1Le plurilinguisme concerne la capacité intrinsèque d’une personne à maîtriser plusieurs langues à des niveaux qui ne sont pas nécessairement identiques, alors que le multilinguisme :
renvoie à la présence dans une zone géographique déterminée – qu’elle soit limitée ou étendue – de plus d’une « variété de langues » (c’est-à-dire le mode d’expression d’un groupe social) reconnue officiellement ou non comme langue ; dans une telle zone géographique, certains individus peuvent être monolingues et ne parler que leur propre variété de langue (Beacco & Byram, 2007, p. 8)
- 1 Que nous désignerons anonymement par le terme « Multinationale ».
2Les travaux que nous évoquons dans cet article ont été réalisés dans une organisation et une entreprise1 à Hambourg en Allemagne. Ils relèvent de deux aspects : le plurilinguisme des salariés ainsi que le statut accordé aux langues de ces deux environnements professionnels multilingues. Les politiques linguistiques constituent une base nécessaire pour équilibrer le fonctionnement de tout système institutionnel international ; les règles de communication sont instaurées par souci d’efficacité et d’équité linguistique afin d’optimiser la compréhension des documents circulant entre les filiales d’un pays à l’autre ; la formation des acteurs à des langues de travail communes permet le maintien d’une cohérence entre les différents sites. Certaines langues ont leur place, d’autres la prennent et d’autres encore la monopolisent.
3Les résultats des projets européens (ELAN 2006, LEAP 2009, CELAN 2011, PIMLICO 2011, Dylan 2012), sur les pratiques langagières des entreprises, permettent de partir de faits attestés et de créer les entrées d’analyse permettant d’appréhender plus efficacement nos terrains de recherche. Les études quantitatives ELAN et PIMLICO confirment l’idée selon laquelle dans le domaine du commerce international, l’anglais reste pour beaucoup la langue unique, néanmoins des stratégies de gestion de langues (SGL selon ELAN 2006) peuvent répondre aux exigences du marché du travail européen. Le projet DYLAN apporte une dimension linguistique avec des analyses qualitatives et pluri-méthodologiques ; il identifie un décalage entre les politiques linguistiques et les pratiques langagières.
- 2 Des pré-enquêtes ont été menées en 2008 auprès de collègues professeurs de français en entreprise, (...)
4Le constat du décalage entre une réalité multilingue et une politique linguistique centrée sur la lingua franca de nombreux milieux professionnels internationaux hambourgeois a été l’élément déclencheur de cette recherche2. Deux milieux professionnels où se pratiquent quatre des langues parmi les plus parlées en Europe sont au centre de ce travail de recherche : ce sont les sites respectifs d’une entreprise aéronautique européenne et de l’UNESCO à Hambourg. Ces deux institutions ont cinq points communs : l’utilisation de l’anglais comme langue véhiculaire, la localisation d’un site à Hambourg en Allemagne, leurs sièges sociaux respectifs en France, des communications régulières avec des sites de pays hispanophones ainsi qu’une offre de cours d’espagnol, de français, d’anglais et d’allemand auprès de leurs employés. Grâce à notre position de professeur de français langue étrangère depuis 2007 dans le milieu professionnel et dans des universités privées et publiques, nous sommes au cœur de la variété de l’offre de cours en français, allemand, espagnol et anglais sur Hambourg. Les enseignements en langues ne sont pas abordés complémentairement et on continue à enseigner comme si les apprenants avaient besoin de quatre compétences linguistiques dans une langue cible unique. Nous sommes donc témoin et actrice d’un enseignement qui n’intègre pas les pratiques plurilingues de nos terrains de recherche. Les méthodes appliquées en entreprise paraissent anachroniques à l’heure de la promotion du plurilinguisme en Europe, alors pourquoi ne pas chercher à être complémentaires dans les enseignements plutôt qu’additionnels ?
5On constate une hétérogénéité dans les données susceptibles de réguler les pratiques langagières entre la France et l’Allemagne. En France, la langue française est historiquement protégée comme un monument. En Allemagne le débat sur le statut de l’allemand est ouvert.
6En raison de l’internationalité du milieu et de l’influence du concurrent américain de la multinationale située à Hambourg, la suprématie de l’anglais sur le milieu aéronautique est rarement remise en question, alors qu’au sein de l’UNESCO le bilinguisme anglais-français est officiel. Ces deux langues y ont le statut de langues de travail, et à celles-ci s’ajoutent six autres langues officielles également répertoriées. Ces dernières sont pourtant trop peu utilisées lors des événements internationaux.
7Les faits multilingues sont donc là, mais les politiques linguistiques des entreprises sont souvent méconnues ou non mises en œuvre. Le plurilinguisme est un élément de reconnaissance des publics des entreprises et un facteur de performance commercial. Entre les lignes de l’étude ELAN et d’après nos observations à Hambourg en milieu professionnel, on peut saisir le multilinguisme sous deux formes : normée et spontanée. Cet article s’inscrit dans le domaine de la didactique. Il est issu de notre expérience d’enseignement du français en milieu professionnel et fait de même suite à une analyse linguistique et sociologique des discours en milieu professionnel (Lejot 2014). L’objectif de ce travail interdisciplinaire est ici de proposer des alternatives didactiques.
8Un bilan des pratiques langagières quotidiennes des deux organisations étudiées va maintenant nous permettre de dessiner l’étroit lien de ce travail entre le champ disciplinaire de l’analyse de discours et celui de la didactique.
