- 1 À titre d’exemple, la Société américaine de neurosciences (Society for Neuroscience), créée en 1969 (...)
- 2 Mentionnons pour exemple le récent European Human Brain Project financé à hauteur d’un milliard d’e (...)
- 3 Presidential Proclamation on the Decade of the Brain, 17 juillet 1990, http://www.loc.gov/loc/brain (...)
- 4 Cf. Fact Sheet: BRAIN Initiative. White House Office of the Press Secretary. April 2, 2013, http:// (...)
- 5 Ces stratégies se déploient notamment dans les nombreuses publications de la Dana Alliance for Brai (...)
1Depuis les années 1990, proclamées « Décennie du cerveau » aux États-Unis par le Président George Bush senior, l’essor des neurosciences peut être considéré comme un événement remarquable sur les plans scientifique, historique, discursif, politique, culturel ou encore médiatique dans les sociétés occidentales (Rose et Abi-Rached, 2013). On ne compte plus les rencontres et les publications de toute nature sur le cerveau et ses relations avec le sujet humain1. Pour une part, les neurosciences doivent leur fortune à des investissements financiers et symboliques massifs dès les années 19902. Le but premier de ces investissements était de promouvoir les recherches scientifiques afin de « vaincre les maladies du cerveau » (telles que les maladies d’Alzheimer et de Parkinson, les accidents vasculaires cérébraux, l’autisme et la schizophrénie) et d’ « améliorer les connaissances du public sur les bénéfices découlant de la recherche sur le cerveau » (enhance public awareness of the benefits to be derived from brain research)3. Plus récemment, le Président Barack Obama a inauguré le « Siècle du cerveau » avec un programme de recherche soutenu par des fonds publics, la Brain Initiative, liant progrès thérapeutiques et cartographie du cerveau, innovations technoscientifiques et création d’emplois4. Les recherches sur le cerveau se sont donc développées et renouvelées sur une « rhétorique de l’espoir » (Mulkay, 1993) et ce à grand renfort de stratégies de conviction afin d’accréditer la posture politico-morale selon laquelle elles révolutionneraient la compréhension de l’humain et porteraient la promesse de sa préservation en termes de santé sur les plans cognitif, mental, psychique et même social5. Dans ces circonstances, il n’est pas toujours aisé de faire la part des choses entre effets d’annonce et réalité effective, faits avérés et faits espérés.
- 6 Selon le psychiatre et historien Henri Ellenberger, les « mythologies cérébrales » (Hirnmythologie) (...)
- 7 Le terme « neuroscience » existe depuis les années 1960. Il aurait été utilisé pour la première foi (...)
2Pour autant, les promesses de révolutions imminentes faites au nom des neurosciences ne sont pas réductibles à de simples « mythologies cérébrales »6 qu’il conviendrait de démasquer ou de réfuter. Elles font plutôt partie intégrante de la « structure proleptique des neurosciences » (Hagner et Borck, 2001), et constituent en ce sens non seulement un mode de promotion, mais, plus fondamentalement aussi, un mode de production de ce champ en pleine expansion. Cette structure proleptique n’est toutefois ni récente ni propre aux neurosciences, qualifiées parfois de « nouvelles sciences du cerveau »7 parce qu’adossées aux « nouvelles techniques d’imagerie cérébrale » (en particulier l’IRM fonctionnelle). Elle caractérise l’histoire longue des recherches sur le cerveau. Depuis le XVIIIe siècle en effet, ces recherches poursuivent au fond toujours les mêmes questions (rapports entre pensée et cerveau, entre corps et cerveau, débats inné/acquis sur les dispositions mentales, questions du substrat physique de la conscience, des émotions, etc.), mais les promesses de pouvoir y répondre de manière définitive se trouvent chaque fois renouvelées, voire embellies, par de nouvelles techniques d’observation (Hagner et Borck, 2001 ; voir aussi Borck, ce numéro ; et Gumy, ce numéro).
