1La demande qui nous a été formulée par les organisatrices de la journée NeQ 2023 portant sur les notions d’historicité, historicisation visait à réfléchir de manière dialogique aux apports, à la pertinence et aux éventuelles limites des notions d’historicité et de l’historicisation, notions transdisciplinaires, en didactique des langues et des cultures (DLC), du point de vue de la formation des enseignants et des chercheurs (axe 3 de la journée Notions en Questions). Le rôle de discutante de l’intervention d’A-S. Cayet m’a par ailleurs été attribuée.
2De quelle manière l’historicisation, comme démarche heuristique, peut-elle se décliner afin de soutenir la définition et la mise en œuvre d’une posture réflexive et critique ? A quoi peut servir la mise en histoire du sujet-interprétant ? Que favorise la mobilisation de la subjectivité voire de l'herméneutique, et que révèle-t-elle d’une manière de se professionnaliser consciente de la multiplicité des enjeux ? Comment l’écriture de soi participe-t-elle du processus ?
3Pour A-S. Cayet, « il ne s’agirait plus de décrire, d’analyser et de produire des connaissances qui nous préexisteraient et que des travaux permettrait de “révéler”, mais de s’engager dans une “phénoménologie” de la création de la recherche » (Molinié, 2023). A-S. Cayet se demande dans quelle mesure l’herméneutique du sujet induite par la mise en histoire, peut jouer un rôle dans la constitution d’une identité professionnelle et scientifique particulièrement chez le ou la jeune chercheur.e ». Si ma collègue a choisi d’orienter son propos sur les doctorants chercheurs, je centrerai le mien sur les acteurs éducatifs (qu’ils soient enseignants en formation continue, futurs enseignants en formation initiale de français langue étrangère, de langues, enseignants de l’éducation nationale, conseillers pédagogiques…), pour interroger les apports pédagogiques, didactiques et scientifiques d’une approche du sujet-interprétant par la mise en histoire des enseignants accompagnés par les chercheurs (eux-aussi soulignons-le, la plupart du temps enseignants eux-mêmes).
4La mise en dialogue avec la contribution d’A-S. Cayet propose une articulation entre l’approche du sujet-enseignant, la posture réflexive et l’identité professionnelle sollicités/suscités dans le cadre des formations conçues et des recherches collaboratives. Ces questionnements portent sur le développement professionnel des enseignants en contexte d’enseignement/apprentissage diversitaire (Huver et Bel, 2015) : comment/en quoi les formations constituent-elles des espaces qui impliquent historicisation, réflexivité, agentivité ? Quelles démarches et activités sont susceptibles de les favoriser ? Quels sont les points de tension ?
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5Ce questionnement constitue mon fil rouge. Les différents terrains de formation s’adossent aux recherches dans lesquelles je suis engagée depuis plusieurs années, tout d’abord au sein de mon laboratoire et au département de français langue étrangère de l’Université de Franche-Comté, dans le cadre de la formation initiale de futurs enseignants de FLE1, qui relève de ma mission principale, ayant été recrutée sur un poste en didactique du FLES ; ensuite, au sein de l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPE)2 ; enfin, dans le cadre de la formation continue par le biais de deux projets de recherche collaboratives (RC), l’un portant sur la professionnalisation des acteurs de l’éducation en maternelle et cycle 2, l’autre sur les compétences de médiation dans le cadre scolaire3.
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6En formation initiale de futurs enseignants de FLES (dès la L3 sciences du langage parcours FLE), nos étudiants sont engagés notamment dans la formation linguistique pour adultes migrants ou dans les UPE2A en collaboration avec le CASNAV4 de l’académie, dans le cadre de stages d’observation puis professionnalisant ou de recherche. Une partie de nos étudiants de M2 FLE choisit par la suite de passer les concours de l’éducation nationale (PE ou CAPES de lettres). Par ailleurs, partant du principe que tous les futurs professeurs des écoles/second degré de l’éducation nationale seront concernés par l’inclusion d’élèves allophones arrivants ou d’élèves bi-plurilingues en classe ordinaire, une formation transversale de sensibilisation leur est proposée depuis dix ans au sein de l’INSPE (voir la note 2). Les démarches de recherches collaboratives (Miguel-Addisu et Thamin, 2020) s’inscrivent quant à elles dans un temps plus long. Mes interventions en formation continue visent à engager les acteurs dans des recherches collaboratives en les mobilisant autrement (projet BILEM ; Projet Médiation).
7Ces différents terrains d’intervention visent des objectifs communs de professionnalisation qui interrogent à la fois la nature des contenus à transmettre mais aussi les modalités de cette transmission (et les processus d’appropriation par les enseignants), soumis à des variations -notamment temporelles - d’échelles :
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Développer une meilleure compréhension des enjeux de ce qui se joue en terme d’enseignement/apprentissage liés aux contextes d’appropriation des langues pour les publics visés (dont les publics dit vulnérables, les mineurs non accompagnés en contexte d’UPE2A par exemple, particulièrement fragilisés psychologiquement et socialement).
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Construire une connaissance rationnelle et objectivante, sociolinguistique et géopolitique en contexte mondialisé dont les enjeux débordent du présentisme (Hartog, 2003), de façon à développer une intervention didactique et un appui pédagogique étayés, dans une démarche de français langue seconde (Thamin, 2020) et de didactique inclusive du français (Miguel-Addisu, 2020).
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Acquérir/développer une connaissance pluridisciplinaire des parcours biographiques et des pratiques langagières, pratiques de transmission intergénérationnelle ou des phénomènes d’attrition en contexte de migration/mobilités (Caira, 2022 ; Ichou, 2018 ; Lahire, 2019 ; Simonin et Thamin, 2021).
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Identifier les savoirs et connaissances antérieures déjà-là des apprenants/élèves, souvent invisibilisés au sein du système éducatif (Adam-Maillet, 2012) ou formatif et conscientiser ces acquis comme socle de nouveaux savoirs (Vygostki, 1985 ; Hamers, 2005 ; Cummins, 2014 ; Erfurt et Hélot, 2016 ; Auger et Le Pichon-Vortsmann, 2021).
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- 5 https://lgidf.cnrs.fr/
- 6 Auger (2005) : https://www.reseau-canope.fr/BSD/sequence.aspx?bloc=481293
Enrichir son répertoire didactique et professionnel de connaissances des systèmes linguistiques en les interrogeant sous l’angle de l’écart pour révéler les connaissances de son propre système linguistique de référence envisagé comme répertoire linguistique et mieux appréhender les apprentissages à réaliser par les apprenants (Rigolot, 2012 ; voir travaux équipe Langues et grammaires du monde dans l’espace francophone5 ; les travaux en didactique du plurilinguisme et approches plurielles ; démarche de Comparons nos langues d’Auger6). Plus largement, la notion d’écart, tant linguistique, scolaire, social que culturel, est envisagée par Jullien comme ce qui met à distance, transforme en potentielles ressources et invite à penser et « produire le commun nécessaire pour pouvoir à la fois (…) déployer l’humain, dans l’extension de ses possibles, et « vivre ensemble » (2016 : 31).
