- 1 Voir l’original : « Though I desire to extend religious freedom, yet I want some recompense for my (...)
- 2 La carte est réalisée par un cartographe anonyme mais publiée par John Thornton et John Seller, de (...)
- 3 La Baie de Delaware est nommée en 1610 par les Européens en hommage à Lord de la Warr, le Gouverne (...)
- 4 La première implantation dans la Vallée du Delaware par les Hollandais s’était soldée par un échec (...)
1En mars 1681, lorsque William Penn obtint sa charte pour établir la Province de Pennsylvanie, il entreprit immédiatement d’établir une compagnie composée de marchands Quakers prêts à investir dans cette entreprise, la Free Society of Traders. Ayant pris part aux négociations foncières du New Jersey, première implantation Quaker dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord, William Penn savait que le succès d’une colonie dépendait non seulement des émigrants, mais également du capital investi. L’aspect financier était aussi crucial que les bénéfices civiques et religieux de son entreprise, comme il s’en ouvrit à un de ses correspondants : « Certes, je désire étendre la liberté religieuse, mais je veux être récompensé pour ma peine »1. Afin de faire la promotion de sa Province, William Penn fit publier en 1681 plusieurs pamphlets, dont l’un accompagné d’une carte intitulée : A Map of Some of the South and eastbounds of Pennsylvania in America being partly inhabited (fig. 1)2. La carte de 1681 est la première à mentionner le nom « Pennsylvanie », et présente la partie sud-est de la Province, sans aucune indication géographique hormis le 40e parallèle de latitude. Elle représente le fleuve Delaware3, constituant à l’est la seule frontière établie de manière fixe dans la charte, le fleuve Susquehanna à l’ouest, et les implantations le long de ces fleuves pour montrer la Province comme « partiellement habitée ». Très partiellement, puisque l’intérieur des terres est représenté comme entièrement vide, à l’exception de quelques arbres répartis sur d’immenses étendues. Représentant une sorte de terra nullius, la carte de 1681 frappe par sa vacuité, traduisant ici le potentiel d’implantation de la Province. Or, la région est tout sauf inhabitée puisqu’elle est occupée par les Indiens Lenni Lennape (appelés Indiens Delaware par les Européens, mais dont le nom signifie « le vrai peuple » en Lennape), dont les populations s’étendaient de l’Océan Atlantique jusqu’à la limite de la rive occidentale du fleuve Delaware, et depuis le sud de l’actuel État de New York jusqu’au nord du Maryland. Les habitants d’origine de la Vallée du Delaware appartenaient à la famille des Algonquiens ; ils formaient des communautés semi-nomades vivant de l’agriculture pendant les mois chauds et de chasse pendant l’hiver. En outre, les Lennape entretenaient des relations relativement harmonieuses avec les Européens implantés dans la région depuis plusieurs décennies à l’arrivée de William Penn : colons de la Nouvelle Néerlande et de la Nouvelle Suède de 1623 à 1674, et anglais quand le Roi Charles II reprit définitivement le contrôle. La région était riche d’échanges, en particulier avec les Suédois, fondés sur le respect des pratiques de chasse et d’agriculture des Lennape, qui maintenaient leur souveraineté en dictant leurs conditions aux Européens davantage que l’inverse (Richter, 2001, Soderlund, 2016, Barr et Countryman, 2017, Thompson, 2013)4.
2William Penn allait poursuivre cette entente, mais il n’en désirait pas moins acquérir de grandes étendues de terre et profiter du lucratif commerce des fourrures dans la région, dont il avait imaginé les limites au nord de la Province comme s’étendant « jusqu’à la limite des terres cultivables » (« as far as plantable country extended »), comme sa pétition pour la charte le stipulait. Cependant, William Penn avait conçu un plan d’implantation précis pour sa Province. Afin de générer le profit nécessaire, il comptait diviser les terres en unités foncières qu’il proposerait à l’achat ou à la location, lui assurant un revenu à long terme. Ce découpage allait être effectué grâce aux nouvelles techniques cartographiques européennes, fondées sur l’arpentage de la propriété (property survey) et reposant sur des critères de géographie et de géométrie euclidienne. Cette délimitation de l’espace était en complète opposition avec la conception des Lennape. Les Amérindiens considèrent les terres (l’espace géographique constitué des terres d’une région) comme un espace partagé entre plusieurs communautés (populations, nations, groupes, tribus). Il ne s’agit donc pas de territoire dans le sens du découpage de l’espace géographique à des fins d’appropriation, ce qui était l’objectif de William Penn. Le mot « territoire » est d’ailleurs absent de la langue des Lennape ; il ne figure pas dans le lexique compilé par le missionnaire moravien John Heckewelder qui vécut avec les Lennape au xviiie siècle (Heckewelder, 1834). Il ne s’agit pas non plus de propriété mais plutôt d’utilisation collective des terres, tantôt pour la chasse et tantôt pour l’agriculture par exemple, et de protection en commun de la terre (stewardship). En outre, les Amérindiens s’intéressent aux relations entretenues par les différentes entités habitant un espace – des relations impermanentes, amenées à évoluer. Ceci est en totale opposition avec le concept de propriété privée européen, que Penn cherche à étendre à l’échelle de sa Province. Or, ce concept va contribuer à l’émergence d’une nouvelle définition du territoire, précisément en raison de l’utilisation des nouvelles techniques cartographiques. D’une multitude d’entités distinctes exerçant différentes formes de souveraineté (conception prévalant au Moyen-Âge en Europe), on passe à un ensemble défini par des limites territoriales (Elden, 2013). L’émergence dans la pensée occidentale de cette conception moderne du territoire comme principal outil de division et de contrôle politique est liée à l’avènement des nouvelles techniques de cartographie européennes (Branch, 2014). En devenant le principal instrument du découpage, la cartographie va entraîner l’instauration de limites linéaires entre les états, et d’autorités territoriales centralisées à l’intérieur de ces états. Ainsi au xviie siècle, les cartes commencent à constituer la représentation visuelle du monde, organisé selon les critères géométriques euclidiens. Non seulement elles représentent l’espace et le territoire, mais elles participent à leur définition même, les formes d’autorité qui cessent d’être représentées sur les cartes disparaissant progressivement de l’esprit des colons. D’où le rôle crucial de la cartographie dans les entreprises de colonisation, le « Nouveau Monde » offrant aux empires un moyen de projeter leurs ambitions sur un terrain largement inconnu, en laissant aux acteurs locaux le soin de faire sens des termes souvent flous de leurs chartes (Edelson, 2017).
- 5 Les colonies médianes, Mid-Atlantic colonies en anglais, incluent la Province de New York, la Prov (...)
