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Dossier

Enjeux politiques et répercussions internationales d’une loi pénalisant le déni de génocide

Political issues and international impact of a French law criminalizing genocide denial
Raymond H. Kévorkian
p. 75-85

Résumés

Ce texte revient sur les préparatifs de la proposition de loi dite Boyer, adoptée le 23 janvier 2012 avant d’être invalidée par le Conseil constitutionnel, en soulignant le rôle de l’Élysée dans ce qui apparaît au finale comme un projet de loi déguisé (et avorté). Dans cette même perspective, il tente de tirer des enseignements des répercussions qu’une affaire de politique intérieure aura eue sur la scène internationale, notamment en ce qui concerne les relations entre la France et la Turquie.

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Texte intégral

1Les péripéties qui ont émaillé les débats autour de la loi de pénalisation de la négation des génocides, adoptée par les deux assemblées mais retoquée par le Conseil constitutionnel, méritent que l’on s’y attarde, tant elles ont soulevé de questions qui dépassent largement le seul cadre législatif. Restés dans l’ombre du vif débat qui a mis aux prises historiens et juristes en France entre décembre 2011 et janvier-février 2012, les enjeux politiques de la proposition de loi déposée par la députée Valérie Boyer ne peuvent être éludés. Il s’agit tout d’abord, bien sûr, d’enjeux de politique intérieure, comme il a souvent été souligné par les observateurs, même si des questions subsistent. Mais cette dimension du dossier est inséparable de ses répercussions sur le plan de la politique extérieure de la France. Il n’est que de voir la façon dont la controverse a attiré l’attention de nombreux médias étrangers pour comprendre qu’il ne s’agit pas uniquement d’un débat franco-français et que ses répercussions internationales doivent être prises en compte. La spectaculaire manifestation organisée dans les rues de Paris le 21 janvier dernier, peu avant le vote de la loi au Sénat, par des organisations comme le Comité de coordination des Associations franco-turques, l’Association pour la Pensée d’Atatürk (dont le nom, en soi, est tout un programme), mais aussi la Fédération turque de France, proche du parti d’extrême droite turc MHP, en donne une autre illustration. Elle a donné lieu au défilé de 15 000 personnes venues de toute la France mais aussi de Belgique et d’Allemagne, sous des drapeaux turcs et azéris, dans le but manifeste, avec la bénédiction d’Ankara, de ne pas « laisser la rue aux Arméniens », et de faire valoir aux yeux des parlementaires et des acteurs politiques français que la diaspora turque représentait, désormais, un électorat potentiellement équivalent en France. Il n’est pas aisé de discerner l’impact qu’ont eu les mobilisations concurrentes turques et arméniennes, même si, de toute évidence, le lobbying du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF) dispose de moyens dérisoires comparés à ceux mis en œuvre par le gouvernement turc, notamment au moment du vote de la loi au Sénat et de la saisine du Conseil constitutionnel. Quoiqu’il en soit, il ne sera sans doute pas inutile, pour la compréhension de ce dossier sur les enjeux d’une loi réprimant la contestation de l’existence des génocides, d’examiner de plus près le lien entre ses contingences politiques et géopolitiques.

Le projet/proposition de loi : une affaire de politique intérieure

  • 1 Voir, dans ce même dossier, l’article de Boris Adjemian, « Le débat inachevé des historiens françai (...)
  • 2 Bernard Accoyer, Rassembler la Nation autour d’une mémoire partagée. Rapport d’information de la mi (...)