- 3 De 2000 à 2009.
- 4 UIL est l’acronyme pour UNESCO Institute for Lifelong Learning (Institut de l’apprentissage tout au (...)
- 5 L’entretien avec le directeur de l’UNESCO a eu lieu le 27/10/2010.
- 6 L'Institut de l'UNESCO pour l'apprentissage tout au long de la vie.
9Le fait que l’ancien directeur3 de l’UIL4 soit malien francophone, docteur en linguistique n’est pas sans relation avec l’accent qui a été mis sur l’apprentissage des langues entre 2000 et 2009. Ce dernier est un acteur engagé pour la politique du plurilinguisme aussi bien en ce qui concerne les formations en Afrique qu’en ce qui concerne les réunions ou conférences au sein de l’organisation. Il considère que cette « /distribution fonctionnelle » (Entretien directeur UNESCO, L. 51-52)5 trouve régulièrement ses limites et que les alternances de langues sont courantes dans les locaux de l’UIL6 :
quand on doit s’exprimer, quand c’est une écoute, bon donc on comprend, on écoute ; quand on doit exprimer, on est dans une phase active, bon dans ce cas on va formuler soi-même alors là on va dans une langue qu’on maîtrise mieux (Entretien directeur UNESCO, L. 76-87)
10L’accord légal de l’UNESCO évoque un bilinguisme de fait qui ne reflète pourtant pas toujours la réalité, comme l’illustre la marque du pluriel suivante suivie d’une unique langue « Working languageS : English ». Cette marque du pluriel, oubliée sur le programme d’une conférence de l’UIL à Hambourg, fait état d’une ambiguïté concernant l’usage de l’anglais omniprésent à l’instar du français également langue de travail. Le directeur a souhaité commenter cet événement lors de notre entretien. Il a expliqué que pour des raisons de restrictions budgétaires, il a dû renoncer à un service de traduction simultanée. L’anglais s’est par conséquent imposé comme langue de communication pour cet événement.
- 7 La stratégie de communication multilingue est « l’adoption planifiée d’une gamme de techniques visa (...)
11L’entreprise aéronautique communique difficilement sur sa politique linguistique. Ses stratégies de communication multilingue7 sont variées avec par exemple d’un côté une version exclusivement en anglais du site internet et d’un autre côté des newsletters internes diffusées en quatre langues.
12L’anglais est un argument de recrutement comme l’explique madame Rachel Schroeder la directrice marketing emploi interrogée sur les opportunités de l’entreprise en 20108 :
Au-delà des diplômes, nous recherchons des candidats maîtrisant l’anglais, langue officielle d[e Multinationale].
13En l’occurrence, il existe un document au sein de la multinationale, le AP2080 relatant la nécessité d’une langue commune pour les ingénieurs. Dans ce texte de politique linguistique interne, la partie orale du travail n’est pas abordée mais semble s’inscrire dans cette continuité. Le document nommé « /Reference Language » traite des terminologies à utiliser pour le vocabulaire technique, et explicite les besoins d’un vocabulaire de spécialité commun pour éviter les ambiguïtés :
- 9 Notre traduction : Le but de ce document est de prescrire les règles à appliquer en ce qui concerne (...)
The purpose of this document is to prescribe the rules to be applied as regards Language and provide a Reference Language Baseline covering terms, expressions and abbreviations that are unambiguous, accurate, widely known, accepted and used.9 (Airbus Reference Language AP2080, 2003, p. 1)
14En raison de la multitude des sites internationaux du constructeur aéronautique, la cohérence et l’efficacité des pratiques langagières sont, à plusieurs reprises, décrites comme primordiales :
- 10 Notre traduction : Une communication cohérente et concise dans une compagnie internationale telle q (...)
Coherent and concise communication in an international company such as [Multinationale] requires that a common language is used. Formal control of a common language is vital for consistency, contractual issues and simply for efficiency.10 (Airbus Reference Language AP2080, 2003, p. 1)
15Ce document est pourtant souvent méconnu des employés. Le langage utilisé est l’anglais et pour l’uniformité du vocabulaire, l’anglais américain est explicitement la langue technique officielle :
- 11 Notre traduction : La langue de [Multinationale] est l’anglais, qui emploie la terminologie aéronau (...)
The [Multinationale]s language is English using the aeronautical terminology in common use, i.e. American aeronautical terminology.11 (Airbus Reference Language AP2080, 2003, p. 4)
16Cette précision vaut particulièrement pour des « signifiants » différents pour des « /signifiés/ » similaires comme « petrol » en anglais britannique pour « /gaz(oline) » en anglais américain. Cette uniformisation concerne également l’orthographe des mots, comme « analyse » en anglais britannique et « analyze » en anglais américain.
17Il est à noter, qu’en 1998, l’entreprise aéronautique a fait la commande d’un document plus spécifique au domaine pour unifier la terminologie, la syntaxe et les acronymes pour les programmes informatiques sur un projet. Le titre en est « /Controlled language ». L’anglais comme langue de communication demande des ajustements.
18En résumé, les milieux professionnels qui nous occupent comptent chacun des salariés d’origines diverses avec un site en Allemagne à Hambourg et une présence internationale forte. De profils différents, puisque l’un appartient à l’industrie et l’autre est opérateur institutionnel, ils se heurtent cependant tous deux à la gestion de la diversité des langues au travail avec des décalages entre les politiques affichées et la réalité des pratiques.
