1En partant de l’idée de mettre en œuvre des démarches didactiques fondées sur des documents historiques en classe de FLE, les réflexions qui suivent se basent sur deux axes :
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d’abord sur la dimension altéritaire qu’est susceptible de porter un document historique produit en une autre langue, en l’occurrence en français,
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puis sur l’effet de l’histoire, c’est-à-dire sur le fait que les héritages du passé, qui sont également des héritages langagiers, ici l’« histoire nationale » enseignée dans les écoles grecques, s’imposent dans les perceptions des élèves et affectent leur compréhension à leur insu.
2Pour ce qui est du premier point, l’objectif consiste à proposer différentes visions sur le « fait » historique, à mettre en relief et à travailler les divergences et même les contradictions entre les langues et les points de vue exprimés par celles-ci. Dans le contexte de la didactique des langues, l’aspect altéritaire d’une histoire en langue étrangère pourrait constituer un motif puissant de problématiser les sens des langues. Par conséquent, ce sont plus les aspects langagiers que les contenus historiques qui se situent au centre de ces réflexions.
3L’objectif de ces démarches n’a rien à voir avec une juxtaposition de sources historiques qui vise à une vision plus renseignée ou même à une représentation plus « exacte » du passé. Ce qui m’intéresse, c’est la confrontation des élèves à l’altérité des histoires écrites/dites en langue étrangère et, du coup, à des processus compréhensifs qui créent des sens langagiers autres, de sorte qu’ils pensent et prennent conscience de l’historicité de leurs propres visions. Il s’agit ainsi de déstabiliser leurs certitudes et les amener à questionner leur compréhension et l’évidence de celle-ci.
4Par ailleurs, il importe d’expliciter que dans ce travail, la temporalité s’inscrit dans un paradigme koselleckien, selon lequel le passé et le présent se lient par une continuité (Koselleck [1975] 1997) ; celle-ci amène à l’inscription de l’histoire dans l’expérience des élèves, sa transmission dans leur imaginaire à travers une « fusion » entre le passé et le présent (Gadamer, 1996 : 326-329). Une archéologie de l’histoire qui met l’accent sur les ruptures temporelles et conçoit le temps historique selon un paradigme discontinuiste (pensons notamment aux grandes dates et aux périodes distinctes à partir desquelles on étudie les civilisations, les sociétés, les économies, les politiques, les créations intellectuelles, etc.) se trouve aux antipodes des principes des démarches présentées.
5Ici, la conception de l’historicité n’est pas non plus liée au passé en tant que répartition fonctionnelle du temps. Elle s’étend à « l’incidence de la pluralité des temporalités » (Werner et Zimmermann, 2004 : 36) et des contextes dans lesquels s’inscrit la construction du sens. Ainsi, l’historicisation des contenus langagiers en classe de langues constitue une approche plus large qui vise à l’altérisation et la problématisation des sens et qui recouvre une multitude de démarches et de propositions didactiques qui pourraient s’inspirer de tout moment et de tout lieu. Le travail à partir des documents historiques en langue étrangère n’est qu’une manière possible d’illustrer cette notion.
6Historiciser alors un contenu en didactique signifie articuler les principes fondamentaux de la réflexivité et de la pluralité temporelle qui entrent dans la construction du sens langagier pourvu que l’on envisage ce sens-ci comme une production située dans le temps et dans l’espace.
7Par la suite, c’est la mise en œuvre d’une démarche didactique réalisée en classe de FLE et qui vise à l’historicisation de la compréhension des élèves qui sera développée. Elle se fonde sur une thématique familière à ceux-ci, tant à travers la matière d’histoire enseignée à l’école qu’à travers la mémoire collective grecque exprimée en leur langue première. Elle se base sur la confrontation des élèves à la même thématique produite à partir d’une perspective étrangère, en l’occurrence francophone. Cette démarche de croisement des histoires s’appuie sur des activités de compréhension planifiées qui partent de l’identification pragmatique jusqu’à l’interprétation des documents. Nous présenterons enfin le travail effectué avec les élèves, leurs réactions et l’analyse de celles-ci.