2Depuis l’adoption de la loi de reconnaissance du génocide des Arméniens, en janvier 2001, la question d’une loi complémentaire de pénalisation de la négation du génocide est régulièrement revenue sur le devant de la scène, portée par les instances arméniennes de France, notamment le Conseil de Coordination des Organisations Arméniennes de France (CCAF). Et, comme la loi de reconnaissance, celle-ci s’est régulièrement retrouvée bloquée par les gouvernements successifs, pour des raisons que l’on pourrait qualifier de classiques et qui sont essentiellement d’ordre diplomatique. Rappelons qu’une première version de cette loi a été adoptée par l’Assemblée nationale en octobre 2006, donnant lieu à un débat national houleux sur l’opportunité des lois dites «mémorielles», porté en particulier par le collectif « Liberté pour l’histoire », alors animé notamment par René Rémond et Pierre Vidal-Naquet. En termes véhéments, ces historiens se sont inquiétés du fait que ces lois venaient empiéter sur l’indépendance de la recherche historique1, prenant en exemple la fameuse loi du 23 février 2005, dont un article prescrivait l’enseignement du « rôle positif » de la colonisation française à l’école. Les termes radicaux de cet appel intitulé « Liberté pour l’histoire », exigeant l’abrogation de toutes les lois dites « mémorielles » n’ont certes pas fait l’unanimité chez les universitaires, mais ont eu un impact médiatique considérable. Les débats suscités par la prise de position de Liberté pour l’histoire n’ont sans doute pas été étrangers à la formation d’une mission d’information sur les questions mémorielles, créée et présidée par le président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, en 2007. Après avoir auditionné des dizaines de personnalités, la mission a présenté ses conclusions le 19 novembre 2008 sous la forme d’un fort volume2 synthétisant les débats et dont les conclusions, si elles prescrivent le statu quo en ce qui concerne les lois déjà votées, tendent à délégitimer les lois dites « mémorielles ».

3Ce n’est donc pas sans surprise que nous avons appris, début décembre 2011, que la députée Valérie Boyer s’apprêtait à déposer une proposition de loi de pénalisation de la négation des génocides, s’appuyant pour cela sur une directive européenne (non contraignante) datant de 2007 visant à lutter contre le racisme et la xénophobie. Peu après, il est devenu évident qu’il s’agissait d’un projet de loi du gouvernement maquillé en initiative parlementaire d’une élue de la majorité. Mieux encore, que cette initiative émanait directement du président de la République, lequel l’avait imposée au gouvernement contre la volonté du premier ministre et du ministre des Affaires étrangères. L’Élysée n’a pas ménagé sa peine pour mettre en ordre de bataille les groupes UMP de l’Assemblée nationale et du Sénat, dont nombre de membres étaient hostiles à la loi de pénalisation, en tout premier lieu le président de l’hémicycle, Bernard Accoyer, qui a dû avaler son chapeau et les conclusions de son rapport sur les questions mémorielles. En outre, l’Élysée a dû tempérer les multiples interventions des cercles économiques, notamment des sociétés françaises implantées en Turquie ou souhaitant le faire, et du MEDEF, celles des membres des groupes d’amitié France-Turquie du Parlement, les réactions des médias publiant essentiellement des analyses plutôt hostiles à la loi débattue à l’Assemblée et au Sénat et, plus généralement, les lobbies de tout poil, jusqu’au vote de la loi au Sénat. L’activisme présidentiel s’est toutefois révélé impuissant lorsque les opposants à la loi, se recrutant dans tous les partis (72 sénateurs et 65 députés, dont une majorité de droite), se sont mobilisés pour déposer un recours auprès du Conseil constitutionnel, le 31 janvier 2012, contre la loi pénalisant la contestation de l’existence des génocides, suspendant du même coup sa promulgation.