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Professionnaliser les compétences de médiation (Alvir et al., 2024), définies de manière générique comme » toute opération, tout dispositif, toute intervention qui, dans un contexte social donné, vise à réduire la distance entre deux (voire plus de deux) pôles altéritaires qui se trouvent en tension l’un par rapport à l’autre » (Coste & Cavalli, 2015 : 28), et qui se déclinent plus spécifiquement en compétences de médiation linguistiques, relationnelles, cognitives, inter-culturelles (objet de la RIF Médier en situation interculturelle).
8Les enjeux sont multiples : ambitionner une inclusion scolaire et sociale hospitalière (Derrida, 1997), de sujets singuliers aux besoins de langue commune de scolarisation et de langue sociale. Du point de vue de l’enseignant ou du formateur, il s’agit de développer des gestes professionnels (Bucheton, 2021) et un agir collaboratif (Schön, 1983/1994), qui laissent la place à l’expérience et à une action ajustées aux besoins du public. Ce sont les conditions d’un développement professionnel s’émancipant des doxas professionnelles, considérées comme des évidences, des « allant de soi » partagés, des points aveugles non questionnés sur un ensemble d’éléments relatifs à l’enseignement (Bucheton, 2021 : 247), et plus largement à l’environnement scolaire. Dans les contextes évoqués, les doxas peuvent concerner des représentations souvent essentialisantes et homogénéisantes à l’égard des familles migrantes et de leur rapport à l’école démissionnaire (Changkakoti et Akkari, 2008), une méconnaissance des langues des élèves et des familles impliquant une catégorisation des locuteurs et des pratiques langagières ; des impensés confortés et circulants ; une invisibilisation institutionnelle des compétences de médiation d’une partie non négligeable de la communauté éducative (Alvir et al., 2024). Ces différents enjeux s’inscrivent dans la défense d’une éthique professionnelle qui » nécessite, pour être mise en actes, un travail approfondi de réflexion autour des gestes professionnels quotidiens du métier d’enseignant et plus spécifiquement de la conduite de la classe, au sein d’une équipe, dans un établissement, une école » (Bucheton, 2021 : 13).
9Former aux gestes professionnels permet de soutenir l’apprentissage du français langue seconde dans une approche holistique. Mon propos s’inscrit bien dans la lutte contre les discriminations et les inégalités scolaires avec une visée émancipatrice tant pour les enseignants que pour les apprenants (Adam-Maillet et Jellab, 2017).
- 7 « Histoire et ethnologie ». Annales ESC, 6, 1983, p. 1217-1231.
10Dans cette perspective, pourquoi le concept d’historicité m’apparait-il porteur en DLC ? A quels autres concepts ou notions peut-il être relié ? Enseigner en contexte diversitaire suppose de chercher à construire une connaissance la plus fine possible des différents publics et engage de facto des compétences réflexives des acteurs. Cette posture implique de se penser comme être historique, ancré dans une mémoire sociale, culturelle, collective, individuelle, géographique, professionnelle, inscrit dans une temporalité. Pour adopter un point de vue complémentaire à celui d’A.-S. Cayet, je m’appuierai sur les travaux de l’historien F. Hartog pour définir l’historicité qu’il entend comme « l’expérience première d’estrangement, de distance de soi à soi, que justement, les catégories de passé, de présent, de futur permettent d’appréhender et de dire, en l’ordonnant et en lui donnant sens » (Hartog, 2003 : 14). Le terme historicité « exprime la forme de la condition historique, la manière dont un individu ou une collectivité s’installent et se déploient dans le temps » (2003 : 14). L’instrument du régime d’historicité par ailleurs « aide à créer de la distance pour, au terme de l’opération, mieux voir le proche » (2003 : 13) et concerne la façon d’articuler dans une société passée, présente et future : « Un régime d’historicité n’est ainsi qu’une façon d’engrener passé, présent et futur ou de composer un mixte des trois catégories » (2013 : 13). Et encore : « Dans quelles conditions et sous quelles formes la pensée collective et les individus s’ouvrent-ils à l’histoire ? Quand et comment, au lieu de la regarder comme un désordre et une menace, voient-ils en elle un outil pour agir sur le présent et le transformer ? » (Lévi-Strauss7 cité par Hartog, 2003 : 47, note 9).
11En DLC, Spaëth (2014 : 241) pointe l’intérêt des approches biographiques langagières/linguistiques, associées à la didactique du plurilinguisme mais mesure aussi leur difficulté à rendre compte de la relation entre mémoire et histoire. Elle souligne : « la nécessité de travailler les deux modes d’historicisation : sur un mode synchronique/individuel et horizontal, susceptible de rendre compte d’une mémoire particulière et sur un mode diachronique/collectif et vertical, susceptible de rendre compte d’une histoire sociale ». La biographie langagière assigne bien un objectif discursif et narratif de type métahistorique à son auteur, écrit Spaëth, avec l’hypothèse que « cette activité contribue à développer chez le locuteur la conscience d’être un sujet historique en devenir par les langues, par le langage » (Molinié, 2006 : 10).
12La notion d’historicité qui implique une mise à distance de soi à soi peut être rapprochée de la notion de réflexivité largement développée dans la contribution d’A-S Cayet et en didactique des langues, souvent associée aux approches biographiques, notamment en formation d’enseignants. La démarche d’historicisation de son propre parcours s’accompagne de projets de recherche-action-formation initiale ou continue pour permettre aux enseignants en formation aux métiers du français langue étrangère ou seconde, professeurs des écoles et enseignants du secondaire, de conscientiser les éléments formateurs de leurs trajectoires plurilingues et interculturelles et de faire de cette conscientisation un vecteur de développement de leur identité professionnelle (Galligani, 2014 ; Simon, 2015).
