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Résumés

Ce texte analyse certaines des critiques formulées en France contre la loi Boyer du 23 janvier 2012 relative à la pénalisation de la négation des génocides, invalidée par le Conseil constitutionnel le 28 février de la même année. Ce faisant, il pointe le manque d’instruments légaux existants contre les négationnismes.

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Notes de la rédaction

Ce texte est issu de deux tribunes préalablement parues dans la presse : « Négation et droit. De la faiblesse de célèbres critiques », Nouvelles d’Arménie Magazine en ligne (armenews.com), 20 février 2012, et « Génocide arménien : de l’impunité », Le Monde en ligne (lemonde.fr), 5 mars 2012.

Texte intégral

  • 1 « Pour une lecture juridique des quatre lois “mémorielles“ », Esprit, février 2006, pp. 158-173 ; « (...)

1L’adoption au Sénat de la proposition de loi Boyer le 23 janvier 2012, s’est située au cœur d’un débat qui divise l’opinion française depuis 2005. Celle-ci visait l’extension de la pénalisation du négationnisme à tous les « crimes de génocide définis à l’article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi française ». Il ne sera pas question de revenir ici sur la confusion systématiquement faite par une majorité d’auteurs entre les distinctes « lois mémorielles » dénoncées par nombre d’historiens et appréhendées, en bloc, sous une même catégorie (dont la dénomination même est discutable), présupposant ainsi à tort qu’elles aient toutes une nature, une fonction et un objet identiques. Il ne sera pas non plus question aujourd’hui de répondre à la critique faite par les détracteurs desdites lois, selon laquelle elles mettraient en péril la liberté d’expression et la liberté de la recherche en instaurant une « vérité officielle ». Nous avons eu l’occasion de nous exprimer sur ces deux points dans le passé, tant dans des publications académiques que dans la presse1. Il s’agira cette fois de s’interroger, non pas sur les critiques strictement juridiques suscitées par l’adoption d’un texte pénalisant le négationnisme, mais plutôt sur celles liées à la politique juridique : ceci en écho à une série d’arguments que l’on a pu lire récemment et qui consistent à démontrer que si une telle pénalisation serait justifiée dans le cas du génocide du peuple juif, elle ne le serait pas dans les autres – notamment dans le cas du génocide des Arméniens.

  • 2 Voir par exemple Françoise Chandernagor, « Lois mémorielles : un monstre législatif », Le Figaro, 3 (...)

2Premièrement, dit-on, la France n’aurait rien à faire dans cette histoire qui ne concerne « que » les Arméniens et les Turcs, des « étrangers »2. Au-delà même du fait que la loi en question n’ait pas pour objet la contestation du seul génocide des Arméniens (et c’est un mérite), ou encore qu’une telle affirmation constitue un non-sens juridique, par exemple de par la confusion qu’elle présuppose entre le génocide commis dans l’Empire ottoman et sa négation par ou à l’encontre de citoyens français sur le territoire national, c’est oublier notamment trois choses que nous disent, précisément, les sources primaires et les travaux historiques. D’abord, le rôle actif et important de la France dans le traitement de la question d’Orient dès le xixe siècle, dont le mouvement arménophile français se fera l’écho avec la mobilisation des grandes figures telles que Jaurès, Clemenceau, France ou Péguy. Ensuite, son positionnement clair, aux côtés de la Grande-Bretagne et de la Russie, dans la condamnation des « crimes contre l’humanité et la civilisation » commis par la Turquie (Déclaration alliée du 24 mai 1915 qui marque, on l’oublie souvent, la première apparition officielle du concept de crime contre l’humanité) ; puis, encore, dans le cadre de la Conférence de Paix de Paris de 1919 en faveur de la mise en place d’une juridiction internationale spéciale pour le jugement des responsables des massacres des Arméniens. Les travaux de 1919 donneront lieu au traité de Sèvres de 1920 qui prévoit expressément l’élaboration d’une telle juridiction (article 230) – une première historique – mais qui se verra annulé par le traité de Lausanne de 1923 signé entre la Turquie kémaliste et les Alliés, au nom de la Realpolitik internationale.

