1En cohérence avec la thématique NEQ et avec le texte qui va suivre, je commencerai en situant ma parole afin d’assumer et d’étayer mon positionnement de jeune chercheure au sein de la communauté de recherche constituée à l’occasion de cette journée d’étude. À ces fins, en préambule, un rapide travail d’historicisation personnelle et collective s’impose : mon propos s’inscrit dans une histoire, ou plutôt dans plusieurs histoires imbriquées qui, finalement, n’en forment qu’une.
- 1 Unité pédagogique pour les élèves allophones arrivants (UPE2A)
2En 2017, j’ai obtenu un contrat doctoral afin de réaliser une recherche-action portant sur la mise en œuvre d’ateliers de philosophie dans des dispositifs UPE2A1 de l’enseignement secondaire. Il s’agit donc d’abord de l’histoire de l’équipe d’accueil que j’ai intégrée pendant mon doctorat à l’Université Sorbonne Nouvelle : le DILTEC, Didactique des langues, des textes et des cultures, dirigé à l’époque par Valérie Spaëth. Dès 2013, l’une des sous-équipes (le DILFOP, Didactique des langues, formation, plurilinguisme) a développé un Journal de formation et de recherche (JDFR) qui a ensuite pris la forme d’une recherche-action portant sur la Formation et l’accompagnement à la réflexivité dans la recherche (FARR) ; ceci avec le soutien de l’équipe pédagogique du département de FLE et de l’UFR Littérature, linguistique, didactique.
3Ce projet transversal, dans lequel les jeunes chercheur.e.s ont joué un rôle actif, se conjugue à l’histoire de ma formation doctorale et plus particulièrement celle d’un séminaire qui a marqué mon parcours : « La recherche sociobiographique dans le champ du plurilinguisme et de l’interculturel. Itinéraires de chercheurs et questions théoriques », animé par Muriel Molinié entre 2015 et 2018.
4Enfin, cette histoire est aussi celle des relations et des partages intellectuels et sensibles que j’ai noués dans ce(s) cadre(s) et qui continuent de nourrir mes travaux et mes réflexions. Ces histoires ont marqué et marquent encore la mienne, par résonance, au sens qu’en donne Hartmut Rosa : « un rapport cognitif, affectif et corporel au monde dans lequel le sujet, d’une part, est touché […] par un fragment de monde, et où, d’autre part, il “répond” au monde en agissant concrètement sur lui, éprouvant ainsi son efficacité » (Rosa, 2018, p. 187).
5Le contenu de cet article sera donc constamment en résonance avec cet héritage vivant que je vais tenter d’actualiser singulièrement en l’inscrivant dans l’axe 3 de la journée NEQ: « Approche du sujet interprétant par la mise en histoire des enseignant.e.s et des chercheur.e.s ». Dans cet intitulé, un choix mérite d’être explicité : le « sujet » est qualifié d’« interprétant », lequel adviendrait par « la mise en histoire ». Dès lors, celle-ci est posée comme l’instrument privilégié de la subjectivation et d’une forme de réflexivité. En effet, comme l’explique Bertucci (2007), le processus réflexif, notamment autobiographique, permet la conscience de soi et fait émerger la notion d’individu. Mais celui-ci ne pourrait être qualifié de sujet que dans la mesure où il est également agissant et critique par la conscience, non seulement de lui-même, mais de la situation sociale et historique dans laquelle il se trouve. Ainsi, il conquiert un pouvoir d’action et de transformation. Le récit de soi serait donc étroitement relié à la réflexivité et à l’historicité dans la mesure où ce n’est pas un pur récit mémoriel et factuel mais une interprétation de son histoire par le sujet qui, ainsi, reprend la main sur son vécu. C’est dans cette interprétation et dans cette combinatoire entre le sujet de l’histoire et l’histoire du sujet que naît l’historicité. Le sujet est interprétant, mais également interprété dans la mesure où il est à la fois l’auteur et le « produit » de son récit : le sujet adviendrait alors par une mise en histoire interprétative qui lui confère un pouvoir de compréhension et d’action.
6L’enjeu de cet article est de comprendre en quoi cette « herméneutique du sujet » (Foucault, 2001 [1982]), induite par la mise en histoire, peut jouer un rôle dans la constitution d’une identité professionnelle et scientifique particulièrement chez le ou la jeune chercheur.e.
7Pour Gadamer, le terme « historicité » relève évidemment des sciences historiques mais il possède également une acception philosophique :
- 2 Les articles en ligne de l’Encyclopædia Universalis ne sont pas datés, ni paginés.