13La question de la réflexivité a influencé les sciences de l’éducation (Schnewly, 2015), avec l’ouvrage pionnier de Schön (1983/1994) sur le praticien réflexif. Elle a irrigué le champ de l’enseignement-apprentissage (Causa et Cadet 2006 ; Vinatier, 2012), vu comme « réflexion dans et sur l’action » (Schön, 1994 ; Molinié, 2015), activité de réflexion sur sa posture (Robillard, 2007 : 102), comme activité de production de liens en synchronie et en diachronie. La réflexivité implique un retour du sujet sur son expérience passée favorisant une prise de conscience de son propre fonctionnement, « un retour du sujet sur l’objet par lequel le sujet se tourne vers ses propres opérations pour les soumettre à une analyse critique » (Vanderberghe, 2006 : 975 cité par De Robillard 2021).
14Les approches biographiques en sciences du langage (Nossik, 2011 ; Guedj, 2022) et en DLC inscrivent de facto le sujet dans une perspective, un environnement historicisant et historicisé et géo-mondialisé. Les travaux en DLC portant sur les approches biographiques (AB) induisant des processus réflexifs en formation d’enseignants (en didactique du français et des langues le plus souvent) sont assez nombreux depuis une vingtaine d’années : Perregaux (2002) ; Molinié (2006, 2011, 2019) ; Simon et Thamin (2009) ; Galligani (2014) ; Fillol (2016) ; Busch (2017), Colombel et Fillol (2021) ; Farmer (2022). Les AB constituent une démarche facilitant la compréhension scientifique des processus d’appropriation des langues et des cultures dans l’optique de la construction d’une posture professionnelle. C’est une démarche qui crée du savoir sur soi, expérientiel, ouvrant sur la co-construction de nouveaux savoirs (par la mise en textes, des ateliers d’écriture par exemple). Elle rejoint les orientations épistémologiques de l’apprentissage de type socio-constructivisme et socio-historique. C’est un outil réflexif, dans le domaine de la formation professionnelle, offrant la possibilité de se reconnaitre comme acteur social et sujet doté d’un capital plurilingue et pluriculturel visant à rendre ses expériences « formatives » dans un développement graduel de compétence professionnelle. Perregaux (2002) a apporté un éclairage conceptuel important dans notre champ en proposant une première ébauche de description et d’analyse de certains dispositifs de pratiques biographiques et leur intérêt didactique pour l’apprentissage, tant pour les étudiants (futurs enseignants) que pour les élèves. Elle pose alors les biographies langagières comme révélatrices de savoirs, du côté de l’individu « biographé », et du côté du groupe social d’origine ou d’accueil, jusqu’alors dépositaire de la culture du lieu. Les appartenances et les ressources plurielles qu’elles induisent sont mises en valeur et facilitent le dialogue et la compréhension entre groupes et individus. Les AB visent ainsi à faire prendre conscience aux enseignants de la réalité plurilingue des élèves (Molinié, 2015), en travaillant avec eux sur la variété linguistique et langagière, les représentations sociales des langues.
15Perregaux (2006) rappelle que les biographies langagières, qui consignent l’histoire et la vie des langues parlées par un individu au cours de son parcours de vie (parcours d’acquisition et d’apprentissage, motivations, conditions d’emploi…), nécessitent une prise en compte de l’environnement sociohistorique du biographe. Dans le Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Molinié (2019 : 300) écrit plus récemment que :
« la notion de biographie langagière a fait du chemin, fédérant une démarche socio-biographique qui lui préexistait en partie, mais qui a ainsi pu se structurer en didactique des langues grâce à un ensemble relativement stabilisé de pratiques contextualisées, menées par des enseignants, des didacticiens et des sociolinguistes intervenant, d’une part, sur l’éducation au(x) plurilinguisme(s)/pluriculturalisme(s) en Europe et dans le monde et, d’autre part, sur les questions de mobilités (physiques, virtuelles, cognitives, etc.) des sujets plurilingues dans des espaces géopolitiques et des dispositifs socio-éducatifs (plus ou moins) en tension dans la mondialisation ».
La transmission ou l’élaboration d’un capital d’expérience biographique contribuerait à donner du pouvoir d’action aux sujets (qu’ils soient en formation en langue ou en formation didactique) (Molinié, 2015) et ces compétences réflexives auraient un pouvoir de transformation et d’action sur le monde, par un processus de prise de conscience critique des forces ou des potentialités qui peuvent être mises à contribution pour résoudre des problèmes au sein d’un groupe ou d’une communauté. Par ailleurs,
« ces dispositifs produisent divers types de savoirs – et de pouvoirs – d’action tant pour eux que pour les apprenants (…). En effet, le travail réflexif, autobiographique et graphique ouvre des espaces favorables à un travail d’intercompréhension sociolinguistique par résonance des expériences et des épreuves » (Molinié, 2014).
Si les approches biographiques en formation ne peuvent être suffisantes pour réaliser les objectifs précités de professionnalisation, elles sont souvent utilisées comme activités déclencheuses. D’autres types d’activités sont sollicités visant la réflexivité et la mise en lien entre parcours personnel et les savoirs ou compétences à acquérir.
16L’articulation entre passé, présent et futur amène à faire émerger de manière intrinsèque la question de la transmission qui est au cœur du métier d’enseignant. La notion même de transmission renvoie inévitablement à celle d’appropriation, envisagée comme résultat et processus d’une expérience personnelle. Et « aucun ne s’approprie une nouvelle langue ni n’éprouve une nouvelle expérience linguistico-culturelle sur le même mode, car cette appropriation constitue une expérience à chaque fois différente, en fonction de son histoire et de ses projets » (Castellotti, 2017 : 51). Aucun ne s’approprie les savoirs (professionnels, disciplinaires, pratiques, scientifiques…) ni ne développe ses compétences sur le même mode.
17La pluralité des approches disciplinaires et épistémologiques est mise au service d’une réflexion sur cette notion de transmission en didactique du français et des langues, qui puise dans l’approche philosophique herméneutique (Ricoeur, 1990), dans l’ethnopsychiatrie transculturelle (Moro, 2013 ; Theillaumas, 2008), le travail social et la psychologie interculturelle (Vaatz-Laaroussi, 2015), la sociolinguistique (Deprez, 1994, 2021 ; Haque, 2019) et les sciences de l’éducation. La transmission est à la fois une notion diachronique (intergénérationnelle) et synchronique (échanges, interactions, savoirs, variétés, codes, enseignement/apprentissage).
18L’élaboration de l’identité professionnelle d’un enseignant se construit de manière complexe, en tension entre les différentes facettes de son métier et au regard de son histoire et de son identité personnelle (Dubar, 2000 ; Lahire, 2016). Elle est le produit d’une incorporation de savoirs professionnels définie comme une intériorisation de pratiques sociales et de savoir-faire de praticiens partageant des façons de faire, de penser, de se comporter reconnues par le milieu professionnel (Beckers 2007), mais aussi d’une socialisation biographique parce qu’« en questionnant ses conditions d’existence, la personne participe à leur transformation et construit le sens de son expérience singulière » (Beaumatin et al., 2019). Pour Dubar (2000), les différentes socialisations, primaire et secondaire, où les règles peuvent être contradictoires, permettent des reconstructions successives de l’individu qui participe de sa singularité. L’individu se constitue par ailleurs dans un compromis entre une identité héritée et celle visée et revendiquée comme sienne où la place de la construction langagière (monolingue ou plurilingue du sujet) est déterminante.