8Avant de décrire notre démarche didactique, précisons que la confrontation des récits en grec et en français ne signifie pas que ces histoires représentent de manière déterministe respectivement la perspective grecque et française. Il s’agit plutôt de « construire des comparables » (Ricœur 2007), c’est-à-dire de mettre en valeur des similitudes et des différences entre des produits historiques susceptibles d’être comparés, ici entre des histoires en langues différentes. D’ailleurs, la référence nationale ne constitue pas nécessairement un critère d’altérité car la familiarité ou l’étrangeté est possible indépendamment de l’appartenance nationale ; de surcroit, le choix de l’écriture d’un « roman national » est remis en question par des historiographes qui proposent de réécrire les histoires selon des approches transnationales ou postnationales (Bertrand 2013, Boucheron 2017, Charbonneau et Nadeau 2008).
9Encore une précaution à prendre pour ce qui est de la comparaison des histoires et de la reconnaissance de l’existence des histoires au pluriel, c’est que cette démarche ne valorise pas tous les points de vue. C’est la confiance à la discipline historique et la conviction de l’importance de son effet qui se trouvent à l’origine de cette proposition et non pas une intention de relativisme ou même de révisionnisme. Les récits historiques proposés aux élèves présentent les mêmes faits historiques tout en mettant la lumière sur différents aspects de ceux-ci.
10Sur la base de ces précisions d’ordre épistémologique et méthodologique, j’ai planifié et réalisé des interventions didactiques axées autour de sujets historiques qui font partie de connaissances scolaires ou plus générales des élèves et qui, en même temps, affectent leur perception et compréhension du monde. Un de ces sujets a été les Ottomans ; il a été proposé aux élèves de la deuxième classe du collège (la moyenne d’âge des élèves grecs est d’environ 14 ans à ce niveau).
11Dans la mémoire collective grecque, les Ottomans sont les « autres » qui sont responsables de l’exclusion de la Grèce de grandes évolutions humanistes, artistiques et scientifiques de l’Europe de l’Ouest. Gilles Bertrand (2003 : 21), chercheur dans le domaine des relations helléno-turques, remarque à ce propos que l’historiographie grecque contemporaine emploie un terme négativement connoté pour désigner la période pendant laquelle la Grèce faisait partie de l’Empire ottoman, celui de tourkokratia, qui a duré plus de cinq siècles et qui a même inspiré la « turcophobie occidentale » (ibid.).
12Puis, une série de faits historiques du siècle passé ont posé et continuent de poser des points de friction majeurs dans les relations bilatérales : les « épurations religieuses » de la période 1912-1922 (terme également employé en grec pour désigner la disparition des orthodoxes de l’Asie mineure), plus tard l’intervention militaire à Chypre qui a abouti à l’occupation du nord de l’île, à sa partition et, depuis les années 1970, à la contestation sur la prédominance dans la mer Egée, question aggravée par la revendication de l’exploitation économique des eaux territoriales et par la question migratoire.
13Aujourd’hui, les médias de masse grecs rapportent régulièrement des contentieux plus ou moins graves dans les zones frontalières alors que les discours des hommes politiques turcs figurent quotidiennement dans les titres des journaux papier, des journaux télévisés et des sites web.
14Mon intervention dans la classe de FLE présuppose que pendant le cours d’histoire, les élèves ont déjà travaillé en grec sur le sujet des Ottomans. Je présente ci-dessous deux extraits des manuels scolaires d’histoire, traduits ici en français (pour la compréhension des lectrices et des lecteurs francophones), qui nous ont servi de points de départ au processus de confrontation avec les documents en français :
- 1 Histoire aux Temps Byzantins (Glentis et al., 2006 : 102) traduction en français par mes soins.
- 2 Les Αkrites étaient des Grecs chargés de protéger les frontières orientales de l’Empire byzantin. L (...)