3Le projet critique de « démystification » des neurosciences nous semble d’autant plus problématique que leur rhétorique révolutionnaire déploie également ses effets sur les sciences humaines et sociales (ci-après SHS), lesquelles oscillent bien souvent entre fascination et répulsion. Les neurosciences ouvriraient tantôt des possibilités inédites pour révolutionner et refondre les SHS – y compris la psychiatrie –, tantôt la « cérébralisation » croissante de leurs objets leur ferait courir le risque de leur « colonisation », voire de leur éventuelle dissolution dans les sciences « dures » du cerveau. Ces postures contrastées, entre neurophilie et neurophobie, exacerbent des tensions qui sont en réalité moins disciplinaires que constitutives des domaines de savoirs-pratiques qui partagent cet objet commun mais non moins controversé : le sujet humain. À cet égard, il convient, du moins pour commencer, de situer les neurosciences et les SHS sur le même plan et de les considérer selon un principe de symétrie cher à l’anthropologie des sciences et des connaissances.
4Il est sans doute utile de rappeler ici qu’un certain nombre de disciplines issues des SHS – telles que la psychologie cognitive et comportementale, la psychologie du développement, la philosophie de l’esprit, ou encore la neuropsychologie – intègrent de longue date les données et les outils des sciences du cerveau afin de valider leurs propres acquis et d’étendre leurs ressources d’innovation. Depuis les années 1990, ces SHS « avec cerveau » se prolongent pour une part dans le cadre d’un programme de recherche qui promet d’élucider les bases neuronales des comportements humains. Il s’agit des neurosciences dites « sociales » ou social neuroscience (pour une discussion, voir Borck, ce numéro), lesquelles se trouvent par ailleurs réfléchies – aux deux sens du terme – si l’on peut dire dans des projets de « sociologie cognitive » (Clément et Kaufmann, 2011). Plus récemment, certains groupes de recherche tentent d’infléchir les neurosciences empiriques du côté des SHS en mobilisant des questions, des concepts, et même des outils qualitatifs issus des SHS dans le but de contextualiser mais aussi d’affiner voire d’améliorer leurs protocoles expérimentaux. C’est notamment le cas des Critical Neuroscience (Choudhury, Nagel et Slaby, 2009 ; Slaby, 2010 ; Choudhury et Slaby, 2012 ; pour une discussion, voir Kraus, ce numéro) et du projet NeuroGenderings (Dussauge et Kaiser, ce numéro ; voir aussi Dussauge et Kaiser, 2012).
5Force est donc de constater que certaines SHS sont également des sciences du cerveau dans une acception du terme qui dépasse largement des lignes de partage disciplinaires, même si ces lignes se trouvent parfois ravivées, voire exacerbées par l’essor des neurosciences et la manière dont celles-ci promeuvent l’interdisciplinarité. Dès lors, la question n’est pas de prendre parti dans la « guerre des sujets » pour un « sujet cérébral » ou un « sujet parlant », une opposition de nature disciplinaire pour certain-e-s, ontologique pour d’autres (Ehrenberg, 2004). Il s’agit plutôt d’analyser sans a priori disciplinaire l’activité de constitution de différents « types » de sujet et la production de connaissances anthropologiques, que celles-ci soient faites au nom des neurosciences, des SHS ou des deux. C’est là sans doute l’une des raisons qui fondent la pertinence d’une approche critique des neurosciences qui s’inspire des études sociales des sciences, des techniques et de la médecine. Encore faut-il préciser que la critique et la réflexivité ne sont pas l’apanage d’une telle approche (Lynch, 1982). Comme dans la plupart des développements scientifiques, il convient de reconnaître l’activité critique des acteurs/actrices concerné-e-s par l’essor des neurosciences. À ce point, la distinction traditionnelle entre « pair-e-s » et « informateurs/atrices » tend à se brouiller, d’autant plus dans des domaines caractérisés par une introspection des pratiques et de leurs effets sur les sujets. C’est notamment le cas de cette branche « spéciale » de la médecine, la psychiatrie, laquelle ne peut se passer de constamment réfléchir à ses pratiques et de verbaliser les difficultés qui y sont liées.
