Nous tenons à remercier le Centre d’Etudes sur la Parole du Laboratoire Parole & Langage et la plateforme H2C2 de la Maison de la Recherche à la Faculté ALLSH d’Aix Marseille Université pour leur accompagnement et soutien pendant le recueil de données. Cet article fait partie du projet Vapvisio, financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR-18-CE28-0011-01).
1En didactique des langues et cultures (dorénavant DLC), on a assisté au cours des années 2000 à la construction du champ de recherche de l’agir professoral (Cicurel, 2011), alimenté notamment par l’adoption de cadres de la théorie de l’action (Fillietaz, 2005). Dans cette dynamique, les instruments privilégiés ont été les écrits réflexifs et différents types d’entretiens empruntés aux sciences sociales, notamment à la sociologie et à l’anthropologie (Beaud, 1996). Dans notre article, nous nous proposons de présenter ces outils méthodologiques et de problématiser leur utilisation pour la recherche et la formation en DLC à l’aune de considérations venant de la psychologie du travail (Clot, 1999) et des avancées récentes en sciences cognitives (Dehaene, 2014 ; Mercier & Sperber, 2017 ; Naccache, 2020). Dans cet article, nous soutenons l’idée que, si ces avancées remettent en cause la pertinence de certains entretiens à des fins de recherche, elles ouvrent des pistes intéressantes pour la formation.
2Dans notre argumentation, la première partie, à caractère théorique, opérera une mise en tension entre les apports issus de certaines méthodes d’entretien et des observations réalisées en sciences cognitives sur la conscience et la raison. Cette première partie illustrera en quoi la question de recherche que nous soulevons dans le présent article se pose dans le contexte actuel. La deuxième partie explicitera le contexte et le cadre méthodologique de notre étude, en situant notre propos dans la formation initiale au tutorat en ligne pour l’enseignement-apprentissage des langues étrangères par télécollaboration (Cappellini, 2020). Dans la troisième partie, nous présenterons les résultats de nos analyses et y porterons un regard critique. Dans la dernière partie, nous répondrons à notre question de recherche et illustrerons en quoi les apports de notre étude peuvent s’avérer utiles pour la recherche et la formation sur la professionnalisation en DLC.
- 1 Cf. par exemple l’intérêt de Cambra Giné, 2003, pour ce qu’elle appelle les représentations des ens (...)
3En suivant Cicurel (2011), on peut ancrer le champ de l’agir professoral propre à la DLC dans l’historique plus long des études sur les interactions en classe de langues. Ainsi, après un premier courant théorique où ces interactions ont été abordées au travers des outils méthodologiques issus du domaine de l’analyse du discours et un deuxième plutôt caractérisé par des approches interactionnistes, l’agir professoral s’est développé dans un troisième temps sous l’angle de l’analyse des interactions de classe. Le champ de l’agir professoral peut schématiquement être caractérisé par le recours aux théories de l’action (Filliettaz, 2005) et par leur focale placée sur les logiques d’action des enseignants, les planifications et adaptations opérées en situation d’interaction par exemple (Cicurel, 2011). Même si ces objets n’étaient pas absents avant l’avènement du champ de l’agir professoral1 ce n’est que sous l’impulsion des recherches à Genève menées au sein des groupes de recherche LAF animé par Jean-Paul Bronckardt et du groupe IDAP par Francine Cicurel à Paris que l’agir professoral finit par s’imposer dans les études sur les interactions.
4Quand on s’intéresse à l’agir professoral, il ne s’agit plus (seulement) d’analyser finement la co-construction du sens dans l’interaction, mais (aussi) de comprendre les buts pédagogiques généraux et locaux visés, ainsi que les moyens prévus avant l’action, ou élaborés pendant l’action même. Dans cette optique, comme l’interaction didactique dépend du plan initial mais aussi, voire surtout, de la confrontation aux interlocuteurs, l’agir professoral implique de s’intéresser à comment l’enseignant élabore des stratégies d’action pour atteindre ses buts tout en s’adaptant aux imprévus. Cela revient à postuler une « pensée enseignante » (Borg, 2003), qui se déploie dans l’interaction avec des analyses de la situation et la mobilisation de répertoires didactiques, toujours en devenir.
5Une fois cet objet d’étude (c’est-à-dire la pensée enseignante) identifié, il s’agissait de développer des méthodologies destinées à y donner accès. Cela s’est fait principalement avec la stimulation de verbalisations des enseignants après les interactions, y compris après plusieurs jours. Comme le souligne Cicurel (2011 : 240), « choisissant d’étudier des corpus de verbalisations d’enseignants, nous avions ainsi accès à la dimension cachée de l’agir enseignant, à ce qui n’apparaît pas sur la scène pédagogique ». D’autant que les études sur l’agir professoral « postulent toutes que les discours réflexifs que les enseignants tiennent sur leurs pratiques permettent d’éclairer leur agir enseignant et les modalités de constitution du "répertoire didactique" » (Bigot et Cadet, 2011 : 22).
6Recourir aux verbalisations rétrospectives – en tant que données scientifiques – est une démarche venant des sciences sociales. Empruntant à la fois au modèle des entretiens ethnographiques que les ethno/anthropologues mettent en œuvre lors d’enquêtes de terrain (Beaud, 1996) et au modèle des entretiens sociologiques, l’entretien s’est progressivement imposé comme une approche méthodologique courante en DLC, suivant des modalités redéfinies pour être en adéquation avec les enjeux pédagogiques relevant de cette discipline.
