce cas, les "immigrants" minoritaires, quant à eux, seraient les utilisateurs originaires des autres pays, n'ayant ni le français, ni le néerlandais comme langue maternelle ? Le fait d'indiquer une langue maternelle autre que le français ou le néerlandais dans son profil pourrait-il alors être considéré, aux yeux de la "majorité", comme une "manifestation d’altérité" susceptible de déclencher un refus, ou au moins une diminution, de tolérance ?
40Selon le contexte social et économique, une manifestation d’altérité peut être perçue comme plus ou moins tolérable, avoir un certain degré de "tolérabilité", mais qui est susceptible de changer :
La "tolérabilité" est une caractéristique qui, dans une société donnée à un moment donné, s'attache à une manifestation d'altérité (ou à une règle qui autorise ou protège cette manifestation d'altérité) par rapport à une norme dominante. La tolérabilité est une caractéristique qui rend la manifestation d'altérité (ou la règle qui l'autorise ou protège) plus facile à accepter par les membres de la majorité (Grin, 2007 : 5).
41En d'autres termes (Grin, 2009), la tolérabilité peut être décrite comme "une gradation que chacun établit, étant donné sa plus ou moins grande tolérance, entre différentes manifestations d’altérité". Un exemple qui permet de comprendre la notion de tolérabilité est le suivant : un individu peut tolérer les immigrés dans son pays mais ne pas tolérer une de leurs "manifestations d'altérité", en rapport par exemple avec leur culture ou leur religion. On peut alors se demander si cet acteur "majoritaire" est tolérant, intolérant ou les deux à la fois ? D'après Grin : c’est de la combinaison de la tolérance et de la tolérabilité que peut émerger un vivre-ensemble dans lequel chacun trouve son compte".
42Je me suis alors demandée si les membres du réseau social d'entreprise, bien qu’ils acceptent la diversité culturelle et linguistique comme un fait incontournable au sein de leur Groupe et par conséquent sur leur RS, peuvent ne pas véritablement accepter cette diversité, en tout cas ne pas la tolérer suffisamment. Aussi, ils ne vont pas jusqu'au bout d'une démarche pour résoudre les difficultés de communication. Effectivement, ils peuvent sembler ne pas faire l’effort nécessaire qui permettrait aux "autres", aux "immigrants" minoritaires de langue non francophone, de comprendre leurs messages écrits en français ou de s'assurer qu'ils puissent les comprendre.
43L'Intercompréhension peut-elle rendre l'altérité plus tolérable dans le domaine de la diversité linguistique, en augmentant le degré de tolérabilité d'une manifestation d'altérité ? En s'inspirant du concept d'intercompréhension, pourrait-on dire par exemple que, lorsque les utilisateurs déposent des commentaires ou des informations sur leur RS, ils n’imposeraient pas mutuellement leurs langues mais, au contraire, accepteraient l’utilisation des différentes langues car ils auraient appris à les comprendre à l’écrit. Leur bonne volonté permettrait-elle alors d’aller davantage vers les autres pour négocier une communication multilingue ? Cette "intentionnalité" pourrait-elle se transformer en une volonté d'apprendre à comprendre les autres langues ?
- 11 Pour l'intention de type cognitif, Husserl définit l'intentionnalité comme "la particularité qu'a l (...)
44La question posée par Escudé (2010 : 40), à savoir "Quelle relation existe-t-il entre un "sentiment d’appartenance commune", que peut apporter l'attention, la conscience des contacts des langues, et la diversité linguistique ?" trouve ici son sens dans la mesure où, d'après la même source, "l’intercompréhension dépendrait de l’attitude et du comportement du locuteur : c’est ce que nous nommons "l’intentionnalité11".
45Nous avons pu constater que des utilisateurs non francophones et supposés destinataires des messages écrits en français ne font pas d’effort de leur côté pour comprendre les textes écrits en français. Pourtant, dans son article Le Réseau Social, nouvelle tour de Babel ? (2011), Bertrand Duperrin rappelle qu'entre l'auteur d'un message et son destinataire, l'auteur n'est pas seul responsable de la compréhension de son message. Le destinataire peut, lui aussi, faire l'effort de comprendre, par les moyens qui lui sont accessibles à ce moment-là. Disant que la publication d'un "post" est déjà un effort en soi, le conseil de Duperrin est le suivant :
[...] il vaut mieux mettre le minimum de barrières à la publication, quitte à demander des efforts aux lecteurs. Si leur besoin est réel, ils feront le nécessaire pour comprendre alors que si personne ne contribue, c'est tout l'édifice qui s'effondre (Duperrin, 2011).