- 12 Site hambourgeois de l’UNESCO.
19L’entreprise aéronautique se présente en effet comme une institution monolingue mais traduit certains documents, tandis que l’UIL12 a tendance au bilinguisme tout en prônant le multilinguisme sur ces projets externes.
20Ces deux institutions représentent des dynamiques linguistiques opposées puisque l’une prône le monolinguisme et se voit contrainte d’offrir ponctuellement en interne des services multilingues, alors que l’autre base une partie de sa communication sur le multilinguisme et essaie régulièrement de contourner la règle pour se concentrer sur des activités monolingues. Cela étant, les contradictions ne sont pas des critiques de notre part, il ne semble pas qu’il y ait de stratégie linguistique idéale car la réalité ne se laisse pas définir en une règle fixe. En terme de stratégie financière institutionnelle, il semble plus facile de prôner une langue unique et d’offrir en parallèle des services multilingues au cas par cas, que de suivre le chemin inverse, c’est-à-dire de mener une politique linguistique multilingue, comme c’est le cas de l’UNESCO, et d’organiser ponctuellement des événements monolingues qui sont perçus comme une transgression à la règle par les acteurs de l’organisation.
21En repartant des mesures listées par le projet PIMLICO (2011, p. 2), nous allons regarder plus avant quelles solutions sont proposées sur nos deux terrains.
- 13 « Stratégies de communication multilingue » (Étude ELAN, 2006, p. 6) ou « stratégies de gestion des (...)
Tableau 1 : Synthèse des stratégies de gestion des langues13 à l’UIL et dans la multinationale
- 14 Compte tenu de la dimension de ces organisations internationales et de la confidentialité liée à ce (...)
Stratégies de gestion de langues
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UIL
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Entreprise aéronautique
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Emploi d’agents locaux pour résoudre les problèmes de langue
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Oui
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Oui
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Création de sites internet comportant des adaptations culturelles et/ou linguistiques spéciales
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Oui
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Non
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Recours à des audits linguistiques
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?14
|
?
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Recours à des traducteurs/interprètes professionnels
|
Oui
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Oui
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Traduction de documentation promotionnelle, commerciale et/ou technique
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Oui
|
Oui
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Programmes de formation linguistique et de sensibilisation culturelle
|
Oui
|
Oui
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Apprentissage des langues en ligne
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Non
|
Non
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Sélection des salariés et politique d’embauche
|
Oui
|
Oui
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Mobilité du personnel
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Oui
|
Oui
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Programmes de jumelage avec des collègues étrangers et de détachement à l’étranger
|
Oui
|
Oui
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Création de liens avec les universités locales
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Oui
|
Oui
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Accueil d’étudiants étrangers en stages
|
Oui
|
Oui
|
Embauche de locuteurs de langue maternelle
|
Oui
|
Oui
|
Commerce (diffusion de service) en ligne ayant recours à des opérations multilingues
|
Oui
|
Oui
|
Adaptation du produit ou de son conditionnement aux préférences et aux coutumes locales
|
Oui
|
Non
|
- 15 J.-C. Beacco désigne « une communauté fortement fondée sur une institution (entreprise multinationa (...)
- 16 Selon les conventions du milieu aéronautique
22Nous voyons dans ce tableau que l’UIL dispose d’un site web multilingue et que la multinationale a un site uniquement en anglais. Une étude des sites web (Guidère, 2008) des compagnies aériennes et des représentations diplomatiques révèle deux tendances distinctes. Les sites à vocation commerciale offrent des versions multilingues alors que les sites des représentations diplomatiques à une échelle nationale sont unilingues, et le contenu de ces derniers oscille entre information et propagande (Guidère, 2008, p. 79). D’une certaine façon, les résultats de cette étude nous montrent que nos terrains de recherche n’appartiennent ni au domaine strictement commercial ni au domaine de la diplomatie au sens de représenter des nations. Ils sont tous les deux face à un public international et là où l’UIL choisit de communiquer sur sa diversité et cherche à atteindre le plus grand nombre, l’entreprise aéronautique s’adresse à une « communauté discursive translangagière »15 (Beacco J.-C., 1992, p. 15) unie et ciblée par l’usage de l’anglais16.
23Nous allons maintenant nous intéresser à une stratégie de gestion des langues en particulier : la formation ; et plus particulièrement à l’origine de sa demande.
24Pour la mise en place d’une ingénierie de formation, il est nécessaire de définir l’origine de la demande de formation en langue. T. Ardouin distingue quatre motifs de demande :
-
la « demande problème »,
-
la « demande transfert »,
-
la « demande récompense »,
-
la « demande prétexte » (2003, pp. 51-55).