Historicité signifie alors la constitution foncière de l'esprit humain qui [...] prend conscience de sa propre situation historique. Il est clair que, par là, est introduit dans la philosophie elle-même un thème autocritique qui conteste sa vieille prétention métaphysique de pouvoir atteindre la vérité. [...] En fait, il ne s'agit pas tant d'une justification de l'intérêt historique [...] ; il s'agit plutôt d'une tendance à mettre en valeur l'expérience historique non seulement comme une voie équivalente, mais comme la voie vraiment humaine de la connaissance de la vérité, par opposition à la prétention de vérité de la métaphysique traditionnelle. (Gadamer, Encyclopædia Universalis2)
L’expérience historique devient alors la voie privilégiée pour accéder à la connaissance, en opposition à un savoir absolu qui existerait en dehors de l’expérience humaine. Avec le concept d’historicité, apparaît alors une orientation épistémique : le savoir n’existerait pas hors de nous-même. Par conséquent, il se construit à travers l’expérience et son interprétation par le ou les sujets qui la vivent.
8Cette conception s’oppose à l’ontologie grecque : l’homme ne serait plus dans la caverne de Platon mais dans le monde. La réalité ne serait pas extérieure à lui-même et, dans la mesure où il en fait partie, il la constitue et participe à sa création. Ainsi, un retournement épistémique se fait jour : il n’existerait pas de réalité en elle-même, ou de savoir absolu, que l’être humain ne parviendrait pas à connaître à cause de ses préjugés, de son ignorance ou de ses conditionnements. La philosophie pratique n’aurait plus la prétention de nous faire sortir de la caverne pour accéder à la Vérité, mais celle de nous permettre de développer des outils d’interprétation et de compréhension du monde, des autres et de nous-mêmes afin d’élaborer des savoirs situés et susceptibles d’évoluer. Dans cette perspective, il y a un primat de l’interprétation face aux faits. C’est ce que suggérait déjà Nietzsche quand il écrivait : « il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’existe qu’une interprétation morale des phénomènes » (Nietsche, 1971 [1886], p. 93).
9Pour Heidegger (1986 [1927]), qui radicalise cette opposition à la métaphysique traditionnelle, l’existence même du sujet est phénoménologique et fondamentalement liée à la perception de sa situation historique, aux liens qu’il entretient avec son héritage passé et ses possibles futurs. Il faudrait alors, comme l’explique Gadamer, « penser l'interprétation et la compréhension, non comme de simples possibilités de connaissance et des modes de la conscience, mais comme un mode d'actualisation de ce qui survient à quelqu'un et de ce qui est survenu » (Encyclopædia Universalis). En somme, elles offriraient la possibilité de faire exister une histoire qui n’existe pas en elle-même.
10Dans la mesure où l’on considère donc qu’il n’y a pas de perception pure, la question des médiations, des matrices réflexives et interprétatives devient fondamentale pour faire advenir le réel et, par conséquent, les savoirs situés que nous y associons. Ceux-ci n’existent pas en eux-mêmes, mais sont une construction permise par un processus d’actualisation du et par le sujet. Le rôle du langage dans ce processus d’actualisation, via sa fonction performative, est évidemment primordial. Pour la recherche, l’enjeu est important car, selon cette conception philosophique de l’historicité du sujet, il ne s’agirait plus de décrire, d’analyser et de produire des connaissances qui nous préexisteraient et que des travaux permettraient de « révéler », mais de s’engager dans une « phénoménologie de la création de la recherche » (Molinié, 2023, p. 160, en référence aux travaux du socioanalyste René Lourau, 1988) concomitante à une phénoménologie de l’avènement du sujet-chercheur dans et par la recherche.