- 3 Histoire du Moyen Âge et des Temps Modernes (Dimitroukas et Ioannou, 2013 : 65-66)
Extrait 1. Manuel scolaire Histoire aux Temps Byzantins1
« Ι. L’expansion des Turcs et derniers efforts pour leur endiguement
Les Ottomans et leurs conquêtes
Les Ottomans étaient une tribu turque distincte des Seldjoukides, nomades asiatiques qui ont immigré dans une région près de Bursa. Les Ottomans ont d’abord été organisés par le sultan (souverain) Othman ou Osman, d’où leur nom. Ils ont tiré profit de l’abolition des Αkrites2 byzantins après 1261 et ont valorisé l’institution islamique des ghazis (c’est-à-dire des soldats fanatiques de l’Islam), afin de bloquer et de forcer, au bout de pièges de longue durée, les villes grecques à reddition. De cette manière, ils ont progressivement conquis toute l’Asie Mineure.
Le besoin de renforcement de l’armée des Ottomans a conduit à l’enrôlement des enfants chrétiens (appelé paidomazoma) et la constitution du bataillon d’élite des janissaires (« nouvelle armée »).
Au milieu du 14e siècle les Ottomans sont passés à l’Europe et ont conquis la Gallipoli fortifiée (1354). Les peuples balkaniques divisés ont cédé aux forces supérieures des Ottomans. À la bataille de Kosovo (1389) les Serbes ont été vaincus et ont reconnu la suzeraineté ottomane.3
ΙΙ.Le Byzance en déclin et la soumission à des conquérants
Le paidomazoma
Les Ottomans ont imposé aux peuples conquis le paidomazoma. Pour couvrir leurs besoins militaires, ils prenaient, dès le plus jeune âge, les enfants mâles puissants des chrétiens, ils les convertissaient à l’islam, ils les fanatisaient et ils leur enseignaient l’art de la guerre dans des camps spéciaux. A partir de ce recrutement violent ils ont créé les ordres des Janissaires, qui étaient réputés pour leur combativité et leur dureté à l’égard de leurs adversaires. »
Le premier paragraphe de cet extrait, intitulé Les Ottomans et leurs conquêtes, décrit l’avancée ottomane vers l’Ouest en définissant l’origine de la tribu ottomane et en retraçant les moyens par lesquels celle-ci est arrivée à conquérir l’Asie Mineure et une grande partie des Balkans. En effet, ce document consiste en un récit pour l’essentiel militaire, qui souligne les institutions ayant assuré la puissance de l’armée ottomane ainsi que son avancée sur le territoire de l’Asie Mineure et de l’Europe. Le deuxième se concentre sur le paidomazoma, une institution ottomane qui consistait à enrôler des enfants chrétiens.
15Ainsi, en langue grecque, qui dit « Ottomans » désigne implicitement ce peuple qui a envahi l’Empire byzantin grâce à sa suprématie militaire ; ils constituent les ennemis principaux et, d’un certain point de vue, fatals de Byzance. De surcroît, cette négativité s’inscrit dans une continuité avec la perception des Turcs contemporains.
16Mon objectif est justement que les élèves interrogent ce sens en le croisant avec d’autres sens construits en langues étrangères. Pour ce faire, j’ai opté pour une série documentaire à thématique historique intitulée Islam : L’empire de la foi produit et réalisé par Robert Gardner, qui a été diffusée sur la chaîne Planète et est disponible sur You tube depuis 20154. La série est de production américaine et traduite en français en voice-over5. Elle détaille l’histoire de l’Islam et elle est répartie en trois épisodes : Le messager, L’éveil et Les Ottomans. Les élèves ont suivi en français le dernier épisode, les Ottomans. Je cite ci-après la transcription des minutes 8 à 12, qui correspondent à la thématique traitée dans cet article.
Extrait 2 : Transcription tirée de Islam-L’empire de la foi.
En réalité, les Ottomans ont moins de problèmes avec les chrétiens qu’avec les autres musulmans qui tentent pour leur part de défier les nouvelles lois.
Les Ottomans sont confrontés à un problème de bureaucratie ou plutôt de gestion ; un grand nombre de musulmans sous domination ottomane est encore organisé en royaumes primitifs et les anciennes rancunes sont tenaces. Ces familles claniques ont gardé certaines prétentions de gloire dynastique. Les Ottomans craignent constamment qu’elles ne se soulèvent et créent une rébellion. Il serait par conséquent imprudent d’intégrer cette population dans leur armée. Ils décident de recruter des enfants qui ne sont apparentés à aucune famille musulmane : ils vont pour cela dans les Balkans et enrôlent des enfants chrétiens.