7Ainsi, en DLC comme en formation professionnelle des (futurs) enseignants de FLE, dans la continuité de la théorie de l’action (Fillietaz, 2005), Cicurel (2011) y recourt pour mettre en évidence l’agir professoral. Cet usage des entretiens vient nourrir le tournant réflexif (Schön, 1996) visant à privilégier la formation d’enseignants réflexifs, amenant à se demander :
[…] sur quels savoirs s’appuie la réflexion dans l’action et [à] souligner qu’une partie de ces savoirs ne sont pas scientifiques, ni même savants, qu’ils sont souvent implicites, tacites, « cachés dans l’agir ». Ils sont « professionnels » au sens où ils sous-tendent l’exercice du métier, mais ils ne sont pas nécessairement partagés ou verbalisés au sein de la profession. Il s’agit de ce qu’on appelle aujourd’hui des savoirs d’expérience. Ils résultent de la réflexion sur l’action, autre moment de la pensée des praticiens analysé par Schön, qui survient dans l’après-coup. (Perrenoud, 2001 : 42)
La verbalisation auprès d’un tiers enquêteur, généralement en posture d’accompagnateur, permet donc l’analyse de l’expérience a posteriori en vue d’un réinvestissement ultérieur.
8Plusieurs instruments de verbalisation ont été développés ou intégrés en DLC. Nommons parmi ceux-ci les journaux de bord, dits « d’apprentissage » pour les apprenants ou « d’enseignement » pour les enseignants. Cet instrument permet de renouer avec la sociologie en introduisant dans les méthodes de collecte de données une perspective sociobiographique et alterlinguistique (Molinié, 2019) particulièrement intéressante dans un contexte de contact de langues, qu’il s’agisse de biographie langagière (forme d’auto-portrait linguistique préconisé par le Conseil de l’Europe), de récit de vie, ou d’autres dispositifs narratifs, parfois plus artistiques et/ou littéraires d’écriture de soi (Godard, 2023).
9Du côté des entretiens, on peut en distinguer deux types : l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994) et l’entretien d’autoconfrontation (Clot et al., 2000). Dans l’entretien d’explication, le sujet est guidé par l’enquêteur afin de se remémorer les détails d’une action passée. L’objectif est de porter ces actions à la conscience et de les rendre disponibles pour une action ultérieure. L’entretien d’autoconfrontation, consistant lui aussi en une verbalisation d’une pratique (déroulement de la séquence pédagogique, intentionnalité à l’origine de ses actions) en vue d’une prise de conscience, s’appuie sur le visionnage par le sujet d’enregistrements, notamment vidéo.
10Bien évidemment, ces outils ne sont pas considérés comme neutres, et un ensemble de problèmes liés à leur utilisation a été soulevé par différents auteurs. La première est explicitée par Tellier (2019 : 169) : « à l’origine, les écrits réflexifs tout comme l’autoconfrontation sont avant tout des démarches de formation qui ont été exploitées par des chercheurs a posteriori ». Ensuite, Cicurel (2011 : 248-255) énonce une liste d’écueils, parmi lesquels le risque de faire surgir, au moment de la réflexion, des éléments de rationalisation non présents lors de l’action, notamment dans des descriptions qu’un enseignant produirait dans un cadre dicté par l’institution. Force est de constater que, dans les études portant sur l’agir professoral, on trouve presque inévitablement des formulations laissant entrevoir un glissement déplaçant la focale des verbalisations de l’observation de la cognition dans l’interaction de classe aux verbalisations postérieures concernant une (inter)action produites pour/avec un chercheur. L’extrait suivant, par lequel débute la conclusion de l’article de Rivière et Guichon (2014), est en ce sens exemplaire :
À travers cette étude, nous avons cherché à montrer de quelle façon l’activité du sujet et le discours qu’il tient sur son activité ménagent un accès à ce travail de construction de la signification. En demandant à l’apprenti de fabriquer un bilan et de verbaliser cette fabrication, les chercheurs se donnent les moyens pour comprendre, au moins en partie, quelles sont les valeurs qui sont en jeu et comment sont mobilisées des ressources socio-affectives, pédagogiques et sémio-pédagogiques pour l’action et dans l’action.
Dans la première partie de cet extrait, on voit comment la signification attribuée lors du bilan rétrospectif à l’action (dans ce cas, un tutorat en ligne) est, justement, désignée comme une « construction », en soulignant son caractère interprétatif et non de représentation. La deuxième partie montre pour sa part que, malgré la reconnaissance de la « fabrication » de la verbalisation, celle-ci est tenue comme permettant un accès aux valeurs et à la mobilisation de ressources pendant l’action.
11De ce fait, des recherches plus ou moins récentes et venant d’horizons disciplinaires différents ont appelé à réinterroger la possibilité même d’avoir accès aux logiques d’une action passée. D’abord, avec Clot (1999 : 148), il est nécessaire de souligner le caractère dialogique de toute verbalisation : « tout le problème, c’est que cette création psychologique nouvelle [celle créée lors de l’entretien] n’est pas seulement un représenté du vécu antérieur mais un représentant du vécu présent dans son rapport avec son ou ses interlocuteurs ». Dans le cas des entretiens, adopter une conception dialogique de la communication revient à affirmer que tout énoncé est produit en fonction des représentations que le locuteur se fait de l’interlocuteur et de ce qui est pertinent pour lui dans la situation de communication. Il n’est donc pas possible de postuler un intervieweur neutre qui dirige rétrospectivement l’attention de l’enquêté sur des éléments de l’action sans introduire un quelconque biais par sa simple présence, comme l’indique par exemple Vermersch (1994) pour l’entretien d’explicitation.