6Un des grands enjeux des tenant-e-s des neurosciences psychiatriques est de promouvoir la recherche dite « translationnelle », autrement dit le transfert/la traduction des recherches de laboratoire vers le champ de la clinique, et de le faire au profit des patient-e-s. Ceci confronte la psychiatrie à deux paradoxes particulièrement intéressants. Premièrement, si le quotidien des acteurs/actrices du soin semble très éloigné des discours prometteurs mis en avant dans la recherche sur le cerveau, et si les soignant-e-s peuvent même se passer de connaissances sur le cerveau pour tenter de soulager la souffrance psychique, leur pratique n’échappe pas pour autant aux bouleversements institutionnels engendrés par l’essor des neurosciences psychiatriques : si l’on évoque rarement le cerveau en clinique, il est omniprésent dans les protocoles de recherche translationnelle. Ceci se répercute inévitablement sur les manières d’envisager la clinique. Les clinicien-ne-s font ainsi l’objet d’une pression toujours croissante pour maîtriser les théories issues des recherches en neurosciences psychiatriques, alors que celles-ci n’influencent quasiment pas leur pratique. Deuxièmement, bien que la psychopharmacologie soit omniprésente dans la psychiatrie, des années 1950 à nos jours, les neurosciences psychiatriques tendent à se distancier de cet héritage qualifié de trop empirique, de trop peu rationnel, voire d’encombrant car il va à rebours de l’idéal du translationnel : c’est le constat d’efficacité des psychotropes qui mène à d’éventuelles hypothèses neurochimiques et non l’inverse, à savoir du modèle pharmacologique à son application thérapeutique, de la « souris à l’humain » ou de la paillasse au lit des malades. Ces deux paradoxes encouragent encore davantage les professionnel-le-s de la santé mentale à donner une cohérence à des pratiques qui sont parfois très hétérogènes, mais qui sont le reflet d’un savoir et d’une expérience accumulés sur le terrain face à des sujets humains. C’est pourquoi il nous semble très important de s’intéresser tout particulièrement à la façon dont les neurosciences reconfigurent (ou non) la pratique quotidienne des soignant-e-s, et de le faire avec eux/elles.
7C’est dans cet esprit que s’est constitué le groupe de recherche PNS3 (« Psychiatrie, Neurosciences, Santé, Sujet, Société ») réuni autour de l’Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique (IUHMSP) de Lausanne. Constitué d’historien-ne-s, de psychiatres, d’anthropologues, de psychologues, de sociologues, de neuroscientifiques, de philosophes, le groupe PNS3 promeut les études sociales des neurosciences en privilégiant une approche réflexive sur la production de connaissances anthropologiques par les sciences du cerveau, neurosciences et SHS comprises. Depuis 2006, ses séminaires de recherche et ses colloques8 créent un dialogue constructif hors d’un cadre strictement disciplinaire, afin d’explorer, avec les acteurs/actrices concerné-e-s par les recherches sur le cerveau, les enjeux soulevés par le renforcement des théories neurobiologiques dans les processus de façonnage du sujet humain.
8Les articles sélectionnés pour ce numéro sont issus de cette démarche : croiser les regards sur les sciences du cerveau, afin de mettre les neurosciences à l’épreuve de leurs ambitions et, dans un souci de symétrie, d’interroger en retour les SHS. Les contributions réunies ici témoignent, d’une part, du développement des analyses critiques des dimensions historiques, sociales et épistémologiques des neurosciences en tant que telles et, d’autre part, des tensions épistémiques et parfois politiques qu’elles entretiennent avec d’autres « disciplines » comme les SHS et d’autres pratiques comme la clinique psychiatrique. Elles esquissent également, chacune à leur manière, l’enjeu d’un dialogue entre champs, compétences, paradigmes et acteurs/actrices différent-e-s : psychiatres, historien-ne-s, neuroscientifiques, sociologues, philosophes. Les contributions sont rassemblées dans trois sections qui indiquent autant de lignes de recherche à part entière ; les articles sélectionnés s’y inscrivent et les illustrent, selon nous, de manière particulièrement pertinente et originale.