3Cet article s’intéresse aux conceptions antagonistes de l’espace et du territoire chez les Amérindiens et les Européens, et à l’impact de ces conceptions sur l’exercice de leur souveraineté. L’analyse recourt à plusieurs champs, à la croisée de l’histoire politique, de la géographie historique et de l’histoire de la cartographie. Elle s’inscrit dans un projet plus large d’étude des cartographies amérindiennes et occidentales dans les colonies médianes5, en s’appuyant d’une part sur les travaux rétablissant l’agentivité des Amérindiens dans les « rencontres » avec les Européens (Wallace, 1990, Merrell, 1999, White, 2010, Hämäläinen, 2022), et d’autre part sur les études des historiens de la cartographie (Harley, 1992, Woodward 1998, Pedley, Brückner, 2011, Edelson, 2017, Edney, 2017), et en particulier les analyses de la cartographie amérindienne (de Vorsey, 1978, Warhus, 1997, Lewis, 1998, Waselkov, 1998, Belyea, 1998, Chambers, 2013). J’adopte ici la théorie de l’historien de la cartographie Matthew Edney, qui implique de « dépasser la définition des cartes en tant que représentations du monde géographique et considérer la carte en tant que système cognitif, en tant que véhicule de culture matérielle, et en tant que construction sociale » (Edney, 2007), et permet d’inclure les cartes amérindiennes. Cependant, pour reconnaître la spécificité de ces cartes et comprendre leur rôle dans la cartographie du continent nord-américain, il faut les accepter en tant que convention cartographique complète et viable, qui ne recourt ni à la précision ni à des explications en termes scientifiques (Belyea, 1998).
Fig. 1 : A Map of some of the South and East Bound of Pennsylvania in America Being Partly Inhabited
London: sold by John Thornton: by John Seller (1681), Bibliothèque nationale de France, Collection d’Anville.
- 6 Voir Noucher, M. « Des blancs des cartes aux boîtes noires algorithmiques. Une immersion dans l’in (...)
4L’article pose deux questions : en quoi les cartes amérindiennes expriment-elles une vision et des représentations du monde différentes, et en quoi peuvent-elles constituer une forme de contre-cartographie ? L’approche critique de la contre-cartographie conteste l’hégémonie de la carte en tant qu’outil de représentation universelle de l’espace : en se réappropriant les conventions cartographiques, on tente de rétablir les entités effacées de la carte. Les travaux récents du géographe Matthieu Noucher et les ouvrages publiés en Europe et aux États-Unis démontrent la richesse de ce champ6. Aujourd’hui, la contre-cartographie est utilisée principalement dans une démarche contemporaine d’opposition aux cartes existantes, fruits de la cartographie eurocentrée. Dans cet article, je la mobilise pour relire les cartes de la Vallée du Delaware à la période coloniale, afin de visibiliser les populations qui en ont été effacées, et de restaurer la centralité des Lennape dans l’histoire de la région. Cette démarche de rééquilibrage des perspectives s’inscrit dans les travaux de Martin Brückner, en particulier de son article récent qui identifie l’utilisation de conventions cartographiques amérindiennes par les cartes euro-américaines à des formes de résistance, et donc de contre-cartographie (Brückner, 2021). Quant à moi, je vais tenter de démontrer en quoi les cartes amérindiennes constituent une forme de contre-cartographie et comment, à partir du xviie siècle, la cartographie européenne s’emploie à évacuer les entités amérindiennes mais également leurs conceptions et leurs pratiques. La première partie analyse un échantillon de cartes amérindiennes. Elle permet d’appréhender leur nature, leurs fonctions, leur dimension performative et l’approche holistique qu’elles traduisent, diamétralement différentes des conventions occidentales. À travers l’examen de cartes européennes du xviie siècle de la Vallée du Delaware et de la Pennsylvanie, la seconde partie explique l’impact des nouvelles technologies cartographiques dans la reconfiguration de la région. En effet, l’arrivée en masse des Quakers ne suffit pas à expliquer le basculement des souverainetés. La superposition au moyen de la cartographie européenne, de structures rectilignes, fixes et délimitées sur l’espace fluide et évolutif occupé par les Lennape y concourt largement.
5Les caractéristiques des cartes amérindiennes remettent en question le concept même de cartographie selon les conventions cartographiques occidentales, en particulier le besoin de représenter, sur un espace plan, des éléments géographiques calculés selon des coordonnées fixes de longitude et de latitude, et respectant les critères de géographie et de géométrie euclidienne classique. Elles se distinguent par plusieurs aspects fondamentaux, dont leur forme et leurs fonctions qui expliquent d’ailleurs en partie leur rareté. C’est en raison de la rareté des sources que certaines des cartes présentées ici concernent d’autres régions que la Vallée du Delaware. Les cartes étaient souvent tracées sur le sol ou dans les cendres d’un feu, à l’aide d’un simple bâton ou même du bout du pied. Elles pouvaient être dessinées à la craie ou avec du charbon, avec des bâtonnets ou des pierres servant à symboliser les éléments du paysage ou relatifs aux populations. Certaines cartes plus durables étaient dessinées ou gravées sur des écorces d’arbre ou sur des peaux d’animal. Enfin, des représentations encore plus pérennes étaient peintes ou gravées sur la roche.
6Les cartes amérindiennes présentent plusieurs caractéristiques traduisant des pratiques représentationnelles distinctes : la tendance à ne pas différencier entre voies navigables et pistes, l’utilisation de formes géométriques régulières pour représenter les communautés et les individus plutôt que les repères, et enfin la représentation des itinéraires en temps de trajet plutôt qu’en distance parcourue. La première fonction est cependant semblable à celle des cartes occidentales, et consistait à situer pistes, routes commerciales, position des alliés ou des ennemis, situation des cours d’eau, des terres défrichées, et situation des villages par rapport à ces différents éléments. Les Européens étaient très demandeurs de ce type de cartes, d’ailleurs souvent réalisées à leur requête pour faciliter l’exploration, la « découverte » et l’appropriation des terres des Amérindiens. Ceci explique qu’à partir de la fin du xviiie siècle, ces derniers devinrent moins enclins à dessiner des cartes de leur région, et que des chefs amérindiens accompagnaient parfois les équipes d’arpenteurs pour s’assurer que les croquis préparatoires aux cartes des traités respectent avec précision l’étendue des terres cédées et de celles conservées.