25La « demande problème » vient en réponse à une faille qui reste encore une énigme pour l’entreprise. La formation de langues est ici utilisée comme un moyen détourné pour résoudre un problème de communication ou de relation ou de système ou encore de rendement, dont la source reste inconnue. La « demande transfert » s’inscrit dans le processus traditionnel de la préparation d’un employé qui est dans la situation d’un changement de poste et a besoin de renforcer ou de développer ses connaissances en langue pour ses nouvelles fonctions. La « _demande récompense » intervient suite à une performance professionnelle reconnue pour les employés méritants. Enfin la « demande prétexte » est celle qui sera connotée le plus péjorativement puisqu’elle donnera une excuse à l’entreprise pour entreprendre des restructurations de personnel selon les résultats de chacun à la formation. Il convient donc de se demander si on est face à une demande « /fondée (destinée à résoudre une difficulté ou à adapter sur des postes précis un public migrant) ou [à] une demande de formation "pour la forme" » (Mourlhon‑Dallies, 2008, p. 193). La compétence plurilingue (français-anglais ou allemand-anglais ou espagnol-anglais) est souvent une condition de recrutement des secrétaires dans la multinationale. Néanmoins, certaines d’entre elles prennent parfois des cours pour renforcer leur compétence dans la langue d’un nouveau partenaire professionnel. Concernant les ingénieurs, la motivation du cours de langues est souvent liée à une mutation, ce qui explique le pourcentage élevé d’ingénieurs en poste à Hambourg apprenant l’allemand pour s’y installer ainsi que 49 % apprenant le français pour préparer une prise de poste à Toulouse. Leur évolution de carrière est favorisée avec la mobilité. Par exemple des programmes internes « trainee » requièrent que les jeunes ingénieurs passent une année dans chacun des quatre pays européens dans lesquels l’entreprise a ses principaux sites (France, Allemagne, Angleterre et Espagne). Enfin les managers de Hambourg apprennent avant tout le français puisque, lorsque leur carrière se développe, ils sont nombreux à faire des allers-retours hebdomadaires au siège social de Toulouse avec un charter quotidien de site à site. Quant à l’apprentissage de l’anglais pour 42 % d’entre eux, il correspond à une volonté de maîtriser au mieux la langue de l’entreprise afin de ne pas perdre la face auprès de leurs collaborateurs.
26En bref, les organisations favorisent les stratégies qui leur assurent une image positive et/ou la prospérité financière sur la scène internationale. Au plan individuel, les salariés sont en quête de reconnaissance auprès de leurs partenaires professionnels et notamment leurs supérieurs comme le montrent les schémas actantiels créés à partir de nos analyses d’entretiens (Lejot, 2014).
- 17 Nous avons croisé l’analyse fondée sur la théorie de l’argumentation, du connecteur mais (Ducrot, 1 (...)
27Le choix d’utiliser telle ou telle langue dépend étroitement du contexte et de sa perception (Lejot 2014). La question des cadrages (Charolles, 1997) est capitale pour nos travaux puisqu’ils font émerger des tissages de plans17 très divers dans l’établissement de la posture professionnelle. Les différents contextes de travail doivent être déclinés dans l’offre de formation car les salariés sont en position mouvante. Arrivée au terme des analyses, nous avons réalisé qu’il n’était pas possible aux salariés de « démêler » les cadres pour extraire des besoins concrets. Il se joue trop de choses au niveau postural sur divers plans professionnels. Dans une moindre part, l’analyse de besoins des 576 employés de l’entreprise aéronautique (Lejot 2014) confirme des contextes d’emploi des langues avec des listes de situations. Les éléments de la sphère personnelle apparaissent comme une motivation très importante de l’apprentissage des langues, les salariés prenant les voyages privés comme justification du besoin de formation. Il est alors difficile pour une école de se positionner entre la sphère personnelle des salariés et les rapports tissés dans le cadre professionnel. Cette situation rend le contenu des formations très complexe à définir.
28De plus, dans l’espace de l’activité professionnelle, les variables sont nombreuses (position hiérarchique de l’interlocuteur, objectifs de la discussion, profil linguistique de l’interlocuteur, localisation de l’échange etc.) pour définir une identité professionnelle :
Un même acteur est porteur d’identités professionnelles plurielles (être poly-identitaire), construites par identification à des groupes professionnels d’appartenance et de référence qui se différencient à partir de langage et de code communs, de pouvoir au sein de l’organisation, de valeurs et de fonctions sociales. L’acteur mobilise l’une ou l’autre de ses identités professionnelles selon, d’une part un processus de « zapping identitaire » en fonction de la situation d’interaction où il se trouve ou de la représentation qu’il s’en fait et d’autre part selon un processus d’ « assignation identitaire » mobilisé par l’Autre. (Blin, 1997, p. 184)
29Nous ne sommes plus des formateurs en langues dans les milieux professionnels, mais nous sommes des formateurs en communication du travail.
30Les pratiques multilingues ne sont pas encore proposées dans les formations. Alors, comment ajuster les formations au français, à l’espagnol et à l’allemand qui ont un rôle complémentaire, et essentiel à l’anglais utilisé comme lingua franca sur nos deux terrains de recherche ?
31Nous allons maintenant brièvement présenter un état des lieux de l’existant didactique sur nos deux terrains de recherche puis nous envisagerons quatre options didactiques pour intervenir sur ces terrains professionnels. La première option est davantage celle d’un professeur de langue puisqu’elle concerne les approches plurielles. Quant aux options qui suivent, elles sont issues de projets émergents. Ainsi, la seconde option serait plutôt celle d’un agent de la communication professionnelle puisqu’elle demande à l’enseignant de didactiser l’environnement de travail. La troisième option ainsi que la quatrième correspondent davantage à la lignée de la recherche-action avec un formateur qui se positionne comme un accompagnateur à la professionnalisation en dépassant le domaine linguistique pour se plonger dans des mécanismes du fonctionnement quotidien des salariés. Enfin nous proposerons une ingénierie de formation envisageable pour nos terrains de recherche.