  • 3 Françoise Chandernagor, art. cit.

3Deuxièmement, certains affirment que les élus se situent dans une perspective « anachronique », « donc a-historique », en jugeant « à l’aune de définitions juridiques récentes les exactions du passé », créant ainsi « un monstre né d’une aberration juridique et d’un non-sens historique »3. Là encore, c’est oublier au moins deux choses. En premier lieu, aucun juriste ni historien sérieux ne daignerait, fort heureusement, remettre en question l’existence du génocide, en tant que tel, du peuple juif, alors même que le concept fut créé par Raphael Lemkin en 1944 seulement, puis juridiquement consacré en 1948, ne pouvant ainsi faire l’objet de l’Acte d’accusation, ni a fortiori du jugement, à Nuremberg. D’ailleurs, tant ce jugement international pour crimes contre l’humanité, que les procès français en la matière, n’ont été possibles qu’au prix de l’application rétroactive d’un nouveau droit élaboré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – le concept de crime contre l’humanité, s’il apparut officiellement en 1915, n’étant juridiquement défini qu’en 1945 par les Alliés. En second lieu, c’est justement l’histoire qui nous enseigne que Lemkin crée le mot « génocide » pour désigner des politiques d’extermination telles que celles commises à l’encontre des Arméniens et des Juifs. L’auteur en témoigne lui-même. On voit mal en quoi il serait anachronique d’utiliser un concept qui rende compte des réalités à l’origine de sa propre création.

  • 4 Robert Badinter, « Le Parlement n’est pas un tribunal », Le Monde, 15 janvier 2012.
  • 5 Voir à ce sujet la dernière publication en date de Vahakn Dadrian et Taner Akçam, Judgment at Istan (...)

4Troisièmement, on a pu lire que ce qui justifie la loi Gayssot de 1990 est le fait qu’elle se réfère à des actions criminelles ayant fait l’objet de décisions judiciaires dotées de « l’autorité de la chose jugée » en France, alors que le génocide des Arméniens reste quant à lui un crime impuni. Il serait donc utile, a-t-on ajouté, de créer une commission d’historiens « désignée par l’Unesco à l’initiative de la France »4. Un tel argument est déconcertant à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il omet les raisons, rappelées plus haut, de l’échec de la mise en place de la juridiction internationale initialement prévue à cette effet ; tout comme il omet le lien direct entre cette impunité subie et l’ampleur de « l’industrie de la négation » (Taner Akçam), unique en son genre, étatiquement organisée depuis par la Turquie. En outre, l’argument de l’impunité est partiellement faux, puisqu’un certain nombre de responsables du génocide des Arméniens ont été condamnés lors de procès organisés en Turquie (1919-1920), avant qu’en 1921 le régime kémaliste n’abolisse les juridictions compétentes et ne relâche les responsables n’ayant pas déjà fui, puis qu’en 1923 soit prévue une amnistie générale des crimes. Les archives de ces procès offrent une documentation d’une grande richesse, rassemblant les preuves tant de l’intention d’exterminer la population arménienne dans son intégralité, que du plan concerté élaboré à cet effet par le gouvernement jeune-turc5. Ensuite, de deux choses l’une : ou bien l’on insinue que seule la parole du juge peut garantir la vérité des faits (sur la base de la présomption qui, bien que discutable, constitue de jure l’un des effets de ladite « autorité de la chose jugée »), auquel cas à quoi bon créer une commission d’historiens ? ; ou bien alors on accepte de donner à juste titre au travail des historiens la valeur qu’il mérite, auquel cas pourquoi renvoyer à la nécessité d’une sorte de certificat supplémentaire de véracité par le juge ? Enfin, rien dans les travaux préparatoires de la loi Gayssot ne permet d’affirmer que l’objet de ce texte fut de réprimer la contestation d’une décision de justice. Par ailleurs, la référence à Nuremberg dans le texte de 1990 est due à une raison pratique et circonstancielle : les incriminations de crime contre l’humanité et de génocide n’existaient pas à l’époque dans le droit français ; elles seront introduites dans le Code pénal lors de la réforme de 1994. C’est cette évolution de l’arsenal juridique, tout comme celle de la réalité du phénomène négationniste en France, qu’il s’agit de prendre désormais en compte.