Cette coutume porte le nom de devshirme. En théorie les jeunes garçons sont les esclaves du sultan mais on ne les traite pas comme tels. On les convertit tout d’abord à la foi musulmane, on leur enseigne les rituels de la toilette et de la prière ainsi que les langues ottomanes et arabes. Cette pratique sert un but politique autant que religieux. Le devshirme permet aux Ottomans de créer une caste nouvelle sans trahir d’autres tribus ou d’autres familles.
Ces enfants ont un avenir si brillant que souvent les Turcs ou même les musulmans prétendent que leurs enfants sont chrétiens et les enregistrent auprès des responsables du devshirme. Ce système est vraiment unique parce que les enfants ne font allégeance qu’au Sultan, il n’y a plus de notion de famille, de pays ou autre.
On offre ainsi à ces enfants le meilleur enseignement possible au monde. Ils pourront prétendre aux positions les plus élevées de l’Empire.
Ceux qui sont doués vont dans les écoles du Palais et accèdent à différents grades de hauts fonctionnaires : ils sont Vizirs ou Gouverneurs, certains deviennent même Grand Vizir. Ceux qui sont robustes rejoignent le corps des Janissaires.
Les Janissaires représentent l’élite de l’infanterie du Sultan. Cette armée va imposer son modèle pendant des siècles.
Ce sont de très bons soldats, entraînés comme des machines, ils ne craignent pas la mort et sont redoutables et ils n’ont d’amour que pour leur Sultan.
On les forme avec la précision, la discipline et le grand apparat d’une armée moderne. Pour la première fois les guerriers portent l’uniforme et vont au combat au son d’une fanfare militaire. Les Janissaires sont redoutés dans tout le monde occidental. Ils représentent une force digne de ce nouvel empire islamique et de ses ardents désirs de conquêtes.
17Les démarches entreprises ont été planifiées sur la base d’activités de compréhension croisant les perspectives historiques et leurs formulations. L’établissement de la grille de lecture suivante vise à inciter les élèves à comparer les significations d’un texte à l’autre, à croiser les points de vue exprimés, à s’interroger sur les motifs des divergences des documents historiques tout en travaillant de manière herméneutique et heuristique face à la différenciation des positionnements. Plus précisément, les questionnements compris dans la grille pourraient être regroupés en quatre processus principaux :
18De quels types de documents s’agit-il ? Pour chacun : qui en sont les auteurs ? À quel public s’adressent-t-ils ? Quels sont leurs objectifs/intentions ? Quel est le sujet principal abordé dans les documents ?
19Comment les documents sont-ils structurés ? À quels éléments du sujet accordent-ils une place majeure et, réciproquement, auxquels accordent-ils une place marginale ? Existe-t-il des éléments qui font défaut dans l’un ou l’autre document ?
En quoi les descriptions historiques se ressemblent-elles ? En quoi se différencient-elles ? Est-ce qu’il y a des informations dans un document qui confirment ou contredisent celles d’un autre ?
20Comment les documents présentent-ils les personnages historiques ? Quel est le sens donné aux événements et quelle est l’image des peuples impliqués ?
Quel(le)s sont les mots/expressions qui appuient ou renforcent ces présentations ? Y a-t-il des continuités/discontinuités, voire des contradictions sémantiques entre ces mots/expressions ?
Y a-t-il une dimension conflictuelle dans les documents ? Quelles en sont les parties prenantes et quelles sont les modalités de mise en scène langagière du conflit ?
Quel est l’effet de l’imaginaire sur langues et, inversement, des langues sur l’imaginaire dans les documents ?
21Quelles sont les raisons des divergences informatives et sémantiques entre les deux documents ?
Les auteurs pourraient-ils être porteurs d’intérêts particuliers ? Pourraient-ils chercher à influencer leur public en un certain sens ?