32Dans cette section, nous allons tout d’abord traiter brièvement les livres à visée professionnelle, puis le « blended learning » ainsi que la plateforme multilingue Speak up !.
- 18 Termes fréquemment entendus dans les formations de formateurs en 2010.
33Pour répondre aux besoins des apprenants, l’enseignement de l’anglais fait l’objet d’une industrie éditoriale abondante et traite aussi bien des pratiques langagières que du concept de communication dans les entreprises. Les réunions et les négociations y sont décryptées et exploitées par tous les médias disponibles en cours. Nos collègues enseignants anglophones en semblent satisfaits. Ils sont les seuls parmi l’équipe pédagogique à employer le terme de « /customers/ »18 ou de « clients » pour leurs apprenants, ils évoluent dans une sphère des affaires très demandeuse et se positionnent plus en coach de communication qu’en professeur de langue. Les livres à visée professionnelle utilisés par les professeurs pour chacune des quatre langues proposent des modules exhaustifs et monolingues et ne marquent pas de différences dans l’enseignement de l’anglais majoritaire et celui de l’espagnol, de l’allemand et de l’espagnol.
34La contextualisation est en fait une béquille à la qualité de la transversalité. A ce sujet F. Mourlhon-Dallies considère que : le très faible degré de contextualisation des besoins des publics concernés rejette les spécialités en toile de fond, ce qui conduit à une sorte de transversalité « /par défaut », partiellement compensée par un effort de contextualisation dans le travail (2008 : 45). C’est un système d’enseignement à la carte. F. Mourlhon-Dallies remarque que : « partout la spécialité est volontairement effacée » (2008, 91).
35Pour les cours de français sur nos terrains d’étude, nous utilisons le manuel « Français.com » qui d’après l’auteur, « aborde tous les aspects linguistiques et culturels de la vie professionnelle à travers des situations de communications liées au monde du travail » (Penformis, 2002). Un des manuels d’allemand à visée professionnelle utilisé par nos collègues s’appelle Deutsch lernen für den Beruf. Kommunikation am Arbeitsplatz : Deutsch lernen für den Beruf de Max Hueber Verlag. Il couvre les domaines de la logistique, des finances ou du lancement d’un produit sur le marché.
36Notre motivation pour le présent travail de recherches tient au fait que nous avons l’impression que l’approche des langues à visée professionnelle se rapproche des besoins des apprenants mais ne les rejoint jamais exactement.
37Pour approfondir la tendance de l’apprentissage « sur mesure », les écoles prestataires vendent dorénavant une combinaison de quatre éléments.
Face to face traditional classroom lessons.
Learning pathway ; online exercises for students to complete in their own time, during a limited period of time (this counts as units).
Webex lessons ; online webcam calling, adapted to teaching with a whiteboard and interactive features. Students will be offered 3 Webex sessions, which will be given by a teacher anywhere in Germany with participants from all over the country.
The fourth component is I.T support ; emails encouraging students to complete a section from the learning pathway (this will NOT be the teachers job). (Linguarama, intern newsletter, 2014)
38Ces interventions innovatrices restent malgré tout encore monolingues.
- 19 Site officiel de la plateforme : Collaboration entre : http://www.speakup-project.eu, consulté le 2 (...)
39Ce qui se rapproche le plus d’une combinaison multilingue sur le lieu de travail a été proposé par le groupe Speak up ! qui a développé une plateforme professionnelle multilingue mis en place notamment au sein de la multinationale aéronautique de Hambourg en 2012. La plateforme multilingue Speak up !19 est financée avec le soutien de la Commission européenne et est réalisée par une équipe répartie aux quatre coins de l’Europe. Son objectif est de faciliter la mobilité des jeunes travailleurs. La plateforme propose des formations en six langues : anglais, français, espagnol, portugais, italien et allemand. Les différentes formations sont élaborées à partir d’une langue et sont traduites dans les cinq autres par une équipe de traducteurs professionnels. L’idée est que les participants à une formation pour un métier particulier puissent naviguer d’une langue à l’autre s’ils le souhaitent. La progression à partir du niveau débutant est constituée de dix leçons qui proposent des points de grammaire, de vocabulaire et d’expression utilisés dans le corps de métier ciblé. Chaque cours comprend :
-
Dix leçons, y compris un aperçu général,
-
Une terminologie spécifique au métier en question,
-
Des expressions de la vie quotidienne,
-
Des informations pratiques sur l’environnement professionnel. (News letter Speak up !, Avril 2012)
- 20 Cette plateforme s’adresse à des apprentis ou des jeunes travailleurs travaillant dans quatre secte (...)