5Sortons donc des clivages. Sortons du clivage entre juristes et historiens en donnant plus de crédit au travail, distinct et complémentaire, des uns et des autres. Pourquoi, par ailleurs, ne pas valoriser et utiliser la multitude de travaux historiques déjà existants et en constant enrichissement, comme en attestent régulièrement tant de publications sérieuses ? Inutile d’appeler à la création de « commissions d’historiens », comme si l’on partait de rien, comme si tout était encore à faire, comme s’il fallait, une fois de plus, répondre à l’injonction de la preuve. Sortons du clivage, tout aussi stérile, entre mémoires génocidaires, alimenté, contrairement aux dires de certains, moins par la loi qui adapte le droit à la réalité, que par la teneur des arguments rappelés ici.

6Au sortir des clivages, on s’accordera peut-être sur le fait que la question de fond est surtout celle de savoir quel est exactement l’objectif visé ; et, à défaut de recours possible à l’action civile depuis une jurisprudence de 2005 de la Cour de cassation, si la pénalisation des propos niant l’existence de tout génocide avéré est un outil approprié et efficace, au regard de cet objectif. Le législateur s’est prononcé sur la question ; et les menaces et méthodes politiques utilisées par la Turquie dans ce contexte sont à la mesure de son importance.

7Le Conseil constitutionnel, quant à lui, déclare la loi Boyer inconstitutionnelle, le 28 février 2012. Les Sages rappellent d’abord deux choses : d’une part, que le législateur peut édicter des règles concernant l’exercice de la liberté d’expression, de même qu’il peut « instituer des incriminations réprimant les abus de l’exercice de [cette liberté] qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers » ; d’autre part, que ces limitations doivent être « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ». Les juges constitutionnels estiment ensuite qu’en réprimant « la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression ». Le Conseil précise en outre dans son communiqué de presse, qu’il n’avait pas à se prononcer sur la loi de 2001 relative à la reconnaissance du génocide des Arméniens (« cette loi ne lui était pas soumis et, a fortiori, il n’a formulé aucune appréciation sur les faits en cause ») ; ni non plus sur la loi Gayssot de 1990 relative à la contestation de la Shoah, puisqu’elle « ne réprime pas la contestation de crimes “reconnus par la loi” ».

8Ce raisonnement est intéressant. Si l’on comprend bien, il y aurait donc deux types de négationnisme, et deux types de crimes contre l’humanité : le négationnisme ayant pour objet des crimes « reconnus par la loi » (tels que le génocide arménien), justifiable en France au nom de la liberté d’expression ; et le négationnisme ayant pour objet les autres crimes, non « reconnus par la loi » (tels que la Shoah), injustifiable et pénalement répréhensible au motif qu’il correspondrait à un abus de cette même liberté d’expression. Autrement dit, des négationnistes peuvent être alternativement protégés, ou non, par la liberté d’expression, selon que les crimes contre l’humanité dont ils contestent l’existence sont « reconnus par la loi » française, ou… ou quoi ? Quel serait donc l’élément clé qui justifierait, ici, cette différenciation entre les crimes, et leur négation ? Qu’ont-ils donc de plus, ceux qui ne sont pas « reconnus par la loi », ou qu’ont-ils de moins ceux qui le sont ? La parole du juge, peut-être ? Serait-ce bien cela le non-dit, la clé, l’implicite contenu dans le raisonnement des Sages ? L’absence de jugement ? En un mot : l’impunité ? Toute la différence résiderait-elle donc bien dans l’autorité qui « reconnaît » ?