4Le jeu mené par le président de la République en sous-main, dans le dépôt de la proposition de loi « Boyer », a suscité de nombreux commentaires sur sa dimension électoraliste. Il semble toutefois que cette explication soit un peu réductrice. Sans doute la personnalité du président est-elle pour quelque chose dans cette initiative aventureuse. Il a également été question du voyage officiel de Nicolas Sarkozy en Arménie, avec la visite incontournable du monument de Dzidzernagapert et de son musée du génocide, laquelle aurait bouleversé le président qui se serait alors convaincu qu’il fallait en passer par la loi. Certes, la convivialité légendaire des Arméniens, l’accueil chaleureux de la foule ont pu jouer leur rôle. Mais l’injustice qui est faite aux Arméniens du monde entier depuis bientôt un siècle ne saurait à elle seule faire oublier le pragmatisme habituel avec lequel la communauté internationale traite cette question qui embarrasse toutes les chancelleries. Rappelons toutefois que Nicolas Sarkozy s’est engagé publiquement, lors d’un discours tenu à Erevan à cette occasion, à faire adopter rapidement une loi de pénalisation si la Turquie n’assumait pas son histoire. Il n’est pas exclu qu’il ait pu être influencé en la matière par un « conseiller » officieux comme Bernard Henri Lévy – un fervent partisan de la loi de pénalisation de la négation des génocides – dont il avait déjà suivi les recommandations, au nom d’une diplomatie « morale », au grand agacement de son ministre des Affaires étrangères, lors de l’intervention armée en Libye. Nous aurons peut-être plus de précisions ultérieurement sur cet aspect des choses. Quoiqu’il en soit, le président avait été clairement alerté par son entourage et le Quai d’Orsay sur les effets diplomatiques de sa démarche et ne pouvait qu’être pleinement conscient de l’impact électoral de son action en faveur d’une loi de pénalisation, comme le montre, à l’évidence, le calendrier du dépôt de la proposition de loi, à quelques mois de l’élection présidentielle, et l’implication directe de l’Élysée qui a clairement fait savoir, même après la censure du Conseil constitutionnel, qu’une loi réécrite serait votée au plus vite.

5Il est clair que l’intention de flatter un « électorat arménien » en France, dont le caractère fictif n’effleure pas toujours des décideurs politiques habitués à raisonner en termes communautaires, était un élément de cette initiative parlementaire téléguidée depuis l’Élysée. Mais il est serait réducteur de penser que le « vote arménien » était le seul recherché. Compte tenu de l’invitation du paramètre turc dans le débat – les réactions des autorités turques ont été suffisamment violentes pour le rappeler à l’opinion publique française –, la démarche présidentielle, publiquement assumée, a fait resurgir le débat sur la place de la Turquie dans l’Union européenne, auquel nombre de Français sont très sensibles. Elle était susceptible d’alimenter, chez certains électeurs potentiels qu’il s’agissait de remobiliser, des réactions anti-musulmanes. Autrement dit, l’électoralisme du président, dénoncé assez unanimement dans la presse et par une partie de l’opposition, ne visait pas uniquement « la communauté arménienne », comme on l’a dit hâtivement, mais une fraction bien plus large de l’électorat se recrutant dans la majorité qui a voté, pour des raisons très diverses, contre le traité européen en mai 2005.

6Il suffit de rappeler la position non équivoque de Nicolas Sarkozy en défaveur d’une possible adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Sur ce point, le dossier arménien constitue un angle d’attaque de choix, mettant en évidence la plupart des travers de la Turquie contemporaine, comme l’existence et l’entretien au niveau de l’État d’un nationalisme virulent, illustré par la question kurde, peu compatible avec les valeurs de l’UE. En faisant voter cette loi de pénalisation de la négation des génocides, le président français a repoussé un peu plus encore l’échéance d’une possible adhésion. On peut en outre souligner que les relations entre Recep Tayyip Erdoğan et Nicolas Sarkozy n’ont jamais été empreintes de confiance, et qu’elles ont été le plus souvent même tendues. La forte personnalité du leader turc, souvent outrancier dans ses propos, ainsi que sa volonté d’aller chasser sur les terres syriennes, maghrébines, africaines où la France a conservé des intérêts, ont peut-être aussi eu leur rôle. En s’engageant personnellement à faire adopter cette loi, le président français a probablement rompu un accord tacite entre les deux Etats de ne pas, ou plus, légiférer sur le génocide des Arméniens, entraînant la fureur du premier ministre turc qui s’est sans doute senti trahi.

  • 3 Télégramme diplomatique émanant de l’ambassade des États-Unis en France, révélé par WikiLeaks, cons (...)

7Rappelons à cet égard que le conseiller diplomatique de l’Élysée, Jean-David Levitte, a mené une discrète mission à Ankara le 29 mai 2007, au cours de laquelle il a rappelé à ses interlocuteurs du ministère des Affaires étrangères turc des propos du président français, à savoir que « Sarkozy s’assurera que le projet de loi du génocide arménien [pénalisant le négationnisme] meure au Sénat français »3.