40La progression s’effectue donc par l’apprenant en autonomie. Les cours proposés au personnel qualifié de notre travail de recherche se passent néanmoins en présentiel et nous avons vu, avec la réaction mitigée sur l’apprentissage en ligne basé sur l’intercompréhension, que cette formule semble difficilement envisageable auprès de notre public. Cependant, nous retenons du projet Speak up ! la proposition d’un apprentissage de langues à la carte et d’une spécialisation des apprenants dans le vocabulaire qui leur est le plus utile selon les langues. Même si la plateforme est destinée à développer une langue choisie par l’apprenant pour la préparation d’un échange professionnel dans un pays cible, ce qui nous intéresse dans ce projet, c’est de pouvoir naviguer d’une langue à l’autre à partir d’un même contenu sur son activité de travail. Le concept proposé est multilingue et s’adresse à un public plurilingue. Les formateurs qui ont créé ces plateformes ont passé plusieurs jours en immersion dans les milieux professionnels ciblés. B. Brödermann, responsable pour le développement de la formation en ligne des deux métiers sur le site de la multinationale de Hambourg a donc collecté des données sur place pour l’analyse du travail des apprentis20. B. Brödermann est une enseignante en français, en allemand et en anglais, et elle a récemment suivi une formation en médiation. Il semblerait que, dès l’instant où les formateurs de langues en entreprise veulent concevoir des programmes ou faire en sorte d’être au plus proche de la réalité de leurs apprenants, ils cherchent des réponses dans la médiation, la communication ou les processus qualité de l‘organisation de travail. Chacun essaie de façonner son profil pour être mieux armé pour aborder les problématiques institutionnelles.
41Ces propositions se croisent sur les terrains, mais elles restent encore trop éparses et ne parviennent pas concrètement à s’éloigner de l’apprentissage langue par langue. Nous allons maintenant voir si ce qui a été développé en didactique plurilingue serait adaptable au milieu professionnel.
- 21 Ce programme a pour vocation de confronter les élèves à la diversité linguistique et d’utiliser cet (...)
- 22 La formation communicationnelle a, d’après nous, pour objectif d’englober la dimension linguistique (...)
42La première option est traditionnelle puisqu’elle est basée sur un double travail de sensibilisation linguistique et culturelle. Les approches plurielles proposent des modes d’enseignement intégrant plusieurs langues et plusieurs cultures. Ces approches sont pensées par des didacticiens des langues et diffusées en milieu scolaire ainsi que lors de formations des enseignants. Elles n’émanent en rien des entreprises. En effet, l’âge de la didactique monolingue laisse place petit à petit à la didactique du plurilinguisme et depuis quelques années aux approches plurielles. M. Candelier situe la première utilisation du terme « /approche plurielle » au singulier pour qualifier « l’éveil aux langues » lors de la publication d’une lettre de l’ACEDLE (2002). Nous allons cependant voir maintenant si elles y seraient applicables. Les approches plurielles sont au nombre de quatre : l’approche interculturelle, l’éveil aux langues21, la didactique intégrée des langues et l’intercompréhension. Nous allons écarter l’éveil aux langues car c’est un programme de sensibilisation à la diversité linguistique et culturelle destiné aux enfants. En revanche les salariés de nos deux terrains d’investigation participent à des formations en communication interculturelle. Nous sommes tout à fait conscients que cette facette interculturelle est primordiale, mais ce n’est pas une facette qui devrait continuer à être exploitée isolément. Au contraire elle peut être intégrée à la formation dite linguistique, voire plutôt même communicationnelle22. Nous écartons par conséquent ici également cette approche interculturelle « isolée » pour nous concentrer sur la combinaison linguistique et professionnalisante.
43La didactique intégrée des langues nous intéresse de prime abord par la possibilité qu’elle offre de combiner des langues. Chaque nouvelle langue joue un rôle de pivot pour intégrer la suivante. E. Roulet a développé des travaux sur la didactique intégrée des langues dès le début des années 80. Cette pratique est en adéquation avec les attentes plurilingues, cependant son dispositif est davantage adapté au contexte scolaire qui assure une continuité dans le passage entre les langues. Les modules de langues distillés irrégulièrement et au compte-gouttes par les institutions professionnelles ne pourraient pas répondre aux exigences de temps d’un tel processus.
- 23 Projet de Réseau Européen de Formateurs (formatrices) à l’IC : Intercompréhension des Langues Roman (...)
- 24 Training Intercomprehension for Cooperation: « The products will be available online, and consist o (...)
- 25 Le projet est financé par le Conseil de l’Europe de novembre 2011 à octobre 2013. Le matériel dével (...)
- 26 C. Degache décrit les échanges « chats ou clavardages » (1997) comme un premier pas, en 2009, vers (...)
44Dès nos premiers pas sur nos terrains d’investigation, nous avons pensé que l’approche de l’intercompréhension serait la plus adaptée à des milieux professionnels où quatre langues majeures se côtoient. Cette approche pourrait être une solution pour combler les déficiences linguistiques de manière ciblée dans le contexte professionnel. Relativement reconnue en contexte universitaire et en matière de politique linguistique européenne, l’intercompréhension est encore à l'étude pour les entreprises. Le programme Lifelong Learning du conseil de l’Europe finance les projets Prefic23, CINCO24 et Intermar25. Ces derniers ciblent la formation d’apprenants à l’interaction multilingue dans les milieux professionnels internationaux. Ces travaux sont en cours de développement vers une dimension orale interactive qui est encore peu approfondie. Idéalement, la communication basée sur l'intercompréhension réduirait les risques de malentendus puisque la majorité des salariés pourrait s’exprimer dans sa langue maternelle. Ceci nécessiterait une excellente maîtrise de la part de chacun en compréhension orale et écrite de plusieurs langues par les salariés. Cette approche pourrait être envisagé pour travailler sur des compétences partielles et pour créer des modules sur objectifs spécifiques du type : « /comprendre les apartés de vos voisins de réunion en 20h ! » ou encore « Lisez le par l’écrit26 pour que plus aucune information sur post-it ou emails expéditifs ne vous échappe ! ». Les langues cibles pourraient être couplées pour rendre la démarche plus novatrice auprès des décideurs. Ces formules demanderaient à être développées avec du matériel authentique et répondraient à des besoins spécifiques.
