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Compte-rendu

Sokolovska, Z. (2021). Les langues en débat dans une Europe en projet. ENS Éditions.

Marc Rollin
Référence(s) :

Sokolovska, Z. (2021). Les langues en débat dans une Europe en projet. ENS Éditions.

Texte intégral

  • 1 Organisation internationale fondée en 1949 qui a pour ambition de promouvoir la coopération entre l (...)

1Dans Les langues en débat dans une Europe en projet (2021, éditions de l’ENS de Lyon, 308 pages), ouvrage résultant d’un précédent travail de doctorat, Zorana Sokolovska, enseignante-chercheuse en sociolinguistique à l’Université de Fribourg et lectrice de linguistique française à la Haute école pédagogique de Lucerne, explore la production et la circulation des discours et des idées sur le plurilinguisme en Europe, via les textes produits par le Conseil de l’Europe1.

  • 2 Entendus comme des étapes « historiquement définie[s] » dans la construction du discours, souvent l (...)

2Adoptant une méthodologie qui combine une analyse discursive et socio-historique (chapitre 1), Sokolovska s’appuie notamment sur onze événements discursifs2, produits entre 1948 et 2008. Ces événements inscrits dans des périodes, notamment l’après-guerre, les années de Guerre froide, l’émergence de l’Union européenne et l’élargissement de 2004, sont cruciaux pour analyser les enjeux liés à la construction européenne et ses implications linguistiques. L’étude détaillée de ces événements révèle les tensions, les idéologies et les relations de pouvoir qui façonnent le discours sur le plurilinguisme au sein du Conseil de l’Europe.

3Sokolovska examine le discours sur le « plurilinguisme », concept qui fait co-exister théoriquement les langues officielles et les langues minoritaires, mais qui, dans la pratique, est soumis aux prérogatives étatiques, les États faisant par exemple le choix de langues enseignées dans leur système éducatif. L’auteure s’intéresse particulièrement à la conceptualisation du « commun » européen (chapitre 3), cherchant à mettre en lumière la manière dont ce concept, bien que célébrant une diversité linguistique, a pu exclure certaines langues : « seules les langues reconnues par les États pouvaient être prises en considération dans la culture et le patrimoine européens » (p. 280), écrit-elle. Le concept pivot de l’analyse de Sokolovska est la « patrimonialisation » qui est un processus discursif qui érige certaines langues au statut de « patrimoine culturel commun » (p. 68). Ainsi, dans le cadre multilatéral de la Convention culturelle européenne de 1954, dans l’Europe d’après-guerre, les langues sont considérées comme à la fois un patrimoine à préserver et des outils de communication pour créer une communauté européenne, une identité européenne partagée.

4Dans cette logique d’interaction entre dynamiques linguistiques et politiques européennes, Sokolovska aborde la puissance des « keywords » (chapitre 1) dans la rhétorique, montrant comment des termes apparemment simples comme « langue », « diversité linguistique » et « plurilinguisme » (p. 34) peuvent orienter, voire définir, le débat européen sur les langues. En effet, en reflétant les priorités politiques, les « keywords » véhiculent des orientations idéologiques spécifiques, en mettant en lumière certains aspects des questions linguistiques européennes tout en en occultant d’autres, ce qui influence la manière dont les enjeux linguistiques sont compris, discutés et traités au niveau européen. Ainsi, dans la nouvelle économie globalisée, le plurilinguisme est valorisé et la diversité devient la norme : le monolinguisme promu depuis le XVIIè siècle dans les États-nations a laissé place à une conception des langues comme un atout économique, celles-ci devenant un capital lié à l’identité nationale. Et, en filigrane, l’auteure décortique la manière dont le Conseil de l’Europe envisage la diversité linguistique, la considérant moins comme une valeur intrinsèque que comme un moyen d’atteindre ses ambitions politiques (chapitre 4). Elle explique ainsi que les projets menés par le Conseil de la Coopération culturelle et la Section des Langues Vivantes (entre 1962 et 1982) ont cherché à développer les compétences communicatives dans une perspective d’inclusion sociale et d’échanges culturels, mais en limitant la diversité linguistique en se concentrant sur les langues officielles.

5D’un autre côté, Sokolovska détaille le fonctionnement du Conseil de l’Europe (chapitre 2). Bien que cet organisme intergouvernemental ait pour mission de promouvoir la démocratie, les droits de l’homme et le pluralisme culturel, il reste très influencé par les positions et intérêts nationaux des États membres. Ceci soulève des interrogations quant à la cohérence entre les objectifs affichés du Conseil et les actions qu’il entreprend réellement. Cependant, Sokolovska ne se contente pas d’une analyse des dynamiques linguistiques. Elle plonge au cœur des enjeux de pouvoir, notamment à travers la domination de l’anglais dans le contexte de la mondialisation. Elle aborde le rejet du bilinguisme franco-anglais et celui de l’espéranto par le Conseil de l’Europe (chapitre 3). À cet égard, les travaux de Gazzola – non cités par l’auteure – pourraient venir éclairer cette problématique : ils ont notamment montré (2017) que, contrairement à une croyance répandue, un régime linguistique entièrement basé sur l’anglais n’est pas nécessairement plus efficace, surtout dans les pays européens où l’anglais n’est pas une langue officielle.

