L’axe dans lequel intervient cet échange s’étant donné pour visée d’interroger la pertinence de l’historicisation en didactologie-didactique des langues (désormais DDL), Daniel Coste a opté pour une historisation en actes, en retraçant tout à la fois :
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Un trajet personnel et la manière dont ce trajet conjointement s’ancre dans des expériences se tenant dans la « tradition » (au sens gadamérien du terme) et projette des « horizons d’attente » (autour des langues, du plurilinguisme, mais aussi de l’Europe ou encore de l’éducation) ;
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ET la manière dont ce trajet croise l’histoire collective d’un domaine (en l’occurrence celui de la DDL), comment il s’y intègre, y fait sens et dans le même mouvement contribue à le façonner et l’infléchir.
1Je ne reviendrai pas sur les notions d’historicité et d’historicisation, qui sont définies dans le premier axe (cf. les contributions d’A. Escudier et d’A. Burrows ici-même). Je ne proposerai pas non plus une histoire de la place de l’histoire dans les recherches en DDL : celle-ci est déjà bien connue et documentée (cf. par exemple Spaëth, 2020 ; Castellotti et Debono, 2022). Je m’attacherai à réfléchir ce que ces notions peuvent « faire » à la DDL, selon les époques, les enjeux, les histoires et les projets propres à ce domaine, dans leur diversité, en partant notamment des propos que j’ai été conviée à exposer lors des différents séminaires CLIODIL initiés par le DILTEC à la fin des années 2010.
2Je me demanderai donc dans un premier temps « pourquoi historiciser » la DDL, ou, plus précisément, pourquoi historiciser la recherche en DDL (ce que Galisson appelle la « didactologie » des langues), à partir de quelle conception de la DDL et, en cohérence, de l’histoire. Dans un second temps, puisque D. Coste s’est livré ici à une historicisation (parmi d’autres possibles) d’un parcours personnel autant que professionnel pour donner à comprendre l’histoire d’un domaine de recherche et d’intervention, je m’intéresserai aux enjeux et aux difficultés à historiciser la DDL à partir de l’historicisation de ses chercheurs.
3La pertinence à développer des travaux à visée historique en DDL est défendue, pour ce qui concerne plus particulièrement le FLE et la France, dès l’institutionnalisation du domaine dans les années 1980 (cf. entre autres Porcher, 1984). Cette période de réflexion est relativement prolifique et témoigne d’un intérêt plus large d’une partie des sciences du langage pour une historicisation de son domaine (cf. notamment Chevalier et Encrevé, 1984). Pour le domaine du FLE/S, elle s’institutionnalise par la création de la SIHFLES (Société internationale pour l'histoire du français langue étrangère ou seconde) en 1987, mais, comme en SDL d’ailleurs, elle ne se transforme pas pour autant en courant dominant (ou même très visible).
4Ainsi, dès les années 1990, ce sont très largement des travaux en synchronie qui dominent le domaine de la didactique du FLE/S et des langues (à quelques notables exceptions comme les thèses de V. Spaëth en 1997 et de C. Cortier en 1998). Ceci tient à la conjonction de différents facteurs, que je ne ferai qu’énumérer, sans nécessairement développer.
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- 1 Porquier et Py (2006) incluent bien une « dimension temporelle » dans les cinq « paramètres dynamiq (...)
Prévalence des notions de contexte et de contextualisation : bien qu’heuristiques et ayant joué un rôle important dans les réflexions visant à sortir la DFLE/S d’un universalisme problématique, ces notions privilégient de fait les espaces et l’adaptation des usages aux environnement sociolinguistiques dans lesquels ils s’implantent, plus que le temps et l’épaisseur historique de ces usages1 ;
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Prévalence des questionnements transversaux en DDL, notamment à partir des sciences de l’éducation, tendance actuellement renforcée par la montée en puissance de la notion de didactique du plurilinguisme, qui induit une centration sur des dispositifs d’enseignement/apprentissage (éventuellement plurilingues) et leur diffusion, en éludant de fait les histoires des langues en présence et de leurs contacts (rencontres entre/dans des histoires qui sont aussi des histoires de/en langue(s) – cf. Huver et Macaire, 2021).
