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Chapitre 1 : Continuums et ruptures : histoire, historiographie, historicité, historicisation – enjeux notionnels en didactique des langues

Historicité(s) et niveaux de réalité : essai de balisage conceptuel

Alexandre Escudier

Résumés

La matière historique mêle des niveaux de réalité fort divers, aussi l’emploi du concept d’« historicité » requiert-il, au préalable, d’en clarifier la polysémie. Cet article s’attachera à démêler ce qui, dans les faits, apparaît toujours sous des formes plurielles et entremêlées et adoptera pour ce faire une démarche en trois temps. Dans un premier mouvement (I), trois grandes acceptions de la notion d’historicité seront distinguées : (I.1) l’historicité comme matière historique (objet), (I.2) comme historicisation (cognition) et (I.3) comme expérience socialisée du temps, autrement dit à la fois en tant que schème de temporalisation et espace d’agentivité pour les acteurs. Cette clarification permettra ensuite (II) de pointer certaines limites actuelles, notamment la réduction de l’historicité à la seule « agentivité » microsociologique. Cette dernière est diagnostiquée ici comme un biais cognitif de la normativité démocratique contemporaine et le résultat d’un concept d’historicité trop « restreint » pour les sciences sociales. En contrepoint de ce réductionnisme, cet article défendra enfin (III) la nécessité de réancrer la notion d’historicité dans une anthropologie « élargie », susceptible de mieux faire dialoguer les sciences humaines et sociales dans leur ensemble.

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Texte intégral

1Le concept d’« historicité » est polysémique et requiert en conséquence, avant tout usage ciblé, un effort de clarification conceptuelle. L’entreprise n’est pas simple, car la matière historique enchevêtre en elle-même des niveaux de réalité fort divers. Afin de dissiper un moment une telle opacité, et dans le souci éventuel pour les praticiens d’intervenir sur telle ou telle portion de la réalité, l’analyse peut néanmoins s’efforcer de démêler ce qui n’existe jamais que sous des formes agglutinées, plurielles, et en actes. C’est à un tel effort de clarification que cet article tentera de s’employer. Il procèdera en deux temps.

2On distinguera tout d’abord (I) trois grandes acceptions possibles de la notion d’historicité : (I.1.) l’historicité comme matière historique (objet), puis (I.2.) l’historicité comme historicisation (cognition), enfin (I.3.) l’historicité comme expérience socialisée du temps, c’est-à-dire comme schème de temporalisation pour les acteurs et comme moment de leur propre agentivité. Ces distinctions permettront (II) de souligner certaines impasses contemporaines relatives au constructivisme et à la réduction de la notion à l’idée d’« agentivité » des acteurs microsociologiques. Cette dernière apparaîtra comme un biais cognitif de la normativité démocratique contemporaine et comme la résultante du choix non explicité d’un concept d’historicité trop « restreint » pour les sciences sociales. À rebours de ce double réductionnisme (historicisme constructiviste et suraccentuation politique de l’agentivité microsociologique), on plaidera en (III) pour le réancrage de la notion d’historicité dans une anthropologie « élargie » pouvant servir de cadre analytique à l’ensemble des sciences humaines et sociales.

Trois acceptions fondamentales : l’historicité comme matière, cognition ou expérience socialisée

L’historicité comme matière historique (histoire-objet)

3En première approche, on peut entendre par historicité tout ou partie de la matière historique des êtres animés aussi bien qu’inanimés, et parmi le vivant, aussi bien des animaux que des humains. Tout existe historiquement en effet, et pas seulement l’espèce humaine telle que documentée dans tout le temps et tout l’espace terrestre, de la paléoanthropologie aux sciences sociales en passant par l’archéologie et la protohistoire. Les roches, les continents, les océans, les bassins versants et les fleuves, les bactéries, les plantes, les mammifères, les planètes et les systèmes solaires, bref l’ensemble de l’univers est historicisé. Le devenir dans le temps de chacune de ces portions de réalité peut donc faire l’objet d’une description compréhensive d’abord et de tentatives, au moins partielles, d’explication selon des « facteurs » ensuite – étant admis qu’en matière d’histoire humaine, l’on n’a jamais affaire à une relation causale stricte, nomothétique, du type « Si A est donné, alors toujours B », mais à une factorisation multiple du type « X = facteur (a, b, c, d… n) ».

4Sans jamais s’y réduire, l’histoire humaine n’est ainsi qu’un moment de l’histoire naturelle telle que l’idée générale en émerge au XVIIIe siècle (le « moment Buffon », pour ainsi dire). Pour les besoins du propos, on restreindra néanmoins ici cette matière historique à l’aventure humaine, et on entendra par historicité-histoire (matière, objet) tout niveau de particularisation empirique, dans le temps et l’espace, des choses humaines.

  • 1 Dans la continuité d’Aristote, cf. l’analyse systématique de ces trois modes d’activité (AFC = agir (...)
  • 2 Cf. infra le tableau donné en Annexe sur la « théorie des ordres » de problématicité humaine dévelo (...)
  • 3 Le point est systématiquement développé dans mon étude sur « L’’unité plurale’ de l’espèce humaine  (...)

5Il va de soi que ces niveaux de réalité sont eux-mêmes pluriels ; ils signalent une grande diversité de modes d’être des choses humaines, tous co-présents à chaque instant : du niveau de la seule et même espèce humaine (virtualités communes, anthropiques) à celui des idiosyncrasies individuelles, moyennant toutes les gradations intermédiaires des cercles de socialisation primaire puis secondaire. Ces derniers sont fort nombreux et reliés entre eux par un continuum de plus en plus particularisant, façon gigogne : du ménage jusqu’à l’aire civilisationnelle continentale, voire au métissage mondialisé contemporain. Comme on verra plus loin (infra III), cette particularisation concentrique des choses humaines ne s’effectue toutefois pas au hasard ; c’est là toute la différence entre une anthropologie élargie et la tentation historiciste moderne constante, depuis l’école de Leopold von Ranke (1795-1886) en Allemagne, qui égrène la matière historique comme des myriades de grains de sable juxtaposés. Cette acculturation des individus à l’intersection de cercles concentriques de socialisation advient par trois modes génériques d’activité possibles (et seulement trois) – des actions (homo agens), des cognitions (homo sapiens) et des fabrications (homo faber)1 – à la suite de problèmes tangibles de survie ou de destination qui se posent, à chaque instant, aux individus, aux groupes et aux réseaux. Ces problèmes sont de tous ordres : démographique, sanitaire, économique, technique, politique, éthique, métaphysique religieux ou bien séculier, etc2. Ces ordres d’effectuation engagent des trames évolutives robustes, contraignantes pour les individus et les groupes ; ils co-évoluent en permanence et peuvent être appréhendés à partir de trois niveaux de réalité fondamentaux : le général humain (G), le particulier culturel (P) et le singulier idiosyncrasique intime (S). Ce sont là les coordonnées GPS de la nature humaine (sa problématicité universelle) et de la condition humaine (sa culturalité historiquement variable)3.