Quel est l’effet de leur appartenance à une compréhension collective ? Quels sont les mots/expressions qui traduisent cette appartenance ?
22Dans les grandes lignes, après quelques questions sur l’identification du contexte pragmatique des documents, les élèves sont incités à examiner leur contenu informatif, pour continuer avec une approche historico-sémantique et finalement interprétative des descriptions. Dans le cas du sujet des Ottomans, les questionnements ont été articulés autour de trois thématiques communes aux documents : les ghazis, la prise de Bursa et l’institution du devshirme.
- 6 Il faut noter qu’en raison justement du devshirme, conjointement à l’interdiction de porter les arm (...)
23Pour des raisons d’économie d’espace, j’analyserai ici la dernière thématique traitée en classe : l’institution du devşirme (en turc) (en caractères latins devshirme) ou du paidomazoma (en grec), un sujet sensible pour la compréhension collective grecque. Le paidomazoma s’inscrit effectivement dans un esprit de ressentiment et fait partie de sujets pénibles pour la mémoire grecque. Il s’agit d’un système d’islamisation forcée qui est présenté dans les manuels d’histoire comme une des peines implacables infligées aux sujets chrétiens de l’Εmpire ottoman6.
24Les termes du mot composé grec ne témoignent pas de violence (« paidi » veut dire « enfant » et « mazoma » « ramassage », donc paidomazoma signifie littéralement « ramassage d’enfants »). Par contre, le paidomazoma constitue une expérience traumatique enracinée dans la mémoire collective ; il est significatif qu’il soit également appelé l’« impôt sur le sang ». Je regroupe la démarche comparative des documents aux points principaux suivants.
25Comme je viens d’expliquer, en grec, le paidomazoma est interprété comme moyen de renforcement, voire d’enrichissement, de la population turque, et en retour comme système de mutilation qualitative, de saignée de la population grecque.
- 7 Les prénoms des élèves sont anonymisés en ne citant que l’initiale.
26En revanche, avec les élèves on a repéré dans le document audio-visuel une divergence considérable sur les motifs de l’institution. Celui-ci présente le devshirme comme une stratégie qui visait à contrebalancer le pouvoir et l’ambition grandissants de la noblesse turque dans l’administration et dans l’armée ainsi qu’à éviter à la dynastie ottomane le déclenchement de rébellions par les grandes familles musulmanes à « prétentions de gloire dynastique » (extrait du documentaire). Selon cette perspective, les Ottomans s’inquiétaient plus de l’insoumission des musulmans que des chrétiens si bien qu’« il serait imprudent d’intégrer cette population [musulmane] dans leur armée. Ils décident de recruter des enfants qui ne sont apparentés à aucune famille musulmane : ils vont pour cela dans les Balkans et enrôlent des enfants chrétiens » (ibid.). La mise en relief de cet aspect inconnu initie les élèves à une perspective produite en langue étrangère et différenciée sur le fait historique. Nous avons relevé les réactions des élèves pour constituer un corpus. Citons ainsi la réaction d’un des élèves7 :
Extrait du corpus élèves n.1
Ar. : « Notre manuel veut montrer qu’ils visaient les enfants chrétiens, comme s’il y avait de la haine, de l’obsession … C’était un projet, ils pourraient par exemple prendre d’autres enfants pourvu qu’ils ne soient pas musulmans. »
Cet élève s’aperçoit déjà de l’écart entre les récits ainsi que de l’existence de projets différents derrière celui-ci. Confronté au récit francophone, il se doute des intentions de son manuel scolaire et il se montre plus confiant à l’égard de la perspective étrangère.
27Les réactions des élèves étaient obtenues en leur langue première pour ce qui est de la partie ouverte qui exprimait leurs impressions et en français pour la partie fermée qui justifiait leurs réponses selon le documentaire.