12De plus, des recherches récentes en sciences cognitives minent la possibilité d’un accès rétrospectif à la logique « interne » de l’action. Avec Dehaene (2014), on peut noter que lors de toute action, la plus grande partie des calculs cognitifs se font de manière inconsciente, et que seul un cercle restreint d’informations est traité de manière consciente. Cette (rare) émergence d’informations sur le plan de la conscience est ce qui permet leur accessibilité et leur manipulation, y compris à distance de temps. Cela signifie que si une information n’a pas été perçue de manière consciente pendant l’action, elle est indisponible à jamais pour toute réflexion postérieure de nature psychologique et physiologique. Comme l’affirme Naccache à propos de la perception consciente visuelle (2020 : 124) : « On ne se souvient jamais de quelque chose dont on n’a pas fait préalablement l’expérience consciente ».
13Il découle de ces observations que toute démarche réflexive se basant exclusivement sur les perceptions des sujets va empêcher l’accès à des éléments potentiellement pertinents, mais non perçus comme tels par le sujet pendant l’action. En somme, toute démarche réflexive basée exclusivement sur des traces dépendant du sujet même (comme l’entretien d’explicitation) revient à une sorte de paradoxe que Cappellini (2019) a appelé le paradoxe de l’« observateur aveugle ». Pour prendre ce paramètre en compte à des fins de recherche ou de formation de formateurs, la seule forme de réflexion susceptible d’être viable pour conduire les sujets à prendre conscience d’aspects inaperçus lors des interactions semble donc être l’autoconfrontation stimulée par des traces de l’interaction : des enregistrements audio/vidéo ou des écrits restant après les interactions en ligne, par exemple.
- 2 « Le rôle principal des raisons n'est pas de nous motiver ou de nous guider pour parvenir à des con (...)
14Un deuxième élément vient problématiser le recours aux outils réflexifs dans la recherche en DLC. Dans leur étude portant sur le rôle de la raison dans les pratiques humaines, Mercier et Sperber (2017) développent une théorie interactionniste et argumentative de la raison selon laquelle, contrairement à des conceptions plus ou moins implicites et répandues, les sujets ne s’appuieraient pas sur des options considérées rationnellement avant d’arriver à une prise de décision pendant des activités impliquant des prises de décision – comme c’est notamment le cas de l’enseignement des langues – mais auraient des intuitions sur le plan à suivre, qu’ils suivraient. Plutôt, les sujets pris dans le feu de l’action ont des intuitions sur le plan à suivre et suivent ces intuitions. Dans cette optique, ce n’est que dans un deuxième temps qu’ils peuvent éventuellement statuer plus avant sur les raisons rationnelles ayant présidé à leurs actions, afin de les rendre socialement compréhensibles, voire acceptables : « the main role of reasons is not to motivate or guide us in reaching conclusions but to explain and justify after the fact the conclusions we have reached2 » (Mercier et Sperber, 2017 : 112). Par conséquent, sur le plan de la recherche, tout outil réflexif va moins informer sur les processus cognitifs mobilisés lors de l’(inter)action que sur le processus de rationalisation mis en œuvre lors des verbalisations postérieures,
15Les avancées récentes en sciences cognitives décrites dans la section précédente nous semblent rendre hautement problématique le recours aux entretiens rétrospectifs, et plus largement celui des verbalisations pour accéder aux logiques à l’œuvre pendant l’action. En revanche, ce qui se présente comme une aporie sur le plan de la recherche peut être conçu comme un ensemble de possibilités sur le plan de la formation (cf. la suite de l’article), ce qui d’ailleurs constitue une sorte de retour aux origines des instruments réflexifs (Filliettaz, 2005) : si les verbalisations rétrospectives ne permettent pas d’accéder à la pensée enseignante, s’intéresser à la co-construction a posteriori de cette même pensée enseignante peut s’avérer utile à des fins de formation de formateurs, ainsi que nous allons à présent le monter. Pour ce faire, dans la suite de l’article, nous présentons une étude de cas destinée à illustrer notre propos (section 2.1) et proposerons un cadre méthodologique pour apprécier l’influence que les verbalisations peuvent (ou non) avoir sur la construction de l’agir professoral (section 3).
16L’analyse proposée dans cet article repose sur des données collectées dans le cadre du projet de l’Agence nationale de la recherche Vapvisio (Cappellini et al. 2023) dont l’objectif est d’étudier le développement de compétences techno-sémio-pédagogiques (Guichon 2013) de futurs enseignants de FLE en formation. Une partie des données est constituée d’enregistrements d’interactions didactiques en ligne entre apprenants de français langue étrangère (FLE) de l’Université de Berkeley (Californie, USA) et apprentis-tuteurs du Master 1 de didactique du FLE d’Aix-Marseille Université (France). Ces derniers devaient effectuer trois séances de tutorat en FLE par visioconférence, dont le contenu était préparé en commun avec un ou deux apprenants américains. Ces séances étaient adossées à une unité d’enseignement intitulée « Concevoir et tutorer un cours de langue en ligne » qui propose de former des tuteurs à l’enseignement en ligne en liant théorie, expérience et réflexivité.