45La deuxième option consiste à transformer l’environnement de travail en organisation apprenante par le biais de la médiation. Nous pensons que la médiation est un bon moyen d’enseigner en dehors de la classe (ou du bureau en cours particulier) en sortant du format classique professeur/élèves. Cette manière de faire permet de confronter les situations d’apprentissage de la langue cible à l’environnement de travail du salarié, de réfléchir sur son profil langagier de manière indirecte ainsi que sur ceux de ses collègues. La médiation permettrait d’aider à créer de nouveaux modes de communication entre collègues pour favoriser l’apprentissage de la langue locale par exemple. Jusqu’ici, les analyses d’entretiens ont néanmoins montré que certains salariés considèrent comme une perte de temps de parler dans leur langue maternelle à des collègues qui cherchent à l’apprendre. De plus, nous avons vu que parler une autre langue que la lingua franca les fait sortir de leur rôle professionnel, ce qui les met mal à l’aise dans leur posture professionnelle. Au vu des résultats, nous considérons qu’instaurer une approche par la médiation poserait des problèmes de posture professionnelle et remettrait en question la norme linguistique de nos deux terrains d’étude.
46La troisième option didactique est de considérer le formateur en langue comme un accompagnateur à la professionnalisation. Le projet « Learning through work » (Newton, Miller, Bates, Page, & Akroyd, 2006 ; Braddell, 2007) implique que le formateur se rende sur le lieu de travail auprès des employés dans leur quotidien afin de mieux comprendre la place des personnes à qui il enseigne dans leur environnement de travail. Cette pratique nous semble adaptée à des professions de bas niveau de qualification, mais elle fait entrer en jeu trop d’exposition d’un besoin d’apprentissage au regard des collègues dans les bureaux. Les relations de bureau se basent plus sur des compétences abstraites, il n’y a pas de résultats avec un produit final palpable ou un projet quantitativement évaluable comme pour les métiers manuels. Dans ces conditions, il serait difficile d’assumer la présence d’un professeur de langue à leur côté, puisque sa simple présence pointerait une faiblesse vis-à-vis des autres salariés.
47Enfin dans la quatrième option, le formateur met l’accent sur la langue professionnelle. Il est, dans ce cas, entre le domaine linguistique et le domaine de l’analyse des méthodes de travail. Il peut relever des incidents et des critiques grâce à la récolte de témoignages enregistrés. Cette démarche permet d’englober la tâche en fonction de la posture professionnelle. M. Grünhage-Monetti (2007, pp. 34-35) s’appuie sur les trois dimensions de Green (1997) pour rendre la formation en langue plus opérative sur le lieu du travail. Les trois dimensions sont : la dimension opérationnelle ou fonctionnelle, la dimension culturelle et la dimension critique. Elles sont toutes les trois appliquées lors de réalisations authentiques. L’analyse des réunions a fait émerger trois relations :
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d’aide,
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à l’autorité
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aux aspects pratiques. (Lejot, 2014, p. 338)
48La dimension opérationnelle apparaît comme la plus marquante puisqu’elle passe par la partie visible de l’activité de travail, c’est-à-dire la langue : « la maîtrise des éléments de la fonction opérationnelle entre dans la représentation commune de ce que doit comporter un cours de langue » (de Ferrari, 2006). Les salariés plurilingues peuvent donner plus de corps à cette dimension en allant au-devant de leurs collègues. La dimension culturelle n’est pas toujours remarquable dans les réunions puisque ce contexte précis est particulièrement normé et que l’institution forme en elle-même une « /communauté de pratique/ » (Wenger, 1998) avec sa propre « culture » et donc avec ses propres normes implicites. La relation hiérarchique est le résultat de normes culturelles auxquelles s’ajoutent celles de l’institution professionnelle. En ce sens, la relation hiérarchique couvre les deux pans cités ci-dessus de la dimension culturelle. Cette dernière correspond également à la capacité à communiquer dans un certain contexte : « /C’est le volet de la pertinence des genres » (Grünhage‑Monetti, 2007, p. 35). Cette dimension est naturellement omniprésente dans les milieux professionnels internationaux. Elle implique l’intégration des salariés à la culture d’entreprise afin d’évoluer professionnellement. La dimension critique est l’élément en fin de chaîne montrant que si les caractéristiques linguistiques et contextuelles tendent vers une interprétation adéquate et commune, elle « donne aux apprenants les instruments permettant d’évaluer la situation sociale de la langue dans un contexte donné (to make sens), de saisir signifié et signifiant » (Grünhage‑Monetti, 2007, p. 36). Son rôle est indispensable pour le bon enchaînement des tâches professionnelles. L’objectif est donc dorénavant que les formateurs passent du temps en amont du cours dans l’entreprise ou l’organisation et qu’ils aient la capacité d’analyser le travail de leurs apprenants individuellement pour pouvoir commencer. C’est dans cette seconde phase que l’analyse de discours a encore beaucoup à apporter.