- 8 Théories, politiques et pratiques de la langue. L’enseignement du français : des colonies au frança (...)
19Former à la transmission d’une langue quelle qu’elle soit équivaut par ailleurs à faire penser et raisonner cette langue comme « phénomène historique et social, pétrie de culture » (Simard et al., 2010). Les langues constituent des éléments intrinsèquement reliés à l’Histoire et sont inscrites dans le répertoire culturel et identitaire du sujet et pour reprendre Spaëth (2014 : 23) : « dans des sociétés traversées par les mobilités, les migrations, la ou les langues permettent de “suturer” la mémoire collective-sociale à la mémoire personnelle-autobiographique (…) » et « c’est cette intériorisation de la mémoire linguistique transformée en patrimoine pour soi que l’on porte en soi (la langue d’appartenance), cette “suture des mémoires” (Spaëth, 2007 : 578), opération bien repérée dans le cadre de la sociolinguistique de la migration, qui peut servir de levier ou de frein, par exemple dans l’apprentissage d’une langue seconde ».
20Tout sujet (enseignant comme apprenant) s’inscrit ainsi dans une filiation (Theillaumas, 2008) et un processus de transmission intergénérationnelle de l’histoire familiale dont font partie ses langues. Dans son ouvrage collectif sur les rapports intergénérationnels dans la migration, de la transmission au changement social, Vaatz-Laaroussi (2015 :2) met en évidence deux acceptions de la transmission familiale : la première insiste sur le « trans-faire » intergénérationnel dans l’immigration : « ce qui s’échange, se construit, circule, se “fait” entre les générations des familles immigrantes, dans et par l’exil, mais aussi dans et par la socialisation à un nouveau monde ». Dans un second sens, elle renvoie à :
« un monde de l’entre-deux qui se construit entre ses acteurs, selon les situations et les temporalités. Plus qu’un processus d’héritage, ce sont des modalités de médiation qui vont présider à ces constructions-circulations de pratiques, de savoirs et d’expériences au sein des générations. Ces processus de l’entre-deux renvoient à des modalités d’entraide, de solidarité, de négociation et d’apprentissages qui recomposent, transforment et redessinent les rapports intergénérationnels tout autant que les identités individuelles et collectives » (2015 : 2-3).
Ces différents processus de transmission sont particulièrement sensibles dans l’interaction didactique au sens large et ne sont non seulement valables dans les parcours de migration récents mais aussi plus anciennes, que l’on retrouve dans les biographies d’enseignants et dans de nombreux parcours d’élèves/apprenants nés en France.
21Si l’historicisation des sujets est liée à la transmission, elle est aussi reliée à la notion de contexte qui, en DLC, regroupe l’ensemble des conditions politiques, sociales, économiques, culturelles, linguistiques, institutionnelles, pédagogiques, interactionnelles dans lesquelles s’ancrent les situations didactiques (Rispail, 2017 ; Blanchet, 2012). Ces conditions s’inscrivent dans une temporalité et une dimension historique qui rendent en réalité la notion de contexte indissociable de celle d’historicité. Porquier et Py (2004 : 6) soulignent que
« tout apprentissage peut être envisagé soit comme une activité idéalement dégagée de toute contrainte extérieure [...], soit comme une activité dont la nature même est de se développer dans un environnement dont les spécificités vont lui conférer sa forme et son contenu, autrement dit un processus situé pragmatiquement, historiquement, géographiquement et socialement ».
- 9 P. Blanchet (2022). Contextes et contextualisations : notion ou processus ? Éléments pour une discu (...)
Le contexte est généralement appréhendé en DLC selon la variation d’échelle (Ricoeur, 2000) « macro », « meso », « micro », voire « nano » (Blanchet, 2011 ; Coste, 2005 ; Spaëth, 2014) qui permet de différencier le niveau national/régional des politiques linguistiques éducatives et mondialisées, le niveau des décisions institutionnelles et des paramètres sociologiques/sociolinguistiques, pour aborder enfin celui du quartier, de l’école, de l’établissement d’enseignement, paramètres sociologiques et sociolinguistiques, socioculturels, contacts de langues, répertoires des élèves dans la classe ou l’école (Rispail, 2017). Le concept de contextualisation didactique développé par Blanchet depuis les années 2010 désigne « la prise en compte active » des contextes, « dans le tissage concret des pratiques didactiques et des recherches sur ces pratiques didactiques », qui insiste sur le processus et non sur « un “donné” qui ne serait qu’un simple décor » (Blanchet, 2009). Blanchet pointe des éléments de vigilance pour éviter l’écueil de la déhistoricisation, de la réification (impliquant un figement, un déjà construit), et d’une simplistification pour reprendre ses termes « détissant les phénomènes qui sont pliés ensemble ; homogénéiser le contexte et ne pas voir qu’il est fait d’élements divers qui interagissent entre eux et de rendre compte de façon simplifiée un phénomène complexe »)9. La notion de contexte en DLC est indissociable de celle d’historicité et gagnerait souvent en formation d’enseignants à prendre de l’épaisseur.
22Dans un contexte national de restrictions budgétaires et où les volumes horaires des formations initiales et continues sont toujours davantage revus à la baisse, que ce soit au sein du MEN ou du MESR, prévaut l’intervention immédiate dans laquelle le formateur est souvent sommé d’apporter des solutions immédiates), de fournir « des recettes », leitmotiv d’enseignants pressés par les injonctions institutionnelles parfois contradictoires qui en viennent à développer des attitudes consuméristes. À l’université, l’enseignant-chercheur doit semer des graines théoriques, méthodologiques et pratiques sur des semestres concentrés de 12 semaines. Comment alors déjouer le présentisme en DLC évoqué par Coste et Huver dans leurs interventions respectives ? Comment l’historicisation, comme démarche heuristique, peut-elle se décliner afin de soutenir la définition et la mise en œuvre d’une posture réflexive et critique ? La mobilisation de la subjectivité voire de l'herméneutique comme manière de se professionnaliser, et comme leviers d’action et d’émancipation (Guilhaumou, 2012 ; Ricoeur, 2004), vise à participer au développement d’une identité professionnelle ressentie comme plus légitime. Je proposerai maintenant quelques exemples de démarches à visée heuristique que j’utilise en formation initiale et continue et qui interrogent ces différents points.