- 3 Sur le modèle du Français en (première) ligne, Develotte & Mangenot, 2010.
17Il convient ici de détailler l’organisation de la formation. Premièrement, les étudiants reçoivent un exposé théorique de notions clé du tutorat en ligne – telles que la multimodalité, la littératie numérique, l’affordance, ou les régulations pédagogiques (Cappellini & Hsu, 2020) – illustrées à partir d’enregistrements (pour les échanges audiovisuels) ou de traces écrites (pour les échanges écrits, principalement asynchrones). Suite à cela, dans un deuxième temps, les étudiants expérimentent le tutorat en ligne sous formes asynchrones3 avec des apprenants de FLE. Le moment de pratique tutorale est indispensable pour compléter la formation en mettant en application les principes pédagogiques abordés théoriquement car il fait surgir des possibilités d’actions insoupçonnées, non seulement pour les apprentis, mais aussi pour les formateurs/chercheurs. Le troisième moment est celui de l’entretien de formation, organisé dans le déroulé de l’expérimentation à deux reprises. L’apprenti-tuteur participe à un entretien d’autoconfrontation à partir d’extraits vidéo d’échanges synchrones auxquels il a lui-même participé. L’apprenti est ici guidé par le formateur dans la construction de son analyse en s’appuyant sur des références théoriques. De plus, la réitération des entretiens permet de construire une histoire conversationnelle (Kerbrat-Orecchioni, 1998) entre l’apprenti tuteur et le formateur. Cela engendre un système d’attentes réciproques (Bange, 1992) rendant la stimulation des références théoriques socialement pertinente à des fins de rationalisation rétrospective des pratiques mises en œuvre, en allant stimuler ainsi l’intériorisation de ces instruments psychologiques qui sont les concepts théoriques. Autrement dit, le biais cognitif observé par Mercier et Sperber (2017) est réinvesti à des fins de formation : les apprentis-tuteurs construisent rétrospectivement des logiques d’action dans un rapport dialogique avec le formateur qui, d’une part, dirige parfois l’attention de l’apprenti sur des éléments des enregistrements non verbalisés (et donc potentiellement non perçus) et, d’autre part, introduit un cadre social d’attentes rendant pertinente la mobilisation de concepts théoriques dans l’analyse de son activité. Le but de l’entretien est que l’apprenti adopte les concepts théoriques pour rendre visibles, conscients et donc manipulables des phénomènes d’interaction. En d’autres termes, les traces – notamment les enregistrements – permettent au formateur d’accéder à des éléments pertinents de l’interaction (ce qui n’aurait pas été possible en se basant uniquement sur des verbalisations de l’apprenant) et de les ramener à la conscience de l’apprenti.
18Si la conception de ces entretiens de formation présente une certaine logique du point de vue théorique, encore faut-il en apprécier l’utilité du point de vue de la professionnalisation. Ce constat appelle de fait à la conception d’un cadre méthodologique pour l’étude longitudinale des effets des entretiens sur les pratiques d’enseignement. Avant de poser ce cadre dans la section qui suit nous présentons d’une part, la méthodologie qui a servi d’appui à la collecte des données dont nous rendons compte et d’autre part la manière dont nous avons choisi de les encoder.
- 4 Soit environ 20 minutes sélectionnées sur 40-45 minutes de tutorat.
19Le corpus sur lequel la présente étude est basée est constitué des enregistrements de trois apprentis-tuteurs étudiant en master de didactique du FLE et participant au dispositif présenté supra. Chacun a participé à trois sessions de tutorat en visioconférence avec la plateforme Adobe Connect. Les figures 1a et 1b correspondent à des captures d’écran dynamiques qui ont été enregistrées à partir des fonctionnalités de la plateforme (voir Figure 1a). Par ailleurs, les trois apprentis ont participé en présentiel à deux entretiens d’autoconfrontation avec un de leurs formateurs (voir Figure 1b) : le premier entretien a eu lieu après la deuxième séance de tutorat et le second après la troisième et dernière séance de tutorat. Les apprentis-tuteurs et leur formateur étaient installés face à un écran d’ordinateur et étaient invités à visionner des capsules vidéo extraites de leurs dernières séances de tutorat4. La consigne était que l’apprenti-tuteur pouvait arrêter le défilement de l’enregistrement chaque fois qu’il souhaitait le commenter. Cet entretien était filmé. Le corpus utilisé dans notre étude comprend donc six sessions de tutorat synchrone en ligne (deux pour chaque tuteur, la 2e et la 3e séances) et six entretiens d’autoconfrontation (2 pour chaque tuteur).
Figure 1a Capture d’écran issues du corpus : séance de tutorat
Figure 1b. Capture d’écran issues du corpus : entretien d’autoconfrontation
20Les entretiens d’autoconfrontation ont été transcrits en utilisant le logiciel Elan (Wittenburg et al. 2006). Ce logiciel a été développé pour l’annotation multimodale. Il permet de créer différentes pistes qui se lisent comme une partition de musique, c’est-à-dire : à la fois horizontalement, de gauche à droite, pour suivre le déroulé temporel et verticalement pour voir la synchronisation des éléments annotés (Figure 2).