8Ces répercussions d’une initiative législative sur les relations diplomatiques entretenues avec un important partenaire économique et politique, dont l’Élysée ne pouvait pas ne pas avoir conscience, montrent bien que le volet intérieur et extérieur de cette affaire doivent être expliqués de concert pour être pleinement compris.

L’impact géopolitique de la loi

9Les observateurs ont surtout insisté sur les dégâts économiques supposés de la crise déclenchée par la Turquie, mais ont rarement souligné l’impact de celle-ci sur l’opinion publique européenne et, du même coup, sur la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. La violence des déclarations des responsables turcs, y compris des attaques personnelles contre Nicolas Sarkozy ou encore des références au « génocide » perpétré en Algérie par la France, après le vote de l’Assemblée nationale, a été un révélateur des pratiques turques en matière de relations internationales : chantage sur l’annulation possible de contrats commerciaux ; interdiction de participer à des appels d’offres ; appel au boycott des produits et des entreprises français ; rupture des échanges culturels ; rappel de l’ambassadeur turc à Paris ; gel des manœuvres communes au sein de l’Otan ; l’adoption par le Parlement turc d’une loi reconnaissants les crimes commis par la France en Algérie, etc.

10Les menaces turques ont également pris la forme d’interpellations ciblées : le Premier ministre Erdoğan a interpellé Nicolas Sarkozy pour le mettre en garde contre les « graves conséquences » de l’adoption d’une telle loi ; dans le même temps une délégation parlementaire turque est arrivée à Paris pour rencontrer des députés français et les convaincre de renoncer à voter ces dispositions. Parfois, le ton est monté, fleurant l’insulte, comme lorsque le ministre des Affaires étrangères Davutoğlu a accusé la France de faire preuve d’une « mentalité moyenâgeuse » en voulant instaurer « un nouveau dogme d’interprétation de l’histoire, qui interdit toute autre manière de penser ».

  • 4 www.gitfrance.fr/pages/git-France-et-gitinitiative-6571851.html

11Nombre d’arguments éthiques ont été avancés le plus sérieusement du monde par ce même ministre pour justifier l’inanité de la loi de pénalisation, comme la privation du droit d’expression et la liberté de l’historien. Presque humoristiques, ces déclarations sur la dimension « liberticide » de la loi en question, émanent d’un pouvoir qui a fait emprisonner et traduit en justice plusieurs centaines d’avocats, de journalistes, d’éditeurs, d’universitaires au nom de la lutte contre le « terrorisme ». Les pressions sur les milieux universitaires, l’encadrement de la recherche et des sujets de thèse en sciences humaines et sociales, le tout suivi de l’arrestation massive d’étudiants, constituent les manifestations les plus visibles d’une ambitieuse politique d’intimidation des cercles intellectuels mise en œuvre par le gouvernement AKP. Un collectif d’universitaires, le Groupe International de Travail (GIT) « liberté de recherche et d’enseignement en Turquie », a été créé le 21 novembre 20114 : il appelle la communauté des universitaires à dénoncer ces pratiques renvoyant à des temps anciens.

12Toutes ces outrances ont fini par engendrer un malaise dans la classe politique française et les médias. Mais elles ont aussi chauffé à blanc l’opinion publique turque, dont une partie est prompte à s’enflammer et à manifester contre l’« impérialisme » français. Des médias stambouliotes n’ont pas été en reste et en ont encore rajouté en termes de nationalisme et d’honneur national bafoué.

13Au final, la campagne de chantage orchestrée par Ankara pour faire reculer les autorités françaises a non seulement agacé Paris, mais également les autres capitales européennes. Elle risque de laisser des traces durables dans les relations entre la Turquie et l’Union européenne. Elle a renforcé les convictions de certains cercles politiques européens, dont font partie Nicolas Sarkozy et probablement une large part des alliés politiques d’Angela Merkel, qui pensent qu’une Europe politique n’a aucune chance de voir le jour si la Turquie, telle qu’elle est aujourd’hui, est intégrée dans l’Union européenne.