23Je prendrai d’abord l’exemple de deux unités d’enseignement (UE) assurées depuis plusieurs années et qui mènent de front appropriation de contenus disciplinaires et activités impliquant une démarche d’historicisation et de décentration. Cette année voit par ailleurs avec bonheur le retour de nombreux étudiants internationaux dans nos formations, multipliant les ancrages géo-linguistiques et les subjectivités.
24L’UE Initiation à la didactique du plurilinguisme (M1, 30hTD) a pour ambition de familiariser les étudiants avec les fondements théoriques et épistémologiques, les objectifs et les enjeux de la didactique du plurilinguisme et des approches plurielles en DLC (Galligani et Dompmartin,2021 ; Troncy, de Pietro, Goletto et Kervran, 2014). Elle œuvre aussi à identifier les spécificités des publics concernés pour des interventions didactiques, à appréhender les dispositifs d’accueil, les textes institutionnels, les ressources pédagogiques et didactiques existantes et à créer son propre matériel didactique. Outre l’élaboration finale d’une séance didactique, plusieurs activités impliquant un processus d’historicisation y sont proposées au fil des semaines : mise en récit de sa biographie langagière sous la forme d’un arbre généalogique classique (Thamin, 2007) ou d’une représentation graphique plus libre et créative (Colombel-Teuira et Fillol, 2021) ; décrire son répertoire verbal (qu’il soit monolingue ou plurilingue), en mettant en relation composantes langagières, situations, fonctions, lieux et contextes d’appropriation ; élaborer sa définition personnelle du bi-plurilinguisme relative à son répertoire linguistique en amont et en fin de cours et enfin, à la manière de Vorger (2021), réaliser un portrait sonore intégrant son répertoire plurilingue.
- 10 Avec l’aimable autorisation de l’étudiant.
25Les fragments choisis d’un étudiant chilien (figure 1, texte 1 et texte sonore transcrit 210), en France depuis le début de l’année universitaire 2022-2023, donnent à lire le processus d’historicisation de son parcours de vie et son répertoire linguistique, dans un dialogue adressé à l’enseignante. L’exercice réflexif a pour vertu de révéler l’ensemble des langues et des variétés parlées par l’étudiant, en mettant au centre l’espagnol chilien, socle de la transmission familiale intergénérationnelle et de sa construction identitaire, langue de référence à partir de laquelle se construisent les autres langues croisées au fil de son expérience. L’étudiant décrit les représentations négatives et les processus de minorisation dont fait l’objet l’espagnol chilien de la part des autres hispanophones du continent ou d’Espagne. Il apporte en contrepoint un éclairage historique et sociolinguistique sur l’évolution de la langue de la colonisation aux contacts des autres langues locales (« l’influence des communautés andalouses et des peuples originaires du Chili, comme les Mapuche, les Incas et les Quechua »). De manière sous-jacente, les autres UE dispensées dans la formation (contact de langues, sociolinguistique…) jouent leur rôle dans la réflexivité à l’œuvre en tissant appropriation des savoirs disciplinaires et analyse expérientielle.
Figure 1 - Biographie langagière d’un étudiant chilien, avril 2023
« Ci-dessus, vous pouvez apprécier ce que j’ai interprété comme « arbre généalogique » des langues que je connais et que je parle, à des degrés différents bien sûr. Cette représentation graphique/schématique m’a permis de considérer dans mon répertoire langagier des langues que je trouvais peu importantes ou que je ne connaissais pas trop pour les noter dans mes compétences langagières. Je suis locuteur natif d’espagnol, une langue qui, dès mes premières années de vie, m’a permis de développer mes connaissances, enrichir ma philosophie de vie et mon rapport avec les langues que j’allais apprendre dans le futur. C’est la langue de mes parents, de mes grands-parents, et même de mes arrière-grands-parents. Dans mon cercle familial, je suis le seul à comprendre et parler couramment plus d’une langue différente de l’espagnol ou ses variations (…). Il faut dire aussi que l’espagnol chilien est très particulier. Il a la réputation d’être l’espagnol le plus compliqué à comprendre, dû au débit de parole, au lexique utilisé et à la syntaxe de certaines phrases. Tout au long du pays, nous arrivons à bien nous faire comprendre et à communiquer, mais les autres hispanophones nous critiquent toujours en disant qu’on ne parle pas le vrai espagnol, ou qu’on parle un espagnol un peu archaïque. Cette variation de l’espagnol s’explique grâce à l’histoire linguistique du pays, l’influence des communautés andalouses et des peuples originaires du Chili, comme les Mapuche, les Incas et les Quechua (…). En ce qui concerne ma définition de bi-plurilinguisme, au début, je pensais qu’une personne bilingue ou plurilingue était une personne avec un haut degré de maîtrise d’une langue autre que sa langue maternelle, comme le cas des enfants qui grandissent avec des parents natifs de langues différentes. Cependant, après les différentes notions travaillées en cours, je comprends mieux qu’une personne bi-plurilingue, et même ce qui concerne le bi-plurilinguisme, c’est la capacité d’une personne de se débrouiller avec une certaine aisance face à des situations de communication qui lui exigent de mobiliser ses connaissances en langue étrangère. Moi, par exemple, je ne me considérais pas bilingue, malgré le fait d’avoir un bon niveau de langue en français et en anglais. Maintenant, je considère même comme bilingue ou plurilingue ces personnes qui se débrouillent bien en parlant les variétés d’une même langue » (texte 1, extrait explicitation de la représentation graphique, avril 2023).
- 11 L’un des outils phares pour expliquer ces « fluctuations » dans le comportement verbal du locuteur (...)
26Le texte 2 ci-dessous qui élabore un portrait sonore plurilingue à la manière de Vorger (2021) permet ici une expression créative et personnelle, explorant des modalités de parlers bilingues (Lüdi et Py, 1986/2003), mettant en scène les variations de l’espagnol standard et chilien et les stratégies d’accommodation déployées11, convoquant l’espagnol argentin, ainsi que les autres langues de son répertoire. Il donne à examiner le positionnement réflexif du locuteur vis-à-vis des langues et des normes langagières de son répertoire. L'accommodation résulte de la manière d'appréhender la situation d'interaction et, in fine, de l’interprétation des normes sociales en vigueur par le locuteur, en témoignant de son désir de se conformer aux normes perçues. Les possibilités d’accommoder son discours sont d'autant plus grandes que le répertoire du locuteur est étendu. L’accommodation est un vecteur majeur de la mobilité, en ce qu’elle cartographie l’espace sociolinguistique du locuteur (Ploog, Calinon et Thamin, 2020).