6Afin de rendre concret et de raffiner cet argument GPS des différents niveaux, toujours concomitants, de l’humain, on peut s’attarder un moment sur le problème des langues. En analysant la descente du larynx via l’os hyoïde, les paléontologues ont montré qu’à partir d’un certain stade d’évolution physiologique du genre Homo (et pas seulement de Sapiens), une capacité phonatoire très variée – soit donc la possibilité d’un langage complexe – est donnée à chaque représentant d’Homo (Dediu, Levinson 2018). Handicap vocal mis à part, et cas particulier des langages des signes, chaque individu dispose ainsi, par nature, de la capacité de parler. Les langues, telles qu’elles existent historiquement, constituent des degrés de particularisation culturelle de cette même virtualité anthropique initiale. Cette différenciation culturelle (les langues historiques) du même virtuel (le langage) est fort variable, parce qu’elle s’opère selon un grand nombre de facteurs, qui peuvent chacun – et relativement les uns par rapport aux autres – faire l’objet d’une analyse minutieuse. Approfondissons quelque peu cet exemple, qui ne sera peut-être pas sans intérêt en matière de didactique des langues.

  • 4 L’argument GPS devrait être détaillé encore davantage en matière de didactique des langues, à parti (...)

7L’état historique d’une langue peut être tout d’abord commun à un seul groupement politique. Mais il peut également l’être ensuite à plusieurs communautés politiques séparées, lorsque le périmètre des institutions politiques de chacune est moindre que le cercle linguistique d’intercompréhension sémantique et symbolique de plusieurs : on est alors en présence d’une koiné et d’une culture trans- » étatique », comme par exemple dans le système d’interaction commercial, diplomatique et guerrier liant les cités grecques antiques, ou bien celui des principautés mayas de la période classique 250-800 après J.-C. On peut également avoir affaire à des codes langagiers socialement circonscrits à l’intérieur d’un même groupement politique, ce que l’on nomme habituellement des « sociolectes ». Ils reposent sur des stratégies d’entre-distinctions et de fermeture sur soi de groupes sociaux spécifiques. Les exemples sont ici légions : classes sociales conscientes d’elles-mêmes, classes d’âge, sous-culture urbaine des « quartiers », diasporas créolisantes, réseaux criminels et mafieux parlant le langage de la pègre, etc. Davantage encore, des règles d’énonciation spécifiques peuvent informer les manières d’actualiser l’état historique d’une langue, par exemple dans des genres littéraires codifiés, des types normés d’œuvres, des styles reconnaissables. Les locuteurs/écrivants s’expriment ici en vue de l’horizon d’attente de leurs audiences (moyennant donc une histoire de la réception et une pragmatique du travail de persuasion rhétorique). Avec ces différents niveaux de particularisation culturelle du virtuel anthropique (ici : le langage, mais tout autre exemple pourrait convenir) co-existe toujours enfin l’actualisation proprement singulière et intime d’une langue, autrement dit la manière la plus individuelle d’en user au travers de tel timbre de voix non interchangeable, telle intonation, des accents régionaux, mais individuellement appropriés, des différences toutes personnelles d’élocution, de scansion rythmique, etc. De l’universelle faculté du langage du genre Homo – niveau de réalité général (G) du virtuel humain – aux idiosyncrasies langagières des individus singuliers (S), notre exemple4 suggère ainsi comment se déploie concrètement une multitude de niveaux de particularisation (P) de l’humain dans des cultures et des cercles de socialisation historiques.

8Cette première acception du mot « historicité » englobe donc toute la matière historique ainsi entendue, à savoir : tous ces niveaux de particularisation (Général/Particulier/Singulier) de l’humain, au travers de tous les ordres de problème à nécessairement résoudre pour survivre, mais aussi donner sens à l’existence (démographique, sanitaire, économique, technique, politique, morphologique, éthique, métaphysique, etc.). Par conséquent, sont compris dans cet ensemble :

  • tout ce qui constitue les rapports sociaux internes à une société : individus, groupes, réseaux, stratification et hiérarchie sociales ;

  • les interactions entre sociétés : relations entre polities ou États, entre économies, entre groupes sociaux élitaires ou non, réseaux artisanaux, esthétiques, religieux, intellectuels, etc. ;

  • tous les niveaux d’effectuation : des acteurs micro-sociologiques intentionnels (sens subjectif) aux processus macro-sociologiques non-intentionnels (agrégats) ;

  • tous les modes d’activité : actions, fabrications, cognitions ;

  • selon un nombre fini de régimes de rationalité, entre eux hétérogènes : régime empirique, scientifique, réflexif, métaphysique ;

    • 5 On trouvera l’explicitation détaillée de toute cette « matière historique » (ici cursivement résumé (...)

    ainsi que tous les types d’échanges (messages, choses ou services), de partages inégaux – conflictuels – de biens rares (pouvoir, richesse, prestige) et d’explorations transgénérationnelles des solutions efficaces aux problèmes qui successivement se posent (e.g. les techniques, les sciences, mais aussi l’éthique, les théories politiques, religieuses, etc.)5.

9L’ensemble des virtualités humaines ne nous apparaissent donc qu’au travers de leurs actualisations historiques particularisées par des facteurs. Il appartient aux sciences humaines, variante sociologie historique comparée en particulier, d’inventorier et de peser l’importance relative desdits facteurs de sorte à circonscrire au mieux les raisons de la variabilité culturelle des mêmes virtuelles humaines initiales. La question des langues retenue ci-devant n’est qu’une illustration de cette manière générale d’appréhender la matière historique comme continuum d’acculturation, de l’humain le plus général à l’idiosyncrasique. Tous les autres domaines d’activité humaine documentés dans le temps peuvent faire l’objet d’une déclinaison de même nature : la technique, la guerre, les régimes politiques, les idéologies de la parenté, les pratiques culinaires ou funéraires, les doctrines religieuses, les parures ostentatoires, l’art floral, etc.

L’historicité comme historicisation (histoire-cognition)

  • 6 Prenons un exemple trivial mais parlant : faire de l’archéologie sous Nabonide (559-536 av. J.-C.), (...)

10Une seconde acception du concept d’historicité renvoie aux objectivations cognitives auxquelles chacun peut à tout moment s’adonner à propos de n’importe quelle portion de la matière historique, mais selon les propriétés contingentes de sa propre position épistémique. Ce désir d’objectivation est situé à l’intersection de plusieurs lignes évolutives de détermination de la sensibilité, de l’intelligence et de la volonté socialisées de l’historien : économie psychique personnelle, cercles sociaux d’appartenance, type de rationalité du réseau de spécialistes disciplinaires dont il fait partie à l’instant t6, biais culturels, politiques, idéologiques, cognitifs sous-jacents, etc. Depuis le milieu du XVIIIe siècle en Allemagne (universités de Halle et Göttingen surtout) puis au-delà, les sciences humaines et sociales modernes ne représentent en ce sens que la forme « scientifique », méthodiquement réglée, d’une pluralité possible de modes de relation au passé.

11Bien d’autres, empiriques et para-scientifiques, ont existé par le passé, qui ont toutes eu également à charge d’expliquer la particularité des choses humaines historiquement advenues : les récits étiologiques, la mantique rétrospective (oniromancie, géomancie, cartomancie, etc.), les mythes culturels, les anthropogonies surtout – articulées à des cosmogonies – ainsi que les idéologies d’ethnogenèse. Et tout cela, quelle que soit la taille, le principe de cohésion morphologique et le régime politique des groupements humains concernés : bandes, tribus, cités, chefferies, principautés, royaumes, empires, nations démocratiques, confédération proto-étatisée de nations démocratiques comme l’Union européenne aujourd’hui à des fins d’identification démocratique postnationale sans précédent historique.