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- 2 Cf. par exemple la composition du Conseil scientifique de l’Education Nationale française, dont l’o (...)
- 3 Au passage, et même si cela nous éloigne quelque peu de notre sujet, cette idée d’un être humain qu (...)
Forte implantation, depuis une dizaine d’années environ, des neurosciences dans le domaine de l’éducation et des sciences du langage et, par capillarité, en DDL. Cette tendance semble se renforcer actuellement, via d’une part les recherches en DDL ancrées dans l’émergentisme et l’énaction et, d’autre part, dans le domaine de l’éducation plus largement, via la commande institutionnelle2 et l’actualité médiatique qui conçoivent, pour différentes raisons que je ne peux développer ici, le régime de vérité des sciences humaines sur le modèle des sciences expérimentales (cumulativité, réplicabilité, etc.). Or, ce paradigme (ou sa compréhension parfois approximative ou caricaturale) renvoie à l’idée de processus cognitifs « universels », ce qui a pour conséquence d’accorder un statut plus secondaire aux variations spatiales (les cultures), mais aussi temporelles (l’histoire)3.
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Prévalence de l’intervention, ou plus exactement de l’intervention immédiate, sur la théorisation : la DDL se conçoit, depuis son origine, comme une discipline d’intervention. Porcher (1984 : 251) a certes appelé, dès 1984, à « sortir la didactique de l’urgence » - mais on ne peut pas dire qu’il ait été très entendu et ce sont bien plutôt les recherches à visée « applicative » qui sont actuellement dominantes (plus que les recherches a visée prioritairement théorisantes), tendance qui est encore renforcée depuis une quinzaine d’années par le financement de la recherche sur projets, dans lesquels le financeur passe généralement commande pour que la recherche propose des solutions aux problèmes (immédiats) qu’il se pose.
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Domination des approches communicatives / actionnelles depuis le début des années 1980. Cette focalisation sur les aspects communicationnels dans l’enseignement/apprentissage des langues mais aussi (et surtout) dans les recherches afférentes est telle qu’elle semble parfois constituer une sorte de « fin de l’histoire », comme si nul courant ne pouvait succéder à ce paradigme (ou à tout le moins le remettre en question). Ce paradigme étant largement conçu comme indiscutable et évident, il est dès lors difficile d’en discuter les prémisses et donc de (re)penser (autrement) la notion de langue à l’aune de l’histoire de cette notion et de la diversité des conceptions existantes, dans le temps. Des tentatives existent certes (cf. par exemple les travaux menés au sein de mon équipe de recherche, ou encore Blanchet et al., 2007), mais elles restent très marginales.
5Cet « oubli de l’histoire » en DDL a perduré jusqu’à récemment. Cependant, au-delà des travaux de la Sihfles, qui maintiennent, en pointillés, une forme de continuité depuis les années 1980, on sent cependant poindre un regain d’intérêt depuis une dizaine d’années, si l’on en juge (en France) par la conjonction des éléments suivants, entre la fin des années 2010 et le début des années 2020 :
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l’ajout en 2015 d’un chapitre sur l’histoire dans la deuxième édition du Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures coordonné par Ph. Blanchet et P. Chardenet (Coste, 2015) ;
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la création des séminaires CLIODIL à l’université Paris 3 devenue Sorbonne Nouvelle, à partir de 2017 ;
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la soutenance de thèses à caractère explicitement historicisant (sans exhaustive : Cros, 2016 ; Burrows 2018 ; Jorge, 2018 ; Rubio, 2018), ou faisant de l’histoire une clé de l’enseignement/apprentissage des langues (Papasaika, 2019) ;
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la parution en 2020 d’un numéro de la revue Langue Française intitulé Didactique du français langue étrangère et seconde : histoire et historicités ;
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- 4 La présente journée d’études présente en outre la spécificité de s’intéresser à la notion même, plu (...)
la tenue récente de quelques colloques : outre ceux de la Sihfles, on peut noter celui organisé à l’université Sorbonne Nouvelle pour le centenaire de l'École de préparation des professeurs de français à l'étranger ainsi bien sûr, que la journée d’études NeQ qui a donné lieu à la publication du présent volume4.