Figure 2. Transcription et annotation avec le logiciel ELAN
21L’objectif de la présente étude est de proposer un cadre méthodologique pour analyser si les entretiens d’autoconfrontation (notamment les verbalisations et les prises de conscience que l’entretien vise à susciter entrainent des changements dans les pratiques tutorales des apprentis-tuteurs. En somme, comment apprécier dans quelle mesure les verbalisations influent sur la construction de l’agir professoral (Cicurel 2011) ? Pour étudier cette question de recherche, un schéma d’annotation destiné à mieux caractériser d’éventuels changements a été élaboré et a été implémenté dans le logiciel Elan. Un guide d’annotation associé à ce schéma a de même été conçu.
22Les différentes catégories d’annotation sont les suivantes :
Tableau 1. Schéma et guide d’annotation
CATEGORIE 1
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Une verbalisation ou un échange lors de l’autoconfrontation amène à un changement de pratique tutorale lors d’une session suivante de tutorat en ligne. Le schéma est ici : verbalisation > changement de pratique
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CATEGORIE 2
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Une pratique déjà existante n’est pas verbalisée. Lors de l’autoconfrontation, les échanges permettent de verbaliser, de sortir du non-dit la pratique/stratégie en question et de lui donner un statut ontologique. Dans une verbalisation successive le tuteur reprend éventuellement la pratique en en faisant un objet de verbalisation. Le schéma est ici : pratique > verbalisation > (éventuellement) prise de conscience
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CATEGORIE 3
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Une verbalisation sur une pratique qui est remise en question n’amène pas à un changement de pratique. Le schéma est ici : verbalisation > pas de changement de pratique
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CATEGORIE 4
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Une pratique qui n’est pas verbalisée en s’appuyant sur des références théoriques continue de ne pas l’être, même après une première verbalisation de la part du formateur. Cette dynamique peut par exemple se produire lorsque des concepts théoriques sont mobilisés pour instruire la pratique et/ou l’analyse de celle-ci. Le schéma est ici : pratique > pas de verbalisation (théorisée)
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CATEGORIE 5
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Suite à une demande de verbalisation de la part du formateur, le tuteur ne (re)trouve pas la logique de la pratique en question tout en affirmant qu’il devait y en avoir une au moment de l’action
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AUTRE
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Si aucune catégorie ne correspond
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- 5 Par le biais de laquelle on remet au contre-annotateur un fichier Elan pré-segmenté indiquant la lo (...)
23Trois annotateurs (les auteurs) ont codé les entretiens d’autoconfrontation de manière isolée en suivant ce schéma. Chacun a codé deux entretiens. Un contre-codage a ensuite été réalisé en aveugle. Au cours de cette phase, chaque fichier Elan a été contre-annoté par un deuxième annotateur qui n’avait pas connaissance des annotations du premier codeur. En procédant de la sorte, la méthode utilisée fut celle des étiquettes vides5.
24Avant de procéder à une analyse qualitative des commentaires produits dans les entretiens d’autoconfrontation, nous livrons dans le tableau 2, une synthèse du nombre d’occurrences pour chacune des catégories annotées. On constate une grande hétérogénéité dans les résultats, la catégorie 2 (pratique > verbalisation > (éventuellement) prise de conscience) étant largement la plus fréquente.
Catégories
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Nombre d’occurrences annotées
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Catégorie 1
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28
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Catégorie 2
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56
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Catégorie 3
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4
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Catégorie 4
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25
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Catégorie 5
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7
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Autre
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17
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25Un des enjeux de l’entretien d’autoconfrontation proposé est d’accompagner les apprentis-tuteurs dans la verbalisation de leur pratique, notamment en ce qui concerne les points à améliorer. L’objectif est que cette verbalisation entraine une modification des pratiques pédagogiques.
- 6 Les transcriptions de la parole utilisent la norme suivante : (e) pour indiquer un phonème non pron (...)
26Dans le premier exemple présenté ici (1a), Carole – l’apprenti-tutrice – effectue sa première autoconfrontation. Elle constate son manque de rétroaction et s’interroge sur la manière de donner des feedbacks à son apprenante sans l’interrompre, de peur de bloquer sa prise de parole à l’oral et de rompre la fluidité6 :
Exemple 1a : Autoconfrontation 1 – Carole : ben je justement j(e) vois pas (0.27) trop comment donner euh (0.68) des des feedbacks par rapport à ça (0.89) surtout qu(e) j(e) les avais même pas entendus les à les euh (1.38) donc euh parce que je (0.61) je sais pas trop comment les les donner (1.09) et euh comment (0.46) pour que ce soit assez fluide aussi et pas dire bon ben stop on arrête on dit pas à les on dit aux (0.41) mais pour que ce soit plus pour pouvoir continuer la conversation en fait après
S’ensuit alors une discussion avec son formateur sur la possibilité d’utiliser l’écrit lors de sa séance de tutorat en ligne suivante. Dans son tutorat suivant, qui fait l’objet de sa deuxième autoconfrontation (exemple 1b), Carole souhaite aider son apprenante à reformuler ses propos de manière plus formelle. Pour éviter de l’interrompre, elle prend des notes qu’elle partage dans une fenêtre commune afin de revenir ensuite sur les points à corriger. Cela lui permet une double focalisation : sur la communication et sur la norme linguistique. Cette pratique est nouvelle pour Carole, qui utilisait très peu la modalité écrite jusqu’à présent.