14Habituée à pratiquer ce genre de menaces, la diplomatie turque a souvent réussi, notamment aux États-Unis, à utiliser avec maestria ses réseaux politiques comme économiques : dans le cas qui nous occupe, des dirigeants d’entreprises françaises travaillant en Turquie ou susceptibles d’y travailler, ont été invités à activer leurs propres réseaux pour attaquer la loi soumise au Parlement. Et ils l’ont fait. Qu’il s’agisse de constructeurs automobiles ou de grandes banques solidement implantées en Turquie ou de prestataires de service en quête de contrat – il n’y a pas lieu ici de mettre en exergue l’un plus que l’autre de ces acteurs économiques –, toutes ces entreprises ont subi une forte pression des autorités d’Ankara pour, en quelque sorte, prouver leur loyauté. Les syndicats patronaux semblent aussi avoir eu leur rôle dans le lobbying visant la loi de pénalisation, avançant toujours l’argument massue : nous sommes en crise, le marché turc est attractif ; il ne faut pas nuire à nos intérêts économiques par des prises de position politique. On notera cependant que, malgré les menaces du même type proférées au moment de l’adoption par le Parlement français de la loi reconnaissant le génocide arménien de 1915, en 2001, la France reste jusqu’à présent l’un des principaux investisseurs en Turquie, où plusieurs centaines de milliers de citoyens turcs travaillent dans des entreprises à capitaux français ou mixtes, et que les échanges commerciaux entre les deux pays ont été depuis lors multipliés par cinq.

15En Allemagne, ces péripéties ont coincidé avec la mise en ligne sur le site officiel du gouvernement allemand, d’un projet de loi de pénalisation de la négation du génocide arménien, demandant aux citoyens d’exposer leurs point de vue sur le sujet. Après plusieurs mois, l’agence Reuters a publié, en juillet 2012, le résultat de la consultation qui indique que près de 157 000 personnes avaient estimé nécessaire de pénaliser la négation du génocide des Arméniens. Bien que la chancelière Angela Merkel ait fini par enterrer ce projet de loi, on observe qu’une certaine mobilisation s’est également manifestée en Allemagne autour de la question arménienne.

16Dans un pays où on ne badine pas, histoire oblige, avec l’éthique, ce parallélisme avec la France ne peut être attribué au hasard, mais plutôt à une interaction. De surcroît, la politique allemande empreintes de pédagogie a toujours à l’esprit l’intégration de ses résidents turcs qui passe évidemment par une distanciation vis-à-vis de l’État turc et l’adoption par ces derniers de pratiques démocratiques. Or, le déni du génocide entretenu par Ankara, qui se sert de ses nationaux résidant en Allemagne comme de relais, ne peut pas ne pas embarrasser Berlin. La position adoptée par certains hommes politiques d’origine turque, comme Cem Özdemir, coprésident du parti vert allemand, qui s’est publiquement exprimé pour une reconnaissance publique du génocide des Arméniens en Allemagne, semble indiquer que l’assumation de ces crimes contre l’humanité est un passage obligé pour qui veut agir dans la sphère publique allemande. Car l’Allemagne de 2012, après des décennies de travail de mémoire, a elle-même appris à assumer son passé et ne peut décemment encourager ses citoyens, fussent-ils d’origine turque, à ouvertement soutenir la grossière propagande de l’État turc qui a engendré une forme d’autisme officiel.