7Certaines cartes réalisées sur de l’écorce de bouleau servaient par exemple de messages pour les personnes devant utiliser une piste ou un cours d’eau navigable. Elles étaient souvent insérées dans l’extrémité fendue d’un bâton, brûlé pour attirer l’attention, et planté dans le sol le long des pistes ou des cours d’eau, selon une inclinaison indiquant la direction à suivre. Sur la carte même, le sens dans lequel était orientés personnages, animaux ou canots permettait d’indiquer d’autres informations de direction (Lewis, 1998 : 75). La carte du fleuve Susquehanna de 1683 (Unknown Settlements along the Susquehanna River, aussi appelée « Draught of Ye Susquehanna River ») (fig. 2) offre un exemple de cette représentation spatiale particulière. Le Susquehanna est le plus long fleuve de la côte Est des États-Unis. Sa branche nord prend sa source dans les hauteurs de l’actuel état de New York et le fleuve se jette dans l’Atlantique par la baie de Chesapeake, offrant un potentiel considérable pour le transport et le commerce. Réalisée à la demande du commerçant anglais Robert Livingston par deux Indiens Cayuga et un Indien Susquehannock le 7 septembre 1683 à Albany, cette carte présente les possibilités d’échanges commerciaux offertes par une voie navigable que les Amérindiens utilisaient, mais quasiment inconnue des Européens résidant alors dans la colonie. Elle représente de façon simplifiée le cours principal du fleuve et ses affluents, et indique l’itinéraire non en termes de distance mais de temps de parcours, à une demi-journée près. Comme l’a établi Lewis, bien que réalisée à la demande de Livingston, et très probablement transcrite par ce dernier, la carte semble constituer un plaidoyer pour que l’Anglais ouvre un comptoir commercial sur le cours inférieur du fleuve Susquehanna, offrant ainsi une alternative au comptoir d’Albany, situé sur le fleuve Hudson plus éloigné et difficile d’accès (Lewis, 1998). Il est intéressant de noter que les affluents représentés sont ceux que les Indiens emprunteraient le cas échéant pour transporter leurs fourrures vers le nouveau comptoir, alors qu’ils ont omis de la carte, à l’exception d’un seul, tous les affluents qu’ils n’utiliseraient pas.
Fig. 2 : Unknown Settlements along the Susquehanna River
The Gilder Lehrman Institute of American History, GLC03107.01923.
- 7 « Map of the several nations of Indians to the Northwest of South Carolina » (c.1724; 1929). Libra (...)
8La deuxième fonction des cartes amérindiennes était en revanche totalement inconnue des Européens, puisqu’elle servait à décrire les relations sociales et politiques existant entre les différentes nations, communautés ou villages amérindiens. Les historiens de la cartographie ont démontré la tendance des cartes amérindiennes à représenter davantage les relations et hiérarchies sociales à l’intérieur d’un espace que de proposer une description objective de la topographie. Sur ces « cartes sociales » (social maps), les groupes étaient représentés par des cercles, de taille variée en fonction de leur importance, avec des lignes entre les cercles pour symboliser leurs relations. La distance entre les cercles permettait de décrire de manière graphique leurs degrés d’association, les limites de leur souveraineté politique et les réseaux de coopération ou de concurrence qu’ils entretenaient (Waselkov, p. 207). Cette fonction est parfaitement visible sur la carte « Catawba » (fig. 3). Dessinée sur une peau de daim par un Indien Cacique, cette carte fut donnée en 1721 au Gouverneur de Caroline du Sud, Francis Nicholson afin de décrire la position de plusieurs nations entre la Caroline du Sud et le fleuve Mississippi, et les relations qu’elles entretenaient. Elle fournissait à Nicholson des informations précieuses pour gouverner sa colonie, mais également pour ses relations avec les Amérindiens. Il en commanda une copie, qui fut réalisée sur papier à l’encre noire et au pigment rouge, et envoyée à ses supérieurs en Angleterre7. Treize cercles de taille différente représentent les nations, les lignes entre les cercles symbolisant leurs relations. De façon frappante, les implantations européennes (la Virginie, Charlestown, les rues, les routes, et peut-être les limites de comté ou de paroisse) sont figurées par des rectangles. Ceci est un moyen de représenter non seulement leur caractère étranger et la transformation qu’ils opèrent sur le paysage (Waselkov, 1998), mais cette forme rectiligne peut également être lue comme exprimant la rigidité de leur conception cartographique. Il est en effet possible de les interpréter ainsi compte tenu de la fixité des conventions cartographiques occidentales, dans le respect des critères de géographie et de géométrie classique.
Fig. 3 : « Map of the several nations of Indians to the Northwest of South Carolina »
c.1724, 1929, Library of Congress, Geography and Map Division.
9Les cartes amérindiennes ne représentaient pas seulement les hiérarchies sociales mais permettaient de décrire l’évolution dans le temps des relations entre groupes au sein des nations. Ce paramètre temporel était totalement absent des conventions cartographiques européennes selon lesquelles il n’était pas concevable de représenter sur une carte l’évolution d’un groupe social, politique ou culturel. Pour les Européens, il s’agissait de représenter un espace à un instant précis et censé être fixe. Ce critère est d’ailleurs visible dans les éléments ajoutés très probablement a posteriori sur la carte « Catawba » (fig. 3) : alors que les cercles représentant les groupes ont été tracés à main levée, la typographie régulière des noms des groupes démontre un besoin de nomenclature fixe. Les Européens valorisaient la connaissance spatiale amérindienne dans la mesure où elle représentait une géographie pouvant être établie de manière fixe et durable sur les cartes européennes, à des fins de contrôle du territoire. Or, les cartographes amérindiens mêlaient références spatiales et temporelles sur leurs cartes. Les cartes servaient notamment de complément visuel aux Amérindiens pour raconter l’histoire de leurs nations aux Européens, sorte de support et de complément pour le récit, et inversement, la narration, accompagnée d’une gestuelle, permettait d’interpréter la carte. On appréhende bien ici la fonction performative des cartes amérindiennes.
10L’écart entre conceptions et modes de représentation de part et d’autre se situe donc à plusieurs niveaux. Il est visible dans la représentation graphique même, avec l’utilisation de rectangles par opposition aux cercles, par exemple. Il s’exprime également dans les critères de fixité de la convention cartographique européenne, imposant une échelle de distance invariable et l’indication de l’orientation par un compas, tandis que les cartes amérindiennes reposaient sur une conception flexible et non euclidienne de l’espace, traduisant fluidité et impermanence. Lewis évoque d’ailleurs des « gestes éphémères » (ephemeral gestures) car le savoir n’était pas destiné à être conservé sous forme matérielle, mais à être transmis quand le besoin s’en faisait sentir (Lewis, 1998).
- 8 John Smith. A Map of Virginia, with a Description of the Country, the Commodities, People, Governm (...)