Moi c'est D. A. G. D., oui, deux prénoms et deux noms, parce qu’il faut équilibrer l'importance entre maman et papa.
Vengo de una tierra lejana donde las aves cantan distinto, donde se toma buen vino tinto y el sol es tímido en las mañanas.
Je suis l'espagnol chilien que j'utilise tous les jours avec mes parents, mon frère et ma sœur, mais surtout avec mon neveu, avec qui je partage des mots doux, des savoirs non-académiques et des astuces pour les jeux vidéo. Je suis la variété neutre et standard de l’espagnol, pour communiquer avec ceux qui ont du mal à comprendre le chilien. Porque es bueno dar conocer y demostrar los buenos modales y el buen hablar, porque en vola pa los demás es terrible e complicado entender la musicalidá de como hablamos. Alors je parle doucement, avec un débit de parole assez chill et lent. Na pero cuando me deslenguo me transformo en el cuma tuja que usa condoritas y hawaianas en el verano, que transpira como chancho cuando pega el manso el sol, el caregallo e’he como le dicen.
Sono la buona pizza et la birra que je commande en italie, le café spresso bien noir et sans sucre du matin, midi et soir. Le jus d'orange y el parce chimba qui mélange le lexique et les expressions au petit déj avec son coloc colombien, et j’aime beaucoup la pluie la shuvia, comme ils disent les Argentins, quand ils t’appellent ché boludo que sha vengo del laburo y le caemos a una birrita. I’am all the languages that I always wanted to speak, but that I never put an effort to, so I contented myself to hear them in animé series and films… Ich kann nicht Deutsch sprachen, that’s what I say to every Deutsch speaker as I found difficult to continue to learn it…
Je suis l'absurdité de ma vie et la philosophie misántropa que tanto me costó dejar de lado. Heureusement, je suis moi. (Texte 2, Portrait sonore transcrit, avril 2023).
27Le deuxième exemple proposé est lié à l’UE Littératie, alphabétisation, illettrisme (M2, 30hTD) visant à professionnaliser les futurs enseignants de FLES dans le domaine de la formation linguistique pour jeunes ou adultes migrants peu ou non littératiés. La littératie y est envisagée comme :
« L’ensemble des activités humaines qui impliquent l’usage de l’écriture, en réception et en production (…) [qui] met un ensemble de compétences de bases, linguistique et graphiques, au service des pratiques, qu’elles soient techniques, cognitives, sociales ou culturelles. Son contexte fonctionnel peut varier d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre, et aussi dans le temps » (Jaffré, 2004 : 31).
Situer historiquement et de manière pluridisciplinaire (anthropologie, psychologie cognitive, sociologie, sciences de l’éducation, sciences du langage et didactique des langues) les notions de littératie, d’alphabétisation et d’illettrisme permet de prendre conscience des enjeux et des inscriptions politiques, historiques, culturels, cognitifs qui y sont associés, pour en analyser les implications en termes linguistiques et didactiques, et de créer des ressources didactiques adaptées aux besoins des publics identifiés. Le séminaire de lecture qui propose des textes notamment de Goody (1994), Olson (1998), Lahire (1995, 2019), Adami (2009, 2020) vise à appréhender ces différentes dimensions d’un point de vue théorique en se superposant à des propositions d’activités expérientielles et réflexives individuelles sur des temps hors classe, puis partagées au sein du groupe, explorant à la fois le « pouvoir puissamment réflexif de l’acte d’écrire » (Bucheton et Chabanne, 2002 : 26) et le dire à voix haute pour ceux qui le souhaitent :
-
sensibilisation à un système d’écriture autre que le français préparé par un étudiant ;
-
exploration des pratiques de littératie familiale y compris dans la petite enfance ;
-
recherche sur les origines de l’écriture des langues de son répertoire ;
-
pratiques et place de l’écrit du quotidien (écrire à la manière de Perec 1974 et photomontages), exploration d’un quartier urbain (photomontages avec classement des traces littératiées recueillies ;
-
transformation du matériau en séquence pédagogique) ;
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- 15 ICAR-Labex ASLAN-Université Lyon 2-IFé-ENS de Lyon. Juin 2022.
appréhension des espaces-temps12 à travers les cartes et plans (de l’espace réel à l’espace représenté13) inspiré du projet ECAEST14 suite à la Journée d’étude Espaces-temps, mobilité urbaine et alphabétisation des adultes : de l’expérience vécue aux pratiques professionnelles, organisée par V. Rivière et E. Gandon15 à laquelle j’ai eu la chance de participer en juin 2022. Cette articulation amène à conscientiser que :
- 16 C’est nous qui ajoutons.
- 17 Extrait argumentaire JE.
« l’appropriation de la littéracie ou le processus d’alphabétisation (lecture et écriture) renvoie à un [long16] processus d’acculturation à un système de codes alphabétique, sémiotique, orthographique (Adami, 2020 ; Jaffré, 1992 ; Blais, 1995) et de savoirs spécialisés, mais aussi à un ensemble de pratiques sociales, historiques, culturelles et didactiques (Lahire, 2000 ; Olson, 1998 ; Street, 2000 ; Dabène, 1987) et à un processus psycho-cognitif aujourd’hui connu (Besse, 1997 ; Marin et Legros, 2008) »17.
Cette acculturation commence dans le contexte français dès la petite enfance (Montmasson-Michel, 2017).
Figure 2 - Production 2023, étudiante malaisienne en France
Figure 3 - Production 2023, étudiant français
Figure 4 - Production 2022, étudiante française
28Le futur enseignant opère une décentration pour mettre à distance les fonctions cognitives de l’écrit en tentant de se mettre « à la place de » ceux qui ne sont pas entrés dans l’écriture. Ils prennent conscience que l’écrit est omniprésent, partout et tout le temps, avec des usages multimodaux, plurilingues et très complexes. Les trois extraits de productions d’étudiants montrent ci-dessus un ensemble de pratiques sociales et individuelles (P1 : omniprésence de cartes mentales colorées, stratégies métacognitives pour accéder au sens et à la structure de l’écrit, notamment académique ; P2 : pratiques de littératie numérique multiples ; P3 : listes, tableau à double entrée à la Goody).
29En dernier lieu, je soulignerai le potentiel des médiations artistiques, notamment du théâtre contemporain, dans le processus d’historicisation en formation d’enseignants.