Exemple 1b : Autoconfrontation 2 – Carole : j(e) lui avais demandé de de m’expliquer euh (0.95) pourquoi et (0.25) qu’on réussisse à reformuler euh (1.53) de façon un peu plus euh (1.80) formelle (0.59) XX (0.79) et du coup j’ai créé les notes de discussion pour euh qu’on puisse garder un (0.28) une trace de c(e) qu’on a dit (0.95) pour l’amélioration donc j’ai pris des notes en même temps et à la fin j(e) lui ai envoyé
- 7 Contrairement à d’autres plateformes où les participants peuvent choisir la taille d’affichage de c (...)
Dans l’exemple 2, à la fin de sa première autoconfrontation, la formatrice de Natasha l’interroge sur les choix qu’elle a effectués concernant la disposition des affichages de la plateforme de visioconférence. Il faut savoir qu’Adobe Connect propose différents affichages impliquant différentes modalités techno-sémio-pédagogiques : un mode partage (pour un cours plutôt magistral avec partage d’écran d’un document et des fenêtres vidéo assez réduites), un mode discussion (qui permet d’afficher les fenêtres vidéo de chaque participant, des notes de discussion et un espace clavardage, pour un usage plus interactif) et un mode collaboration (qui permet à chacun de partager des fichiers, d’écrire dans une fenêtre de clavardage / sur un tableau blanc, pour un cours coconstruit). Autre élément spécifique à cette plateforme, l’enseignant a le contrôle de ces modes et de la façon dont les fenêtres sont disposées, ce qui fait que ses choix sont « imposés » aux apprenants, tout le monde voyant ainsi la même chose7 . La formatrice de Natasha lui fait remarquer qu’elle n’a pas exploré tous les modes et Natasha explique qu’elle n’a pas eu recours au partage d’écran car elle voulait que les questions qu’elle avait préparées pour son cours ainsi que son plan de séance restent cachés. Elle reste dans une zone de confort et n’explore pas d’autres modes dont elle ne connait pas bien les usages. Lors de la seconde autoconfrontation, les choses ont changé :
Exemple 2 : Autoconfrontation 2 – Natasha : j(e) pense qu’après euh la première autoconfrontation (0.34) euh j’ai suivi vos conseils pour dire ah oui la disposition vous pouvez changer (0.28) et là donc j’ai essayé avant avec euh Léa et Fabrice (0.35) est-ce que vous voyez le document que je mets et tout donc on s’entrainait avant (0.50) et là j’étais plus à l’aise c’était c’était mieux
Natasha reconnait explicitement s’être appuyée sur les échanges lors de la première autoconfrontation (« j’ai suivi vos conseils ») pour exploiter de nouveaux modes d’affichage. Elle explique s’être entrainée avec des camarades (« Léa et Fabrice ») pour vérifier en amont comment les documents seraient visualisés par ses interlocuteurs (« est-ce que vous voyez le document que je mets ») et que cela a contribué à renforcer sa confiance dans l’outil (« là j’étais plus à l’aise »).
27Dans ces deux premiers exemples, on remarque donc que des éléments constatés lors de l’autoconfrontation 1 et verbalisés ont fait l’objet de changements lors de la séance de tutorat en ligne suivante. Ces changements de pratiques ont été relevés par les apprentis-tuteurs lors de l’autoconfrontation 2. Notons que, dans les deux cas, l’étayage du formateur a été important dans le changement de pratique.
28Dans cette catégorie, l’apprenti-tuteur a déjà une pratique déjà en place mais n’en avait pas nécessairement conscience. Au moment de l’autoconfrontation, une verbalisation est faite par le futur enseignant (probablement associée à une prise de conscience). Dans l’exemple 3, Natasha réalise qu’elle fait beaucoup de « small talk » en début de séance avec son apprenante (elles discutent de tout et de rien, de ce qu’elles ont fait pendant le week-end par exemple) alors que le temps du tutorat est court et qu’elle a une planification à suivre, notamment la lecture d’un document.
Exemple 3 : Autoconfrontation 1 – Natasha : c’est bien aussi parce que j’avais pas pensé avant (0.44) qu’on quand on fait cette partie présentation et connaissance (0.35) et c’est vrai qu(e) c’est important de le faire (0.39) euh mais (0.59) euh puisqu’on avait je sais pas si j’ai bien géré le temps là (0.39) mais je pense que c’était un moment e- essentiel (0.28) essentiel pardon (0.46) et hum (0.24) bon on avait fait avant de lire (0.44) parce que c’est important de d’établir euh (0.52) avec l- (0.31) avec la personne que que tu parles c’est important de d’établir ces contacts là (0.72) elle avait dit confiance (0.39) et donc c’est bien de d’établir la confiance avant
On voit dans le discours de Natasha qu’elle prend conscience de cela pendant l’autoconfrontation (« j’avais pas pensé avant ») et qu’elle verbalise en théorisant cet aspect pédagogique de la relation à l’autre et de la confiance. Elle utilise de nombreuses formulations telles que « je pense » ou « c’est important », « c’est bien » (en gras dans la transcription) qui montrent qu’elle est en train de créer une règle structurante pour sa pratique professionnelle. Elle reproduira d’ailleurs ces moments de « small talk » lors de son cours suivant.
29Dans la catégorie 1, nous avons constaté que certaines pratiques perfectibles étaient identifiées par les apprentis-tuteurs et qu’à la suite de cela, un changement de pratique intervenait à la séance de cours suivante. Ce n’est cependant pas toujours le cas.