6Ce regain d’intérêt ne suffit cependant pas à sortir les travaux à visée historique d’une certaine marginalité. Si V. Spaëth (2020 : 11) fait preuve d’optimisme en affirmant que « la thématique de l’histoire fait désormais partie intégrante de la discipline », on peut néanmoins être plus réservé si on prend en compte des critères plus institutionnels comme les profils des postes académiques (où cette composante n’apparait que rarissimement, alors que des thématiques comme les TICE, les approches dites « innovantes » ou les aspects méthodologiques sont très présentes) ou les équipes de recherche s’intéressant à ces questions en France (les recherches sont de fait très localisées dans les universités de la Sorbonne Nouvelle et de Tours). Cette marginalité est d’ailleurs encore renforcée si on considère les travaux portant non pas sur l’histoire de l’enseignement/apprentissage des langues et de leur diffusion, mais sur l’histoire des recherches en DDL ou en DFLE/S (à l’exception notable du colloque portant sur l’histoire des idées dans la recherche en didactique des langues organisé par la Sihfles et l’EA 4428 Dynadiv en 2021).
- 5 Je reprends ici la dichotomie entre didactique et didactologie proposée par R. Galisson essentielle (...)
7Au-delà du constat d’une rareté persistante des travaux à caractère historique en didactique et en didactologie5 des langues, il convient de se demander ce qui pourrait permettre d’argumenter l’importance et la pertinence de tels travaux. Or, nous verrons que ces arguments sont inséparables des manières de concevoir l’histoire, confirmant là encore que les choix méthodologiques sont inséparables des choix épistémologiques. La distinction assez classiquement opérée par Grondin (2006) entre deux sens du terme historicité peut servir de base à cette réflexion.
8Selon Grondin (2006 : 570), le terme historicité renvoie dans un premier sens « plus technique ou historiographique [à] "ce qui est historique" [qui] s’oppose à ce qui n’est que mythe ou légende. L’historicité caractérise alors ce qui peut être attesté de manière factuelle ».
9Dans ce cadre, et D. Coste le rappelle dans son article, historiciser sert à documenter une période, un courant, un événement dans une visée plus ou moins monographique. Pour le dire grossièrement (et donc caricaturalement), l’ambition est de reconstituer un temps passé en attestant la véracité / l’exactitude des faits grâce aux éléments fournis dans les archives. La narration de cette histoire peut être linéaire, voire téléologique (comme on le constate souvent dans la manière dont est présentée l’histoire des méthodologies d’enseignement des langues dans les formations de DFLS) ou plus feuilletée, problématisée, réflexivée, complexifiée, voire critique : la visée reste néanmoins une visée de vérité et de production de savoirs objectivés.
10Cette manière de penser et de faire l’histoire a sa raison d’être, notamment en faisant mieux connaitre des faits, des actions, des périodes qui ne le sont pas ou qui sont « fantasmés ». On peut penser ici à la visée d’exactitude des reconstitutions historiques dans les séries télévisées ou les films pour donner une vue aussi juste que possible des modes de vie, des vêtements, des aliments d’une époque : dans ce cadre, il n’est pas rare que les réalisateur.trices fassent appel à des historiens pour s’assurer de l’exactitude de la reconstitution. Pour ce qui concerne la DDL, on peut penser à la reconstitution des visées et activités propres à un courant méthodologique au-delà des présentations caricaturales et partielles qui en sont usuellement faites (cf. par exemple le travail de D. Savatovsky (2010) sur l’enseignement du grec ancien).
- 6 Pour que ce projet puisse réellement se développer, encore faut-il qu'il y ait pluralité des interp (...)