12Entendons donc à ce stade, sous le vocable générique d’« historicité », la « matière historique » (définition I.1.) ou qualité des choses humaines dans le temps et, en second lieu (définition II.2.), les tentatives de saisie cognitive de ces choses, relativement à la contingence historiquement située des moyens et des biais épistémiques des cogniteurs. En un certain sens, cette distinction n’est pas nouvelle et renvoie, pour partie (seulement), au vieux partage romain entre res gestae et historia rerum gestarum. Les deux grandes différences tiennent à ce que nous, communautés épistémiques modernes, ne réduisons plus la matière historique aux seules dimensions politiques et militaires des res gestae d’une part et, d’autre part, au fait que la simple narration de ce qui est advenu ne saurait désormais suffire : la narration ne fait que documenter ce qui est advenu, alors qu’une science historique véritable se doit de définir des concepts opératoires robustes puis des hypothèses explicatives permettant de faire comprendre pourquoi, selon quelles structures dynamiques non quelconques, ce qui est arrivé a pu advenir, et avec quels effets, durables ou non, sur la longue durée des sociétés.

13Depuis que l’exigence en a été explicitement posée, en ces termes, dans l’œuvre séminale de Max Weber, la discipline de la « sociologie historique » – que l’on peut également mobiliser dans l’étude diachronique des langues à la manière d’un Ferdinand Brunot, d’un Antoine Meillet ou d’un Emile Benveniste – a une visée non seulement herméneutique compréhensive mais également comparative explicative. Cette exigence est nécessairement double – de fondation, et non par choix arbitraire de tel ou tel spécialiste. Pourquoi ? Parce qu’en rester au seul niveau herméneutique-compréhensif – niveau préalable, nécessaire mais non suffisant –, c’est se borner à reconstruire la manière dont les acteurs micro-sociologiques du passé donnaient intentionnellement sens à leurs « actions sociales orientées en valeurs » – selon la formule classique de Max Weber : cela équivaut à redécrire sémantiquement ce que Weber nommait également le « sens subjectif » des acteurs (Weber 2016), compte tenu du système symbolique et axiologique d’un cercle culturel particulier, désormais éloigné de nos cadres spontanés de compréhension. La seconde exigence, comparative explicative, doit être ensuite néanmoins satisfaite, car les évolutions historiques supra-individuelles dépassent de très loin l’auto-compréhension intentionnelle des acteurs ; ils sont en effet embarqués dans des contraintes macrosociologiques, des processus collectifs, moyennant tout une série de facteurs qui englobent leur seule visée de sens et que les sciences historiques ont à charge de mieux discriminer dans leur valence et sensibilité causales respectives. Cette seconde tâche n’est nullement aisée ; l’inventaire et la pesée des facteurs pertinents sont donc sujets à de vives controverses, mais la communauté des pairs disciplinaires permet – au fil des hypothèses, des réfutations et de reformulations plus précises des hypothèses – de stabiliser de proche en proche les explications provisoirement les plus plausibles, jusqu’à plus ample informé. L’histoire des sciences humaines et sociales montrent à loisir que certaines disciplines s’emploient davantage du côté du pôle herméneutique-compréhensif tandis que d’autres s’adonnent plus volontiers au pôle comparatif-explicatif par la pesée des facteurs. Ce n’est là qu’un effet de la division spontanée du travail, suivant les aptitudes et les prédilections de chacun, ainsi que de l’histoire des focales disciplinaires. Mais cette distribution des intérêts de connaissance de chacun est purement contingente ; le rapport de complémentarité reste entier, car c’est le statut même de la matière historique qui l’impose : elle est à la fois intentionnelle (au niveau micro-sociologique des acteurs, à comprendre herméneutiquement donc) et non intentionnelle (au niveau des processus et des agrégats macro-sociologiques, qu’il convient par conséquent d’expliquer par des facteurs non solubles dans les donations subjectives de sens, simplement redécrites pour nous les rendre compréhensibles à distance). Un chercheur ne manque bien évidemment jamais de se spécialiser dans tel ou tel pôle de l’enquête générale, mais la matière historique, en raison de sa composition intrinsèquement hybride (intentionnelle/ non intentionnelle), ne lui laisse pas le choix de renoncer à la double exigence herméneutique-compréhensive et comparative-explicative de la maison commune des sciences humaines et sociales.

L’historicité comme expérience socialisée du temps (temporalisation) et moment de l’agentivité sociale

14À un troisième niveau, la situation apparaît plus complexe encore au sens où les choses humaines advenant in situ mobilisent toujours peu ou prou, en leurs acteurs microsociologiques (individus, groupes, réseaux), des représentations du devenir collectif. Décidons, par convention verbale, d’appeler expérience socialisée du temps ou « temporalisation » (de Verzeitlichung en allemand) cette troisième dimension du problème de l’historicité.

  • 7 C’est en effet l’une des particularités définitoires de la « modernité » que d’avoir produit des id (...)

15Il n’est pas nécessaire, ni historiquement avéré, que ces représentations soient d’ordre scientifique – ou pseudo-scientifique idéologisée, comme en modernité7 – pour être socio-politiquement et culturellement efficaces. Tous les acteurs et toutes les sociétés témoignent de formes diverses d’expérience socialisée du temps. Ces formes ne sont elles-mêmes pas tout d’un bloc et se trouvent diffractées selon tout le spectre de la stratification et hiérarchie sociales internes à un groupement politique, culturel ou civilisationnel. Les fondateurs français de la sociologie (Émile Durkheim, Henri Hubert, Marcel Mauss, Maurice Halbwachs) ne s’y sont pas trompés, pas davantage que leurs insignes successeurs (Claude Lévi-Strauss, Georges Gurvitch, Fernand Braudel, Reinhart Koselleck, Jean Baechler, François Hartog) [Hirsch, 2016].

16Ces expériences socialisées du temps – et leurs articulations tant sémantiques que symboliques par des schèmes de temporalisation – sont tout à la fois historiquement conditionnées et conditionnantes. En effet, elles sont à chaque instant déterminées par un état social datable, mais elles sont tout autant la condition de possibilité de l’auto-production dans le temps des collectifs humains. Ces expériences socialisées du temps sont ainsi à la fois la chose et la représentation dynamique de la chose – selon un type particulier de rationalité cognitive, pas nécessairement scientifique moderne. Elles relèvent ainsi d’une ontologie mixte, entre res gestae et historia rerum gestarum, entre historicité-matière et historicité-cognition, telles que définies ci-devant. Il est évident de soi que ces schèmes de temporalisation sont un moment constitutif des expériences sociales, politiques, psychiques, mais également religieuses ; il est tout aussi obvie qu’elles refluent dans les activités individuelles et groupales visant à transformer la structure contraignante pour chacun de son environnement, compte tenu de la structure de son horizon d’attente.

  • 8 En effet, des acteurs idéologiques très différents peuvent avoir en partage des schèmes de temporal (...)

17Une étude circonstanciée (en cours) desdits schèmes de temporalisation devrait procéder en deux temps, certes complémentaires, mais tout à fait distincts quant à la méthode. Un premier volet, de déduction conceptuelle, consisterait à typologiser le nombre limité des schèmes virtuels pensables, en faisant des expériences et des représentations temporalisées un objet à part entière de l’anthropologie générale et nettement circonscrit quant à ses possibles degrés de variabilité culturelle. Un second temps de l’enquête relèverait de la sociologie historique comparée. Après avoir documenté, sur la base d’un large échantillon, les occurrences historiques de ces schèmes, il s’emploierait à repérer les facteurs qui expliquent pourquoi tel schème de temporalisation abstraitement pensable s’est effectivement actualisé ici et non ailleurs, par quels acteurs et à propos de quels enjeux sous contraintes, avec quelle efficacité symbolique et pratique enfin. La déduction conceptuelle (premier volet) montrerait ainsi que les expériences socialisées du temps obéissent toutes, quel que soit le cercle historique d’acculturation, à un nombre limité (six) de figurations spatiales, et cela indépendamment des divergences sémantiques et idéologiques sous-jacentes8. Ces six – et seulement six – schèmes généraux de temporalisation sont les suivants :

  1. la linéarité ascendante (continue ou discontinue)

  2. la linéarité descendante (continue ou discontinue)

  3. la parabole (convexe ou concave)

  4. le cercle

  5. le chaos (distribution aléatoire des états sociétaux)

  6. le spot central d’équilibre.