- 9 La carte était réalisée sur le sol en terre d’une « longhouse », maison longue typique des village (...)
11En plus d’une combinaison d’éléments spatiaux et temporels, la cartographie amérindienne pouvait également contenir des éléments relatifs à la vie spirituelle et religieuse. Les cartes cosmographiques servaient ainsi par exemple à décrire le monde en représentant les relations entre les humains, les autres éléments de la nature et de la création (cosmos), et le divin. Souvent astrologiques ou métaphysiques, ces cartes décrivaient un espace qui ne pouvait pas être observé par un seul individu mais traduisaient des connaissances collectives, transmises sur plusieurs générations. Le capitaine John Smith est connu pour sa célèbre carte de 1612 détaillant minutieusement les nations algonquiennes de Virginie et la situation de leurs villages8, et pour le récit de ses aventures chez ces Algonquiens en 1607. Dans cet ouvrage publié en 1624, un panneau intitulé « ancienne Virginie » (« Ould Virginia ») présente une carte de la Virginie entourée de six gravures : l’une d’elles illustre une cérémonie qui se déroula sur trois jours, à laquelle Smith assista alors qu’il était retenu prisonnier par le Roi Powahatan (fig. 4). Au cours de cette cérémonie, Smith vit les Amérindiens réaliser sur le sol d’une habitation une carte cosmographique qui montrait leur région, symbolisée par un cercle de grains de maïs, entouré d’un autre cercle de grains de maïs pour marquer les limites de l’océan entourant leur région, avec des bâtonnets empilés qui représentaient les îles britanniques d’où John Smith était originaire (Smith, 1624 : 18). En même temps qu’ils produisaient la carte sur le sol, les Indiens exprimaient des informations au moyen de « gestes étranges et passionnés », d’invocations et de chansons faisant partie intégrante de la cérémonie, que John Smith décrit comme une « conjuration »9.
Fig. 4 : Gravure montrant les Algonquiens de Virginie réalisant une carte cosmographique en 1607
Élément du panneau « ould Virginia » de l’ouvrage de John Smith publié en 1624. The Library Company of Philadelphia.
- 10 Cette carte est reproduite en page 325 de l’ouvrage d’Archibald Loudon, A selection of some of the (...)
12Autre exemple de carte cosmographique, celle dessinée sur une peau d’élan (fig. 5) et utilisée par le prophète religieux Lennape Neolin (l’éclairé, « the Enlightened One »), très influent dans la Vallée de l’Ohio au début des années 176010. Cette carte, qu’il appelait « le grand Livre de l’Écriture » (« the great Book of Writing ») lui servait de support visuel pendant ses oraisons. Elle présentait sur un seul plan deux mondes fondamentalement différents, le monde de l’au-delà étant intégré dans le plan des mondes passé et présent. La carte combinait sur un seul plan le monde terrestre des prairies de la côte du Mid-Atlantic, la Vallée haute de l’Ohio, les montagnes Appalaches, et le paradis prévu pour les Amérindiens dans l’au-delà. Aucun exemplaire de cette carte n’a survécu, mais une reproduction réalisée de mémoire par un Pennsylvanien permet d’appréhender cette carte cosmographique multi-dimensionnelle. L’espace représenté dans la partie correspondant au sud-est, que Neolin appelait « l’avenue », c’est-à-dire la voie des Amérindiens vers l’au-delà (le paradis), était maintenant bloquée par la corruption que les Européens avaient introduite. Le « Maître de la vie » (Master of Life) ou « Grand Esprit » avait créé une autre « avenue » du côté opposé, mais cette dernière était difficile et dangereuse d’accès – on y distingue la figure du diable. Neolin utilisait un vocabulaire religieux pour faire sens des relations entre les Amérindiens et les Européens, et combinait des éléments de croyance amérindiens et chrétiens pour expliquer la colère du « Maître de la vie » envers ses enfants amérindiens, en raison de leurs relations avec les hommes blancs (Richter 2001 : 195-196). Dans son ouvrage sur l’histoire des nations indiennes habitant la Pennsylvanie et les régions voisines (Heckewelder, 1819), le missionnaire moravien John Heckewelder décrit la façon dont Neolin utilisait cette carte. Tenant la carte devant lui pendant l’oraison, il pointait fréquemment vers des marques ou des points particuliers, tout en donnant des explications :
Regardez, là ! Voyez ce que nous avons perdu […] à force de contempler ce peuple d’une couleur différente de la nôtre, arrivé après avoir traversé un grand lac, comme s’il était une partie de nous-mêmes ; en tolérant qu’il s’assoie à nos côtés, en le regardant avec indifférence, alors qu’il n’était pas seulement en train de nous prendre notre pays, mais aussi ceci (en pointant vers l’endroit sur la carte), ceci, notre propre avenue, menant vers ces belles régions qui nous étaient destinées. Telle est la triste condition à laquelle nous sommes réduits. (Heckewelder, 1819 : 293)
Le « prophète » partait du principe que tous ses auditeurs étaient capables de comprendre sa carte cosmographique, mais terminait chacune de ses oraisons en leur conseillant de conserver ce récit sur un support, afin qu’il demeure « fermement imprimé dans leur esprit », support qu’il proposait de réaliser moyennant paiement d’une peau de daim ou de deux peaux de biche.
Fig. 5 : Carte cosmographique
Carte utilisée par le prophète Lennape Neolin dans les années 1760, reproduite de mémoire par le Pennsylvanien John M’Cullough, dans l’ouvrage d’Archibald Loudon. The Library Company of Philadelphia.
- 11 Ce n’est qu’avec la découverte du téléscope zénithal qu’il devient possible de mesurer avec exacti (...)
- 12 Voir la carte manuscrite de 1696 ou 1697 représentant quatre réseaux fluviaux majeurs mais séparés (...)