11La sociologie clinique est une discipline qui s’inscrit dans ce courant phénoménologique et historicisant. Elle a exercé une influence importante sur le développement des approches sociobiographiques en didactique des langues et en sciences de l’éducation. Ainsi, de Gaulejac écrit que cette discipline cherche à « comprendre comment le sujet advient face à son histoire, ses désirs, ses émotions, ses aspirations et son milieu social » (de Gaulejac, 2019, p. 256-257). L’un des outils privilégiés pour « advenir » est le récit de vie que ce même auteur utilise dans le cadre d’« une clinique de l’historicité » (de Gaulejac, 2019, p. 259). Il ne donne pas accès au réel : le croire serait succomber à ce que Bourdieu (1986) nomme « l’illusion biographique ». En revanche, il ouvre un processus de construction de sens, ce qui lui confère des potentialités transformatrices, voire émancipatrices, pour le sujet. La sociologie clinique fait même de l’historicité une fonction du sujet (Faure, 2019) qui, par le récit autobiographique, permettrait une forme d’autopoïèse qui inclut un pouvoir d’action et de changement. Cette capacité de transformation est un point important pour cette discipline interventionniste qui, comme la didactique, se considère comme « une science impliquée dans le devenir social » (Faure, 2019, p. 320). Cette herméneutique du sujet ne se développe donc pas dans des pratiques égocentrées et décontextualisées :
C’est l’espace de l’intersubjectivité et de ses processus qui devient alors la matrice de l’historicité, la voie d’accès à la recherche d’une appropriation des significations existantes par l’éprouvé de leurs manques, et met le sujet sur la voie de la construction de nouvelles significations. (Faure, 2019, p. 324)
Une dynamique dialogique est donc indispensable pour le développement de compréhensions situées, complexes et ouvertes à la critique et aux transformations. En conclusion d’un article portant sur le dialogisme, Jacques Bres, un linguiste spécialiste de Bakhtine, écrit ceci :
Un peu comme la colombe kantienne ne peut pas voler sans rencontrer l’air qui tout à la fois lui permet de voler et oppose sa résistance, le discours ne peut se produire sans rencontrer les autres discours qui tout à la fois lui offrent de la résistance et lui permettent de faire sens. (Bres, 2017, p. 9)
En effet, quoique nous fassions, le savoir absolu nous échappera indéfiniment. Par la réflexivité et le dialogisme, il ne s’agit pas d’accéder au Sens, mais de conférer du sens. Toute tentative de démonstration générale et définitive sera vouée à l’échec ; seule la voie de l’interprétation, en communauté de recherche, semble permettre de poursuivre ce cheminement toujours inachevé vers une compréhension du sens de notre situation socio-historique et des savoirs qui s’y développent. Or ce travail paraît essentiel pour tout.e chercheur.e, particulièrement pour celui ou celle qui est impliqué.e physiquement sur le terrain.
12Cette appréhension du dialogisme peut être reliée au principe de « fusion des horizons » que l’on trouve dans la philosophie herméneutique de Gadamer (1996). En effet, chacun cherche à comprendre à partir de son horizon, à partir de ce qu’il voit depuis son point de vue, au sens propre, c’est-à-dire depuis le relief historique, expérientiel, langagier qui oriente son regard (l’horizon étant à distinguer du point de vue lui-même). Une mise en histoire, en communauté de recherche (Dewey, 1993 [1938]), permettrait alors d’élargir l’horizon de chacun.e. Selon Gadamer, seul un dialogue perpétuel peut permettre cela :
Si […] je dis qu’il est nécessaire qu’en toute compréhension, l’horizon de l’un se fusionne avec l’horizon de l’autre, il est clair que cela ne signifie pas non plus une unité stable et identifiable, mais quelque chose qui arrive à la faveur d’un dialogue qui se poursuit toujours. (Gadamer, 2005, cité par Grondin, 2005, p. 401)
Ainsi, le récit de soi en tant que matrice d’historicité est loin d’être un produit figé et définitif. Il s’agit plutôt d’un processus dynamique et itératif qui s’inscrit dans des espaces dialogiques de co-construction de sens capables de faire émerger des interprétations jusque-là insoupçonnées par le sujet.
13Ces fondements théoriques et épistémologiques impliquent des orientations particulières pour la formation à l’enseignement et à la recherche. Dans le domaine de la didactique des langues, depuis les années 2000, en France, on constate une volonté de mieux articuler les parcours de vie et les parcours d’apprentissage grâce à des outils réflexifs (Molinié, 2011) comme les biographies langagières, particulièrement dans une optique pédagogique. Cette dynamique n’est pas encore généralisée dans les curricula mais elle est encouragée par le Conseil de l’Europe via des ressources comme le Portfolio européen des langues (2001).
14Sous l’impulsion du DILTEC, comme mentionné plus haut, une inflexion a vu le jour en 2013-2014 au sein des formations en didactique des langues où a été proposé un Journal de formation et de recherche aux futur.e.s enseignant.e.s afin de relier deux manières complémentaires d’envisager la formation : « L’une centrée sur l’objet langue, les démarches, outils et techniques mises en œuvre dans les dispositifs d’enseignement/apprentissage des langues ; l’autre centrée sur la trajectoire biographique et à travers elle les expériences formatives dans le domaine des langues, du plurilinguisme et de l’interculturel » (Molinié, 2023, p. 15-16). Ce dispositif transversal et réflexif, apparenté à un portfolio, visait une appropriation singulière des savoirs, des outils et des savoir-faire, par leurs résonances avec les trajectoires biographiques et les expériences des étudiant.e.s. En cela, il constituait également un dispositif d’initiation à la recherche potentiellement générateur de problématiques et de projets. Le Journal de formation et de recherche deviendra par la suite le « Portfolio de développement professionnel d’un praticien-chercheur réflexif » envisagé comme une « médiation écrite pour privilégier l’intériorisation de savoirs plutôt que le seul pilotage par des finalités et favoriser de meilleurs transferts et circulations de savoirs entre formation formelle et terrains de stage » (Molinié, 2023, p. 17).