18Nombre de réflexions contemporaines sur « l’historicité » ne portent que sur cette troisième dimension de l’expérience sociale du passé, présent et futur, et sur la capacité induite des acteurs, individuels ou groupaux (agency), à se penser comme sujets autonomes, susceptibles d’influer intentionnellement sur leur existence et leur environnement socio-politique contraignant relativement à la manière dont ils s’appréhendent eux-mêmes dans le flux et la stratigraphie historiques de leur propre société. Suite à la théorie sociologique de l’action située (Bourdieu, Foucault, Giddens, etc.), l’« agentivité » est devenue un concept-clé dans les études de genre, les études culturelles, les études sur les relations raciales, les études sur les mouvements sociaux, l’histoire sociale des migrations et même les relations internationales. Il en est fait aujourd’hui un usage massif dans toutes les sciences sociales focalisées sur les processus micro-sociologiques d’invention autonome par écart intentionnel aux normes (éthique, genre, race) et aux structures de contrainte héritées.

Deux impasses dirimantes : constructivisme relativiste et focalisation sur l’agentivité

19Ces trois acceptions du concept d’historicité étant posées, on s’attardera sur ce qui nous apparaît être les deux grandes impasses contemporaines de toute argumentation anthropologique « restreinte » des sciences sociales : le constructivisme relativiste et la focalisation sur la seule agentivité, par excès d’éthicité et d’affects démocratiques.

Le constructivisme relativiste

20La première impasse consiste à distendre à l’excès la définition de l’historicité-matière (I.1.) jusqu’à embrasser une vision intégralement constructiviste et relativiste de toute portion du passé. « Tout est socialement construit et historiquement variable », tel est de nos jours le mantra historiciste, la tarte à la crème et l’enfantillage épistémologique de notre temps présent. Il tient lieu de nec plus ultra théorique alors qu’il est le degré zéro de la réflexion. Si on en comprend aisément les raisons, il convient pourtant d’en amender l’argument.

21Les raisons sont partageables sans difficulté. La matière historique accumulée jusqu’à nous est effroyablement imbriquée ; des strates causales multiples semblent, dès l’abord, s’y superposer dans tous les sens ; de la gamme très variée des possibles humains, rien n’existe à l’état pour ainsi dire natif et naturel ; tout possible humain donne ainsi l’occasion d’une expression culturelle particulière, la rendant incommensurable à d’autres : voilà le fond vrai, objectif, de ce mantra historiciste. La difficulté est qu’il se borne à constater – c’est-à-dire à décrire et à raconter en mode micro-sillon sans concept – l’infinie diversité historique sans en expliquer les conditions d’émergence, les effets d’agrégation ni les inerties causales de long terme. On en rejettera donc l’usage systématique qui en est fait de nos jours comme « boîte noire des boîtes noires », idéologiquement confortable par œcuménisme contextualiste, mais en son fond pré-scientifique, puisqu’il repousse indéfiniment, par l’incantation constructiviste, le problème de l’explication par des hypothèses conceptuelles fortes, validées sur les matériaux empiriques.

  • 9 Mon hypothèse sur ce point précis, en termes de sociologie de la connaissance, est que ce pan-const (...)

22L’argument constructiviste doit donc être corrigé, mais à deux niveaux très différents qu’il convient de distinguer et préciser. Epistémologiquement, au niveau de l’historicisation des choses humaines (définition I.2.), il convient de lui adjoindre le regard de la sociologie historique comparée qui s’emploie à expliquer tout état historique donné (« construit » et contingent, si l’on veut) à des structures cliodynamiques d’ampleur, qui seules permettent de comprendre la logique d’émergence des situations microsociologiques dans lesquelles les acteurs se débattent. Sans cela, les processus longs structurant l’histoire universelle ne sont tout simplement pas intelligibles ; il n’y a que « des » histoires circonscrites, résultant de la myriade des rapports de force locaux entre acteurs politiques, sociaux, normatifs, religieux, etc. Cette épistémologie constructiviste n’est en ce sens que le miroir éthique, dans nos communautés épistémiques, de l’aversion éprouvée envers toute forme de domination et une micro-physique ubiquitaire du pouvoir toutes deux perçues comme blessant l’exigence moderne d’égalité morale entre les humains, fondatrice du pacte horizontal de la souveraineté démocratique9. Il en résulte un aplatissement complet des autres grandes variables historiques, à côté des relations de domination. Car, pour blessants qu’ils aient été et continuent d’être pour certains acteurs socialement sous-dotés et mal partis, les phénomènes historiques de domination politique et sociale ne constituent pas le tout de la matière historique. Les phénomènes macrosociologiques comme les rivalités entre puissances européennes dans les mers depuis le XVe siècle, la révolution scientifique du XVIIe siècle et ses applications technologiques, la croissance du commerce international et du capitalisme actionnarial à partir de la République des Sept Provinces-Unies de Pays Bas depuis la fin du XVIe siècle, la sérialisation industrielle depuis le XIXe siècle, l’explosion mondiale induite de la consommation de masse des classes moyennes puis populaires, autant d’objets historiques d’ampleur autrement plus importante que les défauts d’agentivité de tel ou tel groupe social ou genré, pourtant également digne du point de vue des droits humains. Les constructivistes devraient ainsi se garder d’écrire une histoire à focale restreinte, par trop biaisée par les affects contemporains de justice démocratique. On peut partager, comme citoyen, l’agenda normatif sous-jacent, mais on doit rejeter les biais que ces affects introduisent au niveau des choix d’objets, des questions posées au passé et des hypothèses véritablement explicatives – c’est-à-dire pas simplement herméneutiques-compréhensives (cf. supra I.2.).

  • 10 L’anthropologie au sens premier d’une théorie générale de l’espèce humaine ne doit nullement être c (...)

23Anthropologiquement, au niveau d’une théorie générale de l’humain donc10, l’argument constructiviste doit également être amendé de sorte à fonder les analyses historiques sur la « condition humaine » (i.e. la condition historique, contingente, des membres de la même espèce humaine) dans une définition transhistorique de la « nature humaine ». Bien évidemment, depuis l’émergence de la conscience historique moderne entre la fin du XVe siècle (récits de voyages des explorateurs intercontinentaux) et la fin du XVIIIe siècle surtout (émergence des sciences humaines comparatistes), toute la modernité évite cette grande question, philosophiquement difficile à argumenter, de la « nature humaine » et préfère s’adonner à un relativisme inter-culturel généralisé de sorte à faire droit à la dignité de toutes les histoires et civilisations particulières, sans position épistémique de surplomb, et notamment « occidentaliste ». On perçoit là aussi également pourquoi. Toute position à prétention universaliste se réclame des sciences nées en Occident et se trouve donc par principe soupçonnée de reconduire épistémiquement les asymétries de relations de pouvoir nées des différentes vagues d’interconnexion coloniale des parties du globe sous la férule d’acteurs aussi bien publics que privés venus d’Europe. Cette précaution – uniment éthique, politique et épistémique – est politiquement compréhensible et cognitivement nécessaire, de bon aloi même comme doute méthodique. Elle représente néanmoins une impasse en ce qu’elle confond émergence contextuelle de certaines sciences et validité intrinsèque des produits des sciences ainsi émergées, universellement argumentables. Une telle position ne se garde pas assez d’un risque induit : celui de ne pas dégager les critères universels de normativité à partir de la contingence du « tout construit » historique, au gré des mille et un rapports de force asymétriques organisant les relations socio-politiques et culturelles entre les groupes sociaux et les sociétés humaines. Seule une réflexion transhistorique sur la « nature humaine » permettrait de sortir de cette aporie – en identifiant la gamme pérenne des virtualités humaines, historiquement actualisées ou non.