11Néanmoins, dans ce type de travaux, la question du statut de la vérité n’est pas posée : il semble au contraire plutôt constituer un point aveugle face au désir de reconstituer une vérité et de battre ainsi en brèche des « idées fausses », des « représentations erronées ». Or, dans l’épistémologie qui sous-tend mes travaux et ceux de mon équipe d’affiliation, la visée commune est de partir de l’idée que la diversité constitue une pierre angulaire des SHS (et donc de la DDL) et d’examiner les implications de cette prémisse à différents niveaux de réflexion et d’intervention dans ce domaine ; en quelque sorte, il s’agit de se demander « ce que fait la diversité à la DDL ». Dans ce cadre, la prise en considération des différentes versions de l’histoire, autrement dit du conflit des interprétations, revêt une importance centrale qui décale en même temps les finalités que l’on peut assigner à un travail de nature historique en DDL, puisqu’il ne s’agit plus de faire de l’histoire pour documenter et reconstituer, mais pour pluraliser, dans une visée réflexive6.
12Selon Grondin (2006 : 570), la notion d’historicité peut revêtir un second sens, plus philosophique, selon lequel la condition humaine « est déterminée de part en part par sa condition historique », laquelle en constitue donc une « caractéristique universelle ». Les connaissances, les savoirs sont donc par définition historiquement situés, donc relatifs, donc pluriels – ce qui fait bien écho à la prémisse précédemment citée.
13Travailler l’histoire sous l’angle de l’historicité (également appelée historialité, par distinction avec le sens précédent) introduit une forme de relativisme (laquelle n’est pas sans faire débat, chez les historiens comme chez les didactologues, mais qui a pour intérêt de poser autrement la question de la pertinence de la démarche historique). Dans cette perspective, pourquoi l’histoire (ou plutôt pourquoi une histoire qui met l’accent sur la pluralité des interprétations) ? Non pas seulement pour apprendre des choses sur le passé, mais d’abord et avant tout pour mieux penser, d’une part en rendant les évidences saillantes pour les relativiser en mettant l’accent sur les choix (parfois oubliés) sur lesquels elles reposent, de manière à redonner l’espace du choix au présent ; d’autre part pour ouvrir une espace de réflexivité en faisant travailler le conflit des interprétations et en prenant au sérieux les conséquences épistémologiques de ce travail (sous réserve, là encore, que ce dialogue agonistique puisse advenir).
14Historiciser peut permettre de mettre en évidence les choix qui ont été effectués (ou non) à un moment donné et qui peuvent être défaits, ou en tout cas discutés à nouveaux frais : l’histoire en tant que domaine de recherche s’est emparée de ces questions depuis plus d’un siècle, si on prend en considération les travaux de Dilthey, puis d’Heidegger et surtout de Gadamer et Ricœur.
15On peut retenir notamment ici tous les travaux qui ont visé à produire une version alternative au « roman national » (cf. pour des exemples récents : l’Histoire mondiale de la France (Boucheron et al., 2017), qui vise explicitement à produire un autre récit de l’histoire de France ; ou encore L’histoire à parts égales de R. Bertrand, qui vise à produire une histoire de la colonisation de l’Insulinde (actuelle Indonésie) du point de vue des Insulindiens).
16La DDL gagnerait à s’inspirer de ces réflexions et de ces démarches pour « faire que notre histoire devienne moins évidemment nôtre » (selon les termes de Patrick Boucheron) ou encore pour « interroger les autres voies que dans notre marche en avant nous avons délaissées » (selon les termes de Nissim Amzallag). C’est en tout cas dans ce sens (interroger et confronter les choix effectués en tant que condition du débat démocratique) que je parle de politisation.
17La notion de conflit des interprétations est ancienne dans les réflexions épistémologiques sur l’histoire (que l’on pense à Gadamer ou, plus près de nous Ricœur, de Certeau et Veyne) : elle est fondée sur l’idée que c’est le frottement débattant des interprétations qui permet de produire du sens et de la compréhension (pour une réflexion plus développée sur ce sujet pour la DDL : cf. Huver, 2020).