30Dans l’exemple 4, nous retrouvons Natasha lors de son autoconfrontation 1. Elle remarque qu’elle monopolise beaucoup la parole, comblant les silences qui sont parfois nécessaires à son apprenante pour mettre en mots sa pensée :
Exemple 4a : Autoconfrontation 1 – Natasha : euh de gestion de la parole en fait (30.60) justement on était (1.42) en fait (0.25) euh (0.30) e- là on voit je sais pas si c’est hum le son qui n’est pas bon ou c’est moi si je parle trop (0.62) pa(r)ce que (0.33) j’entends et après je (0.26) j’ai tout d(e) suite envie de répondre (rires) mais je sais pas si c’est un délai de un (0.31) une seconde je sais pas (0.53) si je la laisse parler un peu plus bon
Elle refait une remarque dans ce sens quelques instants plus tard toujours en visionnant l’enregistrement de sa séance :
Exemple 4b : Autoconfrontation 1 – Natasha : je pose beaucoup d(e) questions (rires) (1.09) je la laisse pas parler parce que (0.36) en fait j’ai posé une question ok elle avait compris (0.31) et du coup j’ai posé (0.37) une autre et une autre oh la (0.50) mais ça c’est la la reformulation mais je pense qui i(l) faut pas en faire trop hein (rires)
Dans ces deux verbalisations, Natasha réalise qu’elle ne « laisse pas parler » son apprenante et qu’elle gagnerait à mieux gérer les tours de parole en lui laissant plus de temps pour répondre. C’est une réelle prise de conscience qui ne débouche pourtant pas sur un changement de pratique lors de la séance de tutorat suivante, comme elle le constate dans son autoconfrontation 2 :
Exemple 4c : Autoconfrontation 2 – Natasha : je dis beaucoup je parle beaucoup j’explique beaucoup (0.59) mais (0.92) euh là j(e) suis en train de réfléchir (0.40) bon je parle beaucoup je sais (0.57) mais est-ce que je laisse le temps (0.26) euh pour que pour qu’elle puisse réfléchir et répondre à mes questions (0.83) bon (rires) […] (rires) oh mais (0.28) mais en fait ça coupe ça coupe le raisonnement c- quand on moi je je la coupais et elle aussi donc elle était en train de produire euh quelque chose
Dans son analyse, Natasha utilise plusieurs fois « beaucoup », ainsi que différents verbes pour faire référence à son abondante prise de parole (dis, parle, explique). Elle refait le même constat que lors de l’autoconfrontation précédente (« je parle beaucoup je sais ») et pourtant, bien que cette attitude appellerait selon ses propres mots à une régulation, sa pratique n’a pas changé.
31Cependant, il est à souligner que les cas de figure où une verbalisation sur une pratique perfectible ne débouchent pas sur un changement sont peu fréquents dans notre corpus (4 commentaires sur 137 annotés).
32Parfois, il arrive qu’une pratique qui n’est pas repérée ni verbalisée continue à ne pas l’être, même après verbalisation de la part du formateur. Ce cas de figure peut notamment se produire dans le cas de rappels de concepts théoriques pouvant servir à instruire / analyser la pratique, dont nous avons vu qu’ils sont fondamentaux dans notre démarche de formation.
33À la fin de son autoconfrontation 1, Alain évoque avec son formateur la fin de la séance de tutorat portant sur le développement durable : les activités qu’il avait planifiées étaient terminées, il lui restait du temps et il a « meublé » (sic) en demandant aux apprenants s’ils se considéraient comme des acteurs du développement durable. Son formateur essaie de lui faire prendre conscience que c’est une bonne démarche pour impliquer les apprenants dans la prise de parole, en ce sens que cela fait partie de l’habitus didactique (Cicurel, 1990). Mais Alain ne semble pas considérer cette opportunité didactique :
Exemple 5a : Autoconfrontation 1 – Alain : si j(e) me rappelle bien (1.20) euh (0.75) i(ls) répondaient rapidement aux questions mais sans vraiment (0.53) s’éterniser (0.65) jusqu’à la fin j’étais plus en mode monologue (0.39) (rires) XX après c’était pour meubler quoi pa(r)ce que XX (0.41) i(l) restait i(l) restait du temps donc euh XX
À la fin de l’autoconfrontation 2 qui porte sur la 3e visioconférence d’Alain (toujours sur le développement durable mais dans une autre perspective), le formateur rappelle à Alain cette possibilité d’impliquer davantage les apprenants en leur demandant leur point de vue ou leur expérience vis-à-vis du thème abordé, ce qu’Alain n’a pas fait (« jamais vous n’avez essayé de de leur dire euh comment ça s(e) passe (0.54) chez vous o- ou ou quelque chose dans ce genre ») :
Exemple 5b : Autoconfrontation 2 – Alain :
Formateur : hum et après on avait parlé aussi un peu de éventuellement arriver à les impliquer davantage en faisant attacher ce (0.34) arriver à les impliquer davantage en faisant attacher euh ce que vous faites dans les visioconférences à leur expérience de Berkeley (0.66) euh et là je pense que sauf si je me suis trompé […] si je me trompe pas jamais vous avez essayé de de leur dire euh comment ça s(e) passe (0.54) chez vous o- ou ou quelque chose dans ce genre
Alain : si j’avais euh demandé (2.23) pendant la deuxième vidéoconférence (0.36)
Formateur : oui oui non mais j(e) dis dans celle-là
Alain : XX non celle-là non celle-là non (0.33) ben je savais déjà les réponses et apparemment y avait pas grand chose donc euh
Formateur : hum hum (1.17) ouais donc bah euh ç- ça aurait pu être quelque chose de (1.55) qui aurait pu les impliquer euh vu que eux en plus i(l)s ont un cours sur ça
On comprend dans la réponse d’Alain (« ben je savais déjà les réponses et apparemment y avait pas grand chose donc euh ») qu’il n’a toujours pas intégré l’importance dans le métier d’enseignant de langue de relancer/stimuler la parole par des questions diverses. Il n’a pas encore acquis cet habitus didactique, ni en pratique ni en théorie.