- 12 "Terme anglais issu de la contraction des mots Web et seminar. En toute logique, la traduction fran (...)
- 13 Le webinaire n'est plus consultable librement sur Youtube : (https ://www.youtube.com/watch ?v =LLg (...)
46Cela peut effectivement parler en faveur d'une production écrite en L1 pour ceux qui le souhaitent. Une telle transformation des pratiques langagières, selon le concept d’intercompréhension, ressemble à ce que les outils de traduction automatique offrent aux entreprises dans le cadre des RS. Ayant assisté à une démonstration via le webinaire12 organisé par Systran (201413), j'ai observé une communication écrite telle qu'on peut l'imaginer avec l'intercompréhension : chacun écrit dans sa langue en comprenant (grâce au processus de l'intercompréhension) ou en lisant (dans le cas de la traduction automatique) la langue de l'autre.
47Pour faire mon analyse, j'ai choisi l'approche empirico-inductive "qualitative" proposée par Philippe Blanchet (2000 : pp. 30-31). Je me suis inspirée également des "recherches-actions situationnelles" (Bazin, 2006), Les recherche-actions élaborées ont été réparties en deux catégories : 1) Recherche-actions "chercheur" (relevés linguistiques des profils de tous les membres SolidarNet et relevés linguistiques des groupes thématiques (profils des membres et contributions) et 2) Recherche-actions "interactives" (création d’un groupe thématique "Langues", passation d’un questionnaire, exercices de compréhension de textes en langues romanes (EuRom5), "quiz" sous forme de jeux de vocabulaire anglais / français / normand et invitation à participer à des entretiens). Pour le sujet de cet article je vais principalement présenter les résultats obtenus grâce aux réponses des membres à mon questionnaire. Celui-ci fut remis aux membres inscrits sur SolidarNet au mois d'octobre 2012.
48Le questionnaire a été établi sur la base d'une approche psychosociale dans le but de connaître les points de vue des membres par rapport aux langues, leurs pratiques et comportements sur le RS. Les questions portaient aussi bien sur l'individu lui-même que sur sa relation avec les autres au sein du champ social que représente SN. Le questionnaire, qui avait une version française et anglaise, est à questions fermées, mais quelques questions permettent d'ajouter des commentaires pour détailler sa réponse, par exemple à des questions impliquant une réponse du type "oui" ou "non". Quarante-trois questions, dont 24 questions principales, sont réparties en trois thèmes : A) Connaissances linguistiques, langues auto‑déclarées sur le profil SolidarNet, B) Contributions sur SolidarNet et C) Apprentissage et formation linguistique.
- 14 Critères de réorientation vers une nouvelle question.
49Malgré de nombreux tests en amont, une erreur dans une des « skip options14 » de la question Q3 (version française) nous a contraints à invalider 12 réponses. Les membres ayant coché l'option "rempli uniquement la case N/L (langue maternelle)" de leur profil étaient par erreur orientés vers la question suivante, la Q4, à laquelle ils ne devaient pas répondre. Plusieurs y ont quand même répondu, mais de façon incohérente par rapport à leur réponse à la Q3. D'autres encore ont peut-être détecté l'erreur et ont continué à répondre au questionnaire. Par conséquent, le solde des réponses maintenues pour présenter les résultats des réponses à notre questionnaire est de 50 réponses, soit 75,8 % du nombre de personnes s'étant connectées pour répondre.
50Ci-après seront résumés et commentés les résultats des réponses aux questions de notre questionnaire les plus pertinentes pour le sujet de cet article. La première question, la Q1 portait sur le choix de langue pour répondre au questionnaire. Après avoir écarté les réponses jugées non exploitables nous en avons retenu 50 réponses au total : 41, soit 82 %, pour la version française et 9, soit 18 %, pour la version anglaise. Pour plus de clarté, les résultats sont divisés en deux thèmes : 1) Attitudes et comportements entre francophones, anglophones et "autre" et 3) Représentations du RS en tant qu'outil pédagogique potentiel pour développer de nouvelles compétences linguistiques.