15Cet outil s’est développé dans le cadre d’un projet plus vaste de recherche-action transversal FARR, Formation et accompagnement à la réflexivité, initié en 2016. Par-delà la formation des étudiant.e.s de Master, ce projet a ouvert la voie à la formalisation d’une formation à la recherche (initiale, doctorale) qui inclut la biographisation des parcours intellectuels et sociolangagiers : d’abord avec la publication de l’ouvrage, Recherche biographique en contexte plurilingue : cartographie d’un parcours de didacticienne (Molinié, 2015) ; ensuite, à travers le récit et l’analyse des parcours d'enseignant.e.s-chercheur.e.s invités dans des journées d’étude et dans le séminaire doctoral « Recherche sociobiographique » animé par M. Molinié qui s’est tenu de 2015 à 2018 (voir supra). À travers ce séminaire, le but était de mieux comprendre les relations de construction réciproque entre les parcours de vie et les parcours théoriques des chercheur.e.s invité.e.s. Mais il s'agissait également d’entrer dans une dynamique herméneutique et dialogique visant l’actualisation de compréhensions à la fois pour les intervenant.e.s et pour ceux et celles qui recevaient leur récit à travers les longs échanges qui suivaient leurs exposés, mais également grâce au « suivi du séminaire » : nous étions une dizaine de doctorant.e.s à retranscrire les conférences et à en discuter ensemble. Nous avons ensuite profité de cette imprégnation pour, à notre tour, écrire et partager nos parcours intellectuels, professionnels et sociolangagiers dans le cadre de rendez-vous réguliers entre 2015 à 2017. De cette manière, nous nous sommes engagé.e.s dans un processus d’objectivation de notre subjectivité, mais également de conscientisation, de visibilisation et de légitimation de notre positionnement socio-historique dans la recherche.
16Ce travail s’inscrit pleinement dans « une démarche humaniste de co-construction de sens » (Molinié, 2023, p. 160) : notre désir de nous connaître et d’en savoir plus sur les parcours et les recherches des un.e.s et des autres, nous a engagé.e.s spontanément dans des entretiens compréhensifs. De cette manière, nous avons fait advenir des compréhensions qui émergeaient de nos récits et nous les avons fait entrer en résonance avec d’autres parcours, c’est-à-dire avec d’autres manières singulières de s’inscrire socialement et historiquement dans la recherche.
17Ces moments ont été assez fondamentaux, surtout pour les doctorant.e.s qui, comme moi, en étaient aux prémices de leur parcours de thèse. Ils ont également donné lieu à une réflexion autour de nos besoins pour mieux accompagner et encadrer notre réflexivité pendant la thèse. Notre groupe de doctorant.e.s a ainsi abouti, en 2017, à la création d’une trame de portfolio spécifiquement dédié au doctorat, « le portfolio du doctorant réflexif » (Ruet, Benberkane, Jiao, Khaleefa, Cayet). Cela s’est réalisé à une époque où apparaissait le portfolio officiel, qui impose aux doctorant.e.s de recenser annuellement les compétences acquises et les activités effectuées dans une optique de valorisation. Le portfolio réflexif propose, en complément, un cadre réflexif non formel pouvant être partagé entre doctorant.e.s ou avec leur directeur.rice de thèse pour ouvrir un dialogue autour des enjeux scientifiques du travail doctoral. Ainsi nous avons repris à notre compte le principe de Philippe Blanchet selon lequel il est nécessaire d’humaniser les compétences car un « portfolio n’est pas un portefeuille » (Blanchet, 2011, p. 13). Ce portfolio inclut donc le portfolio officiel demandé chaque année par les écoles doctorales mais il est également constitué de cinq autres espaces de réflexion :
-
un espace permettant de réfléchir à ses besoins en termes de formation (numérique ou linguistique, par exemple) et de planifier un temps pour combler ces lacunes ;
-
un espace de planification générale pour articuler, à l’aide de plusieurs calendriers, les différentes temporalités du travail de thèse (les échéances courtes pour des articles et le temps long de la rédaction de la thèse, par exemple) ;
-
un espace consacré au cadre théorique et aux notions clés qui peuvent prendre la forme d’une carte mentale évolutive ;
-
un espace pour un journal de terrain / de recherche (Winkin, 1996) / de rédaction (Belleville, 2014) ;
-
enfin, un espace intitulé « historicité du/de la chercheur.e » : « ce module invite le/la doctorant.e à raconter son parcours intellectuel selon une approche sociobiographique en retraçant les événements sociohistoriques significatifs qui ont contribué au développement de son identité de jeune chercheur.e » (Cayet & Ruet, 2023, p. 116). Ce récit a pour but d’être partagé et discuté, avec des pairs ou des encadrant.e.s. Ainsi, cet espace, comme les autres, est dynamique et son inscription dans un portfolio numérique permet qu’il soit revisité, réécrit, questionné régulièrement au fil des rencontres et de l’évolution de la thèse.