49Pour pouvoir passer des cours traditionnels à l’accompagnement à la professionnalisation, deux points clés sont à améliorer : l’un concerne la formation des formateurs, le second est la prise de conscience des apprenants de leurs besoins (Grünhage‑Monetti, 2007, p. 43). Nous allons maintenant proposer une formation en quatre étapes pour les salariés de milieux professionnels internationaux.
50En effet, en plus d’avoir une formation en didactique des langues et en interculturalité, le formateur doit aujourd’hui être préparé à explorer la communication professionnelle et à en analyser les rouages. Les écoles prestataires de langues comptent parmi leurs formateurs des diplômés en commerce, en communication ou en économie qui ne sont pas professeurs de langues et des professeurs de langues qui ne sont pas des experts en communication. Ce déséquilibre vient du fait que les écoles ont identifié un problème sur lequel elles ne posent pas de mots et qu’elles ne savent pas résoudre. Le second levier indispensable est la motivation des apprenants et cela passe, comme le décrit M. Grünhage‑Monetti (2007), par la conscientisation de ce besoin. Une grande partie des apprenants de français, d’allemand et d’espagnol place leurs besoins de formation en langue au niveau de la sphère personnelle. Ces employés refusent de pointer une incapacité langagière au travail. Les salariés sont dans le déni de leurs besoins. En comparaison, les étudiants des écoles de commerce sont des publics beaucoup plus souples lors des formations. Ils suivent une formation en alternance et ne se sentent pas encore remis en cause dans leur posture professionnelle. Ils sont en demande. Ils cherchent à multiplier leurs compétences et ils seraient des sujets idéaux pour développer un programme à partir de l’analyse de travail d’une des entreprises où ils sont en apprentissage pour, par la suite, étoffer le concept auprès des salariés de nos terrains d’investigation.
51Nous conceptualiserions la formation en quatre étapes comme le montre le schéma suivant :
Schéma 1 : 4 étapes de mise en place de formation
52Il s’agit tout d’abord d’identifier les besoins. Par conséquent, grâce à l’observation ethnographique et à l’analyse des discours, la première étape consiste en la présence du formateur dans un département donné d’une institution pour procéder à une analyse de communication organisationnelle par poste. La seconde phase réunit les salariés sélectionnés pour la formation pour une phase d’une dizaine d’heures de conscientisation sur leur charge de travail individuel et leurs activités multilingues quotidiennes. Cette étape serait programmée dans la langue commune du groupe. Elle est basée sur l’idée de la « pratique réflexive » (Perrenoud 2001) et pourrait être l’occasion de travailler sur la polyphonie des discours sur la politique linguistique de l’organisation ainsi que sur le rôle des compétences linguistiques dans les réunions. L’objectif de cette étape serait finalement que chaque employé élabore une carte de réseau social avec les profils langagiers de ses interlocuteurs afin de détecter les zones dans lesquelles une sécurité linguistique dans une langue définie favoriserait une qualité communicationnelle. Pour la troisième phase, le groupe est divisé en quatre selon les langues (allemand, anglais, espagnol et français) à acquérir en accord avec les tâches de travail. Une fois cette phase de conscientisation passée, les salariés pourraient participer successivement à différents groupes de langues pour atteindre des « /objectifs spécifiques » liés directement à leur poste et par conséquent à leur carrière. Enfin, une phase de feedback serait organisée à la fin de chaque session pour mesurer les bénéfices directs de la formation et envisager les modifications du quotidien professionnel grâce aux compétences récemment acquises. L’objectif est que finalement les salariés évaluent l’impact de leur sortie de « rôle normé » lorsqu’ils utilisent un autre vecteur de communication que la lingua franca. Chaque salarié sait inconsciemment qu’il se présente différemment selon la langue employée. Il joue un rôle en anglais et sort de son rôle institutionnalisé pour endosser un autre rôle de lien social ou également technique selon le profil linguistique de ses collègues, dans d’autres langues. Les individus adaptent leurs pratiques langagières selon les facteurs temporels, spatiaux et du profil langagier de leur interlocuteur. Ce don d’« ubiquité plurilingue » permet de gérer le flux d’information et donc de maîtriser des différentes perspectives sur une situation de travail. Il permet aussi de gérer les rapports de faces et donc d’établir des relations plus stables avec ses collègues, fournisseurs et clients. Les salariés le souhaitant pourraient poursuivre la procédure d’apprentissage avec un groupe travaillant sur une autre langue cible. Enfin le fait de pratiquer plus de langues des filiales de l’organisation facilite la mobilité interne et offre par conséquent de plus nombreuses perspectives de carrière.
53Le déroulement de formation présenté ci-dessus est succinct car nous sommes consciente qu’il ne présente pas de dimension particulièrement novatrice par rapport à l’ACO. Cette option semble coûteuse, mais n’est-ce pas la manière de procéder des consultants qui viennent auditer le fonctionnement d’une entreprise avant de dispenser un séminaire aux employés ? Les études ELAN, PIMLICO et DYLAN n’ont-elles pas déjà démontré les bénéfices du plurilinguisme sur les activités commerciales et plus généralement institutionnelles ? Si les formateurs peuvent montrer aux entreprises qu’ils sont en mesure de parler leur langue (professionnelle) et donc de dispenser des formations en communication ciblées sur les pratiques langagières en contexte (mais n’est-ce pas la définition d’un cours de communication ?), alors les entreprises auront également des fonds pour des analyses au cas par cas et pourront ainsi développer les compétences plurilingues de leurs salariés.