28En plus des raisons citées sur l’établissement du devshirme, l’aspect altéritaire du document en français relève de la description elle-même de l’institution. En faisant abstraction de la peine des familles privées de leurs fils, de leurs garçons enlevés et déracinés de leur foyer familial, le document met en scène des enfants heureux, à qui sont enseignés les rituels musulmans de la toilette et de la prière dans l’ambiance calme et luxueuse du palais. Les élèves voient – l’image contribue ici de manière principale à la compréhension – et écoutent une description insolite par rapport à ce qu’ils apprennent et pensent du paidomazoma :
Extrait du corpus élèves n.2
M. : « Nous, on connaissait seulement qu’ils [les Ottomans] prenaient les enfants à leurs familles … à l’âge le plus tendre, les plus jolis, les plus doués. »
Extrait du corpus élèves n.3
K. : Le manuel dit qu’ils [les Ottomans] les recrutaient, on comprend donc qu’ils [les recrues] vivaient dans des camps. Le documentaire dit qu’ils vivaient dans un palais et qu’ils étaient bien traités.
Cette présentation du devshirme comme une chance de vie entre en pleine contradiction avec le malheur dans lequel il plongeait les chrétiens. Il est avancé en résonance avec les images d’un palais oriental et d’enfants heureux, si bien qu’il a été perceptible par la plupart des élèves. Bien que surpris de ce nouveau point de vue, ils sont pas à pas amenés à découvrir qu’il s’agit effectivement des deux faces de la même médaille, et que dans chacune des langues on met en avant une partie différente de l’histoire :
Extrait du corpus élèves n.4
Al. : Le manuel montre le recrutement, qu’ils [les Ottomans] les [les garçons chrétiens] arrachaient à leurs parents et à leur famille, ce qui est très dur.
Extrait du corpus élèves n.5
M. : Le documentaire nous montre le bon aspect. Il ne nous montre pas le début.
Ainsi, le documentaire souligne le bon traitement des enfants, qui sont appelés à un destin extraordinaire, tout en utilisant des arguments susceptibles d’appuyer cette version. Une historienne renchérit que « ces enfants ont un avenir si brillant que souvent les Turcs ou même les musulmans prétendent que leurs enfants sont chrétiens et les enregistrent auprès des responsables du devshirme » (extrait du documentaire). La possibilité de souhaiter et de revendiquer d’être un garçon du devshirme révèle l’écart des perspectives (notamment lors de situations conflictuelles) et rend susceptibles la problématisation des préjugements des élèves et, éventuellement, la diversification de leurs perceptions :
Extrait du corpus élèves n.6
Al. : Il [le documentaire] montre la belle vie des enfants avec les Ottomans et que tous désiraient le paidomazoma.
Extrait du corpus élèves n.7
D. : Ils étaient traités comme enfants du sultan et ils avaient une très bonne instruction.
En plus de cette opposition entre le paidomazoma comme événement néfaste et le devshirme comme processus heureux, j’ai incité les élèves à rechercher dans le documentaire des éléments langagiers qui pourraient donner une idée sur une prise de position de l’historienne citée ci-dessus. En fait, celle-ci affirme que » c’est un système unique parce que les enfants ne font allégeance qu’au Sultan, il n’y a plus de notion de famille, de pays ou autre » (ibid.). Ces propos laissent discerner non seulement l’absence d’empathie à l’égard de ces garçons, chez qui « il n’y a plus de notion de famille, de pays ou autre », mais également une expression d’admiration envers les concepteurs et les réalisateurs de ce système « unique ».
29Une dernière différence à laquelle les élèves ont été incités à réfléchir était les positions auxquelles étaient destinés les enfants convertis à l’islam. En quoi les jeunes convertis ont-ils un « avenir brillant » selon le documentaire ?
30Les auteurs expliquent que les enfants reçoivent une excellente éducation et que selon leurs aptitudes particulières, ils ont deux possibilités ; ils deviennent soit hauts fonctionnaires soit Janissaires. Il convient de remarquer que, dans cette même perspective, le devshirme apparaît admirable chez nombre d’historiens puisque l’Empire donnait ainsi des chances égales à tous ses sujets en offrant la possibilité aux plus défavorisés de s’élever socialement : il « rendait possible une structure sociale fluide dans laquelle des gens talentueux pouvaient accéder à des positions importantes » (Shaw 1976 : 115, nous traduisons la citation). Il est d’ailleurs intéressant que dans la description de la carrière des garçons enrôlés, les élèves aient rencontré les différents grades de hauts fonctionnaires de la hiérarchie ottomane, élément culturel qui, comme d’autres, est absent de la perspective grecque.