51L’objectif de la question Q12 était essentiellement d'étudier les réactions des francophones et des anglophones aux contributions rédigées dans la langue de l'autre. De plus, les réponses allaient permettre de connaître les réactions aux contributions rédigées soit en français soit en anglais de ceux parmi les membres qui ne sont ni francophones, ni anglophones.
52L'idée avec cette partie du questionnaire était également de montrer les attitudes des membres face à la diversité linguistique et culturelle de manière générale. Nous avons tenté de faire émerger une prise de conscience des difficultés que cette diversité représente tout en laissant entendre que des solutions peuvent exister. Une telle prise de conscience pourrait-elle faire en sorte que les membres sentent une responsabilité mutuelle pour chercher des pistes de solutions pragmatiques et sans jugement ni tabou ?
53A la question Q12 "Votre langue maternelle est-elle le français, l'anglais ou ‘autre’ ? ", 78,7 %, soit 37 des 47 répondants à cette question, ont répondu "français". L'anglais était la L1 de 3 répondants, soit 6,4 %. Chez les 7 répondants "autre", soit 14,9 %, on trouve les L1 suivantes : l'allemand (1), le flamand (1), le néerlandais (4) et le portugais (1).
54Les résultats des réponses – consultables en annexe 1 – montrent d'abord les réactions des francophones face aux contributions écrites en anglais. Suivront les réactions des anglophones face à une contribution en français et, pour terminer, les réactions des répondants "autre", face aux contributions en français et en anglais. Pour chaque groupe, je présente chaque fois d'abord ce qu'ils disent "penser", ensuite ce qu'ils disent "faire". Toutes les questions de cette série sont à choix multiples et les répondants sont invités à cocher au moins deux options. Le nombre de répondants est variable d'une question à l'autre.
55Les illustrations 1 et 2 (Q13 et Q14) montrent les réponses des répondants ayant le français comme langue maternelle face à une contribution en anglais. La majorité, soit 81,8 %, "pense" qu'il est "normal qu'on puisse écrire en anglais". Dix-huit répondants, soit 54,5 %, ont coché l'option "je pense que je suis alors supposé répondre en anglais". Nous reviendrons à cette représentation plus loin. On notera aussi que six répondants pensent que l'auteur de la contribution en anglais aurait pu le traduire en français.
56Si on compare les réponses des "français" face à une contribution en anglais avec celles des répondants "autre", nous trouvons quasiment les mêmes pourcentages dans la catégorie "que pensez-vous face à une contribution en anglais". Chez les "autre", l'option "Je trouve normal qu'on puisse écrire en anglais" a été coché par 83,3 %, soit cinq répondants. L'option "Je n'ai pas d'appréhension car mon niveau me permet tout à fait de comprendre", a été coché par 33,3 %, soit deux répondants "autre". Parmi les répondants "autre", 50 %, soit deux, ont coché l'option "Je pense que je suis alors supposé répondre en anglais".
57Quand il s'agit de "faire" (illustration 2, Q14), la majorité des répondants "français" dit de "répondre sans gêne en anglais...". Deux options se partagent les réponses de 27 répondants : 14 disent "je me lance dans sa lecture mais suis frustré de ne pas tout comprendre" alors que 13 autres répondants ont coché l'option "je me lance dans la lecture et suis agréablement surpris car je comprends. Chez les répondants "autre" face à une contribution en anglais (illustration 8, Q20), la majorité (83,3 %, soit cinq répondants) disent de "comprendre le texte" et d'y "répondre sans gêne en anglais".
- 15 Je suppose alors qu'il s'agit d'une traduction en anglais, mais ne peux en être sûre.
58Concernant le commentaire n° 2 (illustration 1, Q13) venant d'un répondant qui utilise un traducteur pour corriger ses fautes15, il est utile de noter que sur SN, le fait de traduire sa contribution semble être la solution trouvée pour pallier les difficultés à communiquer "à cause des langues".