18Il ne s’agit donc pas d’historiciser pour entretenir un rapport antiquaire, patrimonialisant ou objectivant à l’histoire (cf. acception du terme, supra), ni non plus de produire une histoire alternative plus exacte et qui viendrait remplacer la précédente, alors qualifiée d’idéologique (ce qui est un écueil dont ne sont pas exempts les travaux historiens dont le projet est de produire une histoire « alternative »). Il s’agit plutôt de travailler à partir de la pluralité des interprétations pour faire prendre conscience du conflit et travailler à partir de cela.
19Dans le domaine académique de l’histoire, cette finalité de l’historicisation est sans doute plus marginale ; elle n’en est pour autant pas absente. On peut citer par exemple certaines des expérimentations de Sylvain Venayre comme le tome 1 de L’histoire dessinée de la France (Venayre et Davodeau, 2017), bande dessinée dans laquelle cinq figures historiques de France (Jeanne d’Arc, Molière, Marie Curie, Jules Michelet et Alexandre Dumas) dérobent le cercueil du maréchal Pétain, ce qui est un prétexte pour faire se confronter la pluralité des récits sur les origines de la France. On peut également citer Le dossier Bertrand. Jeux d’histoire (Artières, 2008) qui part de l’idée de Ph. Artières de soumettre un ensemble d’archives à cinq historiens pour que chacun livre son étude, l’ensemble étant ensuite découpé, collé, fusionné, avec un jeu typographique de couleurs différentes et un examen réflexif sur le conflit des interprétations et les modes de compréhension et d’interprétation du dossier par les uns et les autres. Il est intéressant de noter que ces expérimentations se font souvent en marge des travaux académiques et dans des formes alternatives à l’écriture académique.
20Dans le domaine de la didactique des disciplines scolaires, le conflit des interprétations fait l’objet de propositions pédagogiques intéressantes sous l’angle de l’enseignement des controverses socioscientifiques et de la didactique des « questions socialement vives » (Legardez et Simonneaux, 2006 ; Urgelli et al., 2022), notamment pour ce qui concerne la biologie, l’histoire et, plus récemment les questions environnementales. En DDL (sur des terrains scolaires ou non), cette démarche est moins présente, voire complétement absente, à l’exception sans doute du travail de thèse de H. Papasaika (2019), qui fait du conflit des interprétations historiques le centre d’activités didactiques pour un enseignement des langues fondé sur les principes de diversité et de réflexivité (cf. également son article dans le présent volume).
- 7 Une des critiques qui est d’ailleurs adressée à ce type de démarche (dans l’enseignement comme dans (...)
21La DDL gagnerait à mon sens à s’inspirer de telles démarches, dans la mesure où les problématiques que soulève l’appropriation des langues sont particulièrement propices à un travail sur et avec l’altérité, à condition bien sûr que l’enseignement/apprentissage des langues ne soit pas réduit à un simple enseignement technique de la communication. En d’autres termes, ce type d’approche didactique, en introduisant des activités différentes de celles actuellement usuellement préconisées (jeux de rôles, tâches etc.), décale l’épistémologie même de la discipline en posant de manière à la fois frontale et inévitable la question du statut des certitudes et de la vérité dans l’enseignement et dans la recherche7. De ce fait, elle transforme la professionnalité des enseignant.es (Albe, 2009), mais aussi des chercheur.es.
22De même que la notion de conflit des interprétations interroge les fondements épistémologiques de la DDL, elle interroge également ceux de l’historiographie. Il est en effet évident que cette seconde acception de la notion d’historicité repose sur une conception de l’histoire assez notoirement différente de la première acception : une histoire pensée « comme une expérience herméneutique et comme une herméneutique des expériences », selon les termes de Papasaika dans sa thèse. Concevoir l’histoire comme une expérience herméneutique n’est pas sans faire débat et pose la redoutable question du relativisme, voire, pour l’histoire plus spécifiquement, du révisionnisme (sur ces questions, cf. Debono, 2020). De même, le fait de concevoir l’histoire au prisme de l’expérience ouvre la possibilité de développer une histoire « sensible », à partir de témoignages, phénoménologique donc.