  • 11 Pour suivre le même exemple de la Mésoamérique, on pourra alors dire que les pratiques de sacrifice (...)

24L’aporie des apories apparaît nettement à la lecture de l’histoire de sociétés qui, par le passé, se sont adonnées à des pratiques heurtant de plein fouet aujourd’hui les réquisits d’égalité morale de notre normativité démocratique de Modernes. Il en est ainsi des sacrifices humains, chroniques et massifs, pratiqués dans diverses cultures de Mésoamérique de l’antiquité préclassique au XVe siècle aztèque (Duverger, 1979). Nous devenons alors proprement schizophrènes : 1) la part scientifique en nous se doit de faire abstraction de ces normes éthiques et politiques contemporaines afin de comprendre la logique signifiante propre de certaines actualisations particulières (lointaines, dans le passé ou le présent) des mêmes virtualités et problèmes humains pérennes11, 2) mais il n’en reste pas moins que la part éthico-politique et citoyenne en nous se sent la plupart du temps étrangère, et parfois même profondément averse, aux pratiques culturelles, politiques et sociales observées autrefois ou ailleurs. Cette schizophrénie est un simple fait, à supporter tranquillement comme dissonance normative de toute démarche compréhensive d’objectivation, dans les sciences humaines et sociales s’attachant à des objets très éloignés des agendas éthico-politiques des analystes modernes, et démocrates, que nous sommes. Or c’est justement cette dissonance normative qui révèle l’essentiel, à savoir le fait que nous portons par devers nous une conception pérenne, anti-constructiviste et universaliste de la nature humaine qui est source d’inconfort psychologique et éthique face à des pratiques culturelles radicalement étrangères à toute exigence d’égalité morale entre les humains.

Focalisation excessive sur l’agentivité microsociologique

  • 12 Voir également bon nombre d’arguments mobilisés en ce sens dans l’introduction thématique de la Jou (...)

25Le second biais axiologique et cognitif contemporain consiste à privilégier la troisième acception du concept d’historicité, à savoir l’expérience socialisée du temps et les possibles ressources d’« agentivité » qui en découlent : la « capacité qu’ont les acteurs sociaux à inscrire leur présent dans une histoire » (Deluermoz, 2013 : 4) et « à le penser comme situé dans un temps non pas neutre mais signifiant, par la conception qu’ils s’en font » (Bantigny 2013 : 15)12. Cette focalisation sur l’historicité-agentivité n’est pas nouvelle, mais elle ne va pas sans une difficulté majeure, son support historique concret.

26Elle n’est pas nouvelle au sens où c’est un trait de la conscience historique moderne que d’insister sur les ressources d’auto-production de soi continuée dans le temps (et donc d’émancipation) que recèle le fait d’expliciter les déterminations causales qui nous traversent et nous contraignent individuellement comme collectivement. La conscience historique est en ce sens un moment de la raison pratique des Modernes.

27Au XIXe siècle, Jules Michelet en a repris et sécularisé l’idée empruntée à Vico dès sa traduction en 1827 de la Science nouvelle de 1744 [Vico 2001]. Il en a même donné une réinterprétation lyrique, en forme de justice universelle, au travers de ce que Michel de Certeau (1975) appellera à son endroit l’histoire-tombeau : c’est-à-dire une pratique discursive qui, par les preuves archivistiques et la mise en récit historique, s’emploie à exhumer les morts jadis maltraités puis mal enterrés par l’histoire des vainqueurs, à leur rendre justice, à en reconnaître leur égale dignité d’un baiser universel de papier (l’historiographie), avant de les ré-inhumer, apaisés et réconciliés, nous autant qu’eux, comme frères humains. Davantage qu’un simple moment utile de la raison pratique, l’histoire-cognition/narration apparaît alors comme intégralement investie des principes de justice de la nouvelle civilisation démocratique extrait au forceps de l’ancien régime. Elle n’a depuis lors pas perdu cette double fonction, concomitamment pratique et justicialiste.

  • 13 Par exemple, durant la Journée Notions en Questions en didactique des langues sur le thème « Histor (...)
  • 14 Toutes deux déniées, sans convaincre, par Alain Touraine lui-même.

28La difficulté majeure de cette focalisation sur l’historicité en tant qu’agentivité microsociologique tient pourtant à l’indétermination de son sujet historique concret de référence. On serait bien en peine de déterminer quel il est à lire et se réclamer de la Sociologie de l’action d’Alain Touraine (1965) et du concept aussi indéterminé d’historicité qu’il y mobilise en 196513 : l’actionnalisme alors défendu en forme de sociologie de la création de valeurs (significations nouvelles) par l’action sociale n’est rien d’autre qu’un credo lyrique sur l’unité dialectique totalisante et signifiante des relations sociales, par-delà les déterminations du fonctionnalisme et du structuralisme. À la fin des fins, les hommes font bien leur histoire, le « sujet historique » existe, mais quel est-il et comment le circonscrire méthodologiquement ? Nul ne sait ni ne saura jamais, car cette nouvelle philosophie de l’histoire et métaphysique de la liberté14 qu’est l’actionnalisme tourainien ne redescend jamais sur la terre d’une historicité tangible, ni microsociologique (acteurs, individus, groupes ou réseaux) ni macrosociologique (agrégats et processus structuraux de long terme).

  • 15 Cf. par exemple les analyses « géocivilisationnelles » huntingtoniennes irrigants désormais l’ultra (...)

29L’agentivité reste par ailleurs un concept fourre-tout, idéologiquement indéterminé et fort épineux. S’agit-il de l’historicité-agentivité de la « communauté politique » pour les idéologues conservateurs et d’ultra droite (avec leurs éventuelles « idéologies linguistiques » à visée de puissance géopolitique, et aujourd’hui « géocivilisationnelle »15 si ce n’est impériale comme dans le poutinisme d’Alexandre Douguine) ? S’agit-il de l’historicité-agentivité des groupes socio-économiques censés être le moteur dynamique d’un cycle économique particulier de l’histoire (e.g. la classe ouvrière puis la société industrielle versus les bourgeoisies des démocraties représentatives, toutes formelles et donc hypocritiques) ? Ou bien s’agit-il, pour les partisans du libéralisme culturel et politique planétaire contemporain, des seuls individus consacrés par les droits humains, en cette époque d’individuation accélérée par « l’intime » des rapports sociaux (Baechler, 2022) ? Le concept d’agentivité ne recèle pas en lui-même de critères fermes de délimitation et encenser la seule agentivité des individus dominés, genrés, racisés et minorés relèvent d’une préconception extra-scientifique non explicitée comme telle.