13Toutes ces caractéristiques démontrent la dimension holistique des cartes amérindiennes, dont certaines présentaient les différents éléments du monde vivant comme interconnectés dans un réseau de relations mouvantes, dont les ramifications pouvaient ainsi s’étendre jusqu’aux ancêtres et aux divinités. Cette conception est diamétralement opposée à celle des cartes européennes, et les Européens ne disposaient d’aucune clé d’interprétation, a fortiori pour les cartes cosmographiques. Ils étaient incapables d’en déchiffrer le sens, qui leur demeurait hermétique. N’en comprenant ni le sens, ni l’utilité, ils ne les jugeaient pas dignes d’être copiées et n’en ont archivé qu’un petit nombre, essentiellement comme des objets de curiosité. L’interprétation des cartes amérindiennes en général était impossible à l’aide des conventions cartographiques européennes, qui cherchaient à représenter un espace géographique à un instant précis et selon des critères de plus en plus normés quant à la position exacte des éléments – comme en témoignent les innombrables mentions « d’exactitude » et de « véracité » sur les cartes aux xviie et xviiie siècles. Autre paramètre d’incompatibilité majeur, celui de l’échelle. Tandis que la cartographie européenne reposait sur la précision et l’exactitude, rendues plus essentielles, et plus fiables avec le développement d’instruments de mesure sophistiqués11, les cartes amérindiennes étaient forcément imprécises puisqu’elles pouvaient représenter des étendues couvrant jusqu’à 400 000 kilomètres carrés pour la région du Nord-Est qui nous intéresse ici, mais sans contrainte d’exactitude quant à la situation des éléments les uns par rapport aux autres12. La carte « Catawba », réalisée sur un papier d’une taille correspondant approximativement à celle d’une peau de daim, offre ici encore un exemple intéressant : la taille du rectangle représentant la Virginie est bien inférieure à celles des rectangles décrivant la ville de Charlestown, en proportion non pas de leur taille réelle mais de l’importance des échanges commerciaux entretenus de part et d’autre.
14Ces exemples témoignent néanmoins de l’étendue des connaissances cartographiques des Amérindiens. La lecture des récits d’exploration de John Smith révèle ainsi qu’il n’avait visité que 58 des 222 villages répertoriés sur sa carte de la Virginie (Waselkov, 1998), et il est notoire que l’expédition conduite par Lewis et Clark de 1804 à 1806 pour explorer la Louisiane, doit en grande partie sa précision aux savoirs géographiques des guides amérindiens. Lewis doit d’ailleurs interrompre l’expédition (et l’écriture du journal) lorsqu’il se rend compte qu’il a mal lu les cartes amérindiennes et n’a aucun recours à un lexique géographique ou un mode de représentation lui permettant de déchiffrer les descriptions de la topographie par les Amérindiens, justement parce qu’elles sont construites en termes d’espace mais aussi de temps (Brückner, 2011). Ce sont toutes ces spécificités qui constituent une contre-cartographie amérindienne. L’étendue de leur savoir géographique, la particularité de leurs conventions, démontrent des pratiques bien antérieures à la période de contact, et que les Européens sont incapables d’appréhender car ils essaient de les transcrire selon leur propre système. Cependant, l’apport des connaissances amérindiennes pour les cartes réalisées par les Européens est très probablement largement inférieur à leur contribution concrète. La majeure partie de ces cartes n’a pas été conservée et il n’en subsiste que des fragments, mais ceux-ci permettent néanmoins de se rendre compte de l’étendue de leurs connaissances, qui allaient bien au-delà de leur région. Ces cartes constituent des outils précieux pour repenser la centralité des nations amérindiennes dans les échanges avec les Européens. À condition de déplacer la focale, leur richesse apparaît de façon flagrante. Cette richesse est absente de la carte promotionnelle pour la Pennsylvanie publiée en 1681, qui frappe précisément par sa vacuité, et ce surtout en comparaison avec la carte de la région qui la précède, celle d’Augustine Herrman.
15La carte d’Augustine Herrman « Virginia and Maryland as it is planted and inhabited this present year 1670 » (fig. 6) constitue à ce titre une exception pour les cartes occidentales de la fin du xviie siècle. Alors que les populations amérindiennes disparaissent des cartes à mesure que l’entreprise coloniale progresse, la carte d’Herrman rappelle celle de John Smith de 1612, en recensant minutieusement les éléments relatifs aux Lennape. D’abord installé en Nouvelle Néerlande, Herrman va développer un formidable réseau commercial de tabac entre les colonies de New York, de Pennsylvanie, du Maryland et de Virginie. Ses activités font de lui l’un des plus grands experts de la région, habitué à emprunter les voies navigables. Il réalise cette carte pour le propriétaire du Maryland, Lord Baltimore principalement pour régler une dispute frontalière avec la Virginie, et se voit en échange attribuer de grandes étendues de terres, notamment un manoir qu’il nomme Bohemia en hommage à son pays de naissance. Herrman, qui n’est ni arpenteur ni cartographe, produit cette carte après dix années passées à sillonner la région avec des équipes d’arpenteur. La carte offre un niveau de détail sans précédent, notamment les profondeurs marines et fluviales. Surtout, elle présente de façon minutieuse les populations Lennape et leurs implantations. On distingue les maisons longues constituant leurs villages ; le nom du fleuve Schuylkill est indiqué en Lennape ; un canot indien est accompagné d’une légende explicative ; et l’immense étendue de la rive orientale du fleuve Delaware correspondant au New Jersey, est spécifiquement présentée comme « actuellement habitée uniquement, ou majoritairement, par des Indiens » (« New Jarsy Pars at present inhabited only or most by Indians ») (fig. 7a, 7b, 7c, 7d).
Fig. 6 : Virginia and Maryland as it is planted and inhabited this present year (London, 1673)
Augustine Herrman, Virginia and Maryland as it is planted and inhabited this present year (London, 1673). Library of Congress, Geography and Map Division.
Fig. 7a : Maisons longues.
Fig. 7b : Nom du fleuve en néerlandais « Schuylkill » et en Lennape « Manayunck ».
Fig. 7c : Canot indien avec légende.
Fig. 7d : Partie du New Jersey actuellement habitée uniquement ou majoritairement par des Indiens.
- 13 Cette carte ne contient aucune indication géographique hormis l’indication du 40e parallèle de lat (...)