9La première partie de ce recueil aborde de manière contrastée les dispositifs d’imagerie cérébrale qui constituent aujourd’hui un des puissants leviers du succès des neurosciences. Les cartes fonctionnelles du cerveau que produisent ces dispositifs ont des « propriétés productives » (Beaulieu, 2005) indéniables, dont celle d’inscrire des fonctions cognitives et émotionnelles dans le cerveau et de les rendre visibles, ce qui tend à les inscrire d’emblée dans un registre biomédical. Face à ces images de fonctions cérébrales, différentes cultures épistémiques oscillant entre « iconophilie » et « iconoclasme » (Beaulieu, 2002) se sont déployées depuis le milieu des années 1990 dans le contexte de collaborations interdisciplinaires entre chercheurs/ses spécialistes de la production de ces images et clinicien-ne-s. Peu de controverses publiques ont cependant émaillé ce domaine de recherche interdisciplinaire en pleine expansion, jusqu’en 2008, où un chercheur faisant autorité dans ce domaine a questionné l’utilité et les prétentions de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) (Logothetis, 2008). Plus récemment, un débat sur la taille des échantillons et la puissance statistique des corrélations proposées dans le cadre d’études par IRMf a franchi les frontières de la communauté des neurosciences cognitives et sociales (Button et al., 2013).
10Cette controverse s’inscrit dans la lignée de celle analysée par Cornelius Borck dans ce numéro dans une perspective d’études sociales des sciences. Partant du débat dit des « corrélations vaudoues » survenu en 2009, Borck analyse la manière dont des chercheur-e-s empruntent aux ressources techniques de la neuro-imagerie fonctionnelle en espérant fournir des preuves tangibles de l’existence de catégories sociales complexes. L’auteur met en évidence le fait qu’en prolongeant une approche réductionniste aux domaines sociaux et cognitifs, l’imagerie fonctionnelle a entraîné une « inflation ontologique » d’objets matériels étrangement animés. Il suggère que les neuroscientifiques recourant à l’imagerie fonctionnelle pratiquent en effet le « vaudou », non parce qu’ils manqueraient de rigueur scientifique – comme l’entend la critique issue de la controverse –, mais parce qu’ils transforment des entités culturelles en objets naturels.
11Dans « Les images des passions adolescentes », Christel Gumy s’intéresse aux techniques de visualisation dans les recherches sur les émotions et le « cerveau adolescent » pour les appréhender comme de véritables « technologies du genre » (de Lauretis, 1989). Elle analyse dans cette perspective les recherches en neurosciences qui recourent aux sets de photographies d’expression faciale. Dans un premier volet, elle reconstitue la manière dont Ekman et Friesen ont constitué dans les années 1970 une typologie formalisée d’expressions faciales considérée comme exprimant des émotions universelles, et donc indépendantes du sexe et de l’âge de la personne, ceci par le biais de photographies d’acteurs/actrices mimant certaines émotions (joie, peur, etc.). Le second volet montre, de manière comparée, la manière dont cette même typologie est traduite dans des études recourant à l’IRM fonctionnelle qui, paradoxalement, produisent un « cerveau adolescent » corrélé à l’expression supposément spécifique d’émotions dépendante du sexe et de l’âge. Gumy montre que cette version du cerveau, promise à une grande fortune médiatique et clinique, établit des corrélats problématiques entre, par exemple, le « cerveau émotionnel des jeunes garçons » et leur tendance à la prise de risque.