Pour un concept d’historicité pluriel et anthropologiquement « élargi »

30Il me semble qu’on peut avancer la conclusion provisoire qu’il existe une acception anthropologiquement restreinte du concept d’historicité qui consiste à insister, dans les sciences humaines et sociales contemporaines, sur un nombre limité et récurrent de questions.

31III.1. On souligne tout d’abord le fait que les choses humaines existent « dans » le temps et l’espace. Elles sont dites situées, et non pérennes de toute éternité ; l’argument est « contextualiste » et plaide pour une sorte de situationnisme historiciste quant aux objets d’enquête. À ce degré de généralité, le point est certes juste – « même pas faux » pourrait-on dire de manière polémique – mais pour le moins trivial : il ne nous apprend rien de spécifique, si ce n’est le rejet, polémique et peu argumenté, de toute anthropologie générale (nature humaine versus condition humaine, i.e. historique) et de tout point de vue macrosociologique (processus agrégés versus intentionnalités microsociologiques locales).

  • 16 À savoir, les scientifiques et même aujourd’hui tout type d’acteurs scientifiquement informés – pui (...)

32III.2. Pour donner davantage de poids à ce premier argument, une tendance contemporaine consiste à insister ensuite sur les deux bouts de la chaîne cognitive, sur la relativité à la fois des objets à connaître et des sujets connaissants16. C’est une sorte de double situationnisme historiciste. Il en découle une inflation bibliographique, aujourd’hui considérable quoique répétitive, sur la « connaissance située » à partir d’un article fameux de Donna Haraway (1988). Réinvesti par la critique féministe des pouvoirs et des cultures épistémiques historiquement contingentes, l’argument n’a absolument rien de neuf en son cœur : toutes les sciences humaines ont insisté, depuis Johann Martin Chladenius (1710-1759) et sa théorie de la relativité de tout « point de vue »/ Sehepunkt (Chladenius, 1752), sur le caractère perspectiviste de toute connaissance du passé.

33À sa suite, Johann Christoph Gatterer (1727-1799) – historien de l’université de Göttingen – a abondamment thématisé la question du « lieu » (Standort) contingent de toute opération historiographique (Escudier, 2003). Bien plus tard, Karl Mannheim (1893-1947) insistera sur le caractère non pas relativiste mais bien relationnel, situé, de toute objectivation scientifique. La nouveauté du propos ne réside donc pas dans l’exigence d’auto-réflexivité des sciences humaines quant aux surdéterminations historiques de leur régime de véridiction, mais bien au niveau des normes démocratiques sous-jacentes à la théorie critique par là-même ré-armée.

34Toutes les analyses en termes d’« agentivité » des acteurs et d’expériences sociales du temps relèvent de ce même geste, à la fois théorique et politique. Et lorsqu’un point d’étiage idéologique a été durablement atteint, comme après 1989 et l’échec de l’idée communiste, ce n’est plus le sujet révolutionnaire que fut la « classe ouvrière » et le « prolétariat » qui se trouve à même de reconduire les enjeux modernes de démocratisation, mais la multiplicité des individus et des groupes sociaux auxquels le processus historique semble dénier leur égale dignité morale d’humains : les minorités en tous genres (sociales, territoriales, raciales, genrées, etc.), les subalternes, les périphéries ou autres marges des normes sociales centrales. À cette aune, même les pirates de la République de Nassau, du premier quart du XVIIIe siècle aux Bahamas, sont réinterprétés comme des quasi-Robin des Bois transnationaux, s’auto-gouvernant égalitairement en dehors de tout phénomène de domination (hormis la prostitution pour marins cupides et avinés s’entend…).

35III.3. La généalogie du « construit » constitue, troisièmement, une autre manière d’énoncer une thématisation en son fond identique à la précédente de l’historicité des rapports humains. Elle vient toujours armer un geste politique, hyperdémocratique, de déconstruction et tend à dé-naturaliser toute normativité ainsi qu’à re-symétriser les relations iniques de pouvoir entre l’individus et les institutions, entre les groupes majoritaires et minoritaires.

36III.4. Quatrièmement, on insiste enfin sur la nature des rapports sociaux et le fait qu’ils induisent des schèmes de temporalisation spécifiques dans les consciences et les imaginaires. L’argument se veut moins politique que simplement heuristique ; il consiste à réinvestir le geste de la « sociologie de la connaissance » née dans certains articles fameux et rubriques bibliographiques de L’Année sociologique (Emile Durkheim, Marcel Mauss, Henri Hubert, Wilhelm Jerusalem), avant d’être approfondie ailleurs comme courant spécifique de la sociologie (notamment chez Karl Mannheim, Peter Berger et Thomas Luckmann). La thématique des « régimes d’historicité » de François Hartog a été une certaine manière de reprendre la question, à partir de Marshal Sahlins d’une part et de Reinhart Koselleck de l’autre, mais en abandonnant toute ambition d’explication sociologique des schèmes de temporalisation socialement advenus et agissants. Le risque de cette démarche est double.

37Tout d’abord, il présente l’inconvénient de se limiter à une simple re-description herméneutique des énoncés d’auteurs passés sur l’articulation entre passé, présent et futur. La re-description ne saurait à soi seule suffire, ni même un simple effort de compréhension, au sens wébérien : l’enquête historique (cf. supra I.2.) ne peut en effet toucher à son terme que lorsqu’on aura fait l’effort sociologique de repérer les facteurs expliquant, de la manière la plus plausible possible, pourquoi telles représentations des temps historiques et tels discours connexes émergent ici et non ailleurs, suivant telle grammaire sémantique et sémiotique, et non telle autre.

38Par ailleurs – second danger –, on peut douter de ce que les schèmes de temporalisation se déploient à partir des catégories massives et abstraites (i.e. les nôtres trop lointaines) de passé, de présent et d’avenir. Ces schèmes ne sont intelligibles que par rapport aux facteurs cliodynamiques concrets, tels qu’ils se présentent aux individus, aux groupes et aux réseaux sous la forme de problèmes à impérativement résoudre, afin de survivre et de donner sens à l’existence humaine : des problèmes tour à tour démographique, sanitaire, éducatif, technique, économique, politique, inter-étatique, éthique, religieux, etc. Des aspects langagiers sont à chaque fois mobilisés, mais au sens où chacun de ces ordres problématiques requiert, de la part des agents (individus, groupes, réseaux), des formes de l’agir, du faire et du connaître (cf. supra) articulés relativement à l’état historique de la langue de chaque cercle d’acculturation impliqué.

Alternative

39Contre ces différents travers, j’ai continûment plaidé pour une acception du concept d’historicité à la fois plurielle (I.1. histoire-matière, I.2. histoire-cognition, I.3. histoire-expérience temporalisée) et anthropologiquement « élargie ». Cette différenciation et extension conceptuelle de la notion d’historicité suggère que l’opposition polémique rituelle entre sciences historiques (i.e. toutes les sciences humaines et sociales, que leurs objets d’étude soient présents ou passés) et théorie générale de la nature humaine (i.e. les virtualités et problèmes pérennes de tous les humains) est à la fois mal fondée et stérile.