59Nous notons (illustration 1, Q13 comparé à l'illustration 8 Q20) qu'aucun répondant "français" n'est ni "content car je trouve que la langue anglaise n'est pas trop utilisée", ni "content car j'aime bien cette langue", deux options cochées chacune par 16,7 % (soit un) des répondants "autre". Deuxièmement (illustration 1, Q13), alors que 18,2 % (soit six) des répondants "français" pensent "que l'auteur aurait pu traduire son texte en français", aucun des répondants "autre" n'a coché cette option (illustration 8, Q20). En revanche, concernant le "que pensez-vous face à une contribution en français" (illustration 5, Q17), deux parmi les répondants "autre", soit 33,3 % pensent face à une contribution en français que l'auteur aurait pu traduire en anglais. Cinq parmi eux (illustration 7, Q19) trouvent aussi "normal qu'on puisse écrire en anglais" alors qu'un seul, soit 16,7 %, pense qu'il est "normal qu'on puisse écrire en français" (illustration 5, Q17). Ces réactions montrent les attitudes distinctes face aux contributions en français ou en anglais. Peut-on parler d'un traitement inégal de ces deux langues ?
60Les deux répondants ayant l'anglais comme langue maternelle (voir illustrations 3 et 4, Q15 et Q16) se disent "déçus car la langue française est plus utilisée que la langue anglaise". L'un d'eux pense être supposé répondre en français alors que l'autre trouve que c'est une perte de temps de se connecter sur SolidarNet où "tout est en français". Aucun des deux répondants ne lit alors le texte en français. Vu le faible nombre de répondants "anglais", il serait utile de réaliser d'autres études afin de pouvoir analyser leurs représentations et comportements face aux contributions en français, et autres langues, de façon plus complète.
61Les réponses et commentaires qui ont confirmé mon hypothèse disant que la représentation du plurilinguisme des membres de SolidarNet était focalisée sur les compétences de production sont présentés dans le tableau ci-dessous. Les "réponses" au questionnaire sont guidées par les options proposées dans notre questionnaire, mais les répondants avaient le choix de les cocher ou pas. Les commentaires ajoutés à une réponse, eux, sont rédigés librement. Nous proposons d'en faire ci-après un récapitulatif pour analyser les attitudes par rapport aux choix de code pour contribuer sur le RS. Pour les questions faisant partie des réactions des francophones / anglophones / "autre", nous avons fait un tri par le biais du logiciel tableur Excel sur la colonne N/L (langue maternelle). Les questions Q23 et Q33, ne faisant pas partie de cette série de questions, figurent à la fin du tableau :
Tableau 1 - Attitude "penser" / "faire" par rapport au choix de langue pour répondre à une contribution en français ou en anglais
62Il ressort de ce récapitulatif qu'un grand nombre de membres estiment ne pouvoir répondre à un message que s'ils sont capables d’écrire dans la langue de l'auteur (A) de cette contribution. L'intercompréhension nous aide à penser le contraire, à savoir que si mutuellement les interlocuteurs comprennent les textes écrits dans la langue de l'autre, rien ne les oblige à produire aussi une contribution dans cette langue. La langue utilisée pour la rédaction d'un message, et pas seulement sur SN, semble présenter un appel pour le lecteur (B), l'incitant à, ou lui "donnant l'ordre de", rédiger sa réponse (à A) dans cette même langue. S'il ne se sent pas capable de le faire, il ne va pas contribuer.
63Le français et l'anglais se trouvent-ils en perpétuelle rivalité ou en conflit ? Le premier est une des langues officielles de GDF SUEZ et une langue internationale ; le second est une langue internationale, et la lingua franca au niveau mondial, adoptée également dans cette entreprise, comme dans beaucoup d'autres, et notamment sur le RS. Or, parmi les membres inscrits sur SN, le nombre d'anglophones est nettement inférieur à celui des francophones. Si la communication écrite sur SN doit s'améliorer, ce constat doit servir à tous les membres au lieu de leur nuire. Cette nuisance ne touche pas seulement la minorité, les anglophones, mais la majorité également, car tous souhaitent que le RS fonctionne et atteigne ses objectifs. Si la minorité considère que le fait de parler la lingua franca justifie en lui-même de ne pas faire d'effort, il va être difficile d'avancer. D'autant plus que, de "l'autre côté", les francophones, majoritaires en nombre, semblent ne pas vouloir faire assez d'efforts non plus. Il reste à savoir quelle forme peut prendre l'effort nécessaire à faire par les deux groupes linguistiques. Nous suggérons pour commencer que les utilisateurs soient formés sur ce qui objectivement "sépare" la langue anglaise de la langue française afin de sortir des stéréotypes "subjectifs" qui semblent inhiber certains utilisateurs du RS.