31Rappelons que selon le récit grec, les jeunes recrutés suivaient un entraînement militaire afin de couvrir les besoins de l’armée et de former l’élite de l’infanterie, les Janissaires. Les élèves ont remarqué que la dernière perspective réserve aux jeunes recrues le sort des Janissaires, alors que l’accès aux hautes dignités de l’empire n’est pas mentionné :
Extrait du corpus élèves n.8
D. : « Il [le documentaire] nous dit qu’ils suivaient deux carrières alors que le manuel parle seulement des Janissaires, il ne se réfère guère aux fonctionnaires. »
Une fois repéré ce « déséquilibre », il importe de leur en demander une interprétation. Quels sentiments fait naître ou même préserve l’accent mis sur l’entrée des « musulmans convertis » dans l’armée ? Quelle impression laisse cette mise en relief, qui repose en grande partie sur l’omission de leur nomination à des postes supérieurs du Palais ?
Extrait du corpus élèves n.9
K. : « Il [le manuel grec] veut montrer cet aspect du paidomazoma … qu’ils prenaient les enfants chrétiens à leurs familles et qu’ils les maltraitaient. S’il disait qu’ils devenaient des fonctionnaires, cela nous poserait des questions, on douterait de ce mauvais traitement. Il ne montre alors que cet aspect. »
Les élèves s’aperçoivent que le récit grec sous-entend que les enfants du devshirme sont condamnés à l’esclavage ; la possibilité d’une ascension sociale mettrait en question le sort de soldats fanatisés réservé aux enfants. En outre, il fait ressortir une certaine perversité de la politique ottomane dans la mesure où elle contraignait ses dominés à se retourner contre leurs parents après un entraînement intensif physique et psychologique :
Extrait du corpus élèves n.10
Ar. : « Le manuel ne se réfère qu’aux Janissaires parce que ceux-ci combattaient les chrétiens, c’est-à-dire leurs familles. Eh … ils [les Ottomans] dressaient les enfants contre leurs parents. »
- 8 L’intérêt de la notion d’imaginaire est aussi important sur le plan didactologique que didactique v (...)
32Les démarches qui visent à historiciser les langues montrent que les divergences des histoires ne résultent pas toujours de documentations différentes. Les récits révèlent la dimension imaginaire (mais aussi politique) des histoires, c’est-à-dire les représentations que les sociétés se créent à l’égard du passé à partir de l’imagination et au-delà de la documentation, à des fins de création d’une communauté (en l’occurrence nationale)8. Ils font également émerger la dimension symbolique des langues, qui est pour la plus grande part héritée et qui s’impose comme une évidence, tant qu’elle n’est pas conscientisée.
33Les termes utilisés pour l’institution historique abordée – paidomazoma en grec et devşirme en turc – sont indicatifs de ces deux dimensions fondamentales des langues. Même s’ils sont sémiotiquement presque les mêmes – le terme grec est traduit comme ramassage d’enfants et le terme turc comme ramassage ou récolte – et qu’ils pourraient être considérés comme synonymes de ce point de vue, leur dimension symbolique est fondamentalement différente, parfois opposée. C’est la raison pour laquelle lors de l’intervention didactique en classe ainsi que dans cet article j’emploie le terme paidomazoma pour parler de la signification en grec et le terme devshirme pour la signification en français.
- 9 Depuis César du Marsais dans l’Encyclopédie, la différence entre sens et signification est loin de (...)
34Qu’il s’agisse de sa langue ou d’une langue étrangère, ces aspects symbolique, imaginaire, politique sont dissimulés ; il faut justement un travail d’interprétation, c’est-à-dire « un travail de pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché dans le sens apparent » (Ricœur [1969] 2013 : 35). Pour y arriver, il faut passer d’une compréhension séméiologique et pragmatique des documents à une comparaison historico-sémantique des langues qui requiert un approfondissement particulier de la compréhension, un creusement interprétatif des sens. Du coup, on sort des définitions premières et univoques des mots qui ne sont qu’une partie des significations des mots ; « il y a toujours, au-delà, un halo de signification qui se manifeste dans des modes d’emploi nouveaux et inattendus » (Merleau-Ponty 1964 : 130)9.