18Aujourd’hui, les travaux autour de l’accompagnement à la réflexivité se poursuivent en didactique des langues, tout comme la volonté épistémologique de visibiliser l’historicité des chercheur.e.s. L’ouvrage collectif Autobiographie, réflexivité et construction des savoirs en didactique des langues (Molinié, 2023) illustre cette volonté en s’intéressant à l’élaboration des savoirs et des savoir-faire des étudiants de licence, de master et de doctorat en sciences humaines et sociales et particulièrement en didactique des langues. Les enjeux de la réflexivité en doctorat sont abordés à partir d’une enquête menée dans plusieurs Écoles doctorales et la présentation du « Portfolio réflexif du doctorant » (Cayet et Ruet, 2023, p. 89-120). Le dernier chapitre de l’ouvrage intitulé « Récits de soi et performativité de la recherche » comporte également les récits sociobiographiques de six sociolinguistes et didacticien.ne.s des langues. L’enjeu est de cheminer vers une méthodologie sociobiographique inscrite au cœur de la formation des praticien.ne.s-chercheur.es :
En retraçant des itinéraires d’acteurs sociaux engagés dans des collectifs de production scientifique, ces récits transmettent, in fine, les codes et règles non écrites qui permettront aux jeunes chercheurs de créer, à leur tour, des liens entre agentivité, éthique, praxéologie et fonction d’historicité dans leurs champs scientifiques. (Molinié, 2023, p. 164)
Ainsi, retracer son parcours serait pertinent pour mettre au jour sa question ; celle qui apportera de la cohérence aux parcours sociobiographique et théorique, par-delà les contraintes académiques :
Est-ce si certain que l’identité professionnelle d’un enseignant-chercheur en didactique des langues soit toujours en phase avec sa personnalité ? Les pressions, les contraintes, les hiérarchies, la temporalité de la vie académique universitaire ne favorisent ni ce rapprochement ni cet épanouissement.
C’est sans doute pourquoi il est nécessaire de revenir à sa vie intérieure pour comprendre sa trajectoire et le sens de ses choix. En somme, cela équivaut à une reconnaissance interne, à la mise au jour de sa question, procédé bachelardien par excellence : il ne peut y avoir de connaissance scientifique sans question préalable. (Spaëth, 2023, p. 210)
Pour des doctorant.e.s dont le parcours de recherche s’ouvre, comment mettre au jour cette question initiale si fondamentale dans la constitution de leur identité de sujet-chercheur ? L’enjeu est important car il s’agit non seulement de porter un regard plus lucide et éclairé sur leurs choix, mais également d’accéder à un sentiment de congruence permettant de motiver le travail de thèse et de lui offrir plus de chance d’arriver à son terme. Mais comment articuler l’analyse des parcours et la recherche en tant que plus-value scientifique ?
19Dans les entretiens que Magali Ruet et moi (2023) avons menés et les extraits de thèse que nous avons consultés, nous avons pu constater que les écrits sociobiographiques, quand ils existent, sont brefs et trouvent généralement leur place dans des espaces paratextuels : en annexe, dans des encarts ou en introduction, jamais dans le corps de la thèse. À l’échelle de notre corpus d’enquête, seules Magali Ruet et moi nous sommes « auteurisées » à le faire, certainement grâce à notre formation doctorale et à notre directrice de thèse. Néanmoins, nous avons toutes deux choisi de faire apparaître ce passage en italique et en retrait par rapport au reste du texte, comme pour signaler le surgissement de notre subjectivité dans cet écrit académique, fort conscientes du sentiment d’incongruité que cela pourrait peut-être susciter chez nos lecteur.rices. Il était donc d’autant plus important de justifier scientifiquement ce choix.
20Nous avons toutes deux décidé de positionner ces écrits dans la partie consacrée aux cadres méthodologique et épistémologique de nos études. Pour Magali Ruet, cela a pris la forme d’un extrait sociobiographique de quatre pages consacré à ses « trajectoires de mobilité », ce qui n’est pas anodin puisque sa thèse porte sur les mobilités étudiantes dans l’espace européen (Ruet, 2019, p. 148-152). Pour ma part, j’y ai inséré un récit sociobiographique de quatorze pages (Cayet, 2020, p. 51-64 ; Cayet, 2024, p. 35-48). Je justifie ce choix en expliquant qu’« à travers le prisme de mon parcours de vie, ce sont les questions vives de la recherche qui sont mises en perspective et incarnées par l’explicitation de mon rapport à l’altérité linguistique et socioculturelle, à l’agir professoral, au savoir » (Cayet, 2024, p. 34). J’ai articulé ce texte autour de la notion d’« épreuve » appréhendée comme un nouvel analyseur de la société et du sujet socio-historique : ces épreuves correspondent à des moments décisifs dans l’histoire de l’individu au sein des quatre grands domaines institutionnels : « la vie de famille », « l’empreinte scolaire », « le rapport au travail » et « la relation à l’espace et à la modernité » (Martuccelli, 2006). Mon autobiographie sociolangagière a donc mis en lumière quelques « épreuves-types » au sein de ces domaines et mis en évidence certaines lignes de force qui fondent aujourd’hui, au moins en partie, mon identité de sujet-chercheur.