16La carte de Pennsylvanie accompagnant le pamphlet promotionnel de William Penn en 1681 apparaît d’autant plus frappante en comparaison, puisqu’elle évacue quasiment la présence amérindienne (fig. 1)13. L’intérieur des terres est vide, hormis des spécimens d’arbres qui permettent de rassurer les Européens sur le potentiel de plantation et de récolte : chêne, frêne, hêtre, mûrier, noisetier, noyer… Une légende indique même le nom de chaque espèce, dont le feuillage est stylisé, et on distingue les fruits du pin et du cèdre (fig. 8a). Les implantations le long des fleuves Delaware et Susquehanna montrent le potentiel de développement le long des voies navigables cruciales pour la mobilité et le commerce. On distingue les deux principales villes de la région, Upland (en Pennsylvanie) et New Castle (dans l’actuel Delaware), où résident alors de nombreux colons hollandais et suédois, ceux qu’on appelle les « Old Settlers » dont on distingue certains noms. L’implantation du Quaker anglais Richard Noble ressort particulièrement, avec sa grande maison à un étage stylisée (fig. 8b). Émigré dans le West Jersey en 1675, Noble est nommé arpenteur de la rive occidentale du fleuve Delaware par l’administration du Duc d’York, avant de s’installer en Pennsylvanie où il devient le premier shérif de Bucks County en 1682. Là encore, une démonstration du potentiel d’implantation. Sur la rive occidentale du fleuve Susquehanna, le fort « démoli » (Sesquahana fort Demolished) démontre l’intention pacifiste de Penn (fig. 8c). Contrairement aux colons hollandais et suédois qui avaient érigé des forts pour se protéger des attaques indiennes, Penn souligne sa volonté de vivre en paix avec les Indiens, même s’il n’en a pas moins l’intention d’acquérir rapidement les terres qu’ils occupent, et ce, avant même l’arrivée des immigrants. Il y a bien des noms d’implantations Lennape le long des deux fleuves, mais bien moins nombreux que ceux des colons, et la légende qui ressort de façon évidente sur la carte, puisqu’elle contient le mot « Indien » en toutes lettres, est celle d’une « ancienne plantation indienne » (Old Indian feild) sur la rive occidentale du fleuve Delaware (fig. 8d). Les populations natives apparaissent donc de façon très éparse, voire en voie d’extinction. En intégrant leur présence aux autres implantations le long des fleuves, c’est-à-dire sans détailler leurs villages, elles sont présentées comme une entité non menaçante. En outre, trois villages Lennape ne sont pas mentionnés alors qu’ils sont situés sur les terres faisant l’objet des premières transactions avec William Penn.
Fig. 8a : Un pin.
Fig. 8b : La maison de Richard Noble.
Fig. 8c : Le fort de Susquehana démoli.
Fig. 8d : Ancienne plantation indienne.
- 14 Deux autres transactions seront effectuées pour des terres sur les rives du fleuve Susquehanna. Vo (...)
- 15 Les arbres, facilement visibles dans le paysage, étaient souvent utilisés comme repères lors de l’ (...)
- 16 Un manoir n’était pas seulement une habitation cossue traduisant la richesse de son propriétaire. (...)
- 17 Les sachems sont les chefs (chiefs) ou « rois » (kings) des communautés ou tribus amérindiennes.
17Malgré leur absence flagrante de la carte, les Lennape étaient bien présents, et il allait falloir traiter avec eux. Dès octobre 1681, Penn avait rédigé une lettre à leur intention, exprimant son désir de relations fondées sur la paix, l’amitié et l’équité. (« I desire to win and gain your love and friendship by a kind, just, and peaceable life. ») (Soderlund, 1983 : 88). Dix mois plus tard, avant même que Penn n’embarque pour rejoindre sa Province, le premier titre de propriété était pourtant signé avec les Lennape en juillet 1682. Neuf transactions vont être conduites pour acquérir des terres sur la rive occidentale du fleuve Delaware en l’espace de deux ans seulement, entre avril 1682 et juin 1684, dont huit entre avril 1682 et décembre 168314. La première cession porte sur une parcelle démarrant à un point situé au-dessus des chutes du fleuve Delaware en face de la ville Trenton dans l’actuel New Jersey, puis vers l’ouest suivant une délimitation marquée par des arbres15, puis vers le sud le long de la rivière Neshaminy (Neshaminy Creek). C’est sur cette parcelle que se trouvaient les terres qui allaient devenir Pennsbury Manor, le principal manoir de William Penn16. Cette première cession est le fruit des tractations conduites par William Markham, cousin de Penn qu’il a nommé Gouverneur-Député (Deputy-Governor) pour gérer ses affaires jusqu’à son arrivée, en octobre 1682. La première transaction avec les Lennape a lieu en avril 1682, les marchandises pour le paiement des terres leur sont remises à la fin du mois de juin – pour un total de 250 livres anglaises, soit l’équivalent de 63 000 dollars contemporains, et le titre de propriété officiel est signé le 15 juillet par douze sachems Lennape17.
18Dans le titre de propriété rédigé pour entériner la première cession, le village de Playwicky permet de faciliter le repérage pour la délimitation de la parcelle. Il sert à situer l’emplacement d’un des arbres utilisés comme repères d’angle : le titre de propriété mentionne « un certain chêne blanc marqué de la lettre « p » (comme Penn) se trouvant sur la piste indienne qui mène au village indien appelé Playwicky » (Soderlund, 1983 : 157). La situation exacte de Playwicky faisait l’objet de litiges, mais il s’agit du village où résidait le « roi » Tammany, qui vendit ensuite à Penn les terres situées entre les rivières Neshaminy et Pennypack, lors de la deuxième transaction conduite le 23 juin 1683. Ce village était donc connu dans la région mais, alors que son nom est mentionné en toutes lettres dans le titre de propriété, il n’apparaît pas sur la carte de 1681. Le village Lennape de Perkasie (comté de Bucks) n’y est pas non plus mentionné, alors qu’il était situé juste au nord de Plaiwicky et qu’une piste les reliait forcément. Enfin, sur la carte n’apparaît pas le village de Queonemysing (comté de Chester) pourtant implanté sur un affluent du fleuve Delaware, entre les deux villes majeures, Upland et New Castle, et situé sur les terres qui feraient l’objet de la sixième cession à Penn par les Lennape, le 19 décembre 1683. Ceci confirme la volonté de Penn de faire la promotion d’une région certes « partiellement habitée », mais d’où la présence indienne est largement évacuée.
19On l’a vu, le concept même de propriété s’agissant de la terre était inconnu des Amérindiens, qui la considéraient comme un bien commun, non pas possédé, mais « gardé » en collectif (sens de « stewardship »). La terre ne pouvait faire l’objet que d’une cession temporaire, et dans tous les cas la cession portait sur son utilisation, pas sur sa propriété. Quant aux Européens, ils pensaient acheter un titre de propriété permanent pour une parcelle, d’où les incompréhensions de part et d’autre, et les conflits répétés. En effet, il était normal pour les Lennape (et les autres Amérindiens) de demander régulièrement aux Européens de renouveler ces traités, puisqu’il s’agissait de renouveler le droit d’utilisation d’un territoire, alors que les Européens estimaient l’avoir payé une fois pour toutes. La parcelle sur laquelle portait la première cession de juillet 1682 avait ainsi déjà été vendue, avec les mêmes délimitations, par quatre des sachems Lennape signataires, Idoquyeywon, Okanickon, Oreckton et Nanacussey, à des représentants du Gouverneur Andros de la colonie de New York en 1675. Et la plupart des autres sachems parmi les signataires avaient également déjà vendu des terres à des colons anglais, à d’autres endroits de la Province de Pennsylvanie et dans le New Jersey, au cours de la décennie 1670. Ces exemples montrent les différences fondamentales entre les conceptions du territoire de part et d’autre. Ils démontrent par ailleurs que les Lennape ne se contentaient pas de faire jouer les allégeances entre colons européens, mais exerçaient aussi leur souveraineté en exploitant à leur avantage les systèmes européens.