30Les arts du langage et les pratiques artistiques en DLC constituent pour moi par ailleurs un levier d’historicisation puissant participant de la transformation professionnelle potentielle des enseignants, impliquant les notions de réflexivité, d’agentivité mais aussi l’accroissement des connaissances évoqués précédemment. Les arts du langage impliquent un détour expérientiel et permettent de créer un espace transitionnel « sécurisé » (Winicott, 1975) ou espace de médiation, visant une appropriation réflexive des enjeux liés à la pluralité en contexte mondialisé et le développement d’un paradigme esthétique en éducation plurilingue qui laisse place à l’élaboration d’une parole subjective à travers la diversité de langues et les expériences de vie :
« Dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer ; c’est l’aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. Cette aire n’est pas contestée, car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tache humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure »
nous dit Winicott (1975 : 30).
31Comme je l’ai co-écrit avec Dompmartin dans l’introduction du numéro de Lidil 57 (Dompmartin et Thamin, 2018), les approches artistiques en DLC renouvellent et amplifient l’idée de didactique du détour, telle que thématisée dans le champ des approches plurielles (Perregaux et al., 2003 ; de Pietro, 2019 ; Schneuwly, 2020). Elles invitent de facto à réfléchir et à se pencher sur son propre parcours (linguistique, langagier, d’apprentissage, de mobilités/de migration, expérientiel, familial). Tout comme dans les approches plurielles, le principe didactique et éthique fondamental consiste à émettre des propositions pédagogiques qui n’impliquent pas frontalement la personne, mais qui offrent la possibilité à la parole expérientielle d’advenir grâce à des modalités d’expressions diverses. Ces approches mobilisent la dimension émotionnelle, esthétique, cognitive et révèlent ce qui est déjà là. La notion de médiation artistique (Molinié, 2009) ou pluri-artistique (Fillol et al., 2019) renvoie quant à elle à :
« Un processus de mise en mouvement d’un imaginaire, en tant que processus (ou tracé) et graphie, adressé par une personne (…) pour exprimer à un autre et à d’autres, quelque chose de sa place dans le monde, de son rapport aux langues du monde, à la traversée des espaces culturels, à l’altérité, à la mobilité, à son histoire, à la pluralité de – (ou aux clivages entre)- ses différentes langues et cultures, à son identité et à ses apprentissages » (Molinié, 2009 : 10).
- 18 En m’appuyant sur l’approche du réseau québécois de recherche-création en arts, cultures et technol (...)
Les médiations pluri-artistiques visent une prise de distance vis-à-vis de pratiques professionnelles ou de représentations/perceptions liées aux idéologies et aux langues cultures (Thamin, 2018), une mise en questionnement et une déconstruction des postures professionnelles. Les travaux de Razafimandimbimanana (2022) montrent par exemple un dépassement des formes d’insécurité professionnelle et linguistique dans ses projets de recherche-création18 menés avec des jeunes résidant en Nouvelle-Calédonie ou étudiants /futurs enseignants toulousains qui témoignent dans des récits photographiques des « micro-agressions linguistiques » vécues et ressenties comme autant de discriminations linguistiques.
32Ces approches visent à améliorer la compréhension des contextes, des publics et des enjeux d’appropriation des langues et des savoirs, et les interventions didactiques en contexte (scolaire), à destination des publics précités. Elles permettent d’engager un travail distancié sur les représentations de la/des langue(s) et des cultures en déconstruisant les stéréotypes liés aux langues, en prenant conscience des statuts différentiés attribués aux langues selon les communautés migrantes implantés sur le territoire. Elles questionnent la norme et la variation, légitimant l’interlangue des apprenants (Razafimandimbimanana et al., 2021), pour développer des valeurs citoyennes et d’altérité, d’interculturalité et des habiletés réflexives, émancipatrices et critiques.
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33Le théâtre contemporain explorant l'espace fluctuant entre biographique et fictionnel en lien avec des parcours d’exil et de migration mettant en scène les langues (des auteurs eux-mêmes notamment), par des procédés hétérolingues19 (Suchet, 2014), constitue un facteur potentiel de décentration et de réflexivité particulièrement intéressant à activer en DLC pour travailler sur/avec/à partir des représentations des enseignants à l’égard des langues-cultures et de leur propre répertoire linguistique (Adam-Maillet et Thamin, 2015 ; Thamin, 2018). Dans cette perspective, le projet éditorial La biographie langagière, outil de professionnalisation des acteurs socio-éducatifs, à travers l’exploration de formes littéraires et théâtrales contemporaines, fruit d’une collaboration avec F. Berreur (directeur littéraire des éditions de théâtre Les Solitaires intempestifs20 et du site theatre-contemporain.net jusqu’en 202321) et l’inspectrice d’académie inspectrice pédagogique régionale de lettres en charge du théâtre du rectorat de Besançon (M. Adam-Maillet), a eu pour objectif la création de matériau didactique et de formation. Des œuvres singulières comme celles de Mazev (2011), Mouawad (cf. Le cycle domestique, en cours22), Soleymanlou (2014), dans leur mise au plateau et textes édités, deviennent objet de prédilection, par leurs caractéristiques hétérolingues, mettant en abime les mouvements migratoires, les exils linguistiques, les conflits de l’histoire, considérés , à travers le contexte contemporain de globalisation (Blommaert, 2010).
34Le biographique est dans ces œuvres vu comme le « retour sur une histoire déjà vécue, comme anamnèse et travail d’historicité », support de la « réflexivité du sujet en action pour la construction de sa pensée » (Molinié, 2006 : 8). Il se retrouve au cœur du processus de création fictionnelle de ces auteurs, leur propre histoire s’inscrivant dans une histoire collective (Dupois et Lloze, 2021, à propos du théâtre de Mouawad). Mouawad, militant pour un travail sur la mémoire et la réconciliation, invite pour sa part le spectateur et/ou le lecteur à se questionner sur la transmission, la filiation, l’identité et le rapport à l’Autre. Le lien entre biographique langagier, mémoire, processus identitaires et transmission (ou non transmission) intergénérationnelle des langues, des savoirs, du patrimoine et de l’histoire familiale y sont aussi interrogés. L’historicité du sujet consigne alors un rapport au temps historique qui émerge à travers le texte de théâtre et le destinataire, « l’autrui imaginaire », conditionnant l’actualisation de l’identité narrative.
- 23 La biographie langagière, outil de formation à l’école. Site internet : http://www.theatre-contempo (...)