6De plus, Sokolovska aborde la démocratisation de l’apprentissage des langues en Europe, soulignant comment cela a été influencé par des logiques néo-libérales émergentes (chapitre 4). Elle explore notamment l’évolution de la discussion au sein du Conseil de l’Europe sur l’enseignement et l’apprentissage des langues, de 1962 à 1982, en mettant en lumière l’élaboration de recommandations clés. Ces recommandations, telles que la Résolution (69)2 de 1969, la Recommandation 814 de 1977 et la Recommandation nº R(82)18 de 1982, soulignent l’importance de la diversité linguistique et des langues comme outils de communication dans la construction européenne. Cependant, elle pointe une tension « entre le discours sur l’individualisation des pratiques linguistiques et leur collectivisation » (p. 284), un aspect crucial qui se reflète dans la conception de l’éducation « pour la réalisation de la citoyenneté démocratique en Europe » (id.). L’article 2 de la Convention culturelle européenne, en appelant les états signataires à promouvoir l’enseignement-apprentissage de leurs langues respectives (« l’étude des langues » et « l’étude de sa langue ou de ses langues »), illustre l’ambivalence d’une situation dans laquelle la promotion des langues au niveau communautaire et le renforcement des droits linguistiques individuels pour l’exercice de sa citoyenneté ont pour ambition d’aller de pair. En complément de cette analyse, Sokolovska met en évidence l’importance de l’enseignement et de l’apprentissage des langues pour la perception et la valorisation du plurilinguisme en Europe, notamment à la lumière des années 1990-2000 et de textes clés tels que le CECRL (chapitre 6).

7Enfin, au chapitre 5, l’auteure explore l’élaboration de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, étudiant le rôle des experts, tant indépendants que gouvernementaux, et les défis liés à la légitimation d’une diversité linguistique allant au-delà des langues officielles. Elle met en lumière l’importance de « l’acceptabilité » (p. 217) de la charte par les États membres et souligne la tendance à la patrimonialisation des langues dans ce processus : en individualisant l’usage desdites langues, leur vision comme élément du patrimoine national contrôlé par l’État, plutôt que comme bien collectif appartenant à des communautés linguistiques spécifiques, est renforcé. Autrement dit, bien que la charte vise à protéger « la diversité linguistique » (un des « keywords » qui est associé à la manifestation de droits linguistiques et culturels), elle offre aussi aux États la capacité de contrôler cette activité.

8Pour conclure, Les langues en débat dans une Europe en projet est un ouvrage rigoureux et éclairant qui offre une perspective critique sur les dynamiques linguistiques en Europe. Tout en appréciant la profondeur de l’analyse de Sokolovska, centrée sur le Conseil de l’Europe, intégrer une perspective comparative avec des institutions comme l’UNESCO et examiner davantage la dimension économique des langues en Europe (en termes de commerce, d’emploi et de mobilité) ou éducative (creuser les liens entre ces directives politiques européennes et les orientations pédagogiques données par les États, telle que l’approche plurilingue et interculturelle ou l’actionnelle) aurait enrichi l’analyse d’autant plus. Néanmoins, à travers son exploration approfondie des discours, des institutions et des enjeux de pouvoir, Sokolovska offre aux lecteurs des outils pour comprendre et questionner les réalités sociolinguistiques contemporaines, faisant de son ouvrage une lecture incontournable pour tous ceux intéressés par les questions liées aux langues et les études européennes.

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Bibliographie

Gazzola, M. (2017). Multilinguisme et équité : l’impact d’un changement de régime linguistique européen en Espagne, France et Italie. In Proceedings of the First Worldwide Congress for Language Rights. Roma : Aracne.

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Notes

1 Organisation internationale fondée en 1949 qui a pour ambition de promouvoir la coopération entre les 46 États européens membres.

2 Entendus comme des étapes « historiquement définie[s] » dans la construction du discours, souvent liées aux débats sur les langues, qui garantissent une « continuité » grâce à leurs « liens interdiscursifs » (p.30).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc Rollin, « Sokolovska, Z. (2021). Les langues en débat dans une Europe en projet. ENS Éditions. »Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 22-3 | 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rdlc/14634 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wri

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Auteur

Marc Rollin

Enseignant d’espagnol dans le second degré et docteur en Sciences du Langage, l’auteur centre ses recherches sur les orientations, méthodologies et pratiques pédagogiques des langues vivantes étrangères et régionales au sein du système éducatif français. Il s’interroge sur comment leur statut, rôles et fonctions dans la société française influent sur cet enseignement, le tout en tenant compte des directives européennes. Ses travaux s’inscrivent à l’intersection de la sociolinguistique, de la sociodidactique et de l’analyse du discours.

r-marcos[at]orange.fr

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