40Le propos développé à partir de là, dans le fil de l’anthropologie générale et de la sociologie historique de Jean Baechler, peut paraître trop général. C’est bien normal, puisqu’il l’est délibérément. Pourquoi ? Parce que sans cette réflexion anthropologique en amont des sciences humaines et sociales positives, chacun fonce bille en tête sur le détail de ses objets d’enquête historiquement particularisés. Ce faisant, on ne voit plus qu’on a déjà affaire à des strates empilées de factorisation des ordres, et l’on ne se demande plus de quels problèmes pérennes fondamentaux les objets étudiés sont les expressions historiquement contingentes et explicables par le repérage et l’analyse de leurs facteurs d’actualisation. On en vient souvent alors à décrire par le menu les cas particuliers, et l’on en perd toute ambition à la fois compréhensive et explicative, a fortiori toute idée d’une compréhension générale, et comparative, des choses humaines sur le long terme.

41L’idée d’histoire universelle adossée à une anthropologie générale s’éloigne alors de notre horizon cognitif, éthique et pratique. Et c’est bien cela le cœur du nihilisme historiciste moderne. Sur-accentuer, de manière plus ou moins lyrique, l’historicité-agentivité des acteurs individuels ou groupaux, a fortiori minoritaires et dominés, c’est s’enfermer dans une vision – certes louable, éthiquement et politiquement – mais néanmoins fort restreinte du problème. C’est pourtant ce qui advient le plus souvent dans les sciences humaines et sociales contemporaines dont le point d’Archimède éthico-politique (l’égale dignité humaine) empêche d’accéder au point de vue d’une anthropologie élargie d’abord et d’une sociologie historique comparée ensuite, à même d’expliquer les facteurs passés de dispersion et de domination humaine, d’un côté, mais de l’autre, aujourd’hui, les processus autrement réjouissants d’unification re-symétrisante et de démocratisation (certes lente et douloureuse mais bien réelle) de notre commune aventure humaine.

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Bibliographie

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Dediu, D. et Levinson, S. C. (2018). « Neanderthal language revisited: not only us », Current Opinion in Behavioral Sciences, vol. 21, p. 49-55

Deluermoz, Q. (2013). « Les formes incertaines du temps. Une histoire des historicités est-elle possible ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 117, n° 1, p. 3-11

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Del Valle, A. (2016). Les vrais ennemis de l’Occident. Paris : L’Artilleur

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Escudier, A. (2023). « L’’unité plurale’ de l’espèce humaine : de l’anthropologie générale à la sociologie historique », in Stéphane Dufoix et Alain Policar dir., L’universalisme en débat(s). Lormont : Éditions du Bord de l’eau, p. 27-42

Germain, C. (1993). Évolution de l’enseignement des langues : 5000 ans d’histoire. Paris: CLE International

Haraway, D. (1988). « Situated Knowledges: the science question in feminism and the privilege of partial Perspective », Feminist studies, vol. 14, n° 3, p. 575‑599

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Annexe

Théorie des ordres et matière historique (Jean Baechler)

Ce tableau récapitulatif de la théorie des ordres de problèmes humains pérennes a été établi à partir de la lecture croisée de Jean Baechler (2000 ; 2021).

Ordre

- finalité -

Problème de survie (Ps)

Comment survivre ?

- hominisation -

Problème de destination (Pd)

Pourquoi survivre ?

- humanisation -

1

Démographique

Survie de l’espèce

(selon socialités et règles matrimoniales)

2

Sanitaire/ hygiénique

Santé

3

Économique

Prospérité

ratio ressources/besoins = 1

4

Ludique

Détente

(stock d’énergie reconstitué)

5

Technique

Efficacité

(du faire/ homo faber)

6

Pédagogique

Compétence transmise

(reprogrammation générationnelle)

7

Sodalique ( = groupes)

(sodalité = grégarité 1)

Coopération (intentionnalité collective par mutualisation d’actions, de cognitions et de fabrications = homo agens, sapiens, faber)

8

Agorique ( = réseaux)

(sociabilité = grégarité 2)

Entente

(échanges de biens ou de signes)

9

Morphologique

(socialité = grégarité 3)

Solidarité

(cohérence objective/ cohésion subjective)

10

Politique

Conflictualité

(interne & externe)

(« politie », « transpolitie », « régime politique » & les 3 modes du pouvoir : puissance, autorité, direction)

11

Normatif

(ce qui doit se faire)

Rectitude

a) moralité = « ce qui se fait » (particularisation culturelle des normes)

b) éthicité = devoirs d’état (généralité anthropique universelle : traductibilité transculturelle des normes, en s’efforçant d’atteindre l’objectivité des fins humaines)

NB : bonheur comme simple bénéfice secondaire

12

Eschatique

(fins dernières, sens du contingent, conscience de la mortalité/finitude)

Félicité

(contingent participant à l’absolu)

a) béatitude par voie religieuse

(métaphysique religieuse transcendante ou immanente)

b) sagesse par voie séculière (métaphysique du Devenir)

13

Staséologique

(se dresser contre ; décentrement critique)

Perfectionnement

(hiatus Pbobjectif/Solsubjective)

(critique socio-politique & idéologisation des problèmes qui se posent)

Perfection

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Notes

1 Dans la continuité d’Aristote, cf. l’analyse systématique de ces trois modes d’activité (AFC = agir, faire, connaître) par Jean Baechler (2008). Le terme de « cognition » (et ses dérivés) est retenu ci-après – faute de meilleur terme générique – non par goût immodéré pour le jargon affecté mais afin de désigner tout type d’effort de connaissance, dont le régime précis de rationalité (rationalité empirique, scientifique, réflexive ou métaphysique) a pu considérablement varier d’une époque à une autre, a fortiori dans le partage disciplinaire des tâches parmi les sciences humaines et sociales modernes : l’histoire-science n’est ainsi pas la seule à traiter des choses humaines passées mais également l’économie, la sociologie, la linguistique comparée, l’archéologie, la paléogénétique humaine, l’anthracologie (i.e. l’étude des charbons de bois retrouvés par les archéologues) et quantité d’autres visées de connaissance, ci-après génériquement répertoriées comme « cognitions ».

2 Cf. infra le tableau donné en Annexe sur la « théorie des ordres » de problématicité humaine développée par Jean Baechler.

3 Le point est systématiquement développé dans mon étude sur « L’’unité plurale’ de l’espèce humaine » (Escudier 2023).

4 L’argument GPS devrait être détaillé encore davantage en matière de didactique des langues, à partir notamment du modèle de Ronald Legendre (article « Situation pédagogique », Legendre 1988) tel que réinvesti par Claude Germain (1993, p. 10 sq.). En effet, le triangle pédagogique liant le « Sujet » (l’apprenant), l’« Objet » (telle langue morte ou vivante, culturellement lointaine ou proche du Sujet) et l’« Agent » (l’enseignant) inclut quantité de déterminations et de relations qui sont chacune des moments de particularisation gigogne de P et de S.

5 On trouvera l’explicitation détaillée de toute cette « matière historique » (ici cursivement résumée par ses ordres finalisés d’effectuation, ses éléments de bases, ses modes d’activité, ses types de relations) dans la systématique anthropologique déployée par Jean Baechler (2000 ; 2008 ; 2014). Et l’on doit aller encore un cran plus loin avec lui en périodisant l’histoire humaine à partir de trois grandes « matrices » de possibles historiques : la matrice « archaïque » (morphologie des bandes, économie de prédation de la nature, du paléolithique supérieur aux tribus segmentaires), la matrice « traditionnelle » (sociétés néolithisées, stratifiées, organisées en « polities » et se densifiant par la guerre) et la matrice « moderne » (post-néolithique, mondialisée, intensifiant toujours plus l’actualisation de nouveaux possibles, par les processus conjoints d’oligopolarité étatique, de scientificisation-technicisation, de développement économique, de différenciation des ordres et d’individuation post-traditionnelle des possibles), cf. Baechler, 2002 ; 2009 ; 2019.