21La manière la plus classique de relier parcours de vie et parcours de recherche est évidemment « le rapport au travail », quand il existe. Dans mon cas, le fait d’avoir exercé dans des UPE2A pendant une dizaine d’années a joué un rôle important dans le choix de mon terrain de thèse. Cependant, ma question de recherche est également reliée à des préoccupations plus profondes et c’est l’écriture de mon autobiographie sociolangagière qui les a mises en lumière car je n’en avais pas conscience, si ce n’est confusément. En effet, j’ai choisi de m'engager dans une recherche-action dans le cadre de laquelle j’ai fait l’expérience de la pratique philosophique avec des adolescents plurilingues inscrits en Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants (UPE2A). Ma question de départ portait sur les ressorts d’une approche interculturelle phénoménologique, au sens de Martine Abdallah-Pretceille (1999), une approche interculturelle capable de favoriser la rencontre et l’inclusion, au sens plein du terme, c’est-à-dire l’a-ccueil de l’altérité qui implique, étymologiquement, de se déplacer (ad-) pour mieux se rassembler (-colligere). À l’origine de cette question, il y a évidemment les phénomènes d’exclusion et d’insécurité que subissaient mes anciens élèves et qui m’ont beaucoup préoccupée lorsque j’exerçais en UPE2A. L’émergence de cette question qui va m’animer, m’occuper et, oserais-je dire, me « hanter » pendant plusieurs années de thèse n’est certainement pas dénuée de liens avec d’autres aspects de mon parcours : l’échec scolaire que j’ai connu au lycée ; le fait que mes parents soient des transfuges de classe ; la grande diversité linguistique et socioculturelle au sein de ma famille ; mon adolescence en banlieue parisienne dans les années 1990 ; ou encore le fait d’avoir vécu moi-même des discriminations et des difficultés d’intégration lors d’une expatriation en Angleterre.
22Mon parcours sociolangagier dans les domaines familial, scolaire, universitaire et professionnel est fortement traversé par la dialectique de l’inclusion et de l’exclusion (socioculturelle, linguistique). La mise en lumière et en partage de certaines « épreuves » de mon parcours, au sens du sociologue Martuccelli (2006), constitue « un pacte de lecture » qui prend le risque de dévoiler les sources subjectives de l’étude pour en faire un gage d’objectivation et d’honnêteté intellectuelle. Lorsqu’un.e jeune chercheur.e s’engage dans une recherche-action, il existe souvent un désir de réparation mais s’il n’est pas analysé et objectivé, le risque est qu’il aveugle et biaise le travail scientifique. Il ne s’agit pas de réduire à néant ce désir sous-jacent, mais d’avoir, au tant que possible, conscience de ses sources grâce à l’écriture sociobiographique et de le maîtriser à l’aide d’une méthodologie qui prend en compte l’implication du sujet-chercheur dans la production de ses données.
23L’ensemble de ma thèse, sa structure même, a donc cherché à épouser le mouvement dialectique d’une recherche historicisée qui « tente […] de relier l’agir passé (ailleurs) et l’action présente (ici) » (Molinié, 2015, p. 12) mais aussi d’articuler l’éthique de conviction (Gesinnungsethik) et l’éthique de responsabilité (Verantwortungsethik) (Weber, 1959). Il s’agissait d’expliciter en quoi cette recherche-action était à la fois reliée à mes valeurs, expériences, convictions, et capable d’adapter les moyens de sa mise en œuvre grâce à une réflexion responsable et aussi explicite que possible, sur ses causes et ses effets. Le but était ainsi de sortir de « l’alternative rituelle de l’objectivisme et du subjectivisme dans laquelle les sciences de l’homme se sont laissé enfermer » (Bourdieu, 1972, p. 156).