64La question n° Q34 portait sur les représentations des répondants de la possibilité de développer des compétences linguistiques sur le réseau social d'entreprise. La majorité pense que "non", ce qui est montré dans l'illustration 11, Q34. Ils estiment en effet que "ce n'est pas le but de SN". Six répondants sont de l'avis qu'il y a un "manque du temps" et cinq répondants "préférent apprendre les langues autrement". Parmi les réponses "oui" (illustration 10, Q34) à cette question, la majorité pense qu'"une contribution dans une langue étrangère peut servir pour écrire dans cette langue". Ils sont six à penser que SN permet d'"apprendre la terminologie spécifique du métier dans toutes les langues".
65Le questionnaire demande ensuite aux répondants "s'ils sont prêts à s'impliquer au cas où SN était aménagé pour favoriser la mise en place et l'usage de stratégies de compréhension de l'écrit des langue proches de celles que vous connaissez". Comparé à leurs réponses à la question précédente, nous voyons une évolution dans leurs attitudes (illustration 12, Q38) . La majorité, en effet, c'est à dire 66,7 % (soit 24 des 36 répondants), dit être "curieux de savoir de quoi il s'agit". Cinq répondants, soit 13,9 %, répondent "oui, j'y participerai avec intérêt et enthousiasme" contre sept "non", soit 19,4 %, partagés entre "non, je pense que ce n'est pas sérieux" (5) et "non, je proposerais plutôt ceci" (2). Ces derniers répondants du "non" ont mis comme commentaires : 1) manque de temps et 2) il y a d'autres manières d'apprendre les langues ; SN est, comme beaucoup d'autres outils multimédia, une façon complémentaire de pratiquer les langues étrangères".
66Après que les répondants ont précisé combien d'années ils ont étudié une ou plusieurs langues (sans compter la formation continue), les répondants répondent ensuite à ma question pour savoir si cet apprentissage leur a permis de communiquer dans une ou plusieurs langues "étrangères" (illustration 13, Q40).
- 16 Le graphique indique EE pour "expression écrite" et EO pour "expression orale", mais dans le domain (...)
67Quand il s'agit de pouvoir communiquer dans une langue étrangère, les réponses montrent une quasi égalité entre les quatre compétences (CE, PE16), CO, PO). On dénombre 18 répondants pour la CE (sur 33) et la CO (sur 32). Dix-sept répondants avaient coché "une langue" pour la compétence CO (sur 33) et EO/PO (sur 32).
68L'écart se creuse entre les quatre compétences lorsque celles-ci sont attribuées à la catégorie "Oui, deux langues étrangères". La compréhension de l'écrit est alors la compétence la plus importante pour 14 répondants, alors que pour les autres compétences, leur nombre est inférieur : 10 (EE/PE), 12 (CO) et 11 (EO/PO). Formulée en pourcentages, la " compréhension de l'écrit " (CE) de deux langues étrangères atteint 42,42 % devant la CO (36,36 %), l’EO/PO (34,38 %) et l’EE/PE (31,25 %). Quant à la compétence de la production écrite, elle est plus importante quand il s'agit de communiquer en "une langue étrangère", où elle dépasse les autres compétences (CE, CO et EO/PO).
69Le nombre de ceux ayant répondu que l'enseignement / apprentissage de langues ne leur a pas permis de communiquer, ni en une langue, ni en deux ou plusieurs langues est de quatre répondants, sauf pour la compétence de compréhension écrite, où un seul répondant a coché cette réponse.
70D'après moi, ces résultats montrent que le défi consistant à exiger des utilisateurs de SN qu’ils s'expriment par écrit en plusieurs langues lors de leur communication écrite serait difficile à relever, en tout cas dans l'état actuel des choses. En revanche, la compréhension de l'écrit permet-elle la pratique de davantage de langues ? Les résultats du "non" laissent à penser que grâce à la compréhension de l'écrit, un seul membre au lieu de quatre est "exclu" de la communication écrite en "langue étrangère" ; ce membre ne communiquerait que s'il peut le faire dans sa langue 1.
- 17 Le résultat des réponses à cette question n'a pas été présenté par graphique dans l'annexe 1 de cet (...)
71A la question n° Q4217 posée pour savoir si les répondants estiment avoir besoin d'une formation linguistique pour utiliser SolidarNet à son potentiel maximum, les réponses se répartissent à quasi égalité entre 17 "oui" (soit 52 %) et 16 "non" (soit 48 %).