17Aux États-Unis, les grands médias new yorkais ont couvert assez largement les péripéties parisiennes de la loi de pénalisation et les réactions qu’elle a engendrées en Turquie. Habitués à ce genre de joutes, qui se reproduisent régulièrement lorsque le lobby arméno-américain parvient à pousser son dossier à l’ordre du jour du Sénat ou de la Chambre des représentants, la classe politique américaine a observé avec d’autant plus d’intérêt les tensions franco-turques, qu’elle peine ces derniers temps à voir clair dans les intentions d’Ankara relatives aux crises proche-orientales actuelles. Depuis que le gouvernement Erdoğan affirme son ambition de mener sa propre politique étrangère, les tensions entre les deux États se sont multipliées : sur le dossier du nucléaire iranien, dans lequel la Turquie a cherché à jouer les intermédiaires au côté du Brésil, jusqu’au dossier de plus en plus brûlant de la question kurde, à laquelle Washington s’intéresse dorénavant très sérieusement. Le dernier élément de tension, et non des moindres, concerne les relations bilatérales turco-israéliennes. Malgré les injonctions régulières de la Secrétaire d’État américaine, les deux pays proche-orientaux campent sur leurs positions inconciliables. Or, nul n’ignore combien cette relation est importante pour l’exécutif et les élus du Sénat et combien la Turquie a bénéficié du soutien des réseaux pro-israéliens des États-Unis dans son bras de fer avec le lobby arméno-américain. Le contentieux bilatéral n’a pas, pour l’instant, ouvert la voie à un basculement de Washington, mais le prochain vote risque d’être encore plus tendu que les fois précédentes : on pourrait même voir le lobby pro-israélien se diviser sur la question arménienne. Le vote français et ses développements ont, quoi qu’il advienne, d’ores et déjà marqué les esprits et rendu de plus en plus intenables les positions habituelles de la Maison-Blanche, préférant se taire ou agir en sous-main pour torpiller des projets de résolutions discutés au Sénat ou à la Chambre des Représentants.

18Une des clés de règlement du contentieux autour de la question du génocide se trouve en Israël. Un vote clair du Parlement israélien aurait sûrement un impact considérable aux États-Unis, favorisant une reconnaissance officielle du génocide de 1915 à Washington qui isolerait un peu plus la Turquie. Mais l’affaire est complexe. Bien que réduite à sa plus simple expression, la relation turco-israélienne subsiste et peut à tout moment être relancée, à condition que les circonstances l’imposent à l’un ou l’autre des protagonistes. D’autre part, le Parlement israélien est bien conscient qu’il doit prendre les plus grandes précautions oratoires lorsqu’il aborde, en commission ou en séance, la question du génocide. En effet, il ne voudrait évidemment pas, avec l’héritage de violences subies par le peuple juif, se voir accuser d’instrumentaliser les horreurs commises contre les Arméniens par le régime jeune-turc pour mieux faire pression sur la Turquie. C’est pourquoi, le processus enclenché l’an dernier au Parlement israélien, visant à reconnaître le génocide des Arméniens, avance tout doucement, mais sûrement, sous l’impulsion d’un président du Parlement acquis aux thèses de l’éthique de responsabilité. Des universitaires de renom comme Yehuda Bauer, un des fondateurs du musée de Yad Vashem, et Israel Charny, fondateur de l’Institut de recherche sur l’Holocauste et le Génocide, à Jérusalem, se sont récemment exprimés à ce sujet à la Knesset. Israel Charny a notamment déclaré en janvier 2012 :

  • 5 Déclaration devant la Knesset d’Israel Charny en janvier 2012 : traduction française : http://www.g (...)

« Aucun Juif décent, aucun Israélien décent, ni aucune personne décente ne peut nier les faits historiques établis du génocide d’un autre peuple. Comme je l’ai dit à la Knesset la semaine dernière, à l’audience de la Commission de l’Education sur l’éventuelle reconnaissance du génocide des Arméniens, que direz-vous et que diriez vous à quelqu’un qui nierait l’Holocauste? Y aurait-il certaines conditions dans lesquelles vous “comprendriez”, “admettriez”, ou d’une quelconque manière, accepteriez la nécessité et par suite la légitimité de leur négation ? »5

19Ce type de démarches, au-delà de leur dimension symbolique, ont probablement aussi, même si elles n’ont pas été conçues pour cela, un rôle pédagogique indéniable dans la société turque. Il y a en Turquie une soif de connaître l’histoire qui est proportionnelle au rejet du discours historique officiel, dont les citoyens les plus instruits nient la légitimité, pour se jeter sur les publications étrangères ou d’auteurs réputés indépendants, avec un sens critique remarquable. Aussi, lorsque le gouvernement lance ses classiques opérations de chantage, avec toute la grandiloquence qu’on leur connaît, comme cela a été le cas avec la loi de pénalisation, une partie de l’opinion s’interroge. Peut-elle admettre l’explication officielle du « complot arménien », supporté par « l’impérialisme international », sans éprouver la moindre défiance à l’égard d’un pouvoir dont l’honnêteté est mise en doute par une frange de la société ? Il y a aujourd’hui en Turquie des citoyens qui sont conscients du péché originel sur lequel s’est bâtie la République et savent que la démocratisation du système passe par l’assumation du passé criminel de leur pays, un pas décisif pour le débarrasser du nationalisme qui empoisonne leur société et des déviances racistes qui lui sont attachées.