24J’ai donc choisi de structurer ma thèse autour de trois spirales réflexives, reprenant à mon compte le principe méthodologique de la recherche-action élaboré par Kemmis et Mc Taggart (1988, p. 14) qui se caractérise par une dynamique spiralaire : le/la praticien.ne-chercheur.e, par cycles, investit le terrain, agit-observe en s’appuyant sur des questionnements (en lien avec des théories et un plan d’action) qui vont être partiellement résolus et renouvelés par l’action et l’analyse postérieure, ce qui permet alors d’ouvrir un nouveau cycle et ainsi de suite... Chaque partie de ma thèse correspond à une spirale de la recherche-action. Le but était de rendre compte de la constitution et de l’analyse progressives de mes résultats et ainsi, mettre en lumière l’élaboration concomitante d’une action et d’une recherche. Par certains aspects, ma thèse s’apparente à un récit relativement chronologique, néanmoins constitué d’aller-retours réflexifs. Elle présente l’inconvénient de comporter quelques redites mais l’enjeu est bien de « remettre sur l'établi » certains points déjà abordés et analysés lors des spirales précédentes afin de les renforcer ou de les mettre à l’épreuve lors de l’action suivante. Par ce choix méthodologique et structurel, j’ai tenté de pallier le problème de la relativité du « récit de recherche » que l’on « écrit a posteriori lorsqu’on en publie les résultats et, à partir d’eux, la méthode suivie (et non l’inverse), récit en forme de reconstruction qui tend à idéaliser une méthode au moins partiellement réinventée après coup » (Blanchet, 2009, p. 148-149).
25Au contraire, ma thèse a cherché à mettre en histoire le lien constant et dynamique existant entre sujet, action et recherche en rendant visibles les incertitudes épistémologiques et méthodologiques, et considérant, à la suite de Moriceau et Soparnot, que :
Il faut avant tout […] adapter [la méthode] à ce que l’on recherche et aussi à son propre projet, à sa sensibilité, à ses possibilités d’accès, à ce que l’on rencontre, à ce qui nous résiste et à ce qui nous surprend. On peut bien entendu partir de méthodes éprouvées, mais tout en sachant qu’il reste alors un travail clé d’appropriation, de traduction et d’adaptation et que ce travail est au cœur de l’art de la recherche. (Moriceau et Soparnot, 2019, p. 10)
Mettre en lumière cet art-isanat de la recherche, ses trouvailles aussi bien que ses failles, est un enjeu éthique pour la transmission du travail de thèse auprès de nos évaluateur.rices, mais également auprès de nos pairs.
26La méthode et la forme choisies pour mener et relater ma recherche-action ne constituent qu’un exemple parmi d’autres possibles. Elles ont été un moyen d’historiciser mon positionnement, à la fois à travers l’écriture sociobiographique et une structure en spirales réflexives : un choix éthique particulièrement nécessaire à mes yeux dans la mesure où j’étais engagée dans une recherche-action interventionniste qui visait la trans-formation à travers une proposition innovante sur le terrain éducatif. Or, comme l’écrit Macaire, « maîtriser le changement en didactique des langues, c’est vivre un processus en tensions permanentes, doser les acquis et le projet de devenir. C’est convoquer le sens des actions et sa propre responsabilité éthique » (Macaire, 2007, p. 95).
27Vivre un processus en situation, c’est donc incarner son contexte, ce qui implique de s’engager dans ce que Debono et Pierozak (2015) ont appelé une « contextualisation impliquée ». Pour Castellotti, il devient alors nécessaire de :
pens[er] fondamentalement, la diversité humaine constitutive des situations d’appropriation. Cela implique de s’intéresser d’abord aux parcours de ceux qui s’y engagent, aux relations qui les caractérisent, au statut que, en tant que chercheur-e-s, nous pouvons leur attribuer à travers les interprétations que nous en faisons et qui sont aussi tributaires de nos parcours et des relations que nous instaurons par nos implications dans ces situations et par notre positionnement vis-à-vis des institutions. (Castellotti, 2014, p. 123)
L’autrice met en évidence l’enjeu à la fois éthique et politique qui sous-tend l’analyse de nos parcours et de nos postures. La sociologie clinique rappelle également que :
La dimension politique [...] se comprend dans cette perspective où l’historicité désigne la dynamique même de la lutte entre instituant et institué à l’œuvre dans toute situation sociale, l’instituant étant compris comme la signification émergente fruit de la réflexion et de l’action transformatrice des sujets sociaux sur l’institué. (Faure, 2019, p. 324).
- 3 Le dispositif CIFRE (Convention industrielle de formation par la recherche) permet aux entreprises (...)