  • 6 Véronique Nahoum-Grappe, « Vertige de l’impunité ou l’impasse du rêve de justice », in Laurence Boi (...)

9Quoi que l’on pense de l’opportunité et de la qualité rédactionnelle (par ailleurs peu heureuse et critiquable) de la loi Boyer désormais censurée, une question demeure : comment comprendre l’aporie dans laquelle nous enferme l’argument problématique de l’impunité ? L’impunité de crimes dont le caractère imprescriptible plie pourtant devant l’absence du juge, irrémédiablement causée par la Realpolitik, l’amnistie, le négationnisme d’État, et la mort des responsables. L’impunité, cet « inachèvement indéfini et sans consolation d’une sale histoire qui se termine mal »6, est utilisée ici comme la justification d’une nouvelle mise hors-la-loi des victimes et de leurs familles. Au lieu d’être, à l’inverse, appréhendée comme une raison de plus de penser, pour le moins, le problème de la négation dans un contexte mondial de « lutte contre l’impunité », de « restauration de la vérité » et de « prévention des crimes internationaux les plus graves », selon les formules consacrées. Si la négation est un défi à l’histoire, elle est manifestement aussi un défi au droit.

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Bibliographie

Garibian Sévane, « Pour une lecture juridique des quatre lois “mémorielles“ », Esprit, février 2006, pp. 158-173.

Garibian Sévane, « Taking Denial Seriously: Genocide Denial and Freedom of Speech in the French Law », The Cardozo Journal of Conflict Resolution, vol. 9, no 2, 2008, pp. 479-488.

Dadrian Vahakn et Akçam Taner, Judgment at Istanbul. The Armenian Genocide Trials, New York, Oxford : Berghahn Books, 2011.

Nahoum-Grappe Véronique, « Vertige de l’impunité ou l’impasse du rêve de justice », in Laurence Boisson de Chazournes, Jean-François Queguiner et Santiago Villalpando (dir.), Crimes de l’Histoire et réparations : les réponses du droit et de la justice, Bruxelles : Bruylant, 2004, pp. 13-24.

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Notes

1 « Pour une lecture juridique des quatre lois “mémorielles“ », Esprit, février 2006, pp. 158-173 ; « Taking Denial Seriously: Genocide Denial and Freedom of Speech in the French Law », The Cardozo Journal of Conflict Resolution, vol. 9, no 2, 2008, pp. 479-488. Ainsi que « Du négationnisme considéré comme atteinte à l’ordre public », Le Monde, 13 mai 2006 ; « La négation, objet légitime du droit », Libération, 3 novembre 2006.

2 Voir par exemple Françoise Chandernagor, « Lois mémorielles : un monstre législatif », Le Figaro, 30 décembre 2011, Pierre Nora, « Pour en finir avec ce sport législatif purement français », Le Monde, 5 janvier 2012, ou Esther Benbassa, « Lois mémorielles et clientélisme électoral », Libération, 17 janvier 2012.

3 Françoise Chandernagor, art. cit.

4 Robert Badinter, « Le Parlement n’est pas un tribunal », Le Monde, 15 janvier 2012.

5 Voir à ce sujet la dernière publication en date de Vahakn Dadrian et Taner Akçam, Judgment at Istanbul. The Armenian Genocide Trials, New York, Oxford : Berghahn Books, 2011.

6 Véronique Nahoum-Grappe, « Vertige de l’impunité ou l’impasse du rêve de justice », in Laurence Boisson de Chazournes, Jean-François Queguiner et Santiago Villalpando (dir.), Crimes de l’Histoire et réparations : les réponses du droit et de la justice, Bruxelles : Bruylant, 2004, pp. 13-24.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sévane Garibian, « De l’impunité »Revue arménienne des questions contemporaines, 15 | 2012, 67-72.

Référence électronique

Sévane Garibian, « De l’impunité »Revue arménienne des questions contemporaines [En ligne], 15 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/raqc/444 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/eac.444

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Auteur

Sévane Garibian

Maître de conférences, universités de Genève et de Neuchâtel

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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