34Dans certains cas, il arrive que, suite à une demande de verbalisation de la part du formateur, l’apprenti-tuteur n’arrive pas à verbaliser la pratique en question. C’est le cas de Carole, qui affirme (exemple 6) ne plus se souvenir des raisons qui l’ont conduite à agir de la sorte..
Exemple 6 : Autoconfrontation 1 – Carole :
Formateur : et après à un moment on ne l’a plus entendue est-ce que c’est vous qui avez désactivé son micro ou est-ce que c’est elle qui l’a fait après que vous lui avez demandé de
Carole : je sais plus
Cet exemple et les autres du même type (7 en tout) montrent les limites des entretiens de formation que nous proposons. En effet, face à la pression de verbaliser une action accomplie, l’apprenti-tutrice peut résister à cette pression en affirmant ne pas s’en souvenir. En d’autres termes, la pression du dialogue et de la formulation de raisons en lien avec les théories didactiques qui ont supposément été mobilisées est dans ce cas inopérante.
- 8 La révision des annotations à conduit à l’ajout de certaines annotations ce qui explique qu’au fina (...)
35Globalement, sur 121 étiquettes codées et contre-codées, nous constatons 68 désaccords et 53 accords (soit 43,8 % d’accord)8. Le taux d’accord inter-annotateur est relativement bas, ce qui s’explique par le fait que le guide d’annotation comprenait certaines imprécisions. Lors de discussions entre les trois annotateurs, les points de désaccord ont été discutés afin de faire évoluer les catégories d’annotation et produire un cadre méthodologique faisant moins univoque (en précisant un peu plus la définition de chacune des catégories par exemple).
- 9 Lesquels émanaient, dans notre dispositif, des cours suivis par les apprentis-tuteurs dans le cadre (...)
36Le changement le plus important concernant notre cadre a impliqué les catégories 2 et 4 – qui ont souvent été confondues – car la signification de « verbalisation théorisée » n’était pas toujours la même pour les annotateurs. Ainsi, il nous semble nécessaire de distinguer entre une verbalisation « simple » et une verbalisation « théorisée », cette dernière s’appuyant explicitement sur des éléments théoriques9.
37Le deuxième changement a été la modalité d’annotation pour la catégorie 1. En effet, plusieurs désaccords dans les annotations venaient du fait qu’un chercheur avait tendance à produire une annotation à la première autoconfrontation – en pointant les verbalisations qui enclenchent des changements dans la pratique – alors que, dans le même cas de figure, un autre annotateur aurait annoté la deuxième autoconfrontation, en pointant les verbalisations confirmant les changements de pratique. Dans notre cadre, nous proposons de marquer l’annotation lors de la deuxième autoconfrontation, quand le changement de pratique est confirmé et conscientisé.
38Dans la première section, nous avons évoqué comment les avancées en sciences cognitives remettent fortement en cause l’utilisation des verbalisations rétrospectives et notamment des entretiens, pour accéder à la logique d’action passée d’un enseignant ou d’un tuteur. Nous avons ensuite argumenté dans la deuxième section en faveur d’une prise en compte de ces éléments et d’une instrumentation des biais cognitifs à des fins de professionnalisation. Nous avons ainsi proposé et décrit une forme d’entretien que nous avons appelé « de formation », se basant sur l’autoconfrontation et s’articulant à une formation plus large où les concepts théoriques deviennent des instruments psychologiques (Vygotsky, 1999) pour l’auto-régulation de l’action enseignante.
39Une fois cette proposition de cadre pour la professionnalisation illustrée, nous avons suggéré un cadre méthodologique destiné à apprécier les influences de la formation sur le développement de l’agir professoral d’apprentis-tuteurs en formation initiale. Nous avons testé ce cadre sur des données issues du projet Vapvisio et avons proposé des aménagements de ce dernier suite à cette étude de cas.
40Pour conclure, au-delà des résultats observés dans notre recherche, celle-ci ouvre la réflexion à deux questions centrales. La première porte sur les conséquences épistémologiques liées aux méthodologies basées sur les verbalisations rétrospectives, qui interrogent d’une part quant à la pertinence de la création d’environnements dialogiques pour infléchir la rationalisation de l’action pédagogique dans le sens d’une potentielle régulation et, d’autre part, sur le rôle de la théorie pour l’intelligibilité des composantes de l’action. La deuxième question mise au jour par notre recherche concerne les modalités d’appréciation de l’influence des verbalisations sur la construction de l’agir professoral. Des recherches seront nécessaires pour statuer plus avant sur ces premières propositions.