35Dans L’Imaginaire hétérolingue, Suchet (2014) défend l’idée que le texte littéraire hétérolingue, par la coprésence des langues, dénaturalise les frontières de « la langue », la conception monolingue et réifiante qui envisage les langues comme entités homogènes et essentialisantes. Le texte hétérolingue permet de déstabiliser la représentation consensuelle dominante en Occident de la langue (2014 :14), questionne la norme monolingue « qui présuppose qu’un locuteur, toujours en parfaite coïncidence avec lui-même, ne parle normalement qu’une seule langue » (2014 : 18). Les quelques textes hétérolingues cités dans cette partie, créés pour le plateau (captés pour certains) puis édités, constituent des exemples de supports stimulants qui amènent par une didactisation à des processus d’historicisation en formation dans un cadre sécurisant : le groupe de pairs guidé par l’enseignant, le texte littéraire, le matériau issu de sa représentation (pour des propositions didactiques, voir Adam-Maillet et Thamin, 2014-201823).
- 24 Dossier de presse : https://www.colline.fr/spectacles/soeurs.Vidéo Sœurs : de sœur à sœurs. Avec An (...)
36Je donnerai à lire un extrait de Sœurs (Mouwad, 2015 : 35) issu de notre corpus de recherche et de formation en guise d’exemple. La famille de Mouawad fuit la guerre civile libanaise en 1978, émigre en France pendant cinq ans (l’auteur dix ans) puis au Québec. Dans le dossier de presse de Sœurs, il écrit : « Sœurs a peut-être surgi de cette compréhension, pour ne pas dire révélation, du rôle de ma sœur au cœur de la tragédie de ma famille. Assis dans le salon, j’ai réalisé comment ma sœur avait su préserver le peu de ce qui restait de notre famille, en devenant la gardienne de la mémoire, la sentinelle, l’aînée, celle qui conserve encore son unité à une histoire éclatée » (extrait Les plis invisibles)24. Il est question dans cette pièce de sororité par la mise en scène de deux personnages féminines centrales, la québécoise Geneviève Bergeron et son double libanais Linda Bintwarda (LB). Elles sont ainées de fratries, une cinquantaine d’années, s’occupent de leurs parents et héritent de leur blessure identitaire, culturelle, linguistique, traumatique pour reprendre les termes de Bergeron (voir note 17). Mouawad y explore les liens entre individus et souvenirs, intimité et histoire, et rapport de force entre langues minorisées et minoritaires au Canada qui correspondent aux rapports de domination historique : l’arabe libanais, les langues autochtones amérindiennes, le français au Canada anglophone et l’anglais (Boudreau, 2016). L’échange suivant a lieu entre LB, experte en assurances et son père veuf.
Expertise après sinistre. 13. Perte totale. (Mouawad 2016 : 35).
Tempête toujours. Geneviève Bergeron toujours dissimulée à l’intérieur du lit. La chambre toujours ravagée. Debout, une femme dans son manteau d’hiver. Layla Bintwarda. Elle compose un numéro sur son portable.
- 25 Traduction de l’arabe libanais en français rajouté ici par mes soins et réalisée par Z. Ali-Bencher (...)
Layla Bintwarda. Allô/C’est moi/Layla/Ottawa/Je viens d’arriver/A l’hôtel/Chou baddak ellak (qu’est-ce que tu veux ?25) je n’ai pas le choix/L’expertise d’un sinistre/Ch’fft el tempête barra ? (tu as vu la tempête dehors ?) /La’ (non) /Ils ont fermé le bureau d’Ottawa chou baddak ellak ? (qu’est-ce que tu veux ?)/Soit ils envoient un expert à Toronto, soit ils envoient un expert à Montréal/Papa, c’est comme ça pour toutes les compagnies d’assurances/Ma fi expert (il n’y a / ils n’ont pas d’expert) en sinistre à Ottawa, parce qu’ils ont coupé Ottawa/Je vais te donner le numéro de téléphone du président, tu l’appelleras toi-même et tu lui diras qu’il s’est trompé, que c’est un grand incompétent (…)/Papa khalas : ma finé étla’ à Montréal, ma finé étla’ à Montréal/ (ça y est : je ne peux pas aller à Montréal, je ne peux pas aller à Montréal) tu ouvres le frigidaire tu ouvres les boites tu t’assois tu manges w’éza ma baddak t’jllé ma t’jllé (si tu ne veux pas reporter, ne le fais pas)/ Je ne suis pas ta femme je suis ta fille/ Je fais la cuisine que maman m’a apprise : arrête de dire que je ne fais pas bien à manger (…).
L’auteur nous laisse à entendre (au plateau) et lire une conversation téléphonique entre fille et père, mais dont seuls les propos de la fille ainée, sont audibles pour le public/le lecteur. Elle s’exprime dans un parler bilingue arabo-libanais-québécois, représentatif de pratiques langagières familiales en situation de migration, ici de la diaspora libanaise à Montréal, présente depuis la fin du XIXe siècle et qui connait depuis 2019 une nouvelle vague de grosse ampleur. Le discours adressé au père majoritairement en français, est ponctué d’incises en arabe du nord du Liban qui correspondent principalement à des formules d’adresse et témoigne d’une attrition progressive de la langue maternelle, observable chez les enfants ayant émigrés jeunes puis chez les descendants. Ce type d’extraits donne à voir les potentialités d’exploration didactique et de réflexion sociolinguistique en formation d’enseignants (insérés dans mes enseignements de master FLE, dans des séminaires doctoraux ou en formation initiale à l’INSPE). La mise en voix des textes de théâtre est par ailleurs une activité qui implique le corps, la voix, les émotions, une relation directe et corporelle.
37Pour conclure, j’ai tenté dans cette discussion d’articuler mon propos à celle d’A-S. Cayet, en l’orientant vers la formation professionnelle des enseignants à la fois initiale et continue en contexte diversitaire, à l’aune des notions d’historicité et d’historicisation et en dialogue avec les notions de contexte, de réflexivité, d’approches biographiques, de transmission et de pouvoir d’action.
38Après avoir envisagé les objectifs et les enjeux de professionnalisation propres à ces contextes d’enseignement/apprentissage inscrits dans une éthique professionnelle, j’ai essayé de montrer en quoi l’historicisation comme démarche heuristique, mobilisant des temps d’écriture sur soi à géométrie variable et des activités réflexives, constituent des révélateurs de savoirs professionnels historicisés pouvant impacter les savoir-faire. La mise en tension didactique par le biais d’approches mobilisant l’historicisation des sujets enseignants constitue de réels leviers d’actions visant le développement d’une identité professionnelle plus légitime, faisant le pari que l’interaction et la circulation entre savoirs académiques, gestes professionnels et mises en récit expérientiel participe d’une appropriation à la fois subjective et objectivée des objectifs de professionnalisation précités. Enfin, que l’acte de se penser comme être historique inclus dans un collectif amène à mieux penser l’historicité d’autrui.