Avant-propos
Texte intégral
1Depuis le tournant des années 2000, la question des rapports entre le politique, l’histoire et la mémoire a été posée de manière récurrente en France par le vote de plusieurs lois et par les vives controverses que ces textes ont provoquées. Si la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite loi Gayssot, avait pu donner l’impression en son temps de faire l’objet d’un relatif consensus et n’a pas depuis soulevé d’opposition majeure et durable, les critiques ont été nombreuses contre la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides, dite loi Boyer, votée par l’Assemblée nationale le 22 décembre 2011 puis par le Sénat, le 23 janvier 2012, avant d’être invalidée par le conseil constitutionnel. Bon nombre de ces critiques ont été fondées sur l’idée qu’il s’agissait là d’une énième « loi mémorielle » qui allait venir restreindre la liberté des historiens et favoriser les communautarismes. La controverse actuelle n’est pourtant pas la simple redite de celle qui avait éclaté après l’adoption de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 appelant les enseignants et les chercheurs à valoriser le « rôle positif » de la colonisation. Les oppositions à la loi Boyer ont semblé cette fois-ci beaucoup mieux partagées, chez les historiens – trop souvent présentés comme unanimes –, que ne l’avait été l’appel lancé par l’association Liberté pour l’Histoire à abroger indistinctement les lois dites « mémorielles ». Au Parlement, de vives réserves ont été exprimées dans tous les groupes politiques, la saisine du Conseil constitutionnel par 142 députés et sénateurs de tous bords ayant donné, une fois n’est pas coutume, un bel exemple d’œcuménisme parlementaire. Le contexte de la campagne de l’élection présidentielle ne se prêtait manifestement pas à l’examen d’une telle loi. La précipitation affichée par l’ancien président de la République pour voir le Parlement légiférer à toute force avant le terme de son mandat n’aura fait qu’embrouiller les choses. La censure du conseil constitutionnel semble avoir contenté les opposants au texte dans leur diversité, certains allant y voir une victoire de la liberté contre la « soviétisation » de l’histoire, mais il n’empêche que le législateur aura probablement à se prononcer de nouveau sur des lois relatives à des questions d’histoire et à des enjeux de mémoires. Des questions importantes demeurent, comme si la séquence qui s’est achevée – tout au moins médiatiquement – n’avait été qu’une formidable occasion manquée de discussion et d’explication. Ces questions concernent au premier chef l’attitude de la société vis-à-vis du négationnisme et se posent, il faut le rappeler, pour la contestation ou la minimisation de tous les crimes de masse. Le juge et le politique sont-ils illégitimes lorsqu’ils se penchent sur de telles matières, du moment qu’elles touchent au domaine de prédilection des historiens ? Comment protéger la société, dans ce cas, des falsificateurs et des « assassins de la mémoire » ? Les opposants à la loi Boyer n’ont pas manqué de faire valoir que ce texte, qui réprimait sans le dire frontalement la contestation du génocide des Arméniens, constituait une forme d’ingérence législative dans les affaires historiques intérieures d’un autre pays, la Turquie, au risque de ruiner l’influence française au Proche-Orient et de réduire à néant les efforts de la frange la plus progressiste des intellectuels turcs. Qu’en est-il ? Comment apprécier les termes dans lesquels a été rédigée la loi Boyer, qui vise prudemment à ne pénaliser la contestation que des seuls « génocides reconnus par la loi » ? Quel rôle a joué, dans la vigueur des oppositions à cette loi, le spectre d’une mise en cause de la place de la France au moment où se déroulaient des crimes de masse bien plus contemporains, comme le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, dont la contestation ne fait à l’heure actuelle l’objet d’aucune restriction légale ? Autant de questions et d’arguments qui nécessitent d’être pris au sérieux, en tâchant d’en faire mesurer les enjeux sociétaux, scientifiques, juridiques et politiques, afin de mieux comprendre la diversité des points de vue et des oppositions actuelles. Plus largement, que révèlent les débats en cours sur l’actuelle politisation des mémoires en France et ailleurs ? Légiférer contre la contestation des génocides, est-ce nécessairement sacrifier l’universalisme républicain à des mémoires particulières ? Où situer la limite entre la portée réparatrice ou protectrice de la reconnaissance publique des mémoires blessées et l’instrumentalisation de l’histoire dans des buts politiques ou électoralistes ? C’est à cette discussion que ce quinzième numéro de la Revue arménienne des questions contemporaines a souhaité ouvrir ses pages le plus largement possible.
2Il importe de souligner que les contributeurs de ce dossier ne partagent pas forcément le même avis sur l’(in)opportunité d’une législation pénalisant la contestation des génocides ou d’autres crimes contre l’humanité. Nous avions en effet pour objectif de faire entendre la diversité des points de vue et des argumentations qui avaient été exprimés – en rencontrant il est vrai un écho inégal – dans le courant de l’année écoulée et, plus largement, depuis la fin des années 1990. Cette confrontation des points de vue est non seulement possible, mais indispensable pour s’extraire de la polémique et se placer dans une démarche d’explication des positions de chacun et des enjeux qu’elles recouvrent. Dans cet esprit, ce dossier tente de reconstituer l’évolution des termes d’un débat de nature politique au sujet duquel sont sollicités, prennent position et se mobilisent à la fois des historiens et des juristes. Plutôt que de prendre part à la controverse, il cherche à en donner une mise en perspective, dans le but de contribuer à en faire mieux saisir les enjeux, que ceux-ci soient d’ordre politique et diplomatique, ou bien qu’ils concernent des débats parallèles ou à venir sur la reconnaissance d’autres crimes de masse. Le dialogue de deux intellectuels, entre Paris et Istanbul, qui clôt ce dossier, trouve ici naturellement sa place.
Pour citer cet article
Référence papier
Boris Adjemian, « Avant-propos », Revue arménienne des questions contemporaines, 15 | 2012, 5-7.
Référence électronique
Boris Adjemian, « Avant-propos », Revue arménienne des questions contemporaines [En ligne], 15 | 2012, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/raqc/432 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/eac.432
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