- 18 Schuylkill est le nom néerlandais, « kill » signifiant rivière, ou fleuve. Le nom Lennape de ce fl (...)
20Les « Old Settlers », surtout des Suédois en l’occurrence, étaient bien implantés sur la rive occidentale du fleuve Delaware, sur une étendue allant de New Castle jusqu’aux chutes du fleuve Delaware, et si Penn espérait qu’ils lui cèderaient facilement leurs terres pour son entreprise civique et religieuse, l’entreprise se révéla plus compliquée que prévu. Penn avait dessiné le plan pour la capitale de sa Province dès l’obtention de sa charte en mars 1681, faisant de Philadelphie la première ville coloniale dessinée sur plan avant d’être construite. D’âpres négociations furent menées avec plusieurs propriétaires suédois afin d’acquérir le site choisi pour la construction de la capitale, connu des Lennape sous le nom de « Coaquannock », le bosquet des grands pins (« Grove of Tall Pines »). La parcelle s’étendait sur 2 miles d’est en ouest sur une bande de terre entre le fleuve Delaware et le fleuve Schuylkill, et sur 1 mile du nord au sud le long du fleuve Delaware, formant une immense parcelle rectangulaire de 12 000 acres (environ 4 800 hectares)18. Une fois les terres obtenues pour l’implantation de sa capitale, il était primordial de commencer sans tarder le « découpage » du territoire en parcelles et en lots afin de répondre aux attentes des acheteurs dans les plus brefs délais. Comme indiqué précédemment, ce morcellement serait appliqué à toute la Province pour permettre à Penn de proposer les terres à l’achat ou à la location. Cette implantation allait s’effectuer au moyen du système d’arpentage de la propriété, et allait imposer une délimitation de l’espace selon des critères géométriques et financiers en conflit avec la conception de l’espace et du territoire des Lennape. Suivant le plan d’implantation de Penn, le premier arpenteur général de la Province commença à imposer un tracé net et rectiligne sur le site prévu pour sa « greene country town » à partir de l’été 1682. Cette grille (gridiron design) permettait la délimitation de lots en divisant l’espace de façon régulière selon des axes rectilignes, parallèles et équidistants (les limites), dont les intersections créaient de grandes unités quadrangulaires (les « centuries »), directement inspirées de l’arpentage utilisé par les Romains pour implanter leurs citoyens sur les terres confisquées aux pays conquis. Le gridiron permettait de délimiter, dans le respect des conventions géométriques, des unités spécifiques allant de la plus petite prévue pour contenir une maison et un jardin, jusqu’aux plus grandes parcelles couvrant plusieurs hectares, et même au contour encore plus large des comtés.
- 19 Les Quakers de la Free Society of Traders représentaient un dixième des premiers acquéreurs en 168 (...)
- 20 Thomas Holme, A mapp of ye improved part of Pensilvania in America, divided into countyes, townshi (...)
21C’est ce tracé qu’on voit sur la célèbre carte de 1683, « Portraiture of the City of Philadelphia in the Province of Pennsylvania in America » (fig. 9), qui accompagnait une lettre destinée aux actionnaires de la Free Society of Traders leur permettant de visualiser, et de se rassurer par rapport à la progression de l’implantation19. Au-delà de l’aspect spéculatif, l’utilisation du gridiron pour délimiter l’espace superposait une structure quadrillée, fixe et définitive, qui allait profondément et irrémédiablement redéfinir l’espace et le territoire dans cette partie de la Vallée du Delaware. Conçu pour remplir la « toile blanche » imaginée par Penn, le principe du gridiron devait permettre l’implantation d’habitations nombreuses et proches les unes des autres, entreprise réussie dans les trois comtés de Chester, Philadelphia et Bucks, comme le montre la carte de 1687 de Thomas Holme « A mapp of ye improved part of Pensilvania in America, divided into countyes, townships, and lotts » (fig. 10)20. Sur la carte qui détaille comtés, cantons et parcelles, la présence amérindienne a été efficacement évacuée.
Fig. 9 : Thomas Holme, Portraiture of the City of Philadelphia in the Province of Pennsylvania in America, 1683 (Chew copy).
Chew Family papers (2050). Historical Society of Pennsylvania.
Fig. 10 : Thomas Holme, A mapp of ye improved part of Pensilvania in America, divided into countyes, townships and lotts (1695).
Seconde édition de la carte de 1687. The Library Company of Philadelphia.
22Ami de longue date de Penn, Thomas Holme est nommé premier Arpenteur général (Surveyor General) de la Province. Ce Quaker fait partie de la Free Society of Traders, et du petit nombre d’hommes parmi ses membres qui ont accepté d’émigrer de façon permanente en Pennsylvanie. Il a lui-même acheté 5 000 acres. Pour mener à bien l’implantation de la Province selon le plan de Penn, Holme va donc appliquer la nouvelle méthode d’arpentage de la propriété. Cette méthode a déjà été expérimentée à grande échelle en Irlande, de fait la toute première implantation britannique. Après la « re-conquête » de l’Irlande par l’Armée d’Oliver Cromwell, les terres confisquées aux rebelles irlandais catholiques vont être distribuées aux « Aventuriers » qui ont financé la guerre et vont servir à rémunérer les soldats de l’armée. Pour en estimer la valeur, le Down Survey, premier arpentage cadastral réalisé à une échelle nationale en Europe, est effectué en l’espace de deux ans (1655-1656) en utilisant le concept d’arpentage de la propriété introduit en Angleterre à la fin du xvie siècle. Au lieu d’estimer la valeur d’une terre en calculant les services dus par le tenancier au seigneur, et en répertoriant les têtes de bétail et le produit des récoltes, c’est désormais la valeur financière de la terre qui est estimée : d’une liste d’éléments discrets, on passe à une valeur financière unique. À la fin du xviie siècle, ce système d’arpentage pour calculer la valeur des propriétés foncières est largement plébiscité par les Britanniques des deux côtés de l’Atlantique, et les colons anglais adoptent ainsi un modèle colonial qui crée un marché pour le foncier, et encourage la prolifération des pratiques d’arpentage moderne (Gallo, 2019 : 68). Thomas Holme utilise ces techniques pour arpenter la Pennsylvanie, morceler la terre, et en calculer rapidement la valeur en vue de l’allocation de lots et parcelles. En l’espace de six mois après son arrivée en août 1682, Thomas Holme réalise non seulement l’arpentage des 12 000 acres de terre pour l’implantation de la capitale, mais aussi des 10 000 acres réservés au nord de Philadelphie pour les « liberty lands », dont le statut est régi par un système d’implantation plus souple. Puis, en l’espace de quatre ans seulement, il produit en 1687 une carte monumentale sur sept feuilles, basée sur cet arpentage. De même que celle de 1683, la carte de 1687 promeut l’amélioration (improvement) de la nouvelle Province, et permet aux investisseurs d’y visualiser leurs noms : elle contient l’énumération détaillée des lots d’environ 700 propriétaires fonciers le long du fleuve Delaware. La vision de Penn d’une implantation régulière et cohérente est réussie à Philadelphie, Bucks et Chester, les trois comtés conservant leurs limites à ce jour. Elle s’avèrera plus difficile dans le reste de la Province.