12Les tentatives de compréhension des bases cérébrales de la pathologie mentale ont marqué la psychiatrie bien avant l’essor des neurosciences contemporaines, avec leurs flux et reflux d’espoirs et de déceptions. En effet, les études sur le métabolisme cérébral ont jalonné l’histoire de la discipline, véhiculant avec elles un certain nombre d’attentes quant à la résolution imminente des mystères liés à leur étiologie. Si la plupart des méthodes utilisées en psychiatrie biologique durant la première moitié du vingtième siècle ont été reléguées au rang de thérapies presque inhumaines dans la « mise en mémoire » (Abir-Am, 1998) de la discipline qui a suivi l’introduction des neuroleptiques, elles reflétaient aussi, chacune à sa manière, l’espoir de moduler le cerveau pour agir sur le psychisme. Ainsi, qu’il s’agisse de barbituriques, de lobotomie ou d’électrochoc, la clinique psychiatrique est caractérisée depuis plus d’un siècle par des instruments ou des substances visant à agir sur le métabolisme cérébral pour soulager la souffrance psychique. L’introduction des premiers neuroleptiques au début des années 1950, puis, une décennie plus tard, l’adhésion des chercheurs et chercheuses en neurophysiologie aux thèses chimiques de la neurotransmission sont constamment présentées comme des « révolutions » dans l’histoire de la discipline. Elles s’inscrivent pourtant dans la suite des nombreuses tentatives de moduler le cerveau en psychiatrie. En ce sens, les récits révolutionnaires construits après l’introduction des neuroleptiques sont comparables à ceux qui, aujourd’hui, nourrissent l’espoir de saisir les relations du cerveau et de la souffrance psychique grâce au renforcement des théories neurobiologiques de la maladie mentale (Bovet, 2012).
13Durant la seconde moitié du vingtième siècle, le contraste est frappant entre, d’une part, la multiplication des courants théoriques et thérapeutiques issus de la clinique et, d’autre part, la recherche en psychiatrie biologique fortement orientée vers la quête de moyens susceptibles de rétablir l’équilibre neurochimique des patient-e-s, mais en négligeant, généralement, l’expérience clinique des psychiatres. Autrement dit, avec l’introduction des essais cliniques randomisés et contrôlés en psychiatrie à partir des années 1960, le rôle des clinicien-ne-s psychiatres s’est considérablement transformé, marqué par un nouvel idéal de « clinique sans clinicien-ne » (Pidoux, 2012). Parallèlement, la discipline a vu se démultiplier les hypothèses neurochimiques tentant de lier dysfonctionnement de la neurotransmission et émergence de troubles psychiques. (Healy [1997] 2002).
- 9 Voir à ce propos la présentation du Centre de Neurosciences Psychiatriques du canton du Vaud par so (...)
14Il est également frappant de constater que les neurosciences psychiatriques actuelles tentent de se départir de l’empirisme thérapeutique du siècle passé9, en oblitérant le fait qu’il est au fondement de la production théorique sur les liens entre dysfonctionnement cérébral et souffrance psychique. Les neurosciences semblent de plus en plus se démarquer de l’étude des substances administrées en psychiatrie pour se focaliser sur d’autres manières de moduler le cerveau : stimulation cérébrale profonde, thérapies cognitivo-comportementales, neurofeedback, relaxation, méditation, mindfulness, désensibilisation et reprogrammation par mouvement des yeux, etc. En ce sens, il nous a semblé primordial d’aborder la question de la modification des états psychiques par des vecteurs matériels et non-matériels, avec ou sans substance. Il s’agit ici non seulement de rendre compte des reconfigurations qui ont marqué la clinique en psychiatrie avec l’avènement de la psychopharmacologie, mais aussi de souligner que la volonté d’agir sur le cerveau pour modifier le psychisme déborde largement la thématique des psychotropes : de la méthode Coué aux techniques actuelles d’auto-stimulation et d’auto-suggestion, l’histoire du cerveau modulé sans substance doit aussi avoir sa place dans les travaux visant à mieux comprendre comment l’appréhension du métabolisme cérébral a pu influer sur l’évolution de la clinique en psychiatrie.
15L’entretien avec le médecin et pharmacologue Jacques Diezi (dans ce numéro, propos recueillis par Emilie Bovet et Vincent Pidoux) aborde les transformations du rôle des expert-e-s, des clinicien-ne-s et des chercheurs/chercheuses en pharmacologie survenues au cours des années 1970 jusqu’à la situation actuelle qui voit l’innovation des médicaments stagner. Différentes hypothèses qui expliqueraient cet essoufflement sont évoquées, telles que l’importance de la sérendipité, ou la fonction des universités et des agences de contrôle des médicaments.