23C’est bien ce à quoi s’est essayé Daniel Coste dans son propre article. Je me propose donc dans une seconde partie du présent article de développer quelques réflexions que m’évoque cette tentative et, plus largement, que je (me) pose quant à la possibilité d’historiciser un domaine de recherche à partir de l’historicisation de ses chercheur.es.
24Dans cette partie, je m’intéresserai plus particulièrement à la recherche en DDL, d’où le fait que j’utiliserai plus spécifiquement le terme de didactologie (cf. également la note de bas de page supra). Les courants historiographiques autour de l’histoire du temps présent proposent plus particulièrement de travailler à partir non plus seulement d’archives, mais aussi de témoignages (cf. notamment l’article fondateur de Pollak et Heinich en 1986, dans leur célèbre controverse avec Bourdieu autour de ce que Bourdieu appelle « l’illusion biographique »). On peut donc se demander dans quelle mesure cette démarche est « transposable » et pertinente pour l’histoire d’un domaine de recherche, en l’occurrence la didactologie des langues. Autrement dit, on peut se demander dans quelle mesure l’historicisation de la didactologie des langues est (réductible à ?) l’historicisation de ses chercheur.es.
- 8 Voire dès 1984, dans un article programmatique (Chevalier et Encrevé dir. 1984).
25Chevalier et Encrevé ont, dès 20068, tenté de proposer une historicisation des sciences du langage en recourant à des entretiens avec des linguistes. Dans la même veine pour la DDL, Castellotti et Debono (2022) défendent une histoire du temps présent de la didactologie des langues, fondée sur des témoignages de chercheur.es notamment, mais aussi d’acteurs ayant contribué à la création, à la transformation ou à la circulation des idées dans ce domaine.
26Cette démarche de recherche s’intéressant à l’épistémologie des domaines de recherche au prisme des récits de vie des chercheurs qui les configurent a déjà été mise en œuvre de manière transdisciplinaire par V. de Gauléjac dans son séminaire « Histoires de vie et choix théoriques » dès 1994. La consigne donnée aux témoins (chercheurs en SHS majoritairement, mais aussi en SST) est la suivante : « Quels liens faites-vous entre votre histoire (personnelle, familiale, sociale) et vos choix théoriques, épistémologiques, méthodologiques ». Selon de Gauléjac :
« Ces histoires mises bout à bout dessinent un paysage intellectuel, un ensemble, une gestalt, un contexte à partir duquel on voit émerger, au-delà de la présentation des auteurs, des questions théoriques, des objets de connaissance, des débats épistémologiques. » (https://vincentdegaulejac.com/2021/03/26/histoire-de-vie-et-choix-theoriques/).
27En DDL (et en sociolinguistique), la réalisation et la publication d’entretiens biographiques avec des chercheurs à des fins d’historicisation du domaine a également été réalisée :
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par l’équipe d’accueil Prefics de l’université Rennes 2 : entretiens avec A. Gohard Radenkovic, J.-B. Marcellesi, L.-J. Calvet ou encore par Prasad, Auger et Le Pichon - Vortsman (2022). Toutefois, dans ces deux cas, l’entretien biographique n’est pas vraiment travaillé en tant que notion et/ou que démarche, au plan épistémologique ou théorique, de même que les entretiens sont livrés « bruts », sans être (re)lus au filtre d’une proposition d’interprétation ;
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par l’équipe d’accueil DILTEC de Paris Sorbonne Nouvelle, ce qui a donné lieu à une journée d’études en juin 2021 (Itinéraires de chercheurs en didactique du français et sur la francophonie – cf. également l’article d’A.-S. Cayet dans le présent numéro) ;
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par l’équipe d’accueil Dynadiv de l’université de Tours, ce qui a donné lieu à un colloque en juin 2022 en partenariat avec la Sihfles Des histoires de réceptions des politiques didactico-linguistiques du Conseil de l’Europe, et plus particulièrement à une communication de M. Debono et V. Castellotti mobilisant des témoignages de chercheur.es.