35A cet égard, il est particulièrement intéressant d’observer avec les élèves des inversions/oppositions sémantiques. Le terme esclave, par exemple, qui, du moins à ma connaissance, est connoté négativement en toute langue, acquiert dans le documentaire un halo de signification tout différent : « les jeunes garçons sont les esclaves du sultan, mais on ne les traite pas comme tels » (phrase du documentaire), ils sont au contraire dans une position privilégiée et même convoitée selon la description analysée plus tôt.
36Après la mise en évidence de la diversité des significations données aux mots et afin d’élargir encore le travail historicisant, il s’agit de remonter à la diversité des choix même des « mises en récits » (Ricœur 1985) et des « écritures » (de Certeau 2011 [1975]) des sources historiques. Les langues sont principalement energeia (Humboldt cité par Quillien 1981 : 88), elles participent énergiquement à l’élaboration des histoires et, inversement, elles ne sont pas des œuvres faites une fois pour toutes (ergon) (ibid.), « des signatures imposées aux choses depuis le fond des temps » (Foucault 1966 : 70).
37Par conséquent, les élèves se rendent compte que les langues sont des activités productrices de sens avec des possibilités infinies et que les choix opérés pour raconter l’histoire en langues différentes ne sont pas anodins : ils ont la puissance de créer non seulement ce que nous pensons de nous-mêmes, des autres et du monde, mais aussi la manière dont nous en faisons l’expérience.
38Dans le même sens, les activités de comparaison des compréhensions/productions langagières, telles que le repérage d’informations omises ou supplémentaires ou l’attention portée sur les nuances des discours, ont pour objectif d’amener les élèves à se rendre compte que l’écriture de l’histoire (de Certeau 2011 [1975]) est inéluctablement une procédure historiquement située, contingente, qui omet certains éléments, en intègre d’autres ou accorde une importance différente à certains d’entre eux justement parce qu’elle est élaborée à partir d’un point de vue précis, mais aussi en fonction d’un projet.
39De cette manière, les élèves arrivent à remettre en question le récit en grec qui vise à mettre l’accent sur le côté sombre de l’événement historique abordé, notamment en prenant garde à « ne pas créer des doutes » (selon les propos d’une élève citée plus tôt) à propos de cette vision-là. La confrontation à l’altérité des sens des langues étrangères favorise la lucidité (Jucquois 1989), à savoir la mise en doute des idées toutes faites qui sont souvent héritées, qui s’appuient en grande partie sur celles de ses contemporains et qui amènent souvent à des certitudes rassurantes et à une compréhension endormie du monde.
40Rapprocher les élèves de la perspectivité de l’expression langagière constitue également une modalité didactique pour prendre conscience de la perspectivité de la « vérité » historique. La conception d’une vérité fondée sur l’exhaustivité, autrement dit la question de toute la vérité, est partagée par la plupart des élèves. Selon cette conception, la lecture/visionnement/audition des documents en langue étrangère « nous fournissent plus d’informations », « nous donnent des éléments supplémentaires » (propos des élèves) susceptibles d’être additionnés à la perspective antérieure, si bien que « si on réunit les informations de deux documents, on a une conclusion plus complète sur les Ottomans » (ibid.). Ces élèves croient et aspirent à une vérité totale et totalisée fondée sur une conception quantitative des points de vue fournis par les histoires en langues différentes. Les mêmes élèves affirment pour autant qu’à travers une langue étrangère, « on pourrait connaître les différentes opinions des pays » (ibid.) ou que la langue étrangère est un moyen « d’être au courant de différentes façons de penser » (ibid.). Comprendre les langues comme des brèches à des manières différentes de comprendre et de vivre le monde est justement l’objectif de la démarche présentée.