16Michael Saraga décrit à travers la métamorphose des articles scientifiques, les transformations de la recherche clinique dans le domaine de la psychopharmacologie. Il montre que le développement de l’ « evidence-based medicine » a pour pendant le développement de stratégies de recherche et de mode de restitution des résultats qui éclipsent progressivement la clinique de cas singuliers au profit d’une statistique des séries. Il montre que les études publiées durant « l’âge d’or » des psychotropes (1949-1957) accordent une grande importance à des descriptions de cas dont le style littéraire est engageant, narratif et suggestif. Cependant, les débats critiques en amont du DSM-III entourant le lithium, notamment, contraindraient détracteurs/trices et défenseurs/euses de ces substances à produire des résultats chiffrés dont les statistiques semblent accréditer une plus forte autorité scientifique. Par une lecture rapprochée d’une sélection de publications caractéristiques, Saraga montre que l’exigence d’une médecine basée sur les preuves tend progressivement à éclipser la dimension littéraire des articles scientifiques au profit d’un schématisme mathématique, une éclipse elle-même liée à une transformation de la clinique psychiatrique dans le domaine de la psychopharmacologie.
17La troisième contribution sur ce thème aborde l’intéressante situation des modifications des états psychiques sans recours à des substances. Hervé Guillemain, dans ce numéro, aborde l’étonnante histoire de la « méthode Coué » qui, selon son inventeur le pharmacien Émile Coué, postulait les effets psychiques positifs de l’auto-énonciation de « phrases rituelles ». À partir de la correspondance entre pratiquant-e-s de la méthode dans les années 1920, Guillemin analyse la manière dont Coué a cherché à promouvoir cette technique de guérison par autosuggestion en vantant l’absence de médicament et de médiateur/trice (l’autonomie thérapeutique du/de la pratiquant-e) ou encore la quasi-gratuité du soin. Selon l’auteur, la stratégie de conviction pour cette méthode a été d’autant plus efficace que celle-ci se logeait « dans les creux de la médecine académique ». Mais du côté des usagers/ères, une des difficultés exprimées par les pratiquant-e-s était celle de pouvoir « suivre la méthode sans maître ». Un des apports de cette enquête originale est de mettre en évidence que c’est précisément cette difficulté pour la plupart des patient-e-s-pratiquant-e-s de se passer de cette médiation qui a débouché sur le développement d’un réseau de praticien-ne-s, comme si l’autosuggestion ne semblait pas pouvoir se passer de la réassurance même très ténue et épisodique d’un tiers.
18La troisième partie du recueil pose plus spécifiquement la question de l’interdisciplinarité, soit la possibilité et l’opportunité de développer des collaborations entre neurosciences, clinique et SHS sur des modalités qui restent à explorer dans différents domaines, mais aussi à analyser dans la perspective des études sociales des sciences (cf. par exemple Weingart et Stehr, 2000). En effet, l’expansion des « nouvelles sciences du cerveau » s’accompagne, semble-t-il, d’appels réitérés par les neuroscientifiques et leurs critiques (qui sont parfois les neuroscientifiques eux/elles-mêmes) à dépasser les frontières disciplinaires (cf. par exemple, Choudhury, Nagel et Slaby, 2009 ; Panese, 2009). Cette actualité tend à éclipser l’histoire longue des collaborations qui existent depuis le XIXe siècle entre les sciences du cerveau, la psychiatrie et les SHS : de la physiologie du cerveau à l’étude des émotions et de la phénoménologie à la psychopharmacologie (Pidoux, 2012), ou encore de la stimulation cérébrale en neurochirurgie à l’émergence d’hypothèses cérébrales des pathologies mentales (Bovet, 2012), on peut dire que l’influence du cerveau sur la modification des états psychiques fait partie intégrante du questionnement psychiatrique et que les versions cérébralisantes de la souffrance psychique ont toujours constitué d’ « intéressants » (Stengers, 1992) objets d’étude à travers les décennies.