28Comme déjà mentionné supra, on voit bien que ces différentes démarches, dans leur hétérogénéité, s’ancrent globalement dans une certaine conception de l’histoire, qualitative et subjective, qui a pour visée de :
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montrer la perméabilité entre parcours de vie individuels et choix professionnels, mais aussi de manière inextricablement liée entre histoire de vie et histoire sociale ;
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pluraliser les historicisations en faisant apparaitre la pluralité des expériences et, surtout, les liens tissés entre recherche (thématiques retenues, interprétations produites), « champs d’expériences » et « horizons d’attente » (pour reprendre les termes de Koselleck, eux-mêmes repris par D. Coste dans son article) ;
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mettre en évidence l’historicité du chercheur et donc de la recherche, c’est-à-dire son caractère contingent, situé, voire en partie « accidentel » (c’est-à-dire lié à des aléas comme un séjour aux Etats-Unis en tant qu’assistant de français, par exemple), ce qui rend ces récits de recherche confrontables les uns aux autres.
- 9 Même si le titre de l’introduction de Prasad et al. (2022) pourrait en partie le laisser croire.
29De ce point de vue, les récits biographiques de chercheurs ne relèvent pas de la simple anecdote qui permettrait d’« humaniser »9, de mettre de la chair sur des recherches qui apparaissent très souvent comme abstraites et, surtout, comme indépendantes des chercheur.es qui les ont produites, comme si ces recherches, et par conséquent les checheur.es, n’étaient pas eux aussi la « chair du monde » pour reprendre la belle expression de M. Merleau Ponty.
- 10 J’emprunte ce terme à Agamben (2006), qui utilise ce terme dans son sens étymologique de « restitue (...)
- 11 Si on veut filer la métaphore religieuse initiée avec le terme de profanation.
30Pour la DDL, l’enjeu me semble d’importance, à une époque où notre domaine de recherche est exhorté par les pouvoirs publics, les politiques de recherche et les structures financeuses de la recherche à développer une position d’expertise (que nombre de chercheurs revendiquent également, nourrissant ainsi en retour la demande sociale et politique d’expertise). Or, produire des histoires (plurielles) des notions ou dispositifs clés de l’enseignement/apprentissage, a fortiori en passant aussi par les témoignages (plus ou moins divergents / convergents) des personnes qui y ont contribué, est un moyen puissant de « profaner »10 ces dispositifs ou ces notions. Ainsi, lorsque Spolsky (1995) propose une histoire du TOEFL dans laquelle il livre ses propres expériences, son propre vécu, il restitue non pas objectivement, mais historialement, les enjeux économiques, sociaux, politiques de cette certification, ainsi que les enjeux locaux, voire parfois individuels et la manière dont lui-même est pris dans cette histoire ; ce faisant, il détache ce dispositif certificatif de l’aura d’expertise dont les organismes certificateurs (entre autres) entendent le parer. Une entreprise similaire, bien que plus modeste et qui reste à approfondir, a été entreprise par Aslan (2023) sur l’histoire du DELF, à partir de témoignages de certains des chercheurs qui ont contribué à sa création. On peut imaginer qu’une démarche de ce type serait tout aussi pertinente pour le CECR tant cet outil apparaît pratiquement comme « sacré »11 : en montrer l’histoire et les coulisses vécues le rendrait sans doute moins intimidant et in-discutable.
31Cependant, cette démarche d’historicisation de la didactologie par des témoignages de chercheur.es n’est pas pour autant simple et suppose à la fois précautions et réserves.