72Pour terminer la présentation des résultats à mon questionnaire, nous arrivons à la dernière question portant sur l'Intercompréhension (illustration 14, Q43). Avant de répondre à la question « Seriez-vous intéressé par le suivi d'une formation avec la méthode "Intercompréhension" ? », les répondants ont eu l'information suivante sur ce concept :
La compréhension de textes y est privilégiée et enseignée : on apprend à lire et comprendre simultanément plusieurs langues de la même famille de langues * car celles-ci présentent entre elles des ressemblances (lexicales, grammaticales, culturelles…) qui s’éclaireront mutuellement. La méthode permet donc à l’apprenant d’acquérir une sorte de "compétence globale" d’approche de ces langues.
*) Langues Romanes (catalan, espagnol, français, italien, portugais, roumain, wallon, etc.) et langues Germaniques (allemand, anglais, danois, flamand, néerlandais, norvégien, suédois, etc.).
73Nous percevons une évolution dans les attitudes des répondants à travers ces dernières réponses. Celles-ci montrent qu’ils ont finalement un certain intérêt pour l’intercompréhension : un répondant est sans opinion, mais pour seulement cinq répondants, soit 15,2 %, rejetant une telle formation, 21, soit 63,6 %, répondent oui. Nous observons de surcroît que parmi les membres qui ont apporté une réponse positive, six ont exprimé un intérêt pour en savoir plus.
74Un des objectifs de la création d'un questionnaire était d'obtenir des réponses en rapport avec les attitudes envers les langues et les pratiques langagières des utilisateurs de SolidarNet. Parmi les résultats des réponses nous retenons ici les plus importants. Ainsi, la majorité des répondants préfère rédiger leurs contributions en L1. Cette majorité est partagée entre d'une part ceux qui acceptent l'idée que les membres puissent contribuer dans leur L1 à condition que cela ne donne pas lieu à des actions de formations et d'autre part ceux qui manifestent une curiosité pour ce qui pourrait être développé dans ce domaine.
75Nous avons vu que le français est la langue la plus utilisée, au regret de certains anglophones et que, de manière générale, le choix linguistique pour contribuer est restreint. Il serait utile de résoudre les difficultés de communication entre ces deux groupes linguistiques. Les anglophones ne pourraient-ils pas accéder au sens d'un contenu rédigé en français, et vice versa ? L'article intitulé "Les langues anglaises et française : amies ou ennemies ?" (Castagne : 2008) montre que le chemin vers l'une ou l'autre langue, si on est soit francophone (ou romanophone), soit anglophone (ou germanophone), n'est pas aussi long que pensent les locuteurs anglais et français.
- 18 Le résultat des réponses à cette question n'a pas été présenté dans cet article.
76Pour résumer les résultats des réponses aux questions allant de la Q39 à la Q43, nous pouvons d'abord dire que la majorité des membres ne semble à l'aise que pour communiquer dans une langue étrangère "seulement". Si un membre doit pouvoir communiquer dans plus d'une langue étrangère, c'est par la compétence de compréhension de l'écrit qui obtient le pourcentage le plus élevé. Sur 33 répondants, la moitié (ou plus précisément 17) souhaite donc une formation linguistique "pour utiliser SolidarNet à son potentiel maximum"18. Les répondants semblent finalement conscients du fait qu’une avancée est envisageable par l’intermédiaire d’une formation linguistique.
77Pour la majorité, le RS ne représente pas un moyen de développer des compétences langagières. Or, alors que nous pensions que l'intercompréhension ne les intéressait pas du tout, nous voyons ensuite que, si des experts en langues laissent comprendre que des solutions alternatives existent, ou plutôt des solutions complémentaires, les membres de SN sont prêts à les écouter.
78Nous avons constaté un usage restrictif des langues sur le RS. Les réponses à notre questionnaire ont permis de relever une représentation, selon nous, importante, à savoir qu'un utilisateur ne répond à une contribution – ou pense ne pouvoir y répondre – que s'il peut répondre dans la langue utilisée par l'auteur du message auquel il répond ou pourrait / souhaiterait répondre. Aussi, nous proposons que les échanges plurilingues sur un RS soient didactisés de manière à pouvoir guider et accompagner les utilisateurs dans leurs activités langagières. Cela aurait comme résultat aussi que la diversité linguistique y soit traitée sous l'angle sociolinguistique au lieu d'être traitée seulement sous l'angle technique.