20Dernièrement, un de nos collègues turcs, Taner Akçam, soulignait que sur le long terme ce type de lois aurait un effet positif dans la société turque6. Il est en effet évident que des événements extérieurs, des pressions venant du dehors ont un impact bien plus grand dans les sociétés non démocratiques que dans les démocraties. Tel est le cas de la Turquie où, si l’immense majorité des élites politiques et intellectuelles a été hostile à la loi de pénalisation, quelques voix7 se sont élevées pour affirmer qu’il n’y avait pas d’autres solutions pour contraindre les autorités à sortir de ce piège dans lequel la Turquie est enfermée depuis presque un siècle.

21Au terme de ce tour d’horizon, centré sur les dimensions politiques et géopolitiques attachées à la loi de pénalisation, on notera que lorsque l’historien aborde un dossier sur les violences de masse, il ne peut échapper à une réflexion sur sa dimension politique, sur son actualité contemporaine, sur les représentations de l’événement portées par les descendants des victimes et des bourreaux. Il ne peut pas plus ignorer combien ces matières sensibles, qui concernent directement un État, sont sous la menace constante d’une instrumentalisation politique et soumises aux dures lois de la communication contemporaine, souvent adepte du sensationnel, parfois complice de mercenaires de la plume. Toutes choses que le débat franco-français qui a eu lieu n’a que rarement soulignées.

22Les mésaventures de la loi de pénalisation des génocides montrent aussi que derrière le débat sur la légitimité des « lois mémorielles », sur sa dimension strictement juridique ou historique, il existe un arrière plan politique et géopolitique qui est consusbstanciel de la nature même des crimes d’État visés par la loi. Nombre de paramètres périphériques, liés à la diplomatie, aux échanges commerciaux, aux rapports de pouvoir au sein de la société, interfèrent dans le débat. Sans doute fallait-il le rappeler ou le dire ici.

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Notes

1 Voir, dans ce même dossier, l’article de Boris Adjemian, « Le débat inachevé des historiens français sur les “ lois mémorielles ” et la pénalisation du négationnisme : retour sur une décennie de controverse ».

2 Bernard Accoyer, Rassembler la Nation autour d’une mémoire partagée. Rapport d’information de la mission d’information sur les questions mémorielles, Paris, Assemblée nationale, novembre 2008.

3 Télégramme diplomatique émanant de l’ambassade des États-Unis en France, révélé par WikiLeaks, consécutif à un dîné de travail qui s’est déroulé le 12 Juin 2007 à Paris, réunissant hauts fonctionnaires français et diplomates américains.

4 www.gitfrance.fr/pages/git-France-et-gitinitiative-6571851.html

5 Déclaration devant la Knesset d’Israel Charny en janvier 2012 : traduction française : http://www.genocide.fr/charny.htm, consultée en novembre 2012.

6 Au cours d’une interview accordée à la BBC : www.youtube.com/watch?v=MpJrkZd3JhM, mise en ligne le 11 janvier 2012.

7 En particulier Baskin Oran et Halil Berktay.

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Pour citer cet article

Référence papier

Raymond H. Kévorkian, « Enjeux politiques et répercussions internationales d’une loi pénalisant le déni de génocide »Revue arménienne des questions contemporaines, 15 | 2012, 75-85.

Référence électronique

Raymond H. Kévorkian, « Enjeux politiques et répercussions internationales d’une loi pénalisant le déni de génocide »Revue arménienne des questions contemporaines [En ligne], 15 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/raqc/449 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/eac.449

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Auteur

Raymond H. Kévorkian

Historien (IFG, université Paris-Saint-Denis)

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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