6 Prenons un exemple trivial mais parlant : faire de l’archéologie sous Nabonide (559-536 av. J.-C.), à des fins de légitimation impériale du régime néo-babylonien par l’invocation du passé lointain d’Akkad et de Sargon (Joannès, 2022, Livre 2, chap. 5), n’obéit pas franchement aux mêmes règles d’indexation stratigraphique, verticale et horizontale, des artefacts comme les conducteurs de fouilles et les ethno-archéologues ont tous appris à le faire depuis André Leroi-Gourhan (1911-1986).

7 C’est en effet l’une des particularités définitoires de la « modernité » que d’avoir produit des idéologies politiques capables d’argumenter causalement à la manière de l’histoire-science (autant de discours « as if » ou « als ob »), mais en en pervertissant les règles internes de validation épistémologique des énoncés, de sorte à prendre la place – culturelle, psychique et passionnelle – des vieilles représentations mythologiques et sotériologiques du monde, en particulier en matière de bon ordre socio-politique et de normes sociales de bonne conduite.

8 En effet, des acteurs idéologiques très différents peuvent avoir en partage des schèmes de temporalisation isomorphes selon l’interprétation qu’ils donnent des facteurs infléchissant la conjoncture historique qu’ils ont sous les yeux et qui les affectent, positivement ou négativement, dans leurs expériences individuelles et/ou groupales.

9 Mon hypothèse sur ce point précis, en termes de sociologie de la connaissance, est que ce pan-constructivisme est le corrélat épistémologique du processus moderne de démocratisation rendant chacun averse aux asymétries de pouvoir (en raison du principe d’égalité morale de tous les humains) ayant historiquement informé la matière historique accumulée jusqu’à nous.

10 L’anthropologie au sens premier d’une théorie générale de l’espèce humaine ne doit nullement être confondue avec (ni disqualifiée par) les disciplines actuelles de l’anthropologie/ethnologie, qui sont fondamentalement des sous-branches de la sociologie historique comparée abritant toutes les sciences humaines et sociales, spécialisées par objets circonscrits et méthodes spécifiques d’enquête. Le relativisme historiciste contemporain de ces disciplines refuse absolument l’anthropologie générale au sens élargi et premier du terme d’une théorie générale de l’homme socialisé, mais ce faisant il s’empêche de penser les conditions de possibilité de la variabilité historique constatée par l’anthropologie/ethnologie académique contemporaine de la même espèce humaine, en ses différentes trajectoires politiques, sociales, économiques, culturelles, religieuses, éthiques, esthétiques, etc. On oppose ainsi sans fin le Multiple (des conditions humaines historiques et culturelles) à l’Un (des mêmes virtualités de l’humain indépendamment des conditions de possibilité et de variabilité de leurs actualisations contingentes). L’argument ne me paraît pas tenable : il faut bien qu’il y ait une identité formelle des virtualités humaines (« nature humaine ») si l’on veut comprendre et sauver l’égale dignité des actualisations humaines variables dans le temps et l’espace (« conditions humaines »). Il convient donc non pas d’opposer anthropologie générale et anthropologie empirique, mais de les articuler en distinguant les niveaux de réalité en jeu.

11 Pour suivre le même exemple de la Mésoamérique, on pourra alors dire que les pratiques de sacrifices humains sont « compréhensibles » en ce qu’elles actualisent la nécessité de tout groupement politique et culturel de maintenir sa stabilité, son identité groupale et aussi sa hiérarchie (grâce au prestige des rois-prêtres et des aristocraties sacerdotales) en s’adonnant à des rites (très particuliers : les guerres « fleuries » de capture aztèques, puis les rituels d’adoption, de divinisation des victimes adoptées et de sacrifices humains pour nourrir les dieux de cette « eau précieuse » qu’est le sang humain) visant la restauration d’un bon ordre cosmique, chroniquement rejoué par l’ordre politique. Mais pour compréhensibles qu’elles soient par l’historien, elles sont tout aussi orthogonales à l’universalisme moral des démocrates modernes qu’elles ont pu l’être pour les intéressés eux-mêmes capturés dans d’autres organisations sociales (e.g. groupes tribaux ou bandes de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs adjacents au monde aztèque) ou aux yeux des explorateurs catholiques et monarchistes de la première colonisation à la fin du XVe siècle.

12 Voir également bon nombre d’arguments mobilisés en ce sens dans l’introduction thématique de la Journée NeQ 2023 « Historicité, historicisation », Aix-en-Provence, 20 janvier 2023 (https://acedle.org/journees-neq).

13 Par exemple, durant la Journée Notions en Questions en didactique des langues sur le thème « Historicité, historicisation » (Aix-en-Provence, 20 janvier 2023) lors de la discussion orale par Alice Burrows (Université Sorbonne Nouvelle) de la présentation de l’esquisse du présent texte.

14 Toutes deux déniées, sans convaincre, par Alain Touraine lui-même.

15 Cf. par exemple les analyses « géocivilisationnelles » huntingtoniennes irrigants désormais l’ultra droite en France (Del Valle, 2014 et 2016 ; Del Valle/Soppelsa, 2021).

16 À savoir, les scientifiques et même aujourd’hui tout type d’acteurs scientifiquement informés – puisque telle est la tendance de la matrice moderne à l’heure de la « pangée numérique » – témoignent d’une tendance à la cérébralisation de tous les milieux sociaux, culturels et idéologiques, en particulier grâce à la toile numérique, qui assure une interconnexion planétaire ainsi que la désintermédiation des espaces publics, désormais dénués des gate keepers normatifs et éditoriaux d’autrefois.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexandre Escudier, « Historicité(s) et niveaux de réalité : essai de balisage conceptuel »Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 22-3 | 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/14914 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wra

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Auteur

Alexandre Escudier

Centre de Recherches Politiques de Sciences Po (CEVIPOF)
Alexandre Escudier est chargé de recherche au CEVIPOF (FNSP) depuis 2004 et travaille en histoire des idéologies, des théories politiques, des philosophies de l’histoire (en particulier de langue allemande) et dans le domaine de la sociologie historique comparée. Trois grands axes thématiques structurent ses différents travaux. Un premier volet porte sur la conscience d’historicité des Modernes depuis le XVIIIe siècle, aussi bien en termes d’histoire intellectuelle que de sémantique historique. Il étudie en ce sens non seulement les fondements épistémologiques des philosophies de l’histoire modernes mais également leurs attendus politiques et leurs effets idéologiques en particulier aux XIXe-XXe siècles. Un second volet porte sur la crise des démocraties représentatives contemporaines. Il s’intéresse tout particulièrement dans ce cadre non seulement aux « discours de crise » (aux « mots » investis pour dire publiquement « les » crises) mais surtout à l’imbrication concrète des différents niveaux, matériels et idéels, de la polycrise démocratique contemporaine du capitalocène à la « nouvelle frontière technologique ». Un troisième et dernier volet porte sur la sociologie historique comparée, comme discipline et comme pratique empirique concrète. Cela l’a conduit à éditer l’ensemble des articles du sociologue Jean Baechler (1937-2022) ainsi qu’à créer au CEVIPOF, en 2023, le « Fonds de sociologie historique Jean Baechler », nourri par un séminaire de « Sociologies historiques comparées ». Livre récent, co-dirigé avec J. Baechler : Résilience démocratique. Éléments de sociologie historique. Paris : Hermann, 2024.
alexandre.escudier[at]sciencespo.fr

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