79Par rapport au "clivage" entre le français et l'anglais dans le cadre professionnel, nous suggérons que les locuteurs soient sensibilisés ou formés à ce qui "objectivement" "sépare" les deux langues. Cela permettrait de remplacer ce que les utilisateurs pensent "subjectivement" par une représentation partagée, afin de désinhiber certains sujets.
80Les répondants à notre questionnaire avaient d'abord fait comprendre qu'ils étaient fermés à l'idée de communiquer différemment, pensant que seules les langues "internationales" permettent de communiquer. L'évolution de leurs réponses a finalement abouti à l'expression d'un intérêt à participer à une formation à l'intercompréhension.
81Parmi les critiques que nous pourrions faire de ces travaux de recherche se trouve d'abord celle relative au bagage théorique de l'auteur de cet article. Effectivement, n'ayant pas fait d’études dans le domaine de la sociolinguistique ou celui de la science du langage, les travaux de recherche-action n'ont pas été nourris de tous les concepts et toute la terminologie relatifs à ces études. Cela a probablement joué sur le déroulement des recherche-actions réalisées sur SolidarNet. Néanmoins, l'expérience professionnelle (17 ans) de l'auteur de cet article dans un grand groupe international a, au moins partiellement, compensé ces lacunes.
82Si ces travaux de recherche avaient constitué un projet RH "officiel" au sein du groupe GDF SUEZ, nous pensons que les recherche-actions auraient pu obtenir davantage de résultats, notamment en termes de contact avec les utilisateurs pour débattre sur les langues et leur communication écrite. Les membres non-inscrits sur SolidarNet auraient à ce moment-là pu être inclus dans les initiatives.
83Parmi les perspectives portant sur ce qui pourrait être fait au niveau des RS des entreprises internationales, se trouve en premier lieu la proposition de faire une expérimentation sur un RS pour voir dans quelle mesure l'Intercompréhension peut rendre la communication plus efficace, et ce à différents points de vue : du point de vue des représentations, du point de vue du nombre d'utilisateurs actifs ; du point de vue de l'usage des langues (variation entre production et réception) ; du point de vue du nombre de langues pratiquées, en incluant des "petites" langues ou des langues "les moins utilisées" ; et du point de vue des rapports entre utilisateurs et ainsi permettre de développer de nouvelles compétences linguistiques. Cette expérimentation serait à précéder d’une formation à l'Intercompréhension, de préférence en présentiel, afin de donner les outils nécessaires aux participants à l'expérimentation.
84L'espace observé et analysé sur SolidarNet, à savoir celui occupé par les "groupes thématiques", ne représente qu'une partie des échanges écrits sur le réseau social d'entreprise. Aussi, pour d'autres recherches nous suggérons que l'ensemble des espaces soit inclus.
85Notre recherche a mis en évidence le sentiment chez les membres / utilisateurs de SolidarNet que les langues ne présentent pas un "sujet" de discussion et que celles-ci s'apprennent lors d'un cursus scolaire ou en formation continue, mais pas pendant les activités professionnelles. Aussi, un deuxième objectif avec l'expérimentation serait de savoir si un RS peut devenir un outil d'apprentissage informel dans le domaine des langues, dont celui de l'intercompréhension. Un tel projet permettrait aux utilisateurs d'apprendre "sur le tas", de (re)devenir des "apprenants" et pas seulement des "usagers" de langues. Cela aurait également l'avantage de rendre les compétences "locales" utiles pour l'ensemble de la communauté.
86Nous proposons ensuite que soit développé un outil qui permettrait d'observer et d'analyser les pratiques langagières sur un RS afin de continuer nos travaux de recherche. Les schémas créés par nous, où figurent à la fois les langues déclarées par les utilisateurs et les langues réellement utilisées dans leurs contributions, pourraient servir d'inspiration pour le développement d'un protocole spécifique aux RS et à la gestion de la diversité linguistique.
87Cette démarche pourrait s'installer de manière permanente afin que soient incluses les questions de langues dans ce domaine de l'entreprise. Cela pourrait conduire à sensibiliser les membres-utilisateurs au fait que les langues font partie, à part entière, de cette activité professionnelle et qu'en plus, des "négociations" et des "médiations" linguistiques soient autorisées et encouragées entre les utilisateurs.