Sandrine Graf, l’une des jeunes docteures que Magali Ruet et moi avons interviewée exprime particulièrement bien les dynamiques et les tensions politiques et éthiques qui l’ont traversée. Elle partage en annexe de sa thèse un texte qu’elle a intitulé « Exercice de réflexivité (complément général) » qui s’apparente à une autobiographie intellectuelle. Elle y raconte que le premier jet rédactionnel de sa thèse s’apparentait à « un plaidoyer pour le monde corporate » pour lequel elle travaillait dans le cadre d’une convention CIFRE3. Quand sa directrice de thèse le lui a fait remarquer, Sandrine s’est engagée dans un processus réflexif. Elle écrit que cette remarque « ricoche à l’intérieur d’elle-même » et elle se demande alors pourquoi elle ne parvient pas à s’émanciper de son terrain. La lecture d’un ouvrage de Chamayou (2018) sur le libéralisme autoritaire l’« ébranle », ainsi que ses discussions avec un ami anarchiste. Elle s’ouvre alors à de nouvelles lectures, qu’elle qualifie de « révolutionnaires ». Ce moment est décisif dans son parcours :
Et c’est, soudain, une quête personnelle libératrice : je m’étais trompée de combat. Parce que je n’ai pas à me battre. Exister, c’est déjà bien suffisant. [...] Il n’y a pas de distinction entre l’entreprise et la recherche, entre mon terrain et mes cadres théoriques : il y a moi, au milieu de tout ça, traversée par tout ça, qui fait sens de tout ça, du mieux que je peux. [...] le doctorat est une aventure quasi-métaphysique qui te transforme en profondeur, [...] il ne faut pas avoir peur de se laisser déchirer, arracher à soi, bouleverser, modeler, enfin, par les savoirs et les expériences. [...] Je suis ravie de m’être forgée un nouveau regard sur le monde, apaisant parce que cohérent, complexe sans tout compliquer. (Graf, 2021, p. CLIV-CLVI)
Cette lutte entre l’institué et l’instituant (Lourau, 1988 ; Faure, 2019) est en effet le lieu du politique : il offre les conditions de possibilité d’une reconfiguration socio-historique à travers l’avènement d’un sujet-chercheur réflexif qui devient conscient des cadres et des outils dans lesquels et avec lesquels il travaille. Ainsi, cette jeune docteure nous confiera, comme d’autres personnes interviewées, qu’elle a fait apparaître ce texte réflexif dans sa thèse par souci d’ « honnêteté intellectuelle » bien que sa directrice de thèse n’y soit pas très favorable.
Il existe un lien étroit entre la réflexivité, l’agir et la responsabilité éthique :
[l’attitude réflexive] permet un développement de l’agir car elle encourage par un mouvement rétrospectif de la pensée à convoquer les valeurs (le bien, le possible, l’impossible, le recommandable…) et aboutit à une meilleure intelligibilité de sa propre action, ce qui est la condition d’un agir éthique. (Cicurel & Spaëth, 2017, p. 13)
La thèse est un moment non seulement formateur, mais aussi profondément transformateur par sa durée et son intensité, qui laisse une empreinte dans la vie d’une personne, parfois douloureuse, notamment en raison de l’isolement et de l’absence d’un accompagnement à la réflexivité comme nous l’ont rapporté plusieurs jeunes chercheur.e.s interrogé.e.s. Même s’il manque encore des études longitudinales sur le sujet, on peut émettre l’hypothèse que des pratiques réflexives conscientes et partagées pourraient avoir des effets positifs, non seulement sur la scientificité des études mais également sur l’investissement et la motivation des doctorant.e.s. Une piste serait, par exemple, de créer des espaces et des temps dédiés à ces pratiques, comme cela est proposé dans le Manuel d’autodéfense universitaire (2022) rédigé par un collectif de doctorant.e.s et de jeunes chercheur.e.s. En effet, ce travail réflexif et dialogique semble essentiel car il permet d’advenir en tant que sujet-chercheur ; un sujet-chercheur impliqué dans une situation socio-historique particulière toujours en devenir dont il est partie prenante puisqu’il en est à la fois le produit et, en partie, l’auteur par sa recherche.
28En conclusion, remarquons que la thématique de la Journée NEQ, « historicité, historicisation », est particulièrement d’actualité au moment où l’on va désormais demander aux jeunes docteur.e.s de prêter serment, à l’issue de leur soutenance, de la manière suivante :
En présence de mes pairs.
- 4 Article 16 de l’arrêté du 26 août 2022 modifiant l’arrêté du 25 mai 2016 fixant le cadre national d (...)
Parvenu(e) à l'issue de mon doctorat en [xxx], et ayant ainsi pratiqué, dans ma quête du savoir, l'exercice d'une recherche scientifique exigeante, en cultivant la rigueur intellectuelle, la réflexivité éthique et dans le respect des principes de l'intégrité scientifique, je m'engage, pour ce qui dépendra de moi, dans la suite de ma carrière professionnelle quel qu'en soit le secteur ou le domaine d'activité, à maintenir une conduite intègre dans mon rapport au savoir, mes méthodes et mes résultats. (2022)4