- 21 La limite de la cession devait être atteinte en un certain nombre de jours de marche – méthode de (...)
23L’activité professionnelle des arpenteurs les impliquaient dans les affaires foncières de la Province, a fortiori pour Holme en tant qu’arpenteur général. Holme avait en outre été nommé commissaire à la propriété, sans compter son intérêt financier personnel dans l’arpentage – il finirait propriétaire de 11 000 acres dans la colonie. Les arpenteurs étaient donc forcément confrontés aux Lennape, et Holme le fut lors de ses multiples expéditions. Il leur remit notamment une lettre de la part de Penn avant l’arrivée du propriétaire, et prit part à au moins une transaction. Pourtant, sur sa carte de 1687, les Lennape n’apparaissent nulle part, et la Province « améliorée » est présentée comme totalement vidée des populations Lennape et de leurs villages, et ce, malgré les intentions louables de Penn envers eux. Il faut rappeler que depuis l’obtention de sa charte, Penn considérait cependant les terres de cette région comme sa propriété légitime, au nom de la mission civique et religieuse à laquelle il s’était engagé. Son plan d’implantation, tel qu’appliqué par Holme sur la carte de 1687, démontre la façon dont la tradition cartographique européenne articulée autour de l’arpentage de la propriété impose une nouvelle conception de l’espace et une nouvelle délimitation du territoire. Plus largement, le développement des cartes influence l’évolution des souverainetés politiques, en particulier du fait que les formes d’autorité qui ne sont pas représentées sur les cartes sont affaiblies, et finissent par être éliminées, tandis que les formes d’autorité fondées sur les cartes deviennent, au contraire, hégémoniques. En dépit des interactions régulières entre colons et Lennape, qui allaient se poursuivre au cours des premières décennies du xviiie siècle, il faut attendre la moitié du xviiie siècle pour que les Lennape réapparaissent sur les cartes, de Lewis Evans, puis de Nicholas Scull pour les colons américains, et de Thomas Kitchin pour les Britanniques. Ceci étant, Penn demeurera largement apprécié des Lennape qui respectent son intégrité dans les transactions. Le propriétaire, très absent de sa Province, n’y reviendra que deux ans de 1699 à 1701, après quoi il confiera la gestion des affaires foncières à son secrétaire James Logan, qui se retrouve à partir de 1713 principal administrateur de toutes les transactions foncières avec les Lennape. Avec les deux fils de Penn, Thomas et John, criblés de dettes, Logan va monter en 1737 une opération de dépossession des Lennape qui s’avèrera l’une des plus grandes escroqueries : la transaction connue sous le nom de « Walking Purchase », que les Lennape appelleront « Ye Running Purchase »21.
24En 1934, la ville de Philadelphie fit réaliser par la commission d’urbanisme une carte intitulée « Philadelphia Region When Known as Coaquannock map, 1934 » (fig. 11). Cette carte montre la région de Philadelphie à l’époque où elle était connue sous le nom de Coaquannock et répertorie de façon remarquable les lieux et toponymes Lennape. Parmi les sources indiquées, la carte d’Augustine Herrman de 1670, les cartes de Philadelphie et de la Province de Pennsylvanie de 1683 et 1687 de Thomas Holme, ainsi que d’autres cartes et des ouvrages sur l’histoire de la région. Une légende indique : « Philadelphia Region when known as Coaquannock “Grove of Tall Pines” and as First Seen by the White Men. With Indian Villages, aboriginal names of localities, streams and islands and their interpretation ». Sur la carte, à l’endroit correspondant à la première cession signée en juillet 1682 par les douze sachems Lennape, on peut lire de part et d’autre d’un bras d’eau les mentions « Chickhansink » et « Where we were robbed ». Dans le lexique compilé par Heckewelder au xviiie siècle, on trouve l’entrée suivante : « Tschikhansink, where it was taken from us; the place where we were robbed » [« le lieu où nous en avons été dépossédés ; l’endroit où nous avons été volés »].
Fig. 11 : Philadelphia Region When Known as Coaquannock map, 1934 [Of 610 1654].
Collection of the Historical Society of Pennsylvania.
25Commandée dans le cadre des célébrations pour les 250 ans de la naissance de Philadelphie, la carte de 1934 tente de réinstaurer la perspective amérindienne. En rétablissant les Amérindiens au premier plan, en réinscrivant leurs toponymes sur l’espace géographique, cette carte s’inscrit dans une démarche décoloniale reflétant les efforts des anthropologues et des ethnolinguistes de l’époque. Elle offre l’un des premiers efforts de contre-cartographie pour la région et permet de rendre hommage à ses populations d’origine. C’est dans cette démarche que cet article souhaitait s’inscrire, afin d’étudier les conceptions et modes de représentation propres aux Amérindiens, et de restaurer la centralité des Lennape dans l’histoire de la Vallée du Delaware. Utiliser l’approche contre-cartographique permet de relire les archives coloniales en adoptant un autre point de vue, dans un objectif de rééquilibrage des perspectives. Comme on l’a vu, la nature performative et les conventions des cartes amérindiennes les rendaient difficilement déchiffrables pour les colons européens. Cependant, c’est le plan d’implantation de William Penn, reposant sur l’arpentage de la propriété et des techniques cartographiques utilisant la géométrie euclidienne, qui allait irrémédiablement transformer l’espace et le territoire, contribuant à effacer progressivement les Lennape de la carte. Nous espérons ainsi avoir apporté un éclairage sur l’histoire coloniale de la région et contribué au champ de l’histoire de la cartographie, par un prisme qui demeure à explorer dans le domaine des études américaines en France.