32Au-delà des problèmes logistiques et concrets relatifs à la recherche des témoins, sur lesquels je ne m’étendrai pas, il faut d’abord mentionner la prise de risque que cela suppose pour les témoins qui se prêtent à ce « jeu ». Chercheur.es de leur domaine, bénéficiant souvent d’une certaine reconnaissance (voire d’une reconnaissance certaine), il n’est pas aisé d’assumer cette position particulière qui consiste à rendre compte de choix tout en n’éludant pas les doutes, voire les erreurs, à montrer un « envers du décor » que l’on peut vouloir s’efforcer de cacher, de minimiser ou d’embellir, par loyauté et/ou pour des enjeux de figuration et de place dans le champ (au sens bourdieusien de ce terme).
33La question de la « sincérité » des témoins, et donc de la « véracité » des témoignages, a déjà été amplement discutée en histoire, dès l’article de Pollak et Heinich d’ailleurs, et de Gauléjac note bien que les récits des chercheur.es n’échappent pas à cette problématique, bien que ceux-ci soient de fait sensibilisés aux enjeux et aux méthodes de la recherche. Je ne développerai donc pas non plus ce point. Il faut peut-être néanmoins souligner que le risque est peut-être encore plus difficile à prendre de nos jours, dans le paysage actuel d’une recherche concurrentielle dans laquelle l’évaluation des chercheur.es repose aussi sur les missions d’expertise qui leur sont confiées (et qui risquent de ne plus l’être si le témoin donne l’impression de « cracher dans la soupe » par exemple). Plus généralement, mais je l’ai déjà mentionné, c’est la posture d’expertise qui se trouve fragilisée, ce que l’on peut appeler de ses vœux dans la perspective d’une recherche « humble », « modeste », mais ce que peu de chercheur.es en activité sont prêt.es à faire.
- 12 J’ai moi-même fait l’expérience de cet écueil, ou plutôt de cette difficulté, lorsque j’ai mené un (...)
34Un deuxième point à mentionner, en plus de la « sincérité » du témoin, est celui de la relation qu’entretiennent le témoin et le chercheur qui mène l’entretien. Cette question de la relation dans des entretiens de type compréhensif est certes bien connue, mais les difficultés (ou en tout cas les problématiques) que peut mentionner par exemple Kaufman dans son ouvrage de synthèse, se trouvent ici exacerbées : que l’entretien soit mené avec une personne avec qui on entretient une certaine proximité ou, au contraire, que l’on ne connait pas vraiment, la question se pose non pas seulement de ce que le témoin sera prêt à dire (cf. paragraphe ci-dessus), mais aussi de la manière dont le chercheur va traiter ces propos et en rendre compte – l’écueil d’un traitement déférent ou convenu, mais dans les deux cas possiblement hagiographique, étant sans doute plus probable que lorsque les témoins ne font pas partie du même cercle professionnel12.
35Le dernier point concerne les choix opérés par les témoins, et donc les creux et les silences. Ainsi, par exemple, dans le récit qu’il propose, D. Coste choisit d’évoquer des expériences vécues autour des années 1960 à 1980 (Français Fondamental, création de la Sihfles, Centenaire de l’ENS de Saint-Cloud, etc.), mais pas la période d’expertise auprès du Conseil de l’Europe au moment de la rédaction du CECR et des études préparatoires qui l’ont entouré. Ce choix de ce qui est passé sous silence renvoie d’une certaine manière à la question de la « véracité » ou de la « fiabilité » des propos des témoins. Mais il est un autre silence dont il est moins souvent question, c’est celui du chercheur menant l’entretien, qui va pourtant lui aussi opérer des choix, interpréter au filtre de sa propre expérience et de sa propre compréhension, s’engager dans un parti-pris d’écriture. Autant d’opportunités de dire ou de taire, de s’exposer ou de se mettre en retrait, de viser une forme d’objectivation ou de réflexivité engagée, … Autant de questions déjà en parties balisées, mais qui reviennent à poser encore autrement la question de la légitimité d’une version forte du qualitativisme en didactologie des langues.