19Autrement dit, l’articulation entre différents modes de production de savoirs-pratiques sur le cerveau et le sujet humain, « normaux » ou « pathologiques », n’est pas une nouveauté en soi. Pour autant, les modalités sur lesquelles ces savoirs-pratiques se trouvent aujourd’hui reconfigurés par l’essor des neurosciences et par-delà les disciplines ne sont pas données d’avance ni évidentes. Elles font l’objet de discussion intense et constituent aussi des enjeux de luttes et de (re)définition, y compris à l’intérieur des « disciplines ». Les trois dernières contributions témoignent chacune à leur manière de ces interrogations et des enjeux liés à l’interdisciplinarité et parfois à la création de nouvelles alliances – ou, mieux, de « ré-alliances » – entre neurosciences et clinique d’une part, entre neurosciences et SHS d’autre part.
20Deux psychiatres, Pierre Bovet et Josef Parnas, dans ce numéro, considèrent la manière dont les approches neuroscientifique et moléculaire des troubles mentaux tendent à réduire ceux-ci à des symptômes observables, en oblitérant l’expérience vécue des patient-e-s et les données empiriques de la psychopathologie. Ils opposent à cette conception des troubles mentaux qu’ils qualifient d’objectiviste une clinique phénoménologique du sujet. Cette approche clinique, soulignent-ils toutefois, n’est pas incompatible avec des explications neuroscientifiques. À partir de la schizophrénie – dont ils sont spécialistes –, Bovet et Parnas exhortent les neuroscientifiques à travailler en étroite collaboration avec les clinicien-ne-s afin de co-élaborer des savoirs-pratiques sur les troubles mentaux. Ils suggèrent en particulier que les recherches neuroscientifiques intègrent dans leurs méthodes les apports de la psychiatrie phénoménologique et de la psychologie du développement de la structure subjective et intersubjective chez le petit enfant. Les travaux sur les déficits précoces en glutathion, impliqués dans la vulnérabilité à la schizophrénie, témoignent selon eux de cette possibilité. Les auteurs définissent en retour une perspective de recherche de portée plus générale pour les neurosciences psychiatriques : ils les invitent à adopter une épistémologie phénoménologique à même, selon eux, de rendre compatibles psychiatrie et neurosciences, « phénoménologie de l’esprit » et physiologie du cerveau.
- 10 Théorie développée dans les années 1990 visant à déconstruire les catégories de l’identité qu’il s’ (...)
21En tant qu’initiatrices d’un projet interdisciplinaire intitulé neuroGenderings, Isabelle Dussauge et Anelis Kaiser réfléchissent, dans ce numéro, aux possibilités de poursuivre et de renouveler les objets mais aussi les instruments d’analyse hérités de la tradition critique (essentiellement anglophone) des études féministes et queer10 des sciences en général, et des neurosciences en particulier. À partir de la discussion fine et serrée qu’elles proposent des travaux existants dans ce domaine d’études, on peut distinguer deux grands axes de recherche. Le premier est théorique : à partir d’une perspective féministe et queer, il s’agit de (continuer à) dénaturaliser pour mieux repolitiser les innombrables différences relatives au sexe, au genre et à la sexualité que les sciences du cerveau n’ont de cesse de « (re)découvrir » – de la phrénologie du XXe siècle aux recherches les plus récentes sur les cerveaux typiquement féminins, masculins, gays, ou encore transsexuels et intersexués. Le second axe de recherche a une visée empirique plus distinctive : Dussauge et Kaiser discutent ici l’intérêt et les moyens de transformer les recherches neuroscientifiques à partir d’une perspective féministe et queer, dans l’idée d’intégrer la critique du « neurosexisme » (Fine, 2010) à l’étude de la matérialité du cerveau, en particulier sa plasticité (cf. aussi Dussauge et Kaiser, 2009). Ce projet empirique, qui ouvre la possibilité de développer des neurosciences féministes et queer, ou encore des « neuroféminismes » (Bluhm et al., 2012), partage ici une proximité programmatique avec les « Neurosciences Critiques » (« Critical Neurosciences », cf. Choudhury, Nagel et Slaby, 2009), et même, quoique dans une moindre mesure, avec la proposition que font Bovet et Parnas de « phénoménologiser » les neurosciences psychiatriques.
22Dans son article consacré aux « études critiques du cerveau sexué », Cynthia Kraus prolonge les réflexions critiques et programmatiques de Dussauge et Kaiser, tout en les infléchissant dans une perspective qui privilégie l’analyse des controverses scientifiques et des conflits sociaux. Partant d’une critique constructive des « Neurosciences Critiques », Kraus montre en particulier comment ce programme partage des affinités électives avec les guides de développement personnel pour les couples : en promouvant un dialogue interdisciplinaire où les neuroscientifiques semblent venir de Mars et les chercheur-e-s en SHS de Vénus, en reléguant les SHS au rôle (traditionnellement dévolus aux femmes) d’apaiser les conflits dans leurs rapports avec les neurosciences et le public, ce qui a pour effet de définir l’interdisciplinarité comme une pratique critique à sens unique (au profit des neurosciences) et, de surcroît, préventive de tout dissensus. À l’inverse, Kraus propose ici de travailler à exacerber le dissensus dans l’analyse critique des relations entre (neuro)sciences, médecine, genre et société (cf. aussi Kraus, 2012). Cette perspective présente selon elle l’avantage de pouvoir lier la question de savoir ce qu’est la critique – ici féministe et queer – en SHS à la question de l’utilité des SHS pour les sciences du vivant et la clinique. En effet, l’auteure défend l’idée qu’une analyse centrée sur les controverses et les conflits, loin d’empêcher les collaborations ou la pratique de l’interdisciplinarité, peut les rendre possibles à de meilleures conditions. Cet « éloge » du dissensus n’implique pas non plus de renoncer au projet empirique d’améliorer les recherches (neuro)scientifiques, comme s’y attellent par ailleurs Dussauge et Kaiser, mais aussi Bovet et Parnas. Au contraire, si l’on admet que les controverses sont constitutives des relations entre (neuro)science et société, qu’elles sont en ce sens des phénomènes « non seulement typiques et communs mais… normaux (voire souhaitables) » (cf. Jasanoff, 2008: 391), c’est peut-être une condition sine qua non pour toute « bonne science » et pour « faire entrer les [neuro]sciences en démocratie » ; Latour, 1999).
23Les textes rassemblés ici ont entre eux un caractère commun : ils adoptent chacun à leur manière une perspective critique sur le développement des neurosciences contemporaines et leurs effets épistémiques, épistémologiques et pratiques sur les « sciences de l’homme », comme l’on disait autrefois, et les « pratiques de l’esprit humain » (Gauchet et Swain 2007). Les neurosciences, comme les approches psychologiques, sociologiques ou cliniques, reconfigurent bel et bien nos rapports au « sujet humain ». La question aujourd’hui posée est peut-être moins celle de la « vérité » des versions qu’elles en proposent, mais plutôt celle de comprendre les dynamiques de compatibilité et de tension entre des versions simultanées, différentes et contextuelles. En ce sens, la critique peut prendre le chemin de l’analyse rapprochée des manières dont s’établissent ou non des règles d’échanges entre des mondes qui attribuent des significations contrastées aux objets qu’ils partagent, comme ici le cerveau et l’esprit humains. Une manière de contourner l’obstacle de l’agonistique tout en préservant la critique est peut-être le développement d’une perspective complémentariste, pour reprendre le terme ancien de Devereux (1972) : envisager, sans angélisme, à la fois l’unicité de l’objet humain et la prolifération des discours et des pratiques qui le constituent, en menant précisément l’enquête sur leurs rapports de complémentarité et leurs dynamiques de différenciation. Pour l’ethno-psychanalyste, le complémentarisme représentait une voie possible pour pallier la double aporie des sciences naturelles et sociales de l’humain : le réductionnisme et l’idéalisme. Porter des regards croisés sur les neurosciences, comme ici sous l’angle spécifique de la clinique et des sciences sociales, est une manière possible d’aller dans cette direction.
Les auteur-e-s remercient vivement l’Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique (IUHMSP), la Faculté des sciences sociales et politiques (SSP), l’Institut des sciences sociales (ISS), le Laboratoire de sociologie de l’Université de Lausanne pour leur généreux soutien financier.